Léonard et Machiavel

Cheminement historico-littéraire de Patrick Boucheron.

Deux géants sous un dais jaune.

Léonard de Vinci et Nicolas Machiavel travaillent à la même chose. Travaillent-ils ensemble ? Et pourquoi ne se nomment-ils pas l’un l’autre ? Nous voici une fois de plus devant le secret de la Chambre des époux, obligés de lire des mots envolés sur des lèvres absentes. p. 84

Parmi les quelques géants qui scandent a petite place de la Galerie des Offices à Florence, honorant les enfants de la ville ou de la Toscane, deux furent actifs à la fin du XVe siècle. Le premier, fils illégitime d’un notaire du village de Vinci était né en 1452. Le second, fils de juriste, est le benjamin du premier de 17 ans. Le premier, après un apprentissage dans l’atelier de Verrochio et un début de carrière quitte Florence pour la cour des ducs de Milan en 1482. Le second, éduqué à la mode humaniste mais sans passer par l’université, devient en 1498 le secrétaire à la chancellerie d’une république florentine qui a chassé les Médicis et est passé à travers l’épisode théocratique de Savonarole. Le premier, c’est Léonard et le second, Machiavel.

Dans leurs nombreux écrits, malgré leur présence commune attestée ou supputée à plusieurs endroits et leurs intérêts communs, aucun ne parle de l’autre. Savoir que deux des plus grands esprits de la Renaissance se rencontrent mais n’en disent mot a enflammé l’esprit de recherche et l’imagination de nombreux historiens et écrivains et Patrick Boucheron (qui enseigne au Collège de France et est un spécialiste de l’Italie médiévale) essaie dans ce livre de marier les deux approches. C’est assez frustrant pour l’historien, ce dont l’auteur convient p. 147 (en avouant sa difficulté à ses passer de notes), mais il faut que en termes littéraires, le résultat est plutôt bon. P. Boucheron sait raconter, sait tisser des histoires.

P.Boucheron fait démarrer son récit en juin 1502. César Borgia, allié du roi de France Louis XII et fils du pape Alexandre VI, se taille une principauté en Romagne et prend la ville d’Urbino en juin 1502. Léonard voit en ce condottiere, général en chef des armées papales, un possible mécène après la chute des Sforza à Milan en 1499 et trois années au service de Venise. César Borgia le nomme son ingénieur. Machiavel lui aussi veut quelque chose de César Borgia : ses intentions quant à la cité de Florence qui l’envoie auprès de lui. Mais celui-ci est un homme secret et Machiavel ne peut percer ses plans. Les trois hommes sont donc ensemble à Urbino puis à Imola entre juin 1502 et janvier 1503. Mais P. Boucheron reste à Urbino, nous décrit le palais ducal et en quoi il est emblématique des principautés dont l’ère s’achève avec l’arrivée en Italie des forces françaises en 1494. Puis l’auteur retrace les différentes tentatives de reconstituer les dialogues entre Léonard et Machiavel (p. 17) et ce qui peut avoir rapproché les deux hommes. Puis l’auteur se penche vers Léonard, celui qui fait des listes quand il doit partir (de ses possessions, de choses à faire), parce que ça le calme (p. 25). Léonard est chargé de la mise en scène du pouvoir des Sforza à Milan, et quand ces dernier doivent s’enfuir, lui aussi part de Milan.

Machiavel de son côté a bien compris, avec la Seigneurie florentine, que l’arrivée des armées française en Italie change totalement le jeu des puissances. Les dirigeants florentins l’envoient par monts et par vaux, en France comme dans toute l’Italie, et parfois au détriment de ses affaires personnelles (p. 35). Les affaires de son temps, il les compare avec celles de l’Antiquité et qu’il étudie au travers de ses lectures. C’est cette rencontre qui donne naissance au Prince, après 1513, quand il est exilé de Florence après le retour des Médicis.

