Sporadically Radical

Ethnographies of Organised Violence and Militant Mobilization.
Recueil d’articles ethnologiques sous la direction de Steffen Jensen et Henrik Vigh.

Aux horaires de bureau.

La question agite les observateurs après un attentat ou la découverte que tout un groupe d’amis a pris fait et cause pour l’Etat Islamique et a fait le voyage de Syrie. Comment ces jeunes gens, hommes ou femmes, ont pu en arriver à une telle décision ? Se sont-ils radicalisés ? Pour les auteurs, le terme de radicalisation n’est pas le bon (et ne conduit à aucune analyse pertinente) et il faut penser ces engagements en termes de mobilisation au sein de structures portées sur la violence, sachant que la mobilisation n’est pas forcément de tous les instants (p. 22). Il n’y a pas d’unilinéarité (p. 8). On peut être Ben Laden le matin et 2Pac l’après-midi (deux icônes du mécontentement, p. 22). L’approche des auteurs se veut ainsi dualiste et perspectiviste. Il y a ce qui caractérise les mobilisés (âge, genre, génération, futurs imaginés et tangentiels) et ce que les organisations ont à leur offrir (des rituels et des secrets, ainsi qu’un mode de relation aux autorités, p. 11). Les mobilisés naviguent entre les possibilités, recherchant revenus, statut et avenir.

Le premier chapitre emmène le lecteur vers la Guinée-Bissau, où l’on suit d’anciens miliciens de la milice Aguenta, démobilisée en 1999 suite à la défaite du président Vieira lors de la guerre civile déclenchée l’année précédente. L’un d’eux fait partie de la minorité musulmane du pays et considère que l’islamisme radical peut être une solution d’avenir /sans pour autant être lui-même dévot (p. 47, mais aussi l’islamisme vu comme une source de paix et de sortie de l’adolescence p. 49). D’autres ont pu rallier l’Europe et s’insérer dans des réseaux criminels au Portugal tout en se tournant vers le rastafarisme. Le second chapitre reste en Afrique mais s’intéresse au Sierra Leone, où là encore les anciens soldats et miliciens sont en surnombre et tentent de gagner leur vie en étant embauché par des entrepreneurs politiques dans les pays limitrophes. « Victimes de la paix » (p. 63), ils sont passés en 2002 à la fin de la guerre civile de « quelqu’un » à « personne » (tension entre visible et invisible p. 87), sans revenus. Soupesant les risques et les gains potentiels, ils s’engagent ou non dans des actions clandestines, avec divers intermédiaires qui ne savent pas forcément eux-mêmes qui sont les clients (p. 65). De ce fait, ce sont des relations purement techniques, sans attachement ni à un homme ni à une cause, mais où le secret a une valeur cardinale.

Le chapitre suivant nous transporte au Bengladesh, à l’université de Dacca. Pour obtenir un endroit pour dormir dans les dortoirs de l’université, les primo-entrants doivent choisir l’une des sections étudiantes des grands partis bangladeshi et sont ainsi contraints de militer dans un environnement parfois hostile où des dortoirs peuvent être pris d’assaut à la faveur de résultats électoraux. D’autres perdent leurs possessions et leur lit lors de conflits entre coteries d’un même parti (p. 109). Mais pour certains, ce peut être le début d’une carrière politique, les universités étant de plus très peu nombreuses dans le pays. Coercition ou plein gré finalement (p. 92) ?

Mais déjà nous retournons en Afrique, au Kenya plus précisément. Le mouvement Mungiki, héritier des Mau Mau des années 1950 (p. 123), y est très actif. Politiquement et religieusement actif, il se présente comme une société secrète (baptême, rituels, serments secrets, hiérarchie, tribunaux internes) qui prend la défense de la culture Kikuyu (parfois de manière paramilitaire) et veut corriger les erreurs historiques qui les contraignent à la pauvreté et à la marginalisation politique. Leur volonté de retrouver les anciens rituels Kikuyu est une très claire attaque contre le Kenya né de l’indépendance (p. 131), contrebalancé par un appel constant au renouvellement générationnel, une régénération littéralement (p. 143). Très souvent opposés au gouvernement de Nairobi, les heurts avec la police peuvent être sanglants, voire meurtriers.

