Les petites phrases qui ont fait la grande histoire

Recueil de citations de Olivier Calon.

Problème de vexillologie.

Chaque personne passée par l’école primaire en France a sans-doute entendu, au détour d’une leçon d’histoire, une de ces phrases qui ne s’entendent qu’à ce moment-là mais qui fondent un socle sur lequel s’appuie une bonne partie des références culturelles communes du pays. « Souviens-toi du vase de Soissons » est sans doute l’unique fois que la ville de Soissons doit être évoquée dans une classe de toute la scolarité obligatoire (tout en étant moins drôle que le « Vous ne m’avez pas crue, vous m’aurez cuite ! » de Jeanne d’Arc). Si, parmi les citations et phrases du présent livre, cette parole attribuée à Clovis est très connue, il en est qui sont plus confidentielles.

La sélection se concentre uniquement sur la France, démarrant avec Clovis et s’achevant avec  Emmanuel Macron, distribuant les citations de manière inégale au gré des siècles. Le découpage en périodes permet des changements typographiques pas désagréables, mais faire démarrer la période contemporaine en 1970 ne repose sur rien.  Mais arrivé à ce point du livre, le lecteur averti a déjà compris que l’auteur est journaliste, pas historien (ni sans doute ancien étudiant en histoire). Parler de Royaume de Bourgogne au Bas Moyen-Age, ça pique (p. 47), mais pas autant que César empereur (p. 51). Qualifier Jacques Cœur de dernier croisé français au milieu du XVe siècle est aussi une erreur, puisque (souvenez-vous), il y a des croisades jusqu’au XVIIe siècle. Mais quand on parle d’Algériens en 1830 (p. 162), on frise l’anachronisme. Le bilan de la Campagne de France en 1940 aurait mérité plus de clarté, pour expliquer le décalage entre le discours de P. Pétain et l’armistice ainsi que l’influence de ce même décalage sur le nombre de prisonniers de guerre français (p. 225). Le lecteur cherchera longtemps ce que veut dire l’auteur quand il parle des « arcanes de l’armée » p. 192. L’Inquisition bénéficie toujours et encore du même traitement (p. 25) …

Chaque phrase est expliqué sur deux pages, avec souvent une pastille qui offre un approfondissement ou un contre-champ, la plupart du temps très appréciable. Le format bride donc la possibilité d’expliquer précisément et clairement certaines phrases, mais apporte aussi des satisfactions. Un livre moyen, pour autant très lisible, pas exempt d’avis de l’auteur dans leur crudité.

(pour les derniers choix, nous jugerons de leur historicité dans plusieurs décennies … 6)

Mör

Roman policier/thriller de Johana Gustawsson.

La mör qui tue.

La Suède : ses lacs, ses exportations à base de bois, sa boulange et ses tueurs en série sadiques. C’est un peu ceux à quoi nous invite Johana Gustawsson dans ce roman qui ne prend pas de pincettes.

Une actrice connue qui disparaît à Londres et voilà qu’un tueur en série sadique refait surface. Tout son mode opératoire y est, rendant son identification certaine. Seul problème : il a été arrêté il y a dix ans et est toujours dans un hôpital-prison. Le pire c’est que le criminel se déplace, puisqu’un corps mutilé selon le même rituel, avec les mêmes détails, est retrouvé sur les bords d’un lac en Suède. L’enquête va donc être conjointe, entre la Suède et l’Angleterre. Mais que cherche-t-on ? Est-ce le même tueur, avec un innocent en prison ? Un imitateur qui aurait eu accès à des données connues de la seule police ? Un complice qui ne s’était pas fait pincer à l’époque mais qui, fait rare, reproduit exactement les mêmes exactions sans son acolyte de l’époque ? La profileuse canadienne Emily Roy est dépêchée en Suède par Scotland Yard et l’écrivain française Alexis Castells, dont le compagnon a été tué par le tueur en série, est contrainte de se replonger dans son passé.

Le polar nordique a tout emporté sur son passage, avec Millenium comme tête de proue, et le succès ne se dément pas. Mais le style n’est pas réservé aux seuls écrivains dont les noms finissent en –son. C’est ici le cas mais l’auteur est française (dotée d’un pseudonyme admirativo-commercial ?), marseillaise de surcroit (ou même ciotadenne ?), et vit avec un Suédois à Londres. Les ambiances découlent donc directement de son expérience personnelle, avec l’apport français en plus (le personnage de Alexis Castells, française en diable, avec son côté alter-ego). Mais on sent la volonté de montrer ce parcours de vie : le lecteur doit comprendre qu’elle connaît la Suède et Londres, avec à l’appui de nombreuses références culturelles qui ont pour but de crédibiliser le récit mais qui font trop appuyées quand on les ajoute aux placements de produits (c’est dans le cahier des charges du genre ? c’est enseigné dans les cours d’écriture ? l’auteur attend-t-il une rétribution ?). Le récit, parallèle à l’enquête, d’épisodes de la vie d’une immigrée suédoise à Londres dans les années 1880 a la bonne idée de mettre en scène cette immigration peu connue et de rappeler que la Scandinavie n’a pas toujours été cette zone économiquement bien portante. Cependant, l’auteur décrit une ambiance dickensienne surdéveloppée qui pourrait faire penser que le crime naît de la seule misère.

Au-delà de ça, que l’on dirige le lecteur vers l’histoire de Jack l’Eventreur  est d’une gênante transparence (p. 25). Quand p. 142 Sade est expressément cité, on se demande s’il n’y aurait pas derrière ce roman l’envie d’imiter cette grande figure, mais en ajoutant aux excentricités sexuelles une couche de gore qui prend la place du noyau de philosophie.

 Plus gênant encore, il n’y a aucune réaction mesurée. Toutes les émotions sont passées à l’amplificateur, potentiomètre sur 12 (p. 75 par exemple). Le côté marseillais ? Les paroles « giflent » constamment, et de nombreux personnages sont toujours au bord de défaillir à la moindre remarque ou allusion. Ces personnages, dont chacun a au moins une demi-douzaine de traumatismes (anciens et nouveaux), sont parfois difficiles à différencier. A tel point que Emily Roy et Alexis Castells pourraient être finalement le même personnage. La profileuse tient bien évidemment de la voyante extralucide et la criminologue suédoise, avec son syndrome d’Asperger, est bien sûr l’impertinence personnifiée. Cela dit, les autres policiers du roman sont aussi à ranger dans la catégorie « je me contrefous de la hiérarchie ». La fin du roman est cependant bien construite, avec un bon rythme qui fait monter la tension avec doigté mais abouti sur un dénouement à notre sens assez tarabiscoté et qui réintroduit des longueurs.

