Comment parle un robot ?

Les machines à langage dans la science-fiction
Essai de linguistique computationelle de Frédéric Landragin.

Certains sont même bavards !

F. Landragin nous avait déjà défriché la théorie de la communication avec les extraterrestres. Ici l’auteur se retrouve au plus près de son activité professionnelle (qui n’est donc étrangement pas la communication avec les Ewoks …) : faire parler des machines. Dans la science-fiction, quelque soit le média, il est de très nombreux exemples de machines (souvent des robots) parlantes, entre l’obséquiosité irritante de Z-6PO (alias C-3PO) et le laconisme brutal de Terminator. Mais comment ces robots ont-ils appris à communiquer ? Peuvent les robots que nous produisons aujourd’hui atteindre le niveau que les auteurs de SF proposent ?

Avant les cinq chapitres de ce livre, l’auteur veut clarifier ce qui distingue l’Intelligence Artificielle (IA) du Traitement Automatique des Langues (TAL). Le TAL est tout simplement une partie de l’IA (elle-même des quantités de règles sur une base probabiliste, avec plusieurs manières d’y arriver p. 29-30), c’est la rencontre de la linguistique et de l’informatique.

Le premier chapitre veut faire comprendre au lecteur ce qu’est une intelligence artificielle parlante. Avant tout, il faut s’entendre sur ce qu’est l’intelligence, dont l’acception est très liée à la capacité langagière. Après, il faut pouvoir l’évaluer. Les tests de Turing et de Winograd viennent ici remplacer les tests de QI et de QE (p. 55). Et on voit dans la comparaison entre Skynet (l’IA de Terminator) et DART (l’outil de gestion logistique de l’Armée de Terre étatsunienne, qui a quelques besoins de ce côté-là avec des centaines de bases de par le monde) que la réalité est loin de la SF (p.56). AlphaGo bat des humains au jeu de go (après avoir perfectionné son jeu grâce à des milliers de parties) mais est incapable de planifier un itinéraire. Dans la réalité, l’ultra spécialisation règne.

Le TAL s’appuie sur la linguistique, le thème du second chapitre. Après quelques définitions et quelques évocations de querelles historiographiques, F. Landragin passe en revue les différents aspects ou axes d’approche : lexical, syntaxique, sémantique, détection des entités nommées (les noms propres) et ce qui est au-delà de la phrase. A chaque fois, des exemples très pédagogiques, généraux et tirés de la SF, illustrent ces concepts. La répétition et la question de la mémoire (à quoi se rapportent les pronoms et les articles ?) dans le texte sont en effet des phénomènes très compliqués à rendre au niveau informatique (en indexation par exemple).

Dans le chapitre suivant, on sort de l’écrit pour aborder la reconnaissance vocale, la question des émotions, de la cognition, des inférences (comment gérer l’expression d’une sous-conséquence, p. 142, c’est-à-dire quand dans une conversation une ou plusieurs étapes logiques sont sautées) et la question de l’omniscience des machines (qui n’ont pas d’esprit critique p. 147, puisque si c’est dans la base de donnée c’est forcément vrai). Puis dans le quatrième chapitre, il est question du traducteur universel, un artefact assez présent dans la SF. Dans le traducteur universel (non-organique), c’est bien sûr de la linguistique mais aussi de la statistique que l’on utilise. Là encore, la réalité est loin de la fiction et l’auteur liste ce que les possibilités actuelles permettent et ne permettent pas. Il est évident que la traduction automatique de La disparition de G. Perec est très très loin des capacités contemporaines (p. 169).

Dans le dernier chapitre, F. Landragin aborde le dialogue humains-machines, en commençant par les différents modes de communication (texte, voix, indications, etc.). Les machines sont très parlantes dans la SF mais tous les problèmes théoriques n’ont pas été utilisés dans les scénarios, selon l’auteur (il n’y aurait aucun scénario prenant pour argument principal un problème de contextualisation p. 200). La conclusion se veut prospective, avec comment des robots peuvent apprendre une langue naturelle. Les notes, la bibliographie et un index des notions complètent ce livre avec grand intérêt.

Comme nous avions déjà pu le voir quand l’auteur s’intéressait à la communication avec les aliens, F. Landragin a un bagage très sérieux en ce qui concerne la SF, quel que soit le média (et L. Besson n’est pas en odeur de sainteté p. 49). Malgré certains aspects techniques pointus, l’auteur essaie toujours d’être pédagogue et réussi à l’être. La page 159, qui vise à expliquer une difficulté rencontrée par la machine, est exemplaire de ce point de vue : les mots « petite », « brise » et « glace » sont-ils des noms, des verbes ou des adjectifs ? Comment traduire dans ce cas « la petite brise la glace » ? Une petite fille qui sur un lac veut atteindre l’eau ou un vent qui la refroidit ? C’est en arrière-plan la question du « bon sens » et comment on peut l’enseigner à une machine, c’est-à-dire comment faire intégrer la culture, la cosmogonie, sur laquelle est appuyée la langue. C’est déjà très compliqué avec les humains …

Ce livre permet aussi de mieux comprendre comment fonctionnent les traducteurs aujourd’hui accessibles sur internet et quel est l’origine de leur corpus d’apprentissage (les traductions juridiques multilingues et normées de l’Union Européenne par exemple, p. 80). Les questions de l’indexation et du résumé sont aussi facilement appréhendables par le lecteur qui utilise des résultats de ces processus chaque jour quand il est sur internet.

Un très bon livre, pour s’y retrouver entre le petit robot Nao, la voix du film Her et les assistants domestiques.

(ne surtout pas confier l’éducation d’un chatbot à des internautes … 8)

Une histoire de la Nouvelle-France

Français et Amérindiens au XVIe siècle
Essai d’histoire culturelle française et orientalo-canadienne au début de la période moderne par Laurier Turgeon.

Et finalement si peu de gens …

La fondation de Québec en 1608 peut sembler être la première étape de la colonisation française en Amérique du Nord. Mais c’est faire fi des 80 années qui séparent cette importante fondation des voyages de Jean de Verrazane et Jacques Cartier, qui ne furent pas que tournées vers les conflits européens. Et même avant 1524, qui peut dire où naviguèrent les pêcheurs bretons, normands et basques quand ils cinglèrent vers le Nord-Ouest …  Des navires firent voile vers les terres nouvellement découvertes, pour y pêcher et incidemment rencontrer les habitants des lieux. Tout comme en Europe, les rencontres ne sont pas toutes pacifiques, mais après des objets, les deux groupes échangent bientôt des mots.

Pour conduire son étude, Laurier Turgeon a choisi quatre biens qui sont échangés (ou prélevés sans opposition) par les Français et les Amérindiens (de groupes divers, sur la façade atlantique comme plus à l’intérieur des terres) : la morue, la peau de castor, le chaudron en cuivre et les perles de verre.

L’introduction est un modèle du genre, avec une claire énonciation des buts du livre : les Amérindiens ont aussi des objectifs au travers du commerce et ne voient pas les objets échangés de la même manière que les Français (ou les Européens de manière générale). Ici, l’auteur veut faire voir les conséquences de l’échange dans les deux cultures (p. 13), ce qui lui semble beaucoup trop rarement fait. Ces « biographies des objets » ne sont possibles qu’en utilisant les sources écrites et archéologiques provenant des deux côtés de l’Atlantique. Ce qui importe pour l’auteur c’est l’appropriation, la consommation (au sens physique, celui fortifiant le corps), la réattribution de fonction et la domination qui en découle. Mais ceci pour les deux groupes.

