ISIS The State of Terror

Essai sur le jihadisme appliqué à une société de l’information par Jessica Stern et J.M. Berger.

Sale époque pour les égyptologues.

L’Etat Islamique (EI), ce n’est pas les Soviets plus l’électricité, mais bien le jihadisme (qui n’est de loin pas né au XXIe siècle) plus les réseaux sociaux. Al Qaida, avec ses cassettes puis ses vidéos montrant des hommes âgés lisant une conférence face caméra, fait tout de suite daté face aux sanglantes vidéos de l’EI transmises via Facebook ou Twitter. C’est cette évolution dont rendent compte les deux auteurs, l’une, J. Stern, étant une universitaire spécialisée dans le terrorisme, la violence et le trauma, et l’autre, J.M. Berger étant un spécialiste du lien entre le fanatisme (surtout aux Etats-Unis) et les réseaux sociaux. Après le contexte historique (J.-P. Filiu), le contexte culturel et mental (William McCants), l’image se complète avec ce livre qui explore un autre pan du phénomène Etat Islamique, celui de ses canaux de propagande et de recrutement, sans pour autant délaisser les autres caractéristiques de cet objet politique (ses relations avec Al Qaida par exemple).

Le livre (onze chapitres, un appendice bien fourni et 280 pages de texte) commence de manière assez pratique par un solide glossaire qui ne fait pas l’impasse sur la nuance, suivi par une chronologie et une note sur les sources électroniques qui sont utilisées et analysées. L’introduction pose d’excellentes bases en discutant plusieurs définitions, une intention pédagogique que l’on retrouve tout au long de l’ouvrage (notamment dès que le lecteur pas versé du tout dans les réseaux sociaux aborde des parties plus technologiques, comme p. 131 ou p. 149). Les deux premiers chapitres sont ceux de la contextualisation, replaçant l’EI dans le Moyen-Orient et le Levant tout en définissant sa place dans la galaxie jihadiste. Le troisième chapitre affine le dernier positionnement puisqu’il montre la grande différence qui existe entre Al Qaida et l’EI. Al Qaida se veut une société secrète sur le modèle bolchévique. Il est dur d’en faire partie, d’être reconnu et d’être accepté comme homme-lige par ceux qui se considèrent comme une avant-garde qui entraînera à sa suite l’Oumma (décrite comme martyrisée et faible) au travers d’un consentement éclairé (religieux). L’EI au contraire est facile à trouver (physiquement et sur internet) et leur objectif est beaucoup moins lointain puisque le califat (puissant, au contraire de la victimisation d’Al Qaida) est maintenant proclamé. Son organisation se veut moins centralisée, en réseau, avec des foules connectées, tout en sachant que l’appui des masses ne leur est pas acquis. Les deux groupes et leurs supporters se confrontent autant sur le terrain que dans le cyberespace (p. 63-72).

Les quatre chapitres suivants passent en revue ce qui, ensemble, fait la particularité de l’EI. Il est tout d’abord question des combattants étrangers, surtout occidentaux. Ils sont beaucoup utilisés, non seulement dans les opérations suicides, mais aussi dans les opérations de propagande. Puis les auteurs passent à la teneur du message colporté par l’EI, mais surtout la manière dont celui-ci est fabriqué, de manière de plus en plus professionnelle comme cela semble manifeste dans le montage des vidéos. L’EI se détache de plus en plus du « style Al Qaida » à partir de la mort de O. Ben Laden en 2011. Les auteurs détaillent les évolutions dans l’élaboration des vidéos (vues aériennes à partir de mai 2014 par exemple, p. 110) et comment l’EI s’en sert comme ballon d’essai pour son évolution (la proclamation du califat p.116). Le tout, toujours en plusieurs langues (p. 70). L’utilisation des moyens technologiques de communication par l’EI est une évolution prévisible compte tenu du fait qu’il était devenu de plus en plus facile de partager des images et des vidéos à partir des années 2000 et que des forums servaient déjà pour recruter ou passer des consignes. Youtube puis Facebook puis Twitter sont utilisés pour diffuser des messages ou pour attirer à soi, sans toujours que les entreprises qui gèrent ces services fasse toujours grand-chose, ou alors avec un temps de retard plus ou moins grand, pour contrer ces agissements (au contraire de la pédopornographie par exemple). Les auteurs discutent en profondeur de la stratégie dite du Tape-Taupe, quand on tape sur les comptes qui apparaissent, qui ressuscitent, qui sont à nouveau éliminés etc. Si bien sûr, si tous les comptent ne disparaissent pas, leur audience diminue immanquablement car celle-ci ne fait pas dans sa totalité l’effort de retrouver le compte et le titulaire du compte peut aussi se lasser. Les auteurs continuent leur étude dans le chapitre suivant en s’intéressant aux brigades électroniques, les individus derrière les comptes d’utilisateurs mais aussi ceux qui programment des logiciels permettant de démultiplier les messages et ainsi de faire passer le message au premier plan. La réaction de Twitter, malgré les pressions gouvernementales, tarde à venir, sans doute du fait du positionnement libertarien de ses dirigeants (p. 138) mais finit néanmoins par se mettre en marche (p. 183) puis s’intensifier.