(c’est sympathiquement amené et peut-être vécu le coup de la suédoise qui se moque de l’accent français d’une personnage parlant anglais p. 259-261 …4,5)

L’abbaye blanche

Roman policier/thriller de Laurent Malot.

Des choses à se mettre sous la dent.

Le Jura non plus ne peut pas échapper à la corruption du monde (mais Elie Semoun le savait déjà). C’est l’argument de fond de ce roman policier, né d’un scénario de cinéma pas tourné.

Matthieu Gange est inspecteur de police à Nantua (comme la sauce). Sa femme est partie sans explication il y a un peu plus d’un mois, et il doit donc élever seul sa fille de six ans. Sa disparition est-elle liée aux trois meurtres sauvages commis en quelques jours, auxquels une jeune femme blonde semble liée ? Est-elle victime ou coupable dans cette affaire ? En équipe avec le capitaine Michelet, Gange enquête, parfois au péril de sa vie. Les ennemis semblent puissants, retords et imprévisibles mais la pugnace journaliste Héléna Medj semble aussi sur le coup. Alliée ou sangsue ? Si la hiérarchie de Gange marche sur des œufs, d’autres œuvreront pour aider Gange. Et éventuellement aussi aider la Justice …

Ce premier roman policier de L. Malot est bien construit, avec quelques brins d’humour qui rendent la lecture agréable. L’aspect rural, où les Jurassiens se sentiront à la maison, ajoute en crédibilité au roman qui a la bonne idée de ne pas tomber dans les listes de marques quand il s’agit de décrire quelque chose. L’auteur joue lourdement sur le côté montagnard bourru, idéaliste et intègre contre Parisiens lâches et corrupteurs (Gaëlle et les autres), comme effet secondaire de cette crédibilisation. Les paysages jurassiens sont plus évoqués que décrits mais on sent bien l’hiver local, présence difficile à manquer.

L’auteur évite aussi quelques poncifs : le flic ne sort pas avec la journaliste, par exemple. Il y a une fraîche ambiguïté dans la relation entre le héros et l’étudiante qui garde sa fille et la relation entre Etienne et Carole est drôle sans être fleur bleue.

Certains éléments sont beaucoup  moins crédibles, comme l’expédition dans l’abbaye ou comment l’ancien membre de la secte agit avec les policiers. La fin est assez bizarre, voire mal construite (même si l’on comprend que c’est le premier tome d’une série, explicite dans la version poche) : si la fatigue du héros mène à une telle fin, le lecteur y est assez mal conduit.

Une lecture plaisante avec un récit plaisamment rythmé (l’auteur est un scénariste expérimenté), mais sans être inoubliable. C’est l’occasion d’un changement de style et de voir ce qui s’écrit aujourd’hui dans le monde francophone.

(un beau piège pour ceux qui aiment commencer par lire les dernières pages d’un roman … 6,5)

La nuit des temps

Roman de science-fiction de René Barjavel.

L’une des masses de granit de la SF francophone.

Dans l’Antarctique, une équipe scientifique française découvre le signal d’une balise radio sous la glace, à plus d’un kilomètre de la surface. Une équipe internationale se constitue pour mettre au jour ce qui envoie ce signal, qui, si les glaciologues ont raison, émettrait depuis 900 000 ans. En descendant dans la glace de ce continent sujet aux tempêtes et à un froid effroyable, les scientifiques découvrent des ruines et des éléments de flore et de faune congelés qui n’ont rien à voir avec le milieu que les entoure. Qui donc a bien pu vivre là et mettre en place une balise avec une telle durée de vie ? Et surtout pourquoi tout ceci n’est plus ?

Notre série sur les classiques de la SF s’ajoute un numéro avec ce roman de l’estimé Barjavel. La nuit des temps est un classique mais il se différencie clairement de la production de l’Age d’Or de la SF étatsunienne mais aussi de Dune, écrit au même moment tout en puisant dans des éléments assez français. Il y a peu de choses à voir avec le type de sensualité que l’on peut trouver chez un I. Asimov (pourtant déjà aventureux de ce côté-là dans Face aux feux du soleil, avec là aussi des cités enterrées). Les descriptions de R. Barjavel ont un côté naturaliste tout en étant acrobatiques qui sont un plaisir pour le lecteur. Mais le début en lui-même, avec ses désolations glacées antarctiques et sa civilisation ancienne, fait aussi penser à Lovecraft, sans que le chemin vers l’horreur de ce dernier soit parcouru. Cette sensualité affichée, c’est aussi celle des années 60, un contexte d’écriture très présent. Tellement présent que l’auteur se défend d’avoir retouché son texte après mai 1968, après avoir achevé son manuscrit en mars de la même année (p. 167). On retrouve la fascination pour l’amiante mais aussi la contestation de la consommation (les parkings p. 31, les produits dérivés p. 34, les raviolis cuits dans leur boîte p. 301 etc.). La mention du barrage d’Assouan complète ce tableau d’une époque (p. 29), avec des références humoristiques qui commencent parfois à dater (le troisième bac, p.30).

Le roman joue de plusieurs thèmes, qui ne sont pas propres à la SF. Le premier de ceux-ci est celui de l’Age d’or, celui que les chercheurs pensent voir dans leurs devanciers de l’Antarctique. Mais c’est un Age d’or limité aux individualistes du Gondawa antarctique, au contraire de Enisor qui lui fait dans le la personnification du péril jaune, avec ses masses indifférenciées qui partent à l’assaut du monde (p. 148 et p. 189). Cette société antarctique, est d’abord présentée sous un jour souriant, avant que l’auteur, avec la tension progressant au fil du roman, ne précise certaines choses qui peuvent être plus déplaisantes, comme les exclus sans revenus de base (p. 211), les troupes d’assaut de la police etc. Cette utilisation de l’Age d’or est donc une présentation fine et à tiroirs. Il n’y a pas un Age d’or en -900 000 (qui est un Eden avec banque centrale p. 155) et un Age d’airain au XXe siècle, le cycle est bien plus court, si tant est que le point de départ idéal existe. Comme effet collatéral de ce thème, on a tout de même droit à un excursus sur le christianisme qui aurait réintroduit la honte dans l’Humanité (avec la classique dichotomie Christ-Paul en prime, p. 238).