Ainsi en premier lieu la morue. Au XVIe siècle, elle est importée en grande quantités en France alors qu’elle n’est consommée que très marginalement au Moyen-Age. Comme ce poisson ne rentre pas vraiment dans le régime de la plupart des groupes indiens de la côte, il n’y a pas de concurrence avec les pêcheurs européens. Profitant de plusieurs voyages exploratoires anglais et portugais de la fin du XVe siècle, des Normands vont faire des repérages à Terre-Neuve dès 1506. Puis en 1508, le premier navire dieppois est armé pour la pêche et deux ans plus tard on a la première mention dans les archives d’un navire breton vendant sa cargaison à Rouen. En 1517, on en a la mention à Bordeaux et les Basques se mettent de la partie eux aussi, à partir de 1512. Le nombre de bateaux impliqué augmente rapidement pour atteindre la centaine dans les années 1520, de même que les différents ports d’attache. En 1580, il y aurait 500 navires français pêchant la morue de Terre-Neuve (p. 36).

Très loin d’être un espace marginal, Terre-Neuve est un pôle qui fait jeu égal avec les Antilles et qui représente le double de la mobilisation en hommes et en navires de l’Amérique du Sud. Pour pouvoir sécher le poisson et extraire la graisse, les pêcheurs s’installent à terre et bientôt naissent des établissements saisonniers (on ne pêche que l’été), puis permanents. Une activité proto-industrielle s’y déploie pour vider, découper, saler et sécher le poisson (un seul pêcheur peut en prendre jusque 400 dans la journée, p. 41). Mais la pêche à la morue verte se pratique tout entière à bord du navire, pendant 12 semaines. Tout ceci exige un capital très important, avec des réseaux de financement complexes. Le produit de la pêche est distribué dans tout le royaume, et toutes les couches de la population mangent de la morue (mais pas les mêmes parties. Son exotisme est partie intégrante de la valeur qu’on lui prête et elle participe au système des denrées coloniales, principalement vivrières, qui asservissent le Nouveau Monde.

Avec le castor, les rapports avec les Amérindiens sont forcément moins fortuits ou épisodiques. Le castor n’est pas inconnu en Europe, on l’appelle bièvre au Moyen-Age (mot gaulois et latin, en allemand Bieber et en anglais beaver) mais à partir de 1587, le mot grec castor le remplace en français (p. 147). Plus intellectuel, et devant dénommer une nouvelle réalité exotique. Largement consommé par les Indiens (viande et peau), il est échangé avec les Français pour se procurer des objets métalliques (haches, couteaux, chaudrons etc.) et des perles de verre. Dans la seconde moitié du XVIe siècle, le commerce des peaux passe d’occasionnel lors de la pêche (commerce dit de pacotille, c’est-à-dire hors contrat d’armement, p. 94) à organisé. Les « conquêtes » du castor et de la morue (terme d’époque, révélateur de la colonisation pour l’auteur p. 141) sont étroitement liées, souvent combinées en une expédition de plusieurs navires (p. 125). Si avec le castor, on échange d’autres peaux (orignal, cerf, caribou, loutre et martre), la part du castor est prépondérante et est transformée en France pour assouvir la formidable demande en chapeaux, manteaux, doublures et manchons. En miroir de son usage au Canada …

La fin du chapitre porte de manière très intéressante sur le castor utilisé comme métaphore politique au XVIIIe siècle, dans une discussion sur les mérites de la république et de la monarchie (p. 153-158).

Le troisième chapitre traite des chaudrons de cuivre échangés contre les peaux (mais on en exporte aussi en grandes quantités en Afrique p. 165). Le cuivre vient de toute l’Europe pour la fabrication des chaudrons, mais d’objet usuel banal en Europe, il se pare d’un statut tout autre arrivé dans les mains indiennes, rituel (p. 179-182), et chasse le cuivre produit localement (p. 168). Les chaudrons servent lors des grandes occasions (« faire chaudière ») mais aussi pour des inhumations. Certains sont découpés pour en faire des bijoux mais continuent de signifier la collectivité.

Dernier chapitre et dernier objet, les perles de verre. Là encore, cette production n’est pas extrêmement valorisée en France et ces perles ne se retrouvent que dans les couches basses de la population. Comme pour les chaudrons, du fait de leur exotisme, leur statut est diamétralement opposé parmi les Indiens d’Amérique du Nord, avec une autre utilisation (moins sur les habits, plus près du corps et avec des significations complexes). De fait, ces mêmes Indiens voulaient ces perles et considéraient ces échanges comme justes (vue hémiplégique p. 162). Les perles de verre sont très recherchées, mais celles en coquillages ne le sont pas moins et la très grande majorité de celles retrouvées dans les fouilles sont d’origine européennes (p. 194). L. Turgeon établit un parallèle entre Europe et Canada, où pierres précieuses et perles de verre sont investies des mêmes significations et d’une même valorisation des origines lointaines (p. 218).

La conclusion sacrifie aux thèmes actuels de restitutions d’artefacts par les musées et l’auteur parle de la réappropriation par les institutions « euro-canadiennes » (archéologues, gouvernements) des artefacts retrouvés lors de fouilles, dans une « resacralisation muséale » (p. 223-224). Mais il donne tout de même quelques éléments sur la naissance de l’intérêt pour l’archéologie des Peuples Premiers. Suivent les notes, conséquentes, et une bibliographie.

Nous avons eu du mal avec certains concepts utilisés par l’auteur, notamment celui de l’appropriation de l’espace par la nourriture (p. 62), mais pour un lecteur très novice dans les choses septentrionales des Amériques, ce livre est excellent en plus d’être d’une grande clarté. Sa facilité de lecture doit grandement au talent de L. Turgeon pour passer d’un sujet à l’autre sans à-coups à l’intérieur des chapitres. Avec quelques petites redites inévitables, les quatre chapitres se veulent assez autonomes et permettent une lecture séquencée (p. 113). On apprend bien évidemment une quantité astronomique de choses, comme la présence d’Indiens en France dès les années 1540 (p. 130) qui permettront le dialogue une fois revenus mais aussi que c’est le contact avec les Européens qui crée les contacts entre tribus indiennes (p. 201) pour l’échange des biens européens.

La relecture a connu quelques ratés négligeables (p. 164 par exemple) et, point plus embêtant, un index manque à ce volume.

Une belle fenêtre sur les relations entre deux groupes qui se connaissent de plus en plus, jusqu’à que les Français deviennent une tribu comme les autres au Canada au début du XVIIIe siècle, au travers de la Grande Paix de Montréal en 1701. Une poignée de gens aventureux et qui resteront peu nombreux dans un territoire immense.

(les objets européens font vite des milliers de kilomètres, on en retrouve très vite dans l’Ontario p. 129 … 8,5)

Retour sur Dune

Roman de science-fiction de Frank Herbert.

Aaaah nos yeux !

Ce besoin qu’ont les princesses de faire des phrases.
Paul Muad’Dib, La graphomanie, mythes et symptômes

L’année 2020 devait marquer le retour de Dune sur les écrans de cinéma. Tout ne s’est pas passé comme prévu. Nous avions souhaité, pour pouvoir juger le film, relire le premier roman du cycle, mais cette fois-ci en anglais. Nous avons ainsi pu comparer nos souvenirs avec cette relecture et une première chose n’a pas changé : il est toujours extrêmement difficile de reposer le roman.

