La terre plate

Généalogie d’une idée fausse
Essai d’histoire des sciences par Violaine Giacomotto-Charra et Sylvie Nony.

Complot de pommes.

Il y a sûrement aujourd’hui plus de personnes qui pensent la Terre plate qu’il n’y en avait au Moyen-Age en Europe. Et pour une raison simple, c’est que quasi personne ne le croyait au Moyen-Age. D’une part, parce que des expériences sensibles permettaient de constater la rotondité de la Terre de manière assez simple (en bord de mer par exemple) mais aussi parce que les érudits qui s’intéressaient à cette question (relativement peu nombreux, mais comme à toute époque hormis la nôtre) pouvaient lire des démonstrations en provenance des savants grecs et latins qui depuis le Ve siècle avant notre ère (au moins) considéraient la question réglée. La Bible ne s’y opposant pas (il n’y est pas question de ce genre de sujets) et la tradition chrétienne étant même favorable à la rotondité puisque seyant à la perfection divine, il y avait peu de raisons de penser le contraire. Mais arrive la Renaissance … et tout d’un coup, à travers l’Humanisme et le toilettage des textes reçus des Anciens, il faut se distinguer de ses Pères et pour se pousser du col, les décrire comme vivant dans une obscurité rétrograde. Et c’est à ce moment que l’on ressort Lactance, un rhéteur du IIIe siècle p.C. qui fut le précepteur d’un fils de l’empereur Constantin, un écrivain, théologien et philosophe de premier plan, mais pas intéressé par la Nature et sans connaissances sur ces sujets. Malheureusement, il a affirmé son scepticisme sur la rotondité et la question des antipodes … Avec mauvaise foi, le voilà à l’époque moderne (et surtout par les Lumières) érigé en symbole de l’ignorance médiévale battue par la lumière de l’Antiquité renaissante … Et l’idée perdure.

L’introduction rappelle que l’assertion sert encore dans les débats politiques du XXIe siècle ou pour faire du clic facile sur certains sites internet. Puis les deux auteurs rappellent au lecteur comment les Grecs en sont venus à penser la Terre comme ronde, avec Platon et Aristote qui considèrent que c’est un fait acquis. Ptolémée et Eratosthène ajoutent ensuite leurs recherches, qui se diffusent dans tout le pourtour méditerranéen (second chapitre) sous des formes diverses. Les Pères de l’Eglises reprennent la théorie. Seul le Patriarcat d’Antioche semble faire quelques difficultés aux IVe-Ve siècles, vraisemblablement pour des questions de politique constantinopolitaine (p. 64-65). Certains auteurs sont par ailleurs considérés comme hérétiques, pour raison de nestorianisme, et de plus peu de ces auteurs passent en Occident. Au contraire du savant perse Alfraganus (Al-Farghānī) dont l’ouvrage reprenant les théories grecques circule traduit en Occident latin avant le XIIe siècle.

Dans le troisième chapitre, les deux auteurs s’intéressent au devenir des théories de la sphéricité à la fin du Moyen-Age. Les moyens de la transmission des connaissances sont détaillés, le corpus décrit (cartes y compris) avant de passer aux publics qui reçoivent ces connaissances. Galilée, le « savant persécuté, seul contre tous », encore un cadeau empoisonné du XIXe siècle et de ses luttes politiques …

Le chapitre suivant démontre comment s’installe au XIXe siècle le mythe de la Terre plate, entre poids de Voltaire et lutte contre l’Eglise catholique (laïcisme et protestantisme). Ce mythe est très fortement lié à celui de Christophe Colomb, présenté dans ce même siècle comme celui qui avait raison contre tous dans son projet de rejoindre l’Asie en faisant voile vers l’Ouest ou comme un potentiel canonisable (p. 168). Le point d’achoppement, c’est le Conseil de Salamanque qui doit évaluer la faisabilité du projet de C. Colomb. Mais comme le détail des discussions n’est pas connu, c’est la porte ouverte à toutes les supputations, jusqu’aux inventions. Le sixième chapitre passe ensuite aux adjuvants du mythe : le positivisme, la querelle autour de Darwin, Michelet et la peinture d’histoire présentant C. Colomb comme un pré-Galilée. Le dernier chapitre passe en revue les vecteurs de la perpétuation du mythe au XXe siècle, avec en premier lieu les manuels scolaires, la littérature et le cinéma.

La conclusion insiste sur le danger de la téléologie en histoire des sciences avant qu’une annexe reproduise le raisonnement d’Eratosthène présenté par Cléomède de Lysimachéia.

Le livre est assez intelligemment positionné, entre le grand public et un public plus lettré. Les notes ne sont pas pléthoriques mais tout de même présentes, ce n’est pas excellement écrit mais les auteurs abordent une grande amplitude chronologique et de nombreux aspects (transmission, publics, enjeux politiques) sans tomber dans le piège d’une analyse trop en surface ou d’une réduction aux périodes moderne et contemporaine qui aurait laissé le lecteur au bord de la réflexion. Les illustrations dans le texte sont très appréciables. Il reste cependant quelques délayages … L’aspect religieux au XIXe siècle, à savoir l’affrontement entre catholiques et protestants (p. 144-145), est particulièrement bien amené comme le chapitre sur la mythologie autour de C. Colomb comme support de celui de la Terre plate (p. 189). Nous n’avons pas l’optimisme des auteurs sur l’état des connaissances, et sur C. Colomb et sur les connaissances scientifiques médiévales, dans les publics scolaires et généraux, mais cet ouvrage apporte incontestablement quelque chose et participera sans nul doute à l’amélioration de la situation actuelle, plus généralement liée à la méconnaissance abyssale du Moyen-Age (hors cursus supérieur) au-delà du duo chevalier/château-fort.

(c’est au siècle de Descartes que l’on brûle le plus de gens p. 132 …7,5)