Ensuite c’est une SF très critique de la science. A part le personnage de Simon, les autres scientifiques de l’expédition ne se pas présentés sous des jours très favorables. De plus, la manipulation des objets retrouvés dans l’abri fait passer ces scientifiques pour des apprentis-sorciers inconscients et immatures. C’est leur médiocrité qui permet au scénario de rendre plausible le qui pro quo final (mais ça reste une faiblesse à notre sens), un scénario bien aidé par le personnage de Eléa, étonnamment peu maline sur le coup. Mais la presse ne bénéficie pas d’un traitement plus sympathique dans ce roman.

Au niveau de l’écriture, outre des dialogues bien tournés, ce qui frappe le lecteur c’est le déroulement cinématographique qui lui vient sans doute de son origine comme scénario. Les aller-retour avec la famille qui commente les évènements retransmis à la télévision ont toute leur place dans ce schéma, avec un finale sur fond d’étudiants criant « Pao ! Pao ! Pao ! » (lire Mao) assez truculent, tout en, dans le même mouvement, annonçant mai 68 et faisant montre d’un mépris de classe assez violent.

Expérience positive, avec une lecture très plaisante et une plongée intéressante dans la peur nucléaire des années 60 mais c’est aussi un hymne à l’amour absolu. Un mélange pouvant donner de belles choses.

(dans ce roman, pas de Soviétiques mais bien encore des Russes … 8)

Retour à River Falls

Roman policier/thriller d’Alexis Aubenque.

Un lecteur embrumé.

Le journaliste de guerre Stephen Callahan revient dans sa ville natale de River Falls, dans l’Ouest des Etats-Unis. Pour se ressourcer officiellement, et vivre plus proche de sa famille pendant un temps. Dans cette même ville, le shérif Mike Logan dirige la police locale. Lui aussi est revenu il y a peu pour se faire réélire shérif. L’été coule indolent, les vacances universitaires sont là. Mais le crime n’a pas pris de vacances : le cadavre d’une adolescente est retrouvé dans les bois, dans une mise en scène à goût ésotérique. Théâtre des actes d’un tueur en série il y a quelques années, la paisible ville universitaire attire les médias du monde entier et la tension monte. Mike Logan, qui avait déjà arrêté le tueur il y a quelques années, peut-il empêcher une nouvelle série de meurtres ? Sa compagne, la profileuse du FBI Jessica Hurley pourra l’y aider, mais il n’est pas exclu que S. Callahan (employé au journal local) puisse aussi les aider. Le coupable se trouve-t-il parmi les artistes du cirque qui vient d’arriver en ville ?

Un auteur qui a démarré dans la SF (et le clin-d’œil aux grands auteurs du genre est sympathique p. 192 quand S. Callahan consulte la bibliothèque de son ancienne petite amie) avant de passer au policier, voilà qui soulevait un peu de curiosité. Nous pensions la collection Milady de Bragelonne orientée vers la littérature destinée à un public jeune et féminin (type littérature de vampire adolescent), ce qui cadrait pas avec le style affiché et qui nous a donc interpellé. Mais le vocabulaire choisi par endroits nous a convaincu qu’un public adolescent n’était pas forcément recherché, et il nous a donc fallut réviser notre jugement.

Disons-le de suite, ce n’est pas de la grande littérature. Si ce n’est pas non plus une lecture désagréable ou ennuyeuse, on enfonce quelques portes ouvertes (les dialogues ne font pas pousser des cris d’extase) dans ce roman et on ne cherche pas l’esthétisme. A. Aubenque use aussi de poncifs : pour lui on ne peut que croupir en prison (p. 322), avoir des poulains dans une salle de boxe (p. 327) et les Amish sont forcément des arriérés (p. 29). On saupoudre le tout de réflexions improbables (panem et circenses, p. 328), de remarques qui tombent à plat (p. 429), de placement de produits (des marques d’appareil photo ou de voitures qui ne rendent pas le récit plus naturaliste, pesant p. 99), voire d’incohérences (le shérif roule à fond et est dépassé par des ambulances p. 412 ou un ORL qui ausculte des poumons p. 145) et on obtient un roman pas déplaisant, qui par moment fait même tourner des pages, mais bancal (y compris la fin).

Ce qui plombe l’ensemble à notre sens, c’est que chaque personnage se résume à son traumatisme. Il n’y a ainsi plus de personnages « normaux » et leur profondeur est assez relative. Stephen Callahan n’est de plus pas d’une finesse psychologique à toutes épreuves (p. 419) …

D’un autre côté, l’auteur utilise dans son roman (partie d’une série mais lisible de manière autonome) des thématiques étatsuniennes contemporaines (où est-ce l’impression que celles-ci donnent de ce côté de l’Atlantique ?), comme les violences policières ciblant les Noirs (p. 123) ou le terrorisme islamiste (p. 407), ce qui crédibilise son récit.

Ce roman nous a donc détrompé sur le contenu de la collection, mais hélas déçu par son contenu, trop basé sur des archétypes fatigués.

(un t-shirt des Metallica comme on dit un t-shirt de Beatles p. 347 … horrible … 5,5)

La sculpture grecque

Manuel de sculpture grecque de Bernard Holtzmann.

Finesse, délicatesse et blancheur trompeuse.

L’étude de la sculpture grecque n’a rien de figée comme nous le rappelle B. Holtzmann dans ce manuel touffu. De nouvelles découvertes ont lieu constamment, que ce soit de grandeur nature ou des statuettes, qui viennent agrandir le corpus des œuvres. La sculpture grecque est aussi pour les Modernes ce qu’il y a de plus grec en termes d’art, une conséquence de la disparition des traces qu’auraient pu laisser d’autres types d’œuvres comme les peintures ou la musique.