Quelques mots quand même sur l’histoire ? La famille ducale des Atréides quitte sur ordre impérial son fief de Caladan pour celui de Dune. Cette planète extrêmement inhospitalière a la particularité d’être la seule de l’univers à produire l’Epice, aux effets nombreux, mais surtout indispensable au voyage spatial. Le Duc Leto sait que c’est un piège mais pense pouvoir le retourner contre ses instigateurs. Toute son antique Maison peut y passer, y compris sa concubine Jessica et son unique fils de 16 ans, Paul, aux rêves prémonitoires …

En vrac, quelques impressions donc, sans prétention d’exhaustivité. Primo, les drogues sont d’une importance énorme dans le roman, chez tous les protagonistes. C’est une thématique très années 60 qui s’ajoute à la thématique nucléaire présente dans la SF depuis les années 40. Secundo, même au milieu du grand mix religieux construit par F. Herbert et l’utilisation de la langue arabe dans cet environnement sablonneux, il y ce lien des Fremen avec l’Egypte qui ne nous avait pas sauté aux yeux (p. 404, « Misr nilotique », c’est pourtant direct !). Tertio, au sein de l’intertextualité herbertienne, nous n’avions pas remarqué l’apparition de Heisenberg (p. 341), renvoyant au roman paru un an après Dune : Les yeux d’Heisenberg. Quarto, nous avons trouvé un lien entre Dune et Fondation de I. Asimov, avec dans les deux romans cette idée d’une explosion inévitable (ici, le Jihad Fremen) mais dont un homme peut réduire les conséquences néfastes en tentant de le diriger. Mais le parallélisme marqué avec l’Islam (prophétisme armé), nous ne savons pas encore vraiment comment l’appréhender.

Quinto, Dune est un roman écologiste mais avec vraiment beaucoup de plastique (par exemple, les plantations à base de coupelles en plastique devant recueillir la rosée p. 357-358). Sexto, que personne ne se soit posé des questions sur l’origine des Sardaukars avant le Duc Leto et le mentat Thufir Hawat (p. 341) nous semble aujourd’hui peu crédible. Septimo, F. Herbert peut aussi faire dans la facilité avec Varota, ce maître-luthier de la planète Chusuk, qui se doit d’avoir un nom à consonnance italienne.

L’édition anglaise du roman que nous avons eu entre les mains (datée de 1988, voir l’ignoble l’illustration supra) est un rappel vibrant que les illustrations de W. Siudmak pour le cycle de Dune sont d’une incroyable qualité, dans leur salvadordalisme éthéré (comme tout ce qu’il a pu faire pour Pocket). Le cartonné reprenant l’illustration juste après la couverture (dans les parutions des années 1990) était le signe que l’éditeur en avait bien conscience.

Plus qu’à attendre l’arrivée du film.

(erreur typographique plaisante p. 351 de notre édition, où on lit lors d’un combat « tavern » au lieu de « cavern » …)

Hagia Sophia in context

An Archaeological Re-examination of the Cathedral of Byzantine Constantinople
Essai d’archéologie byzantine du bâti par Jan Kostenec et Ken Dark.

Ex oriente lux.

A la lecture de ce livre, il est une chose qui frappe le lecteur : il est étonnant à quel point le centre de Constantinople est encore bâti de suppositions et à quelle hauteur de méconnaissances nous sommes avec la cathédrale Sainte Sophie et le complexe patriarcal. Mais le pire, c’est qu’au vu des évènements récents, il parait douteux que l’on puisse rapidement faire des avancées probantes … Avec ces développements en tête, chaque observation qui peut être faite sur l’existant à l’occasion de travaux, déjà fugaces, rares et nécessitants une importante réactivité (comme expliqué dans la partie méthodologique de l’introduction), a encore plus de prix. Qui sait aujourd’hui comment des intervenants extérieurs pourront avoir accès aux murs …

Même dans l’état actuel des connaissances, la cathédrale Hagia Sophia est le bâtiment du VIe siècle de notre ère ayant survécu le mieux connu en Europe. Achevée en 537, la cathédrale a connu la vie mouvementée d’un édifice dans une zone sismique, accentué par le fait que le dôme est évidemment un élément plus fragile aux secousses qu’une pyramide pleine. Construite par ordre de Justinien 1er, elle est la cathédrale du Patriarche de Constantinople et, à ce titre, est l’église la plus importante de Constantinople et de l’empire. Cathédrale latine entre 1204 et 1261, elle est transformée en mosquée en 1453, puis en musée entre 1934 et 2020. Encore aujourd’hui, son importance ne se dément pas : c’est le monument turc le plus visité au XXIe siècle.

Dans son état actuel, c’est la troisième cathédrale édifiée sur ce site. L’église est majoritairement du VIe siècle, mais tout l’ensemble a connu de très nombreux remaniements et adjonctions, avec une complexité largement sous-estimée : les minarets bien sûr mais aussi des contreforts, des arcs-boutants, etc. La décoration intérieure ne s’est pas limitée aux pavements et aux mosaïques, certaines peintures cherchant à imiter le marbre.

Si les auteurs (Ken Dark est professeur à Reading, Jan Kostenec est byzantinologue) s’abstiennent de parler en profondeur de l’église (les ouvrages sur la question ne manquent pas), ils prennent le temps néanmoins dans le second chapitre d’éclaircir certains points sur les églises antérieures à celle de Justinien. Ainsi des structures du IVe et du Ve siècle sont encore visibles. Le bâtiment du Skeuophylakion (utilisé vraisemblablement un temps comme trésor, au Nord) est presque entièrement du Ve siècle (p. 17).

Le chapitre suivant se concentre sur les contreforts de l’église justinienne (plus lumineuse qu’aujourd’hui à cause du rétrécissement de nombreuses fenêtres), les vestibules, les rampes d’accès, le parement en marbre blanc des murs extérieurs, le palais patriarcal, la Grand Salle, le baptistère au Sud, les pavements autour de l’église et enfin, ce que l’archéologie nous apprend sur la liturgie en usage. Les disques de porphyre où devait se tenir l’empereur lors de cérémonies sont toujours en place dans et hors de l’église (p. 69-72) …

Le quatrième chapitre passe en revue des éléments datés d’après 560, jusqu’en 1453. Si les auteurs attirent l’attention sur des vestibules, des rampes, des contreforts (l’église du VIe siècle est bien plus mince, p. 73) et le « baptistère » (qui avait sans doute une fonction de réception), ils reviennent sur le palais patriarcal et les modifications qu’il a dû subir mais aussi sur les chambres au-dessus de l’atrium et de l’exonarthex. Les arcs boutants à l’ouest datent d’avant 1200 et donc sont antérieurs à la diffusion de ce type de structures en Occident au travers du style gothique (p. 108-109).

Le dernier chapitre élargit l’horizon et replace le complexe cathédrale (qui va sans doute dès avant le VIe jusqu’à Hagia Eirene en direction de l’acropole/Topkapi) au sein du centre de Constantinople (les liens avec le palais impérial, les bâtiments administratifs, l’Augustaion et la grande avenue du Mese). Mais avant cela, les auteurs comparent le complexe patriarcal aux autres complexes épiscopaux connus dans le monde byzantin (plus Milan), concluant sur le modèle qu’a été celui de Constantinople (p. 121). La fin du chapitre fait office de conclusion générale, où les deux auteurs affirment leur conviction que c’est au VIe siècle que s’opèrent la fusion entre romanité et christianisme. La naissance de l’orthodoxie en 536 (p. 126-128).

