Après Dune I : Les Chasseurs de Dune

Roman de science-fiction de Brian Herbert et Kevin Anderson.

Une couverture qui ne ment pas.

La fin de la Maison des Mères laissait le lecteur en plein mystère. Qui donc est ce vieux couple aux pouvoirs visiblement immenses qui en voulait de manière peu claire, de manière presque incongrue, aux passagers du non-vaisseau que sont les personnages principaux du livre. Aux dires de Brian Herbert, son père Franck aurait laissé un synopsis de la suite (et fin), avec quelques idées. Partant de cela, les deux auteurs entreprennent de donner une fin au cycle de Dune, qui se présente pour des raisons éditoriales en deux volumes en langue française.

Trois trames parallèles composent ce premier tome. La première est centrée sur les occupants du non-vaisseau qui se déplace sans but, toujours plus loin vers les planètes de la Dispersion. Avec le ghola Duncan Idaho, des Bene Gesserit dissidentes, des survivants Juifs, un Maître du Tleilax et quatre Futars (hommes-félins) organisent leur vie dans un immense vaisseau, sous la menace constante du couple de petits vieux. Le second récit est celui de la fusion en un seul Ordre du Bene Gesserit et des Honorées Matriarches, sous la conduite de Murbella. Cette dernière a la certitude que seul un Ordre uni et fort aura une chance dans la confrontation qui vient avec l’Ennemi que les Honorées Matriarches fuient. Une fusion qui ne va pas sans heurts, entre survivances de distinctions et dissidences. Le nouvel Ordre a certes le monopole de la production d’Epice suite à la vitrification de Rakis (anciennement Dune) grâce aux vers des sables sauvés par Sheeana mais la Guilde Spatiale cherche d’autres sources d’approvisionnement en essayant de retrouver comment produire l’Epice à partir des cuves axolotl du Bene Tleilax. Le fait que les Honorées Matriarches aient annihilé les Tleilaxu n’aide pas à résoudre le problème. La dernière trame concerne les Danseurs-Visage revenus de la Dispersion, ces change-formes qui sont devenus indépendants de leurs maîtres tleilaxu. Ils obéissent aux plans du couple de petits vieux mais ils ont aussi leurs objectifs propres.

Se remettre à la page de nombreuses années après la lecture du précédent épisode n’a pas été simple, même avec ce qui se veut une aide très maladroite en tout début de livre. Mais les souvenirs nous sont revenus en cours de route et le contexte de départ s’éclaircit assez vite. A tel point qu’il semble que nous avons déjà lu ce livre … qui ne nous a donc pas laissé une très grande trace …

Nous nous sommes lancés dans la lecture avec appréhension. Les livres précédents du duo d’auteurs nous avait laissé un goût assez amer, pour le moins, même si tout n’était pas uniforme ni uniformément mauvais (certes, toujours en regard de la série originale du père). Pour tout dire, nous avons voulu lire ce livre pour y trouver certaines pistes pouvant mener aux idées de F. Herbert pour avoir une image de ce que ce dernier souhaitait comme point final à sa saga. Hélas, les années (ou le marketing) n’ont pas apporté aux deux auteurs la solution pour écrire de meilleures choses avec un tel matériel. A nouveau, tout est délayé. C’est long, lent et manque toujours autant de réflexion de la part des personnages. Leurs tourments nous sont majoritairement incroyables, au premier sens du terme. Certains éléments du scénario (à trous), et ce parmi les plus centraux, se voient arriver de très loin. Le livre est de plus marqué par un nombre très important d’illogismes, qui mettent à mal l’histoire et se trouvent mis à nu dans certains dialogues bâclés. Il n’est certes pas impossible que certains de ces illogismes et incohérences soient ceux de F. Herbert (en reprise de ce qui se passe déjà dans la Maison des Mères, comme cette histoire de tableau de Van Gogh p. 255) mais cela fait tout de même vraiment beaucoup.

Dans cette fange, il y a néanmoins (comme dans les autres livres du duo) quelques pépites au scintillement un peu falot. Il y a par exemple p. 311 un intéressant parallèle inversé avec l’enfance d’Héraklès avec ce qui se passe dans le berceau du ghola Léto II. Mais est-ce dans l’esprit de la série ?

Cette première partie est donc, comme nous le craignons, une déception. Trop d’incohérences, trop de pages, trop de gholas sans justification un peu assise et à la vie antérieure trop présente, trop d’action, trop de fils blancs cousus, trop de Mentats (pour bien peu d’intelligence). Et en plus, la quatrième de couverture vend la mèche … Nous lirons, malheureusement, la seconde partie dans le même esprit. Ou pas, si nous retrouvons les notes d’une première lecture …

(faut-il voir une référence à I. Asimov p. 169 ? … 4)

Dune

Exploration scientifique et culturelle d’une planète-univers
Recueil d’articles sur une approche scientifico-culturelle du cycle de Dune, sous la direction de Roland Lehoucq.

Ce poignard est une insulte québecoise.