Ce manuel est découpé en plusieurs parties, d’importances inégales. La première est toute de textes et décrit avec pas mal de profondeur la sculpture grecque. La matérialité de la statuaire, son inscription dans l’espace, les matériaux utilisés (bois, terre cuite, métaux, pierre) et les techniques employées sur eux sont évoqués longuement. Les différents genres sont l’objet de la seconde sous-partie, avec les difficultés de la classification que cela comporte : s’il est parfois difficile de distinguer une statue de culte d’une offrande, certaines statues sont clairement décoratives. Les sculptures funéraire, commémorative et honorifique sont aussi abordées avant que l’auteur ne précise ses vues en matière de préséance de la figure humaine dans la sculpture grecque qui doit être rendue par l’imitation du réel (p. 72). Dans une seconde partie, B. Holtzmann franchit une étape dans son développement allant du général au particulier. Il y est question de tradition et de renouvellement, des analyses du style, et de l’influence de cette analyse sur la datation d’une œuvre, art toujours délicat (p. 100-105).

La dernière partie du livre, enfin, est la plus importante en volume. Elle présente, dans une évolution chronologique, 125 œuvres avec sur la page de droite une photographie et sur la page de gauche une description et des références. On commence ainsi par le centaure de Lefkandi (fin Xe siècle avant notre ère) et le voyage s’achève avec la statue honorifique de Flavius Palmatus (vers 500 ap. J.-C.) en passant par l’offrande de Manticlos (début VIIIe siècle av. J.-C.), la Dame d’Auxerre et le Cavalier Rampin. Que lecteur se rassure :  le cratère de Vix, la frise du Trésor de Siphnos, l’Aurige de Delphes (milieu Ve siècle a. C.), le Poséidon du Cap Artémision, la statue A de Riace, le Discobole de Myron, le Doryphore de Polyclète, l’Aphrodite de Cnide de Praxitèle, la Victoire de Samothrace, la tête d’Ulysse de la grotte de Sperlonga et tant d’autres œuvres, tout aussi connues ou moins connues mais ayant toujours un grand intérêt, sont aussi du voyage. L’auteur consacre ensuite quelques pages aux destinées de la statuaire grecque après l’Antiquité, après que les Romains l’ait en partie vidée de son sens et  transformée en pièces agrément pour jardins de villas (p. 370). L’avènement du christianisme officiel interrompt les pratiques romaines de conservations (p. 47) et la redécouvert des œuvres à partir de la Renaissance portent sur ces mêmes œuvres des regards nouveaux (dont le refus de la polychromie par exemple). Le volume s’achève par un petit guide des hauts lieux de la sculpture grecque aujourd’hui, un glossaire fort utile, une bibliographie blindée (qui va jusqu’à 2010), une liste des œuvres et un index.

Le livre remplit ses promesses, mais c’est là plus qu’attendu venant d’un spécialiste de la question et il les surpasse même, dans le sens où le lecteur déjà expérimenté apprendra encore des choses (ou les lui rappellera, s’il fut trop avancé dans la spécialisation). Tous les sanctuaires n’ont ainsi pas de statue de culte, surtout s’ils sont petits (p. 49), et que la statue en bronze coûte beaucoup plus cher qu’une statue en marbre (3000 drachmes contre 500 à Athènes à l’époque hellénistique), avec un coût du transport qui peut aller jusqu’à un tiers du coût global (p. 33). Le concept de nudité comme costume est très bien développée, tout comme l’analyse du rapport entre le réel et la sculpture grecque (p. 278). Certaines assertions peuvent être discutées (par exemple la note 5  de la p. 55 sur l’Acropole) tout comme l’emploi de certains adjectifs dans les descriptions (très précises par ailleurs). Il est une imprécision sur la Seconde Guerre Punique (p. 282) mais qui porte à très peu de conséquences. L’épilogue laisse place à des vues plus ouvertement personnelles, où l’auteur critique l’enseignement secondaire européen (p. 383), les grands musées universels (p. 390-391) mais aussi la statuaire réduite à la 2D (p. 384), surtout quand elle est utilisée à des fins mercantiles. On peut regretter qu’il n’y ait qu’une seule photo par œuvre, alors que certaines de celles-ci méritent plusieurs angles différents ou des détails. Mais c’est le format qui limite le nombre des illustrations et il faut faire alors l’effort de chercher les illustrations complémentaires ou aller voir les œuvres dans les musées.

Le livre le dit lui-même en son sous-titre, c’est une introduction. Une très belle, foisonnante et néanmoins rationnelle introduction qui fera faire plein de découvertes au lecteur, si tant est qu’il a eu quelques expériences du sujet.

(ah cette sortie du cadre par le guerrier gisant du temple d’Aphaia à Egine p. 185 … 8)

Léonard et Machiavel

Cheminement historico-littéraire de Patrick Boucheron.

Deux géants sous un dais jaune.

Léonard de Vinci et Nicolas Machiavel travaillent à la même chose. Travaillent-ils ensemble ? Et pourquoi ne se nomment-ils pas l’un l’autre ? Nous voici une fois de plus devant le secret de la Chambre des époux, obligés de lire des mots envolés sur des lèvres absentes. p. 84

Parmi les quelques géants qui scandent a petite place de la Galerie des Offices à Florence, honorant les enfants de la ville ou de la Toscane, deux furent actifs à la fin du XVe siècle. Le premier, fils illégitime d’un notaire du village de Vinci était né en 1452. Le second, fils de juriste, est le benjamin du premier de 17 ans. Le premier, après un apprentissage dans l’atelier de Verrochio et un début de carrière quitte Florence pour la cour des ducs de Milan en 1482. Le second, éduqué à la mode humaniste mais sans passer par l’université, devient en 1498 le secrétaire à la chancellerie d’une république florentine qui a chassé les Médicis et est passé à travers l’épisode théocratique de Savonarole. Le premier, c’est Léonard et le second, Machiavel.

Dans leurs nombreux écrits, malgré leur présence commune attestée ou supputée à plusieurs endroits et leurs intérêts communs, aucun ne parle de l’autre. Savoir que deux des plus grands esprits de la Renaissance se rencontrent mais n’en disent mot a enflammé l’esprit de recherche et l’imagination de nombreux historiens et écrivains et Patrick Boucheron (qui enseigne au Collège de France et est un spécialiste de l’Italie médiévale) essaie dans ce livre de marier les deux approches. C’est assez frustrant pour l’historien, ce dont l’auteur convient p. 147 (en avouant sa difficulté à ses passer de notes), mais il faut que en termes littéraires, le résultat est plutôt bon. P. Boucheron sait raconter, sait tisser des histoires.