Une bibliographie très récente complète le volume (même si les grands anciens ne sont pas oubliés), avec des planches d’illustrations en couleur (elles sont en noir et blanc tout comme les plans dans le texte).

Ouvrage très technique, heureusement nanti de très nombreux plans, ce livre est d’un très grand intérêt. Déjà, il fait l’archéologie d’un artefact qui n’est pas une ruine, avec des conditions de travail très mouvantes et avec des données et une bibliographie qui a le plus souvent moins de vingt ans. Et puis, il y a ces petites surprises qui font pétiller les yeux : les souterrains inondés sous l’église (p. 20, avec 283 m de tunnels, visibles dans le documentaire Beneath Hagia Sophia de Aygün et Gülensoy), l’habillage de marbre blanc (p. 45) qui domine le centre de la ville mais s’intègre aussi dans son environnement, les disques de porphyre … C’est souvent sec, avec hélas des références imprécises dans le texte, des photos qui pourraient plus souvent mieux indiquer ce que les auteurs veulent montrer, mais qu’est-ce en comparaison de l’érudition byzantinologique déployée par les auteurs et des images qu’ils arrivent à faire naître chez le lecteur assez accroché pour les lire ?

Cinq années de construction. Cinq !

(mais pourquoi avoir fait de ces immenses baies des meurtrières … 8)

Pour en finir avec la Françamérique !

Essai de psychopolitique de Jean-Philippe Immarigeon.

Peu de blues, plus de musique concrète.

J.-P. Immarigeon n’a visiblement pas tout dit dans ses deux précédents ouvrages sur le sujet (ici et ).

Mais ces nouvelles idées vont aussi de pair avec les développements de la présidence Obama. Cet opus paraissant en 2012, l’auteur peut s’appuyer sur les trois premières années d’exercice, quand les réformes importantes sont censées être déjà en voie d’achèvement. L’année 2001 s’éloigne, et si l’Irak et l’Afghanistan restent des thèmes forts au niveau international, l’auteur change ici d’angle d’approche (d’attaque ?) et veut avant tout démontrer, plus précisément que dans ses livres précédents, que la culture qui serait commune aux deux côtés de l’Atlantique n’est qu’un mythe, qu’un aveuglement volontaire entretient. Il faut ici préciser que l’auteur entend par les deux rives la France et les Etats-Unis, les autres pays d’Amérique du Nord n’étant pas ici concernés et en acceptant que, si l’on suit toujours l’auteur, on ne puisse étendre pour des raisons historiques les conclusions françaises à l’Europe.

L’avant-propos, signé du directeur de Harper’s Magazine, met l’accent sur le mythe du rêve américain qui sévit en France, une sorte de servitude volontaire. Puis J.-P. Immarigeon prend la main avec un premier chapitre qui entreprend de classer les rêveurs en trois catégories distinctes. La première de ces catégories est celle de ceux « qui se contentent de l’écume des choses » et changent périodiquement d’avis (tranchés), accessibles à la flatterie d’un petit séjour organisé ou une visite de base. La seconde est celle de ceux qui pensent que les Etats-Unis rebondiront toujours, oubliant que l’histoire n’est pas cyclique, ne se répète pas, ne même qu’elle n’est pas soumise au mimétisme (l’auteur admet que c’est la position majoritaire des Français p. 16). Un empire ne met pas de temps défini à sombrer … La troisième forme est celle des intoxiqués, ceux qui ne peuvent trahir leur idole même en pensée. Ceux qui pleuraient en 2003 de ne pas voir la France en Irak … Puis l’auteur décrit le passage d’une Amérique comme autre rive de l’Europe, une sorte de Méditerranée en plus grand à une Amérique séparée, celle de l’autre côté du fossé. Du côté des Etats-Unis, les théorisations de cette séparation naissent avant la guerre d’Indépendance et au XXIe siècle encore, quelques théoriciens voient les Etats-Unis comme successeurs des … Amérindiens (p. 25) !  Ce qui ne manque tout de même pas de sel quand on lit ce que pensaient les constitutionnalistes de ces mêmes Indiens. Mais en Europe, depuis 1945, on pense à la communauté de destin …

Dans le second chapitre, J.-P. Immarigeon liste quelques privautés que se permettent les Etats-Unis et qui ferait réagir au quart de tour si c’était n’importe quel autre pays qui se le serait permis. La copie de disques durs à la douane, depuis 2008, par exemple (p. 30). Et puis l’affaire DSK … En juriste, l’auteur parle ensuite d’une disposition dans la Constitution des Etats-Unis qui permet de passer à la dictature en un tour de main (p. 40). Cas unique dans les démocraties, comme le démontre l’auteur. Le National Defense Authorization Act du 31 décembre 2011 fait passer la lettre de cachet pour une procédure contradictoire, permettant au seul président de faire interroger, d’enfermer ou de déporter toute personne soupçonnée de terrorisme ou même seulement de sympathie. Sans contrôle judiciaire ni procès. Mais qui respecte la constitution …A la fin du chapitre, l’auteur pourfend l’idée reçue d’une industrie cinématographique étatsunienne qui aurait plus de libertés pour raconter des épisodes historiques déplaisants (au Viêt-Nam par exemple), bien plus que son pendant français. Le parallèle avec la guerre d’Algérie est tout de même cruel (p. 48).

Le troisième chapitre revient ensuite sur deux siècles et demi d’une alliance … intermittente. Et tout commence par les guerres indiennes et la guerre de Sept Ans où coloniaux britanniques et français s’affrontent, avec divers groupes d’indiens en appuis. Ainsi la guerre qui forme les Etats-Unis, le fondement de son identité (p. 53), ce n’est pas la guerre d’indépendance mais bien la French and Indian War. Mais le gouvernement britannique bloque quand même l’expansion des colonies après 1763 … tout est à refaire. En 1776, les treize colonies ne sont pas en état d’arracher leur indépendance et c’est la mort dans l’âme qu’elles se résolvent à faire appel à la France. Quand on sait que G. Washington n’avait pas hésité à faire tuer de sang-froid un officier français en 1754 … L’indépendance acquise, l’alliance est remisée et on refuse son activation à la jeune République en 1793. Les relations se dégradent même jusqu’au conflit sans pourtant déboucher sur une guerre ouverte. L’auteur analyse ensuite ce qui différencie les deux républiques : à l’état de nature, les individus sont semblables et égaux aux Etats-Unis et dissemblables en France (et donc égaux sous la civilisation, dénaturés, p. 68). Se pose alors l’existence d’hommes qui ne seraient pas parmi les égaux de nature (égalitarisme des clones, de club p. 69) …

Le chapitre suivant est assez étrange, puisqu’il parle de la dépression aux Etats-Unis. Absence de passion, désir d’oubli (de soi parfois), sans besoin de souvenir puisque déjà un aboutissement (p. 85) ? L’utopie est par définition figée, et donc sans passion. Mais la surprise peut parfois surgir, comme le Tea Party en 2009. Néanmoins, c’est pour J.-P. Immarigeon tout de même un regard vers la fondation, les Pères Pèlerins. Le cinquième chapitre invite le lecteur à se déprendre des Etats-Unis. L’auteur y va fort sur la constitution, le plaider coupable quasi systématique, la sous-productivité chronique, le désengagement militaire en Europe et l’incompétence ailleurs. Pour l’auteur, il n’y a bien évidemment pas de quoi en faire un modèle. La fin du chapitre fait office de conclusion (pas piquée des vers, p. 121) avant de laisser la place à une bibliographie.