Le cinquième chapitre se déroule à Manille, au sein d’une confrérie, la Tao Gamma Phi. Cette dernière prend place au sein d’une société très hiérarchisée, l’une des plus inégale au monde, mais qui a été secoué par des mouvements sociaux égalitaires, très liés à la Passion christique, avec son corollaire de souffrances auto-infligées (p. 153). Et justement, pour rentrer dans cette confrérie (qui se bat contre d’autres), il faut passer au travers d’un rituel qui inclut de se faire frapper le postérieur de manière très répétée par une batte de cricket. Pourquoi de jeunes hommes adhèrent-ils à cette confrérie, qui pourtant ne peut leur promettre une ascension sociale (le développement des fraternités de quartiers pauvres correspond à la baisse du nombre de fraternités étudiantes dans les années 1990, p. 158) ou un réseau tel que le font les vraies confréries étudiantes à lettres grecques étatsuniennes ou philippines ?

On reste cette fois-ci en Asie dans la section suivante. Au Népal, la guérilla maoïste est rentrée dans le jeu institutionnel avec la fin de la guerre civile en 2006. Guérilla devenu parti, il comprend une organisation de jeunesse qui cherche à mobiliser les énergies en faveur de changements politiques, Le parti maoïste a accédé au pouvoir au Népal par intermittence à partir de 2008. Tout comme le parti libéral, le parti maoïste lutte contre le féodalisme népalais (avec des objectifs bien entendu différents mais tous deux mettent l’accent sur le jeunesse contre la gérontocratie des autres partis). Le fait pour un frère de devoir constituer la dot de sa sœur conduit à l’expatriation d’une bonne partie de la population et enferme les jeunes gens dans des trappes à pauvreté (p. 192). Entre consumérisme, famille omniprésente et un écart encore très grand entre ville et campagne, la vie de jeune militant maoïste n’est pas de tout repos.

L’Ouganda est le dernier pays visité dans ce livre, avec les deux derniers chapitres. Le premier de ces chapitres décrit le programme de « jeunes cadres » mis en place par le gouvernement dans la région de l’Acholiland (qui a connu la guerre civile entre 1986 et 2009). Suite à la fin officieuse des hostilités, entre autres avec la Lord’s Resistance Army (incertitude bien expliquée p. 214-215), le gouvernement de Kampala décide de se réimplanter dans le Nord, sur sa frontière avec le Soudan. Pour les jeunes formés (majoritairement issus de camps de déplacés), à mi-chemin entre un service armé et un service civil (ils doivent être les yeux et les oreilles du gouvernement en plus de marquer sa présence au Nord), il y a l’attrait d’une entité nébuleuse et féroce, l’Etat ougandais, et la possibilité de démarrer ainsi une carrière (mais avant tout de survivre), d’être quelqu’un une fois passé par une formation ritualisée (p. 222). Le dernier chapitre du livre se place ensuite de l’autre côté, chez d’anciens insurgés de l’Acholiland revenus à la vie civile. Démobilisés (dure critique du processus de désarmement, de démobilisation et de réintégration ainsi que de certaines ONG p. 247-248), ils ne sont pas forcément libérés de leurs souvenirs et de leurs actes (enlèvement d’enfants pour en faire des soldats qui eux-mêmes conduiront d’autres enlèvements, exécutions, attaques de villages etc.) alors qu’ils sont en contact avec leurs victimes. Pour certains, l’appel du sang est toujours là (p. 247), avec en plus une perte de statut qui peut être ressentie durement.

Une description des contributeurs (tous rattachés à des organismes danois de recherche) et un index complètent cet ouvrage.