P.Boucheron fait démarrer son récit en juin 1502. César Borgia, allié du roi de France Louis XII et fils du pape Alexandre VI, se taille une principauté en Romagne et prend la ville d’Urbino en juin 1502. Léonard voit en ce condottiere, général en chef des armées papales, un possible mécène après la chute des Sforza à Milan en 1499 et trois années au service de Venise. César Borgia le nomme son ingénieur. Machiavel lui aussi veut quelque chose de César Borgia : ses intentions quant à la cité de Florence qui l’envoie auprès de lui. Mais celui-ci est un homme secret et Machiavel ne peut percer ses plans. Les trois hommes sont donc ensemble à Urbino puis à Imola entre juin 1502 et janvier 1503. Mais P. Boucheron reste à Urbino, nous décrit le palais ducal et en quoi il est emblématique des principautés dont l’ère s’achève avec l’arrivée en Italie des forces françaises en 1494. Puis l’auteur retrace les différentes tentatives de reconstituer les dialogues entre Léonard et Machiavel (p. 17) et ce qui peut avoir rapproché les deux hommes. Puis l’auteur se penche vers Léonard, celui qui fait des listes quand il doit partir (de ses possessions, de choses à faire), parce que ça le calme (p. 25). Léonard est chargé de la mise en scène du pouvoir des Sforza à Milan, et quand ces dernier doivent s’enfuir, lui aussi part de Milan.

Machiavel de son côté a bien compris, avec la Seigneurie florentine, que l’arrivée des armées française en Italie change totalement le jeu des puissances. Les dirigeants florentins l’envoient par monts et par vaux, en France comme dans toute l’Italie, et parfois au détriment de ses affaires personnelles (p. 35). Les affaires de son temps, il les compare avec celles de l’Antiquité et qu’il étudie au travers de ses lectures. C’est cette rencontre qui donne naissance au Prince, après 1513, quand il est exilé de Florence après le retour des Médicis.

Les dirigeants italiens, Léonard en a une bonne pratique lui aussi (p. 44). Isabelle d’Este le harcèle des années durant pour qu’il fasse d’elle un portrait (ou un second, après la Dame à l’hermine, p.40). C’est ainsi que nous revenons à César Borgia, à son parcours météoritique, qui cherche à ses constituer des forces qui lui sont propres avoir usé de la force d’autrui (p. 47). Léonard, au service de Borgia, parcourt la Romagne et la Toscane, avec ses assistants, pour évaluer les forteresses de son employeur et faire un plan de la ville d’Imola vue du ciel. Machiavel de son côté observe comme C. Borgia met fin à une conjuration contre lui.

Mais voilà, le pape meurt, et son fils est souffrant. Le nouveau pape, Jules II, est son ennemi et son rapprochement raté avec l’Espagne affaiblit le soutien français. Il meurt en 1507. Mais cet échec ne doit pas lui être imputé selon Machiavel. Il a fait ce qu’il fallait, il fut seulement malchanceux (p. 75) et il admire ce que fut son mouvement. Le mouvement et l’incertitude, c’est justement ce que fuit le prosaïque et très politique Léonard (p. 73), qui a même pensé se mettre au service de la Sublime Porte.

Léonard et Machiavel se retrouvent en juillet 1503. Machiavel plaide au près de la Seigneurie pour des travaux de dérivation de l’Arno devant isoler Pise de la mer et ainsi la mettre à genoux. Et la Seigneurie confie la conception des travaux à Léonard (déjà très hydraulicien à Milan). Le chantier débute en juillet 1504, mais un orage détruit la digue en octobre de la même année …

Enfin, Léonard et Machiavel se rencontrent sûrement une troisième fois. Quand Léonard est chargé par Florence de peindre dans le Palais-Vieux la bataille d’Anghiari (en 1440 contre Milan), il négocie un premier (en octobre 1503) puis un second contrat qui précise le premier. Et comme témoin du second contrat, c’est Machiavel qui signe. Florence se méfie, elle connaît la propension du peintre à ne rien finir (mais P. Boucheron avance une explication du pourquoi p. 118) et Léonard ne veut pas abdiquer sa liberté artistique : un compromis est trouvé. Léonard finira le carton mais jamais la peinture … En 1506, il part pour Milan. Machiavel voit sa carrière arrêtée nette par le retour des Médicis en 1513, avant de revenir à Florence en 1519.

En fin de volume, un tableau récapitule les entrelacs décrits dans le texte, avant que P. Boucheron ne paie ses dettes, aux Hommes et aux textes.

Ce cheminement, une fois accepté sa forme particulière par le lecteur, est très agréable. Il est fondé, et cette science très visible renforce le propos qui n’est pas strictement chronologique, allant de-ci de-là, vers des thèmes annexes (le destin de la Bataille d’Anghiari ou le projet de milice florentine par exemple), puis revenant aux trois moments de rencontre. La comparaison entre le programme artistique du palais civique de Florence et de celui de Sienne est très éclairante elle aussi (p. 107). Ainsi l’auteur ne veut pas reconstituer un puzzle, mais un gué (p. 82). Par moments, on accompagne l’auteur dans ses recherches, au contact des manuscrits (p. 52-53) et ainsi on peu comprendre nous aussi pourquoi Machiavel s’habille avec soin pour lire les Anciens (p. 61), ce qu’est l’humanisme (rapide mais efficace, p. 110) ou c’est qu’est le Prince (p. 75).

Si P. Boucheron dégage avec soin et justesse les différences qu’il y a entre ses deux personnages principaux, il dépeint aussi avec précision ce qui les rassemble (p. 77, p. 134). Il essaie de résister aux potentialités des rencontres à imaginer ce qu’ils ont pu se dire. L’auteur a conscience de cette tentation et ce n’est pas toujours couronné de succès. Mais il a bien enseigné le lecteur.

Et finalement on se demande si P. Boucheron ne se sent pas lui-même Machiavel (p. 135).

(pourquoi parler de « bibliographie mensongère » p. 148 ? … 7,5)

Comment écrire sa thèse

Manuel d’écriture universitaire d’Umberto Eco.

Une méthode, pas une recette.