J.-P. Immarigeon reste sur ses points forts, avec des percussions bien pesées, un sens foudroyant de la formule et un fond bien structuré (des changements de thèmes naturels au sein des chapitres). Il n’est pas tendre avec les spécialistes universitaires les plus médiatiques, qu’il juge intoxiqués par leur sujet, tout comme avec certains philosophes de blanc vêtus. Comme dans les précédents livres, on peut sentir l’érudition et un avis où se rencontrent expérience personnelle et lectures savantes (p. 82-84 par exemple, ou sur l’invention dans les années 1940 du concept de « révolution atlantique » pour marier 1776 et 1789 p. 26). Certaines pages s’approchent même du génie (p. 93) avec la comparaison entre les Etats-Unis et l’Islam : « l’Amérique est grande et Jefferson est son prophète, la Déclaration de 1776 constituant le Décalogue, la Constitution de 1787 le Coran et les Federalist Papers tenant lieu de hadiths ». Sa prédiction de la p. 12 sur l’absence de troupes françaises en Irak se révèlera fausse, mais dans un contexte très changé (Daech). La forme est très bonne et les arguments amènent à penser.

Un livre un brin court qui se lit d’une traite.

(Fox News qui met sur le même plan 1789, 1917, 1933 et le 2011 de Occupy Wall Street … plaisant … 8,5)

L’étoffe dont sont tissés les vents

Analyse philosophique de la Horde du Contrevent par Antoine St. Epondyle.

On est resté soufflé.

La Horde du Contrevent d’Alain Damasio, sorti en 2004, ne peut pas laisser le lecteur indifférent. Mais derrière le style ébouriffant – ce qui nous l’avouons, nous a le plus conquis – il y a un arrière-plan philosophique très structuré. Ce sont ces fondations qu’explore Antoine St. Epondyle dans un livre demandant mais néanmoins assez court pour ne pas délayer et assez long pour aborder de très nombreux points.

Le livre commence par deux textes qui auraient dû figurer dans le roman. Le premier est intitulé Exhorde. Comme son nom l’indique, c’est un exorde et aurait occuper le début du récit. Mais ce faisant, il aurait retiré une part de surprise, cette dernière tenant tout de même beaucoup au fait que l’histoire démarre sur les chapeaux de roue. Et en plus, il installerait un hordier comme narrateur principal, allant contre ce que le roman est en fin de compte, une histoire racontée par une équipe, une polyphrénie (selon les mots de A. Damasio). Le second texte est un conte raconté par Caracole quand la Horde fait la rencontre de l’escadre fréole : le conte du Ventemps. Comme il raconte la destinée de la Horde et la fin du livre, il n’est pas très étonnant de ne pas voir figurer ce conte dans le roman. Certes, le conte atteste une fois de plus que Caracole dit toujours la vérité, même la plus incroyable, mais c’était sans doute trop (même si pas forcément trop tôt).

Puis est présenté une nouvelle de Mélanie Fiévet, appelée Steppe Back. Elle développe à partir du tronc que constitue la Horde un rameau avec l’histoire de Steppe et Aoi qui repartent vers l’Aval, dans un style damasien. C’est très bien tourné et l’exercice de style est une très belle réussite. Parfois un peu confus, sans doute parce que nous avons eu un peu de mal à comprendre qui est qui dans cette nouvelle.

Puis on arrive enfin à la pièce de résistance de ce livre, l’analyse. Une très courte introduction (« une littérature qui refuse l’émotion comme véhicule ») nous mène à la première partie qui considère le monde de la Horde du Contrevent. Il est d’abord question de la nature éminemment philosophique du roman, sur la narration à travers les points de vue qui permet aussi d’utiliser les sens des personnages (p. 62). La question du rythme, celui du texte qui est comme le vent, est ici fondamental. Le texte doit être vu comme un flux (p. 68). L’auteur détaille aussi les trois dimensions de la vitesse (vitesse, brisure de la continuité, irruption p. 82-86) que l’on retrouve dans le roman et qui participent à la conception vitaliste que A. Damasio veut mettre en avant (et que l’on retrouve aussi dans les Furtifs : le mouvement c’est la Vie). Ainsi, à l’origine il y avait la vitesse, le purvent. « Puis le monde décélera » (p. 91). A. St, Epondyle explique l’utilisation que fait A. Damasio du concept deleuzo-guattarien de ritournelle, qui dans le monde de la Horde évite la dispersion du mouvement. C’est, et c’est très bien amené par l’auteur, ce que montre la première page du roman, avec cinq fois le même paragraphe avec de plus en plus de lettres visibles à chaque itération (passant de 0 à 195 caractères, formant des combinaisons de mots) : un pur bijou. Ce qui amène au choix de l’immanence contre la transcendance qui est fait dans le roman : il n’y a pas d’après-monde et les forces à mobiliser sont déjà en soi : « il n’y a rien d’autre que la matière » (p. 103). Avec un côté du coup très anti-chrétien (p. 140).

La seconde partie a pour thème la vie. Il est rappelé au lecteur que le vif, cette vitesse qui est en chacun, a une matérialité (p. 109), à rapprocher du néphesh hébreu (p. 113). Et la représentation la plus parfaite, c’est Caracole le chrone, fait de vent spirituel. Ainsi, être en vie, c’est être en mouvement (mais c’est déjà la définition de la vie dans le Dictionnaire de l’Académie française, cinquième édition de 1798, p. 737, mouvement et sensations …). Les hordiers sont ainsi plus vivants que les abrités. Mais les hordiers sont aussi liés entre eux, et forment donc un personnage. A. St. Epondyle fait ici intervenir Nietzsche et ses trois métamorphoses de l’être (chameau, lion, enfant), cité explicitement dans le roman (p. 154, p. 188 dans le roman) et qui débouche par un passage de « tu dois » à « je veux » pour arriver à « je créé ». Ce sont ces métamorphoses que l’on retrouve dans le roman au niveau des personnages, mais seuls quatre de ces personnages survivent à la troisième métamorphose.

Le concept suivant est celui d’effort, qu’il soit individuel ou collectif, lui aussi lié au sens de la vie, avant que l’auteur ne revienne sur le destin des personnages face à la neuvième forme du vent. La conclusion réaffirme enfin que le but du roman est la remise en mouvement, pour faire sortir l’humanité du ralentissement qui enferme dans la réaction.

Cette conclusion ne clôt pas pour autant le livre. S’y ajoute en effet après des références bibliographiques, un entretien avec deux artistes qui créèrent la performance HORDE en 2017 (Compagnie IF), avec le dessinateur de l’adaptation du roman en bande-dessinée Eric Henninot et pour finir avec Camille Archambeaud, créatrice de la pièce de théâtre Vivergence, là encore inspirée du roman. Trois entretiens qui permettent d’en savoir plus sur trois adaptations très différentes du roman, au travers de trois modes d’expression : musique, bande-dessinée et théâtre. Un index des œuvres ou projets inachevés inspirés par la Horde du Contrevent achève le volume (et où l’auteur compte son propre livre p. 241 …).