Les dirigeants italiens, Léonard en a une bonne pratique lui aussi (p. 44). Isabelle d’Este le harcèle des années durant pour qu’il fasse d’elle un portrait (ou un second, après la Dame à l’hermine, p.40). C’est ainsi que nous revenons à César Borgia, à son parcours météoritique, qui cherche à ses constituer des forces qui lui sont propres avoir usé de la force d’autrui (p. 47). Léonard, au service de Borgia, parcourt la Romagne et la Toscane, avec ses assistants, pour évaluer les forteresses de son employeur et faire un plan de la ville d’Imola vue du ciel. Machiavel de son côté observe comme C. Borgia met fin à une conjuration contre lui.

Mais voilà, le pape meurt, et son fils est souffrant. Le nouveau pape, Jules II, est son ennemi et son rapprochement raté avec l’Espagne affaiblit le soutien français. Il meurt en 1507. Mais cet échec ne doit pas lui être imputé selon Machiavel. Il a fait ce qu’il fallait, il fut seulement malchanceux (p. 75) et il admire ce que fut son mouvement. Le mouvement et l’incertitude, c’est justement ce que fuit le prosaïque et très politique Léonard (p. 73), qui a même pensé se mettre au service de la Sublime Porte.

Léonard et Machiavel se retrouvent en juillet 1503. Machiavel plaide au près de la Seigneurie pour des travaux de dérivation de l’Arno devant isoler Pise de la mer et ainsi la mettre à genoux. Et la Seigneurie confie la conception des travaux à Léonard (déjà très hydraulicien à Milan). Le chantier débute en juillet 1504, mais un orage détruit la digue en octobre de la même année …

Enfin, Léonard et Machiavel se rencontrent sûrement une troisième fois. Quand Léonard est chargé par Florence de peindre dans le Palais-Vieux la bataille d’Anghiari (en 1440 contre Milan), il négocie un premier (en octobre 1503) puis un second contrat qui précise le premier. Et comme témoin du second contrat, c’est Machiavel qui signe. Florence se méfie, elle connaît la propension du peintre à ne rien finir (mais P. Boucheron avance une explication du pourquoi p. 118) et Léonard ne veut pas abdiquer sa liberté artistique : un compromis est trouvé. Léonard finira le carton mais jamais la peinture … En 1506, il part pour Milan. Machiavel voit sa carrière arrêtée nette par le retour des Médicis en 1513, avant de revenir à Florence en 1519.

En fin de volume, un tableau récapitule les entrelacs décrits dans le texte, avant que P. Boucheron ne paie ses dettes, aux Hommes et aux textes.

Ce cheminement, une fois accepté sa forme particulière par le lecteur, est très agréable. Il est fondé, et cette science très visible renforce le propos qui n’est pas strictement chronologique, allant de-ci de-là, vers des thèmes annexes (le destin de la Bataille d’Anghiari ou le projet de milice florentine par exemple), puis revenant aux trois moments de rencontre. La comparaison entre le programme artistique du palais civique de Florence et de celui de Sienne est très éclairante elle aussi (p. 107). Ainsi l’auteur ne veut pas reconstituer un puzzle, mais un gué (p. 82). Par moments, on accompagne l’auteur dans ses recherches, au contact des manuscrits (p. 52-53) et ainsi on peu comprendre nous aussi pourquoi Machiavel s’habille avec soin pour lire les Anciens (p. 61), ce qu’est l’humanisme (rapide mais efficace, p. 110) ou c’est qu’est le Prince (p. 75).

Si P. Boucheron dégage avec soin et justesse les différences qu’il y a entre ses deux personnages principaux, il dépeint aussi avec précision ce qui les rassemble (p. 77, p. 134). Il essaie de résister aux potentialités des rencontres à imaginer ce qu’ils ont pu se dire. L’auteur a conscience de cette tentation et ce n’est pas toujours couronné de succès. Mais il a bien enseigné le lecteur.

Et finalement on se demande si P. Boucheron ne se sent pas lui-même Machiavel (p. 135).

(pourquoi parler de « bibliographie mensongère » p. 148 ? … 7,5)

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