La sortie d’une nouvelle adaptation filmée du roman de F. Herbert a bien entendu fait éclore de nombreux projets éditoriaux, comme nous avons déjà pu le voir plus haut dans ces lignes avec le Mook. Et ce livre a justement beaucoup à voir avec ce dernier (paru après lui). Déjà (au-delà des thèmes analogues) des dix auteurs présents ici, cinq ont contribué aussi au Mook. Mais surtout, les articles de ces mêmes cinq auteurs semblent être les versions longues de ce qu’ils ont écrit dans le Mook. Certains passages sont mêmes identiques. Il y a donc clairement des chevauchements, mais cela n’entame en rien l’intérêt de ce livre qui offre des points de vue et des informations qu’il ne nous semble pas avoir lus ailleurs.

Comme Dune est un cycle prenant place principalement sur la planète Arrakis, c’est avec l’astrophysique que le tour d’horizon commence. Avec les indications données par F. Herbert, il est possible d’estimer quelles devraient être les relations des principales planètes avec leur étoile, les conditions au sol et les possibilités d’existence de tels corps célestes. Qui dit planètes dit aussi distances à parcourir, la solidité de l’Empire reposant en premier lieu sur des temps de voyages très réduits. L’on passe ainsi naturellement à la question très épineuse du voyage spatial à très grandes distances, que F. Herbert a résolu en faisant contracter l’espace aux Navigateurs de la Guilde.

Le lecteur est ensuite amené sur la surface d’Arrakis pour d’abord parler biologie (et F. Herbert semble très au fait des derniers développements des années 1960, p. 63), c’est-à-dire du Ver et de son rapport à la planète, puis ensuite de l’épice en s’interrogeant sur ses caractéristiques et sa composition probable. Peut-être est-elle, dans une certaine mesure, reproductible sur Terre ?

La question de l’énergie est-elle aussi divisée en deux articles. Le premier aborde la question de manière générale en la passant au tamis du trilemme sécurité/équité/durabilité puis l’on passe à un cas plus pratique avec le distille, concentré de recyclage circulaire mais qui nécessite lui-aussi une source d’énergie. Produit purement local, il permet aussi dans un article très théorique qui lui fait suite de s’interroger comment est pensée l’innovation sur la planète désertique.

 Après l’environnement et la technologie qui en est la conséquence, le lecteur est ensuite envoyé vers les habitants d’Arrakis. Il est d’abord considéré l’exotisme de la planète (et de l’univers lui-même, sa capacité d’émerveillement) au travers du langage puis ce sont les femmes du Bene Gesserit vues en tant que cyborgs qui sont mises en lumière (un article fort stimulant, cependant trop politique et limité au premier roman). Reprenant de l’altitude, le livre passe dans l’article suivant à la géopolitique de l’Imperium et quitte à ce moment-là le monde physique pour le monde des idées et dans un premier temps la question des religions dans le monde de Dune et les syncrétismes modelés par F. Herbert (très belle mise en ordre). Le rapport entre la science et la prescience prend la suite, avant de passer à la Mémoire Seconde du Bene Gesserit vue comme une possession (par les ancêtres, sur un modèle africain).

Le dernier article fait office de conclusion en faisant ressortir différents éléments historiques (Empire ottoman et T.E. Lawrence par exemple), politiques (les Kennedy comme pouvoir charismatique et familial) et romanesques (la Beat Generation) qui forment en un savant mélange un cycle romanesque intemporel.

Après la lecture de ce livre, le lecteur sera convaincu que, contrairement aux apparences, F. Herbert a écrit un roman de Hard-SF, ou qui du moins ne peut se limiter à son aspect féodal dans l’espace. Le lecteur en sera convaincu aussi parce que les auteurs savent de quoi ils parlent, de première main. Certes, on peut discuter de certains arguments (très injuste sur T.E. Lawrence p. 215), de certaines affirmations (certains problèmes de logique dans le chapitre sur les cyborgs, la pédophilie de V. Harkonnen qui devient de l’homosexualité p. 322 ou encore une Baie des Cochons très simpliste p. 325) qui même parfois sont en contradiction avec ce que dit le roman (Mohiam est bien la mère de Jessica p. 199, Ix faisant des machines pensantes p. 256). Très solidement sourcé, le livre est aussi très dynamique avec des chapitres courts, rythmés et bien entendu bourrés d’informations. L’origine de l’adjectif « butlérien », faisant référence à Samuel Butler, auteur en 1863 d’une théorie de l’évolution des machines conduisant à l’extinction de l’humanité, ne nous était par exemple pas connue (p. 141). On pourra regretter, mais tout en sachant que cela s’éloignerait du but du livre, un article replaçant Dune parmi la production de F. Herbert. Il n’y en a qu’une ébauche p. 283 et ce serait sans doute une excellente idée pour un éventuel second tome, de même qu’une comparaison de la prise de pouvoir de Paul Atréides avec la Grande Révolution Française.

(étonnante cette idée de grumeaux narratifs p. 172 … 8)

Cyberpunk’s not dead

Laboratoire d’un futur entre technocapitalisme et post-humanité
Essai de littérature sur le sous-genre cyberpunk par Yannick Rumpala.

Ecran et yeux bioniques d’occasion.