Nous nous attendions à avoir affaire avec de la haute volée au vu du matériau de départ, et nous ne fûmes pas déçus. L’auteur fait montre d’une très grande maîtrise du sujet et a bénéficié de l’accès aux notes préparatoires de A. Damasio, ce qui a pu lui confirmer certaines intuitions. Pour ceux qui ont fait plus attention à la forme qu’à l’arrière-fond, ce livre révèle bon nombre de mécanismes qui agissent en soubassement du texte (qui n’étaient pas cachés et qui concernent aussi d’autres œuvres d’A. Damasio). Ainsi par exemple, il ne nous était pas apparu que A. Damasio voulait faire coïncider le signifiant et le signifié (p. 71), l’importance des sensations dans le roman, que la phrase c’est le vent (p. 78-79), que l’ouverture du roman est une genèse (p. 103). Mais si nous avions relu le roman avant de lire l’analyse, nous aurions sans doute été bien mieux préparé …

Une lecture à l’aridité maîtrisée, avec une foule de concepts philosophiques à l’insertion expliquée et des notes infrapaginales qui étaient obligatoires. Une réussite, un appoint précieux au roman.

(c’est pas un mal d’écrire néphesh en hébreu, mais il faut aussi l’écrire à l’endroit p. 113 …7,5/8)

L’imposture américaine

Splendeur et misère de l’Oncle Sam
Essai de de psycho-politique étatsunienne de Jean-Philippe Immarigeon.

Portrait au charbon.

La suite de American parano est plus courte et complète ce volume trois ans après, en 2009.

L’avant-propos narre avec férocité l’allégresse générale qui a saisi la presse française avec l’élection de Barack Obama. L’auteur y voit l’arrivée au pouvoir d’un nouveau Gorbatcheff, rien de moins. Mais, comme de juste et d’usage, avec quelques arguments, comme celui de vouloir corriger les inégalités inscrites dans l’ADN étatsunien depuis 1776 (p. 13). Le premier chapitre commence avec l’intervention russe en Géorgie à l’été 2008, analysée comme le point de bascule de la puissance étatsunienne, incapable et/ou sans envie de venir aider la Géorgie (qui a cru à l’aide étatsunienne comme la Convention dans le traité d’alliance de 1778, p.23). Puis l’on passe aux changements dans la continuité de B. Obama en Irak et en Afghanistan, avant que toute la fin du chapitre soit une longue charge contre le libéralisme. Le second chapitre poursuit, dans un développement assez demandant, sur l’influence du cartésianisme conjugué au libéralisme aux Etats-Unis, dans une société d’égaux sans liberté (ce qui est assez contre-intuitif …). L’auteur en profite pour comparer avec les principes de Rousseau (Le contrat social), qu’il juge très éloignés de ceux mis en œuvre aux Etats-Unis. Pour le Genevois, la loi est l’expression de la majorité, pas un donné de toute éternité dans les affaires humaines (p.79). S’en suit un peu de droit constitutionnel comparé, de manière très claire.

Le troisième chapitre explore la relation des Etats-Unis au machinisme, son influence sur la science et ses conséquences dans le domaine militaire. Enfin, le quatrième et dernier chapitre fait un peu de prospective en essayant de définir la crise qui attend les Etats-Unis. F. Fukuyama y prend pour son grade (il est aussi devenu un bouc émissaire commode en tous lieux) et les discours de B. Obama son aussi scrutés à la loupe. Sa volonté de corriger certaines inégalités sur lesquelles sont fondées les Etats-Unis, est-ce seulement réalisable (p. 141), se questionne l’auteur ?

On trouve dans ce livre sûrement des chapitres qui n’avaient pas trouvé de place dans American parano, mais avec en plus une actualisation avec B. Obama et N. Sarkozy (sujet d’un autre livre de l’auteur).  Le style d’écriture a lui aussi changé, avec un lecteur interpellé bien plus directement, mais avec toujours autant de petites phrases bien senties. Comme dans son prédécesseur, il y a de petites pépites, comme la double légitimation étatsunienne, religieuse et scientifique (p. 64), mais aussi hélas quelques simplismes (sur la campagne de Géorgie p. 17, les drones chez les Talibans p. 29, A. Smith p. 71, entre autres). On peut aussi grandement s’éloigner du sujet dans le passage sur le machinisme et la science (p. 96-106) sans que cela apporte vraiment quelque chose. C’est très loin d’être mauvais mais il nous reste l’impression que ces 160 pages de texte n’auraient pas vu le jour sans American parano. Peut-être est-il sorti trop tôt aussi, sans recul sur le mandat Obama. Les simplismes et une recherche peut-être trop effrénée de la formule-choc amoindrissent malheureusement cet ouvrage.

(le Seigneur des Anneaux n’est toujours pas revenu en odeur de sainteté, malgré les années …5,5/6)

Urban Legends

Civic Identity and the Classical Past in Northern Italy. 1250-1350.
Essai d’histoire médiévale nord-italienne de Carrie Beneš.

Comme l’épigraphe de ce chapitre le suggère, ces traductions sont à but légal, moral ou historique comme pour l’amusement. Elles cherchent à rendre le passé classique plus accessible parce qu’il était pertinent pour le vécu concret, non parce qu’il était drôle ou intrinsèquement supérieur. p. 156

Une légende faite sienne.

Dans le panier de crabes de la politique italienne du Moyen-Age central, où tous types de pouvoirs féodaux se confrontent, on ne se contente pas des mercenaires, des statuts et privilèges octroyés par l’empereur ou le pape, des assassinats et des alliances de revers mais on veut aussi s’affirmer et démontrer son bon droit et sa prééminence au travers de fondateurs illustres et, surtout, anciens. Mais pour présenter aux autres un récit cohérent et intimidant, il faut avoir les ressources intellectuelles pour élaborer ce dernier. Et donc avoir sous la main ou à proximité des spécialistes de l’histoire ancienne, c’est-à-dire romaine, avec des artistes ou des poètes pour la mise en forme.

Parmi tous ces pouvoirs, l’auteur a fait le choix de se limiter à quelques communes (dont l’émergence est souvent récente) du nord de l’Italie : Padoue, Sienne, Gênes et Pérouse. Mais avant cela, il y a une introduction présentant l’objet de l’ouvrage puis un premier chapitre ayant pour objet la redécouverte du passé romain en Italie. Ainsi, au tout début du XIVe siècle, un auteur florentin qualifie sa ville de « fille et créature de Rome », une ville qui monte pendant que sa génitrice décline (p. 15). Dante parlait à l’identique de la même Florence (mariant Fiesole, Troie et Rome).  Il illustrait les trois manières possibles pour une ville de se rapprocher de l’Urbs, référence ultime même sans la papauté déplacée à Avignon : directement fondée par Rome, fondée parallèlement à Rome (par un Troyen par exemple) ou être d’une fondation plus ancienne que la Ville Eternelle.

C’est bien sûr ce qui se passe aussi pour nos quatre exemples à venir : Padoue est fondée par Antênor, Gênes par le prince troyen Janus, Pérouse par le Troyen (ou le Grec) Eulistes et Sienne par les deux fils jumeaux de Rémus. Parmi les villes qui se disent fondées par des Grecs (malgré le fort penchant pour Troie des sources romaines), on peut compter Pise, fondée par Pélops. Un auteur pisan raconte même que les Pisans aidèrent les Achéens devant Troie (p. 19). Milan prétend aussi antidater Rome, sous le nom de Subria. De manière générale, de nombreuses villes revendiquent être la première ville fondée en Italie (un parallèle avec la ville biblique de Caïn, en Genèse 4, 17) : Fiesole, Ravenne, Gênes au travers d’un autre Janus … A ces histoires sont associées des lieux ou des monuments, comme à Rimini, où l’on remplace au XVe siècle une stèle plus ancienne commémorant le discours de Jules César après le passage du Rubicon (p. 24). A chaque fois, il y a un but double à ces fondations mythique : un regain de gloire municipale mais aussi un véhicule pour l’unité des bourgeois renvoyés à une origine commune (p. 35).