La dernière partie revient à la constitution de l’EI en commençant par sa compétition avec Al Qaida, et en tout premier lieu pour attirer des groupes jihadistes dans le monde entier (p. 194-195) et recueillir leur allégeance au travers d’un lien personnel entre dirigeants. Là encore, la différence entre l’EI et Al Qaida semble patente quant aux communications entre ces groupes (constitués en provinces) et la direction de l’EI qui est bien plus efficace et régulière que ce que pouvait faire O. Ben Laden ou A. Al-Zawahiri (Al Qaida communique très peu, accentuant un effet centrifuge sur ses affiliés – p. 61 –  et parfois la publication des messages se fait avec un retard qui ridiculise le groupe, comme quand il réaffirme son allégeance au mollah Omar, dont la mort avait été annoncée par les Talibans quelques semaines auparavant, p. 285 …). Les deux auteurs passent ensuite à des thèmes peut-être moins abordés dans les ouvrages déjà parus sur le salafisme-jihadisme : qu’est-ce que la terreur (en citant la correspondance entre S. Freud et A . Einstein, p. 208), qu’est-ce que le mal et quel type de mal, celui qui décapite, qui réautorise l’esclavage et fait soldat des enfants,  est ici à l’œuvre ? J. Stern et J.M. Berger évoquent aussi le futur d’une société ainsi exposée à la violence, en mettant aussi en miroir les sociétés occidentales qui ont vu à partir du XVIIIe siècle une hausse de l’empathie qui se retrouve dans une approche totalement inverse de la décapitation (p. 206).

Ensuite, de manière très courte, il est question de l’aspect apocalyptique de l’EI, en rapport avec d’autres mouvements de ce type aux Etats-Unis. Mais ce chapitre ne souhaite clairement pas se substituer au livre de W. McCants ni à ce que peut dire J.-P. Filiu sur ce sujet (cité p. 220 et 223). Le dernier chapitre est une conclusion déguisée, qui rappelle les objectifs de l’EI (p. 249-250) et donne quelques pistes pour se protéger de sa propagande mais aussi la contrer, et surtout, in fine, qu’il ne sert à rien d’être contre l’EI si l’on n’est pour rien d’autre (p. 252).

Décidément, le puzzle se complète, et les pièces qui le composent sont grandes et ajustées. Ce livre est un éclairage tout à fait intéressant sur ce qui fait le fanatisme religieux aujourd’hui, mais qui le faisait déjà dans les décennies précédentes : la vue en arrière sur le plan religieux et moral n’empêche nullement l’utilisation des technologies du jour (dans un genre tout autre, comme chez certains Juifs ultra-orthodoxes). C’est ce qui permet aux Shebabs  somaliens de recruter à Minneapolis (p. 160). Mais ce qui est possible ici, l’est d’une manière permis par ceux qui possèdent le champ de bataille (p. 247, le milieu en fait, communément appelé cyberespace) : l’Occident, et au premier rang les Etats-Unis. Si l’EI a les coudées franches sur Facebook, puis après que Facebook fasse le ménage (p. 161-163), puisse se réfugier sans problème sur Twitter (avant d’y rencontrer enfin une résistance, p. 167), ce n’est pas grâce à sa puissance mais plutôt devant une absence de volonté.

Le livre, qui bien sûr au vu de l’actualité du sujet a dû être écrit avec une certaine célérité, n’est pas sans imprécisions. Parmi elles nous noterons celle sur l’abolition de la peine de mort en France (p. 209), celle sur les victimes de l’attentat ayant ciblé Charlie Hebdo (p. 285), sur la question du génocide en Bosnie-Herzégovine (p. 82) ou encore le fait que Abou Bakr Al-Bagdadi aurait étudié le droit islamique (p. 37, alors que c’est la récitation coranique). Imprécisions très périphériques donc, et qui donc ne font pas baisser le niveau de ce livre embrassant un spectre très large de références,  aux notes très abondantes, fruit d’un travail de collaboration très abouti et qui donne au lecteur des clefs de compréhension qui lui serviront à coup sûr. Qui plus est, le livre est écrit de manière directe et claire, dans un anglais courant cherchant toujours la pleine compréhension du lecteur et sans redites, ce qui n’est jamais un point négatif (et un peu d’humour p. 202).

Il va sans dire que ce livre mérite une rapide traduction.

(très éclairante comparaison EI/IIIe Reich p. 115 quant à la publicité des atrocités …8)