Le livre présente donc une grande variété d’études ethnologiques, conduites sur plusieurs années, dont aucune ne s’intéresse au djihadisme mais qui permettent néanmoins par analogie d’en approcher certaines réalités (la criminalité p. 42). La critique du terme radicalisation (comme acte normatif d’un gouvernement, p. 19) est claire, même si parfois les auteurs peuvent avoir du mal à en trouver un autre. Historiographiquement, les auteurs se situent du côté de la théorie dite critique (C. Mouffe et J. Butler p. 17), ce qui peut conduire à reprendre quelques discutables affirmations de A. Badiou (conservatisme capitalistique p. 18). De même, affirmer que religion et politique sont deux royaumes séparés depuis 1648 est peut-être présomptueux (p. 16). La littérature n’est qu’en langue anglaise, mais c’est peut-être du au lieu de production, le Danemark, plus tourné vers l’exportation de sa production scientifique.

Les contextualisations sont bonnes, même si parfois on peut se trouver en manque de détails dans certains articles (que font vraiment les confréries à Manille ? Pourquoi se battent-elles entre elles ?). Il faut aussi accepter le point de vue ethnologique, et de ne pouvoir ainsi faire que des généralisations approximatives (ce dont conscients les chercheurs). Parmi la pluralité des motifs qui conduisent à intégrer une organisation violente, pour les auteurs, celle de la survie prend souvent le pas sur l’adhésion idéologique. Comme chez O. Roy (cité p. 10), il y aurait ainsi d’abord mobilisation, puis éventuellement une coloration idéologique par après.

Mais peut-on comparer un déplacé ougandais qui cherche un moyen de subsistance d’un Européen économiquement intégré qui veut rejoindre la Mésopotamie islamiste ? Le livre ne répond pas à cette question …

(« le futur est difficile à prévoir, surtout quand il concerne l’avenir » a-t-il vraiment été dit pour la première fois par un humoriste danois p. 26 ? … 7)

 

Penser la guerre

Essai de polémologie fondamentale de Eric Clémens.

Obscurité ?

Avec ce livre, E. Clémens a pour objectif de déterminer comment le phénomène « guerre » est apparu. Parce que s’il est apparu, c’est-à-dire dans certaines conditions de développement humain, il peut selon l’auteur disparaître si l’expérience humaine revient aux conditions d’avant son apparition.

Pour explorer l’émergence de la guerre au sein des sociétés humaines, E. Clémens critique tout d’abord l’une après l’autre différentes hypothèses : ludique, éco-technique, socio-politique stratégico-politique et bio-animale. Pour discuter l’hypothèse ludique, l’auteur s’appuie sur le livre Homo ludens de J. Huizinga qui postule que le jeu précède la guerre : activité libre, gratuite, délimitée dans le temps et l’espace, agonique, réglée mais ouverte au hasard et vertigineuse (p. 21). La théorie éco-technique se base quant à elle sur un retournement de l’homme chassé en homme chasseur (selon B. Ehrenreich). Les nécessités de la défense encouragent un développement de l’intelligence, des outils et du langage (p. 32). La notion de sacré n’est jamais loin. L’explication socio-politique, basée sur P. Clastres (La société contre l’Etat, paru en 1974), pense que la guerre est née dans le société tribales pour se protéger de l’émergence de l’Etat en se mettant, grâce à la guerre, à distance des uns des autres et en empêchant l’émergence de chefs au pouvoir normatif (et donc autre que guerrier). L’explication stratégico-politique prend C. von Clausewitz comme base de départ et en dégage un triptyque violence massive/jeu stratégique/fin politique (sous un déluge de citations qui confine à la noyade). La dernière hypothèse, dite bio-animale, est très vite mise de côté.

La seconde partie du livre va ensuite se tourner vers la psychanalyse pour expliquer l’émergence de la guerre. S. Freud est bien sûr commenté (principalement en se basant sur son fameux échange épistolaire avec A. Einstein en 1932). S. Freud dégage deux types de causes : internes (avec des haines séparatrices) et externes, les différences de vie matérielle et de valeurs (p. 93). Mais E. Clémens emmène aussi le lecteur consulter Héraclite, G. Hegel, E. Kant, J. de Maistre, F. Nietzsche et G. Bataille et R. Caillois. Il en tire des thématiques vues comme communes dans la conclusion du chapitre où s’entrecroisent Etat, langage, négativité, puissance, naturalisme et division originaire.