Le second chapitre inaugure la partie des études particulières avec la ville de Padoue. Ces études sont toujours conduites selon le même schéma : une carte ouvre le chapitre, puis suis une contextualisation (naissance de la commune, autres seigneuries d’importance aux frontières, développement de la ville, fonctionnement etc.), comment la commune adopte officiellement l’histoire fondatrice et quelles sont les manifestations physiques que cela engendre, avec quelles intentions et quels moyens. Dans le cas de Padoue, on fait appel à Virgile et Tite -Live pour les sources (p. 44) et cela se matérialise dans la reconstruction de la tombe d’Antênor à côté de la cathédrale en 1283 après avoir fait graver sur une porte de la ville un poème sur Antênor dès 1210. Un cercle préhumaniste est à l’origine de la rénovation de la tombe, comprenant une très forte représentation de professions juridiques.

A Gênes (troisième chapitre), c’est le célébrissime Jacques de Voragine, archevêque, qui prend les choses en main. Il agrège trois différentes histoires (se basant sur Isidore de Séville, Paul Diacre, Solinus, Jacopo Doria etc.), chacune ayant un Janus comme héros, pour les fondre en une seule (p. 76) : un Janus vient de Terre Sainte régner en Italie à partir de Gênes juste après le Déluge, un second Janus vient de Troie et un dernier d’Epire et sera divinisé par les Romains. Ainsi, l’un fonde, l’autre agrandit et embellit et le dernier est vénéré des Romains (sous la république, ce qui n’est pas sans importance). Toutes les cases sont cochées. Aux textes s’ajoute une monumentalisation dans la cathédrale de Gênes.

Le chapitre suivant s’attaque à Sienne. Cette dernière a la particularité de mettre en scène deux jumeaux allaités par une louve, ce qui peut paraître un honteux plagiat mais qui ne l’est pourtant pas, puisque l’emblème de Rome à ce moment-là est le lion (ce que l’auteur ne semble pas dire dans ce livre). Mais ces deux enfants ne sont pas Romulus et Rémus mais Aschius et Senius, fils de Rémus. On retrouve ainsi la louve en sculpture sur la Porte Romaine et sur le Palais Public (la mairie) mais aussi divers loups vivants logés dans ce même palais. Des peintures dans le palais reprennent ce motif, tout comme le SPQR romain.

Pour ce qui est de Pérouse, le besoin d’un aqueduc (parmi d’autres projets édilitaires) permet de faire construire entre la cathédrale et le palais public (deux bâtiments mis au goût du jour à la toute fin du XIIIe siècle) une fontaine monumentale. C’est là qu’intervient Eulistes, un roi étrusque, mentionné dans le commentaire de l’Enéide par Servius (p. 121). La nouvelle fontaine, bâtie en 1278 sur la place principale de Pérouse, lui rend hommage en le plaçant parmi les douze statues qui la scandent. Les Pisano père et fils sont responsable de la partie artistique du projet. La littérature vient ensuite, avec la commande par la commune à Boniface de Vérone d’un poème sur le fondateur, suivie d’une version en prose une fois l’œuvre acceptée.

Le dernier chapitre du livre explore plus en profondeur la relation entre connaissance du monde classique et service de la commune. Plusieurs types de personnes sont impliquées dans l’utilisation des sources antiques pour célébrer des fondateurs et utiliser leur aura. Il y a ainsi ceux qui commanditent et ceux qui exécutent, ceux qui maîtrisent le latin et ceux qui n’ont pas cette éducation, le tout dans des réseaux de toutes sortes (familiaux, professionnels, religieux, de patronage) qui voient circuler les idées dans toute l’Italie et au-delà. L’élite éduquée, celles de ceux passés par les universités parle avec la bourgeoisie des guildes, riche mais ne pouvant lire que des traductions, tout en étant dans le même bain de traditions orales que toute la population de la commune. Un processus bidirectionnel (p. 154) se met donc en place, permettant la participation de chacun aux rituels communaux, promouvant une identité civique.

La conclusion revient sur le concept de conscience historique : les Italiens du XIIIe siècle ont bien à l’esprit que l’histoire de Rome est la leur. Difficile de l’oublier, tant les pierres le rappelaient à tout bout de champs. Les communes, qui doivent gérer leurs affaires dans un monde très concurrentiel, cherchent des modèles et ceux de la Rome républicaine ont montré leur efficacité.

L’ouvrage est complété par un répertoire biographique très utile (tous les gens cités ne sont pas connus et leurs liens connus que des spécialistes), les notes (du très sérieux), la bibliographie et un index.

Ouvrage très intéressant et creusant admirablement ses exemples, on ne peut que regretter qu’il ne prenne que ces quatre exemples et qu’il n’élargisse pas à d’autres types de pouvoir (cela existe ailleurs). On sent que c’est pleinement dans les cordes de l’auteur, quand on voit comment, en plus des innombrables exemples ne touchant pas aux quatre cités, sont traités les cas de réfutations de prétentions par des cités rivales. Comme celui-ci le dit très clairement (p. 4), l’appropriation du passé antique par les cités-Etat italiennes atteste d’un intérêt bien plus large pour l’Antiquité qu’il est généralement perçu pour cette période. Et cet intérêt classicisant dans un environnement municipal complète le christianisme avec intelligence (p. 164). Mais parmi cette excellence et cette maîtrise de tous les instants (y compris au niveau de la forme), apparaît étrangement l’étonnante remarque que les républiques médiévales ne sont pas démocratiques au sens du XXIe siècle (p. 152) … Qui n’a jamais prétendu que république et démocratie sont des synonymes ?

Quelques graphiques des réseaux auraient été un plus, avec l’accumulation de noms et la bougeotte qui caractérise certains artistes et les exils d’autres. Mais le livre se dévore.

(Pise dans le Sud de la Toscane p. 19 ? …8)

Cookie monster

Roman de science-fiction de Vernor Vinge.

Ne pas mettre le doigt dans l’engrenage !

Dixie Mae a démarré il y a six jours au service clientèle de LotsaTech, la nouvelle très grosse boîte de la Silicon Valley. C’est même son premier jour au contact de la clientèle. Elle espère que ce sera le début d’une période plus stable dans une vie professionnelle pour l’instant assez chaotique. Tout se passe plutôt bien dans son box, entourée de ses collègues, quand elle reçoit un courriel qui ne peut être qu’une très mauvaise blague. Et les détails intimes qu’il contient mettent Dixie Mae hors d’elle. Qui a pu oser ? Un de ses collègues ? Aucun ne peut savoir cela. Quelqu’un d’autre sur ce campus ? Tant pis si la pause déjeuner y passe, le plaisantin va prendre cher.