Il pourrait vous arriver de remercier ou de reconnaître votre dette à l’égard d’un universitaire que votre directeur de thèse déteste ou méprise. Incident grave. Mais c’est de votre faute. Ou bien vous faites confiance à votre directeur, et s’il vous avait dit que cet individu est un imbécile, il ne fallait pas aller le consulter. Ou bien votre directeur est quelqu’un d’ouvert et accepte que son étudiant ait eu recours à des sources avec lesquelles il est en désaccord, ce dont il fera éventuellement le sujet d’une discussion courtoise lors de la soutenance. Ou bien votre directeur est un vieux mandarin lunatique, blafard et dogmatique, et il ne fallait pas choisir comme directeur un aussi triste sire. Et si vous vouliez faire à tout prix votre thèse avec lui parce que, malgré ses défauts, il vous semblait un protecteur utile, alors soyez cohérent dans votre malhonnêteté, ne citez pas l’autre parce que vous aurez choisi de prendre modèle sur votre mentor. p. 283

Umberto Eco n’est pas qu’un auteur de romans à succès mais a été un professeur respecté à Bologne. Il a donc dirigé des travaux de recherches, des doctorats bien entendu, mais surtout (quantitativement) des mémoires de laurea (l’équivalent de la maîtrise française d’avant la réforme européenne dite de … Bologne). Ne souhaitant pas se répéter chaque année avec chaque étudiant, il a couché par écrit ses conseils méthodologiques et de rédaction dans les années 70, avant de l’éditer en 1977. Le titre est donc un peu mensonger, puisque l’auteur s’adresse expressément à des étudiants écrivant leur tout premier travail de recherche, ce que n’es pas une thèse de doctorat.

Et donc, 39 ans après la première édition italienne, le livre paraît enfin en français.

La préface à l’édition italienne de 1985 pose la scène. Ce livre a connu une grande diffusion parmi les étudiants et conseillé par de nombreux professeurs, ce dont se félicite U. Eco, acceptant la responsabilité (p. 11) d’avoir donné à l’Italie de nombreux titulaires de la laurea. Il revient aussi sur certains développements personnels et universitaires entre 1977 et 1985. Suit le premier chapitre, consacré à la nature du mémoire/thèse et son utilité. La nature du mémoire est donc exposé, son utilité après les études, le public visé par ce livre et enfin quatre règles fondamentales quand on se lance dans ce genre de travail : que le sujet intéresse l’étudiant, que les sources soient matériellement accessibles, qu’elles soient utilisables et finalement, que l’étudiant soit méthodologiquement prêt.

Le second chapitre passe à la détermination du sujet (la première règle fondamentale), en distinguant les types de sujets : monographique ou panoramique, historique ou théorique et sujet ancien ou contemporain. La question du temps est aussi abordée dans ce chapitre (entre six mois et trois ans) avant que l’auteur considère l’utilité ou la nécessité des langues étrangères. La scientificité est explorée, surtout son rapport à la politique (nous sommes moins de dix ans après 1968). L’exemple d’un sujet sur les radios libres (oui, fin des années 70 …) permet de montrer qu’un sujet d’actualité peut être traité avec rigueur scientifique (p. 73-83). Le chapitre s’achève sur quelques conseils de bon sens sur comment ne pas se faire exploiter par son directeur de mémoire.

Le chapitre suivant avance dans le processus de fabrication du mémoire avec la recherche du matériau, et tout d’abord le repérage des sources. U. Eco distingue les sources de première main de celles de seconde main,  avant d’expliquer comment faire une recherche bibliographique en bibliothèque (avec ses aspects pratiques de notation). Le point le plus intéressant de ce chapitre est son exemple de recherche à partir de la p. 141. L’auteur se met dans la peau d’un étudiant habitant à Montferrat (dans le Piémont, où justement il habite), travaillant pour financer ses études et qui consacre trois après-midis (neuf heures en tout) à sa recherche bibliographique sur le concept de métaphore dans les traités italiens de l’époque baroque. Il se rend donc à la bibliothèque d’Alexandrie (toujours dans le Piémont) pour démarrer sa recherche. U. Eco détaille ses actions et leurs résultats, pas à pas, entre usuels, monographies et revues. Les choses de ce côté-là ont beaucoup évolué depuis 1977 (catalogue unique, accès à distance) mais la méthode reste la même. La psychologie du chercheur est brièvement évoquée en fin de chapitre.

La quatrième chapitre est celui du plan de travail, intimement lié à la table des matières. L’auteur détaille aussi son système de fiches, s’il faut écrire ou souligner dans les livres, ou encore le danger des photocopies comme alibi. Le thème de l’humilité scientifique clôt cette partie, où l’auteur explique par l’exemple que les bonnes idées ne viennent pas toujours des grands auteurs : « n’importe qui peut nous enseigner quelque chose » (p. 226).

Puis, dans le cinquième chapitre, U. Eco s’attaque à la rédaction. La première question qu’il règle est à qui s’adresse le mémoire, ce qui a une influence directe sur les termes à définir ou pas. Il insiste aussi sur les conventions d’écriture (ne pas écrire de la poésie d’avant-garde dans un mémoire sur ce sujet, p. 236), accentuant sur le fait que si c’est pour briser les conventions, autant ne pas faire de mémoire et de jouer de la guitare (p. 236). Utiliser le « je » ou le « nous » est une question résolue avec beaucoup de pertinence (p. 244). L’art de la citation est aussi défini par l’auteur, comme les différences entre citation, paraphrase et plagiat et l’utilisation des notes. Avant de conclure avec la fierté scientifique (avoir le courage d’affirmer), l’auteur donne encore quelques conseils et définit quelques pièges à éviter.

Le dernier chapitre, enfin, est centré sur la rédaction définitive du mémoire. Il y est évidemment question de typographie, de translittération (où le peut ne pas toujours être d’accord), de soulignages, de guillemets, de ponctuation, d’abréviations, la bibliographie finale, la table des matières ou encore les appendices.  Une petite conclusion achève ce volume de 340 pages en insistant sur l’expérience que représente la rédaction d’un mémoire avant que le traducteur n’offre au lecteur une petite analyse contextualisante du livre (sur l’informatique p. 333, sur l’importance pour U. Eco de faire partie du club des chercheurs p. 335).