Dans un troisième temps, l’auteur veut démontrer à la suite des deux précédents chapitres qu’il y a deux étapes dans le phénomène « guerre ». La première serait ainsi rituelle et sacrée jusqu’à la souveraineté et la seconde serait celle de la souveraineté dans la déritualisation (p. 116-121, fruit de la distance, de l’anonymat et de la massivité). La conclusion, propose d’explorer les liens entre guerre et paix, principalement selon le prisme du langage, et en insistant sur l’ambiguïté du politique.

Cet ouvrage souffre d’un défaut congénital, celui de vouloir construire une définition tout au long du texte, au lieu d’en proposer une de suite quitte à l’amender. Devant originellement être un article de journal, il souffre aussi de sa brièveté. Très philosophique et psychanalytique (lacanien), il fait bon marché de l’Histoire (simplification du lien entre Holocauste et Seconde Guerre Mondiale p. 30, l’annexion de la Serbie en 1999 p.65, etc.). Sa vision des monothéismes mérite aussi d’être discutée, tant on se rapproche de simplismes dommageables et qui peuvent engendrer des confusions.

Que l’auteur refuse l’idée de morale à la tribu primitive – qui seraient toutes identiques – est aussi dérangeant et on ne sait sur quoi se base E. Clémens quand il parle de guerriers à mi-temps et de femmes rétives (p. 49). Du côté des sources justement, R. Aron n’est cité que pour son livre sur Clausewitz, mais rien sur Paix et guerre entre les Nations. Par ailleurs, il est parfois dur de distinguer l’auteur de ses sources et ceci ne rend pas l’ouvrage plus facilement compréhensible. Le concept de guerre comme fête noire, de fête inversée avec le recul de la religion et l’industrialisation a par contre quelques attraits (p. 106), une action festive de plus « diluée dans la passivité spectaculaire, dictée et contrôlée par les profits des annonceurs » (p. 142). Mais malheureusement, la levée de l’interdit de l’inceste par la fête (comme celle du meurtre par la guerre) n’est pas expliquée (d’après R. Caillois p. 143).

C’est donc un ouvrage hautement spéculatif. A chaque fois que l’auteur se rapproche de la pratique apparaissent les limites d’une telle démarche, comme le montre les nombreuses approximations historiques. La réflexion présentée est loin d’être inutile mais il est douteux qu’elle puisse aider à régler des problèmes politiques immédiats. Si la cause peut aussi être la solution, il faut pouvoir d’abord dénouer ce paradoxe.

 (qui cite encore l’encyclopédie Universalis p. 66 …5,5/6)

Le Suissologue

Un regard anglais sur la Suisse.
Description ethnographique de la Suisse par Diccon Bewes.

En rouge et blanc, il n’y a pas que la Suisse.

On peut choisir de faire de l’ethnographie aux tropiques, comme Claude Levi-Strauss. Mais on peut aussi faire le choix d’un autre exotisme, comme l’a fait l’Anglais Diccon Bewes qui s’est installé au début des années 2000 à Berne, la capitale confédérale suisse. Son expérience, il l’a associée à quelques recherches et sondages personnels pour écrire ce livre de plus de 300 pages.