Roman de moins de 100 pages, il mérite son qualificatif de court (« roman court » est le descriptif de l’éditeur et la catégorie dans laquelle il a gagné deux prix prestigieux, mais c’est une nouvelle en fait). Mais il ne faut pas prendre cette caractéristique comme un synonyme d’inabouti ou de bâclé. Le roman, malgré ou à cause de son côté hard-science très prononcé (l’auteur a enseigné l’informatique à l’université), n’a aucune peine à mettre le lecteur au cœur de l’action et des préoccupations des personnages. L’auteur parvient ainsi sans effort à faire réfléchir le lecteur aux conséquences de ce qu’apprennent les personnages, dans un monde qui diffère très peu du notre (sauf peut-être le choc de l’Empire State Building à Los Angeles p. 65 ?). Il y a au moins deux références au Magicien d’Oz (p. 43 et 62), sans que nous en ayons vraiment compris le sens, s’il y en a un. L’auteur se cite aussi p. 56, parmi d’autres auteurs étatsuniens de science-fiction qui semblent avoir un rapport avec l’histoire. Mais le but ne semble pas d’être clair dans ce passage … Ça l’est un peu plus mais pas totalement avec un autre auteur accompagné d’une citation p. 62. Mais aller plus loin serait dévoiler bien trop de l’histoire …

Un bon moment de lecture, avec un moment délicieux de bascule où héroïne et lecteur perdent pied. Très glaçant, aussi …

(un rêve de professeur, faire travailler des gens à la correction de copies p. 67 … 8,5)

American parano

Pourquoi la vieille Amérique va perdre sa guerre contre le reste du monde
Essai de caractérisation des Etats-Unis dans leur relation au monde par Jean-Philippe Immarigeon.

Sans la voix d’Ozzy.

Entre 2001 et 2003, les Etats-Unis surprenaient le monde par leur réaction à l’acte terroriste du 11 septembre. Premièrement, ils déclaraient une « guerre à la terreur », plongeant dans un manichéisme strict et peu réaliste du type « avec nous ou contre nous ». L’Afghanistan, qui donnait refuge aux dirigeants d’Al Qaïda, était bombardé et envahi. Puis, en 2003, démarrait l’invasion de l’Irak. A chaque fois, un déluge de feu et une action rapide mettait à bas gouvernements et forces armées officielles mais un contrôle du terrain très problématique s’ensuivait, avec le refus des populations locales que l’on fasse leur bonheur contre leur volonté. Effet collatéral, la France ayant refusé de s’associer à la guerre en Irak (les armes de destruction massive – terme impropre par ailleurs – n’étant ni produites ni en possession du régime baathiste irakien comme le prouvait la suite), elle est la cible de campagnes de presse extrêmement violentes qui surprirent de ce côté-ci de l’Atlantique. C’est le pourquoi de ces attaques, leur soubassement idéologique, qu’explore ici J.-P. Immarigeon dans un livre paru en 2006.

Comme A. de Tocqueville va beaucoup nous accompagner dans ce livre, il est l’objet principal du premier chapitre. L’auteur analyse et critique les écrits de Tocqueville (l’égalité avant la liberté aux Etats-Unis ? p. 19). Le second chapitre s’attaque au mythe du pays neuf, sans histoire, sorti de rien en 1776. Même ceux qui en 1620 débarquent du Mayflower ont une histoire, en arrivant dans un pays neuf, et une pensée qui est avant tout un refus de l’Europe. Pour l’auteur, c’est de cet idéalisme piétiste que naît cette vision du monde étatsunienne simplifiant tout (p. 40) et ignorant beaucoup. Et Tocqueville n’est pas toujours dans la sympathie : « Ainsi ils nient ce qu’ils ne peuvent comprendre » rappelle l’auteur.

J.-P. Immarigeon passe ensuite à la place de la religion aux Etats-Unis. Comme le laissait supposer le chapitre précédent, la place de cette dernière ne peut pas y être petite. L’auteur n’y va pas par quatre chemins : les Etats-Unis sont une théocratie (p. 60). La cause du départ des Pères Pèlerins, c’est qu’en Europe la loi des Hommes commence à supplanter la loi de Dieu (p. 69). Le quatrième chapitre reste dans la thématique religieuse mais l’aborde en revanche du côté du panthéisme que l’auteur veut voir dans la recherche étatsunienne d’une loi universelle, alliée au scientisme et à la prédestination calviniste. Pour l’auteur, il y a forcément déni de l’altérité porteuse de vérité (p. 78). Le chapitre compare aussi brièvement les deux acceptions, étatsunienne (1783) et française (1791), de la démocratie et les déclare opposées : on ne pourrait faire nul choix politique majeur dans l’interprétation étatsunienne. Le despotisme éclairé (p. 92).

Le cinquième chapitre revient ensuite sur le 11 septembre et ses suites. Il rappelle le débat sur la torture, envisagée sérieusement dans de nombreux éditoriaux. La détention arbitraire et indéfinie n’est pas plus un problème (à Guantanamo). Et toujours sans modification de la constitution de 1787. Naturellement, on glisse vers la censure (chapitre suivant), qui pour l’auteur est exercée par la majorité aux Etats-Unis en utilisant l’ostracisme (p. 120). Toujours explorant les conséquences de 2001, l’auteur s’attache ensuite à expliquer le soutien des intellectuels à la guerre en Irak mais aussi cet atavisme anti-Français qui épisodiquement prend les Etatsuniens (dès avant l’indépendance). Ensuite, dans un huitième chapitre, J.-P. Immarigeon veut faire la part des choses entre empire universel et Etat barricadé refusant les charges de l’empire. Il reprend la formule de Niall Ferguson, « l’empire dénié » (auteur d’un très bon Empire, d’un moins bon Colossus, mais qui n’est pas toujours tendre avec les Etats-Unis, p. 159).

Le neuvième chapitre quant à lui s’intéresse à la conduite de la guerre en Irak, marquée par le technicisme mais aussi une très grande incompréhension de la manière de faire des ennemis. Et si en plus on ne comprend pas un traître mot de ce qu’ils disent … Enfin dans un dernier chapitre, l’auteur envisage les évolutions de la relation transatlantique, en y voyant une inexorable et lente dégradation. Se détacher enfin de l’Europe nous dit l’auteur, une sorte de parricide (p. 226).

Une postface en forme de conclusion récapitulative et les notes complètent cet ouvrage de 230 pages de texte.

Pour le moins, ce livre est stimulant. Il va très loin dans l’analyse, avec parfois des passages assez durs à suivre quand on s’aventure dans la philosophie mais l’auteur est un très bon connaisseur du pays (et de Tocqueville, bien entendu). La lecture en est agréable, tonique, et, si tous les arguments avancés n’ont pas le même poids, ce dernier n’est jamais nul. On peut discuter de la notion de féodalisme appliquée aux Etats-Unis (p.72 par exemple, qu’il faut nous croyons comprendre comme une société de statuts). J.-P. Immarigeon n’échappe pas, de temps à autres, à certains simplismes (sur la barbarie du cinéma étatsunien et de la Guerre des Etoiles en particulier p. 211). De manière générale, sa connaissance des jeux vidéo nous semble très faible (p. 219) et ses jugements cinématographiques (en relation avec la psyché étatsunienne) sont beaucoup trop rapides. Que vient faire le Seigneur des Anneaux dans le puritanisme ? De même, il y a une sorte d’indécision (ou de grand mélange) à vouloir placer les Etatsuniens comme marqués (et encore guidés) par la prédestination calviniste tout en étant le fruit de la théologie luthérienne (p. 224). Le versant juriste de l’auteur se marie à ses autres talents pour nous livrer un portrait aux forts contrastes, et où, parfois, se glisse encore un peu d’admiration. Nous ne reviendrons pas sur l’utilisation, toujours imprécise, du mot « Amérique » dans tous le livre (mais une demande de l’éditeur n’est pas forcément à exclure).

Nous verrons si la suite, L’imposture américaine, est de la même veine.

(si, comme à la p. 81, ce n’est pas le peuple le souverain mais la constitution, cela éclaire sous un autre jour les théories habermassiennes sur le patriotisme constitutionnel et son origine … 8)