Pour toute personne passé par cette étape du mémoire de recherche, ce livre c’est pas mal de souvenirs qui remontent, avec certaines prises de conscience aussi. Ce livre est une mine de bons conseils, certains évidents, d’autres moins. Il est bien sûr un peu daté (les machines à écrire, comme par exemple p. 277 et p. 287, mais aussi sur le peu d’importance des morts sur la route p. 324) mais sait aussi être drôle, voir même abrupt : il n’exclut pas que l’étudiant puisse faire fausse route en écrivant un mémoire (p. 242). De plus, U. Eco cite de véritables mémoires, ce qui peut être parfois gênant pour leurs auteurs (p. 231).

Mais ce livre est bien plus qu’un manuel, il est aussi une plongée dans l’univers mental d’U. Eco. Les pages 236 et 237 sont sur ce point exemplaire : on passe du style du Manifeste du parti communiste au style du Capital au style des poètes E. Montale et C.E. Gaddia. Ses connaissances en philosophie médiévale n’étonneront personne et il fait appel dans la rédaction de ce manuel non seulement à sa pratique professorale mais aussi à ses souvenirs d’étudiant.

La traduction est hélas assez oscillante. Les exemples typiquement italiens sont parfois remplacés par des exemples français, au lieu d’expliquer les exemples d’origine en note. On obtient ainsi pour un livre paru en 1977 un exemple avec Z. Zidane (le texte de l’édition italienne de 2001, p. 197, ressemble peu à ce que l’on a lu p. 281) et on parle d’email comme mot du langage courant d’origine étrangère qu’il n’est pas besoin de traduire (p. 291) avec bar, sport et boom. Il y avait sans doute d’autres choix à faire pour ne pas rendre ce texte incohérent et en partie anachronique. Pourquoi parle-t-on de Ligue 1 au lieu de Série A (p. 29) alors que tout le reste du livre ne parle presque que de littérature italienne ?

Mais ce point noir n’affecte que très peu les justes et précis conseils que donne ce livre pour la rédaction d’un travail universitaire, voir pour un texte tout court. Il est enfin à la disposition des étudiants français qui pourront ainsi se référer à une méthode éprouvée. L’université de masse, déjà décrite en 1985 par U. Eco dans l’introduction (p. 13) s’étant encore massifiée, bénéficier de l’aide d’un tel professeur en plus de son directeur de mémoire, souvent sollicité par ailleurs, ne se refuse pas.

(un professeur ayant conscience que l’université d’avant 1960 n’existait plus …8)

The Origin of Satan

Essai d’histoire des religions de Elaine Pagels.

Big bisous.

La place de Satan dans le Nouveau Testament n’est pas celle de Satan dans l’Ancien Testament. Selon E. Pagels, qui enseigne à Princeton, Satan est bien plus incarné dans le Nouveau Testament, de manière différente selon les Evangiles. Les premiers Chrétiens ont ainsi tendance à diaboliser leurs adversaires. Comment, en suivant quelle tradition et pourquoi, tel est le programme de ce livre.

Passé une courte introduction, le lecteur entre de suite dans le vif du sujet avec l’Evangile de Marc et son contexte d’écriture, la guerre juive entre 66 et 73 ap. J.-C. Mais chez Marc, ceux qui sont diabolisés, ce ne sont pas les Romains qui ont exécuté Jésus et ont détruit le Temple  une trentaine d’années plus tard, mais bien les Juifs (sans pour autant exonérer entièrement les Romains, p. 15). Dans le cas de Marc, les Juifs sont les Juifs de la majorité, ceux qui sont opposés à la minorité chrétienne naissante. L’auteur insiste sur l’image presque positive dont bénéficie Ponce Pilate dans les Evangiles, contraire à ce que l’on sait de lui et de ses actions par ailleurs (p. 28-33).

La diabolisation des adversaires, les Paléochrétiens l’ont reprise des Esséniens, un courant du judaïsme porté sur le messianisme et l’ascétisme. Ce contexte est l’objet du second chapitre. L’auteur élargit son étude au niveau chronologique, en remontant au VIe siècle avant notre ère, considérant Satan comme un adversaire subordonné à Dieu (épisode de Balaam dans Nombres XXII, 23-33), mais pas substituable aux différents ennemis des Hébreux. E. Pagels s’appuie notamment sur les écrits de la Mer Morte, attribués aux Esséniens.

Puis l’auteur, dans le chapitre suivant analyse l’Evangile selon Matthieu, où cette fois-ci, l’ennemi diabolisé est plus précisément les Pharisiens (autre courant du judaïsme, plus proche des Romains), considérés comme s’étant détachés de la tradition dans laquelle serait les Chrétiens (avec des différences selon les groupes, qu’ils se rattachent à tel ou tel apôtre p. 64). C’est l’occasion pour E. Pagels de parler des évangiles apocryphes, dont beaucoup ont été retrouvés en 1945 en Egypte dans la bibliothèque gnostique de Nag Hammadi (et dont l’auteur est une spécialiste). Le renversement de la géographie symbolique d’Israël chez Matthieu est, en plus d’être intéressant, bien présenté (p. 79). Ce renversement appuie la revendication royale de Jésus en présentant Hérode comme un Gentil.

Quand E. Pagels passe à Luc et Jean, le fossé ne s’est pas rétréci entre Juifs et Chrétiens, il s’est élargi (quatrième chapitre). Luc, par exemple, ne mentionne pas de soldats romains dans la troupe venue arrêter Jésus sur le Mont des Oliviers (p. 93) et Pilate déclare Jésus innocent par trois fois (à la différence de Marc et Matthieu, p. 95). La question de la différence entre Juifs et Judéens chez Jean est aussi au programme dans ce chapitre (p. 103), tout comme la question du « pouvoir des ténèbres »opposé au Fils de la Lumière chez Luc et Jean.