Assez logiquement, l’auteur commence avec la géographie de la Suisse ses montagnes, ses 26 cantons et demi-cantons, ses grandes villes et sa météorologie.  A la fin de ce premier chapitre, comme à la fin de tous les chapitres du livre, D. Bewes ajoute un petit conseil de vie pratique. Dans ce premier chapitre, il porte sur l’apéritif et ses codes. Le second chapitre est un chapitre historique qui se base sur la randonnée qu’à faite l’auteur sur la Voie suisse, un chemin créé en 1991 au bord du Lac des Quatre Cantons pour les 700 ans de la Confédération (chaque fragment de cinq millimètres de ce chemin représente un citoyen suisse, selon son canton, lui-même rangé selon sa date d’adhésion). D. Bewes revient donc sur l’origine de la Suisse, avec le pacte du Grütli qui scelle l’alliance entre Uri, Schwyz et Nidwald en 1291 (et qui est sans doute une conséquence de l’ouverture de la route du St. Gothard vers 1220), Guillaume Tell (personnage historique ou mythique ?), puis la neutralité suisse à partir du XVIe siècle, la constitution de 1848, la création de Croix Rouge en 1863 et enfin la création du canton du Jura en 1979, par sécession de celui de Berne. L’astuce a pour sujet les chaussures rouges en suisse, que l’auteur considère comme surreprésentées aux pieds des indigènes.

Le chapitre suivant s’intéresse à la religion en Suisse et en tout premier lieu à son corollaire : les jours fériés, différent selon la confession majoritaire dans les cantons. Il est aussi question dans cette partie de Zwingli, de Genève, de recyclage, des graffitis, des impôts religieux et de l’affaire des minarets. Le dimanche suisse (très différent de sa version anglaise) est le thème de l’astuce de ce chapitre. Le quatrième chapitre traite du système politique suisse, caractérisé par une grande collégialité et de forts éléments de démocratie directe qui conduisent à un très grand nombre de votations. Il n’y a cependant plus que deux cantons qui organisent des assemblées populaires (Appenzell Rhodes-Intérieures et Glaris) et l’auteur raconte longuement son expérience à Appenzell (bon la comparaison entre salut hitlérien et prestation de serment n’était pas nécessaire, p.92). Le personnel politique diffère aussi  de son alter ego anglais, et les partis politiques sont décrits succinctement. Le vote en lui-même est l’objet de l’attention de l’astuce de ce chapitre.

Le cinquième chapitre de ce livre continue son exploration helvétique avec l’économie. Zurich, du fait de son statut de capitale économique, ouvre le bal. Les banques, la fiscalité, la monnaie, les choix de la Seconde Guerre Mondiale (et donc de la possibilité que la Suisse soit envahie elle aussi), mais aussi le système de santé et l’euthanasie. L’astuce renseigne le lecteur sur les chiffres et leurs particularités en Suisse. Si les Suisses aiment leurs montagnes, ils aiment aussi leur armée, une institution centrale et qui est la conséquence d’une politique de neutralité (sixième chapitre). Cette neutralité leur permet aussi d’accueillir de très nombreuses organisations internationales, au premier rang desquelles figure la Croix Rouge. Son fondateur, Henri Dunant, est l’objet d’un éloge très appuyé de l’auteur. L’astuce à visée intégrationnelle insiste sur l’importance des sigles.

Le consommateur suisse est patriote, et selon l’auteur, sur beaucoup de points il a raison de l’être. A tout seigneur tout honneur, il est d’abord question du couteau suisse. Puis D. Bewes cite de nombreuses inventions dont l’origine suisse est méconnue (le LSD, le bouillon-cube, etc.), avant s’occuper de l’horlogerie (sans mention de la place de la Franche-Comté dans son écosystème et son histoire), et des questions onomastiques. Le calendrier est le sujet de l’astuce.

Avec ou sans trou, le fromage est une chose d’importance que l’on doit accompagner de vin (chapitre suivant, avec comment être un bon invité en note finale). Mais ce que préfère vraiment l’auteur, c’est le chocolat (neuvième chapitre). La Suisse est le plus grand consommateur mondial de chocolat (12 kilos par personne, p. 226), et notamment de chocolat au lait, une invention des autochtones. Les dernières pages du chapitre voient cependant l’intrusion des pommes, du cervelas, de la salade et du muesli. Les bonnes manières à table complète ce chapitre.

Après les agapes, une promena de s’impose. L’auteur est admiratif du réseau de transports en commun, et du train en premier lieu. Celui-ci parcourt les montagnes, à travers tunnels et viaducs, comme le train de la Jungfrau, et il est quasiment toujours à l’heure. L’usage du portable et des queues concluent ce chapitre. Le dernier chapitre de ce livre met  en valeur mais interroge aussi la Suissesse la plus connue au monde : Heidi. C’est ce qui permet aussi à D. Bewes d’aborder la question linguistique puis de se mettre sur la piste de l’auteur des deux livres qui mettent en scène la petite gardienne de chèvres, Johanna Spyri, à Zurich, à Hirzel et Maienfeld. La dernière astuce du livre s’attaque au swinglisch, le mélange entre l’anglais (plus ou moins la troisième langue la plus parlée dans le pays) et l’alémanique.

Passé la conclusion, l’auteur revient sur la réception de la première édition de son livre, son positionnement entre deux chez-soi, les derniers développements politiques, économiques et infrastructurels et, flèche du Parthe, le fait que J. Spyri ait plagié un livre allemand écrit par Adam von Kamp  cinquante ans avant.

Ce livre est bien écrit, bien construit, avec de nombreuses notes d’humour dans un registre très britannique. Mais l’auteur tombe souvent dans la facilité de dire que la Suisse, c’est compliqué. Son récit ethnographique souffre aussi du fait qu’il se concentre trop sur la Suisse, sans jamais regarder ses voisins. De ce fait, tout est présenté comme unique, alors que ce n’est pas toujours le cas, comme le sait chaque lecteur qui connaît un peu l’Europe continentale. C’est le cas du passage sur le recyclage (tri et consigne en premier lieu, p. 77-80), qui n’existe pas qu’en Suisse ou de manger le fromage entre le plat principal et le dessert (p. 210). Son éloge de la démocratie directe peut prendre une coloration antiparlementaire (qui s’appuie aussi sur une méconnaissance de la vie politique italienne récente, p. 102). Au niveau historique, ce livre contient de nombreuses imprécisions (l’Alsace comme possession bourguignonne p. 50, Zwingli sans postérité p. 72, interdiction de Mein Kampf en Allemagne p. 126).

 Mais le point noir de cette œuvre, c’est sa traduction et sa relecture. La relecture est clairement déficiente, entre coquilles et incohérences (William Tell p. 274, Guillaume Tell p. 300), des différences entre le texte et les cartes (Brig/Brigue p. 23). La traduction en français de Suisse (la désalpe p. 192 et p. 200) n’est pas de la meilleure facture, avec, entre autres, des Burgondes qui n’ont pas réussis à devenir des Bourguignons (p. 194), Erasmus qui est plus connu sous le nom d’Erasme (p. 73) et la reine Elizabeth qui fait du tourisme en Suisse au XIXe siècle (sans la précision qu’il s’agit de l’impératrice Elizabeth p. 247 et non pas d’un monarque anglais) et la fin de livre bâclée avec l’indécision entre swinglisch (p. 293, p. 297) et suissglisch (p. 301).

Le livre contient deux cahiers intérieurs avec des photographies en couleur et plusieurs croquis qui hélas ne brillent pas par leur clarté mais qui sont d’une grande utilité quand même. Le dernier croquis est le pire. Non seulement il manque l’indication du demi-canton de Bâle Ville, mais le lecteur novice aura toute les chances de confondre le Lac des Quatre Cantons avec un canton, puisque rien ne distingue les limites cantonales de celles des  étendues aquatiques (p. 307). C’est peut-être fait avec style mais rend le lecteur perplexe …

Le lecteur, même connaisseur de la Suisse, apprendra de nombreuses choses et son grand succès en Suisse est tout à fait compréhensible, avec un bon équilibre entre description, critique (pas toujours avec les pincettes, comme avec le vote des femmes à Appenzell p. 91) et déclaration d’amour. Un bon rythme d’écriture et les excursus bien placés rendent cette lecture agréable, faisant pencher la balance en faveur des points positifs d’un livre qui a été élu livre de l’année par le Financial Times.

(ah si d’avoir des colonies était une garantie de bénéfice, ça se saurait p. 126 … 6,5/7)