Mais avec la destruction du Temple et la diffusion du christianisme dans l’empire romain, la question de la relation entre les chrétiens et les païens se fait plus pressante (chapitre suivant). Avec son organisation détruisant les liens ethniques (un peuple, un panthéon), les Chrétiens se font vite assez mal voir des autorités impériales, toujours attentives aux risques de sédition, mais surtout par leur absence de pietas, le culte des ancêtres et les traditions (p. 114). L’on suit ainsi le parcours de Justin, jeune étudiant en philosophie qui se convertit pour vivre « au-delà de la Nature » (p. 121), cette dernière étant représentée par les dieux du panthéon romain. Les païens sont donc diabolisés, sujets au impulsions démoniaques, mais c’est aussi assez vite le cas des hérétiques chrétiens aussi de la part des orthodoxes (comme c’est le cas aussi de la part de beaucoup, mais pas tous, desdits hérétiques). C’est bien sûr très visible chez Origène (contre les païens) et Irénée de Lyon (contre les courants d’initiés, dans le sixième chapitre). L’hérésie valentinienne forme une part importante de la fin du livre, avec sa forme de gnosticisme. La conclusion rappelle que la diabolisation n’est pas le fait de tous les Chrétiens à travers les âges : François d’Assise et Martin Luther King ne furent pas atteints.

Cette conclusion rappelle une évidence que le thème du livre peut avoir fait perdre de vue au lecteur tant il est question de scissions et de haine religieuse (et le Christianisme semble avoir échappé de peu au takfirisme, l’excommunication en série de tous par tous). Mais il permet une bonne compréhension de l’antijudaïsme chrétien, sur quelles bases il s’est établi et comment il s’est transformé même après la disparition du contexte historique qui l’a vu naître (minorité, domination romaine). En plus de cet éclairage général, certains passages sont particulièrement réussis (même si on peut parfois perdre un peu de vue le sujet principal), comme celui sur les Esséniens qui sont les premiers à engager une guerre cosmique dans le judaïsme (p. 84) oui sur l’évolution entre les évangélistes concernant leurs rapports avec la majorité juive (p. 110-11). Mais les limites de l’auteur apparaissent quand cette dernière sort de son domaine et arrive sur les terres de l’histoire romaine pure. Sa vision de la gladiature est erronée (p. 134) et elle est très imprécise sur l’Edit de Caracalla en 222 de notre ère (p. 142). Certaines citations  de chercheurs ne sont pas sourcées, comme à la page 106 par exemple et elle est peut-être un peu dure en voulant faire presque passer pour un complot des élites le choix des quatre auteurs canoniques (p. 69).

Ce livre montre donc avec beaucoup de réussite les deux histoires qui parcourent les évangiles canoniques : l’enseignement de Jésus et les combats des premières communautés contre leur environnement et comment le combat pour l’existence se superpose à ce qui est vécu comme un combat spirituel, un combat cosmique à mort qui même s’il est déjà gagné (Christ a déjà vaincu les Ténèbres), se poursuit encore pour les premières communautés.

(la réécriture de la Genèse par les Maccabées p. 54, ça ne manque pas que sel … 6,5)

Le pavillon d’or

Livret de Claus Henneberg et Toshiro Mayuzumi, sur une musique de ce dernier.
Production de l’Opéra du Rhin.

Un petit jaune ?

Le pavillon d’or n’est pas que le titre de l’opéra et un temple de Kyoto appelé Kinkakuji. C’est aussi un personnage de l’opéra, apparaissant et disparaissant et influençant le personnage principal Mizoguchi.

Mizoguchi est un enfant malheureux, affligé d’un handicap à la main, ce qui le rend solitaire dans le Kyoto de la fin des années 1930. Son père est gravement malade, sa mère le trompe et ne s’en cache pas. Quand son père sent la mort proche, il confie son fils à l’abbé Dosen, supérieur du temple du pavillon d’or. Mizoguchi y devient novice, c’est son premier contact avec le pavillon. A la fin de la guerre, le temple a survécu, mais le Japon est maintenant occupé par les Etasuniens. Mizoguchi accepte de l’argent d’un touriste étasunien pour frapper une prostituée, qui fait une fausse couche. Son ami Tsurukawa doute de la bonté de Mizoguchi, mais ce dernier le convainc que la prostitué a menti pour soutirer de l’argent au temple. Tsurukawa se suicide, sans avoir pu parler de ses problèmes avec Mizoguchi. Mizoguchi est aussi ami avec Kashiwagi, un étudiant cynique. Il lui propose de coucher avec sa copine, qui a perdu son mari à la guerre et son bébé. Mais le pavillon est déjà bien trop présent dans l’esprit de Mizoguchi. Cette attirance est à la fois amour et haine, possession et désir de possession. Il se laisse gagner par la folie et met enfin le feu au pavillon, où il meurt.

Le plateau est nu, mais souvent occupés par les éléments de décor qui sortent des murs latéraux (un salon, une chambre à coucher etc.) ou des panneaux mobiles. On obtient ainsi un jeu de capsules temporelles, puisqu’il  n y a pas d’unité de temps : le héros revit certains épisodes de sa jeunesse (son entrée au temple, sa rencontre avec la voisine, sa mère et son amant), mais le spectateur voit une série d’évènements sans continuité chronologique et qui ne sont pas toujours du domaine de l’action mais parties du contexte (bombe atomique, arrivée des Etatsuniens, mort de la voisine qui a dénoncé son amant déserteur). Le bois est omniprésent et les costumes collent assez bien à l’époque de l’action. Le pavillon d’or est souvent figuré par de la lumière seule, sauf à la fin où pavillon et feu se confondent en un panneau doré avançant vers la fosse d’orchestre. Particularité intéressante, le personnage de Mizoguchi est parfois doublé par un danseur, expression de sa folie et qu’il assassine par deux fois au cours de la pièce.

Cet opéra n’est clairement pas le domaine du bel canto, mais n’est pas dans la dissonance du troisième tiers du XXe siècle. Sur une musique très mahlérienne, le chant des différents personnages se pose de manière heurtée (mais on sent bien la tradition allemande du lieder). Le chœur, qui est la voix de la folie à l’intérieur de Mizoguchi, est très lithique et funèbre. La pièce repose essentiellement sur les épaules de Mizoguchi, qui a eu un sens du rythme très poussé. Le niveau des chanteurs était homogène, faisant appel à des capacités particulières, proches du parlé-chanté. Enfin l’orchestre s’est très acquitté de sa tâche, avec une mention spéciale pour les passages jazzy quand des soldats étatsuniens sont présents sur le plateau.

Si on est très loin de l’émotion d’une Francesca, cette rencontre germano-nipponne nous a proposé une excellente soirée entre folie et esthétisme destructeur.

(garder la main crispée pendant une heure et demi n’est pas une mince performance … 6,5)