En parallèle de la démocratisation de l’ordinateur personnel, les années 1980 voient l’émergence d’un nouveau sous-genre dans la science-fiction : le cyberpunk. Un univers cyberpunk n’intègre pas que les développements de l’informatique mais ce doit aussi d’intégrer des mégacorporations toutes puissantes, une quasi-disparition des autorités publiques, une population survivant majoritairement de petits boulots ou délinquante (pour le lecteur), une prolifération des machines et des prothèses, une disparition de la Nature et des villes tentaculaires et interchangeables. Il est à noter que la question de la ville n’est pas l’unique apanage du cyberpunk, puisque la fantasy urbaine apparaît aussi au même moment.

L’introduction démarre sur les chapeaux de roue en interrogeant la pertinence du genre en 2021. N’est-ce pas de la SF déjà dépassée puisqu’elle décrit un monde qui a beaucoup de choses en commun avec le nôtre ? En plus de présenter les différents chapitres qui suivent, cette introduction aborde aussi la naissance du genre. Forment suite six chapitres centrés chacun sur une thématique canonique du genre.

Le premier chapitre débute donc avec l’extension formidable de la technosphère qui marque profondément les univers cyberpunks, avec en premier lieu l’omniprésence informatique. C’est « coder ou être codé », accompagné d’une surveillance de tous les instants (même si nous trouvons le commentaire sur les lois de la robotique d’I. Asimov très partial p. 62).

Le chapitre suivant s’aventure du côté de l’économie. Le Japon, comme souvent au début des années 80, est ici le point de départ pour ce qui est du devenir économique des univers cyberpunks. Il y a là un capitalisme ultra-raeganien allié à une structure à la japonaise avec d’immenses conglomérats (zaibatsu). Etrangement, les marques omniprésentes dans le monde réel chez Gibson sont absentes du cyberespace (p. 185). L’information y est une ressource et les plus riches habitent de manière très séparée du reste de la population …

Le chapitre suivant s’intéresse au décor de tout univers de cyberpunk : la ville. Tentaculaires, monde (mais avec une inspiration asiatique), dangereuse, la ville cyberpunk est elle-même un cyborg. Et tant que l’on est chez les cyborgs … Le corps est le thème du chapitre suivant, entre extension, connexion, marchandisation, post-biologie et post-humanité. Suit le chapitre sur la société, marquée par la précarité (mais aussi l’inventivité), la violence, le crime (mise en parallèle avec le crime victorien et les gangs new-yorkais de la fin du XIXe siècle, p. 164) mais surtout la résignation. Est-ce le reflet d’une peur du déclassement qui prend naissance dans les sociétés occidentales dans les années 1980 ? Le dernier chapitre s’intéresse au cyberespace, nouveau milieu qui imprègne tout dans les univers cyberpunks. Son côté addictif est très tôt noté dans les œuvres, tout comme son absence de frontières. Mais cette absence de bornes ne signifie pas absence de conflits et de dangers physiques …

La conclusion est articulée sur le fait de savoir si le cyberpunk est un genre dystopique (avec plusieurs angles d’attaque), ou si la fermeture de l’horizon qui le caractérise et les difficultés de vivre dans de tels mondes ne sont pas finalement à relativiser à l’aune de certaines expériences humaines (le XIXe siècle n’est pas partout une sinécure). Ce n’est clairement pas de la fiction émancipatrice (p. 171) …

Ce livre réussit pleinement à faire comprendre que le cyberpunk est à la fois une anthropologie de la technique et une esthétique du changement technique. W. Gibson dit qu’il écrit sur le présent (et le cyberpunk n’est pas une utopie qui a déraillée comme 1984, p. 200-201). Il est en plus un voyage intérieur, à l’opposé d’un autre sous-genre en vogue au même moment, le space-opéra, qui met l’accent sur le voyage stellaire (p. 182). Il n’est pas d’une lecture trop enthousiasmante, avec peut-être un peu trop de citations dans le texte et des présentations trop lourdes des auteurs de ces mêmes citations (mais le titre est accrocheur !).  Mais avec sa structure solide, ce livre balaie avec une grande efficacité le sujet choisi, même si la conclusion semble être la partie du livre la plus riche en analyses et la moins dans la description. Il ressort aussi dans le sous-genre une centralité fondamentale de William Gibson (la Trilogie de la Conurb) et il aurait été bon d’avoir une bibliographie peut-être plus complète du sous-genre pour mieux prendre en compte l’entourage.

Une très bonne analyse, tout à fait dans la lignée des autres numéros de la série.

(dans le cyberpunk, il n’y a pas déshumanisation par le totalitarisme mais par l’anomie et/ou la richesse p. 209-210 …6)

Les monades urbaines

Roman de science-fiction de Robert Silverberg.

Quel est le rapport de cette couverture avec la choucroute ?

Mille étages, 3 000 m de hauteur, 885 000 habitants. Après l’effondrement, l’essentiel des habitants de la Terre s’est rassemblé dans ce type de bâtiments imposants appelés monades, laissant l’agriculture à quelques petites communes fortement robotisées qui alimentent ces mêmes monades. Des points de civilisation dans des déserts entretenus par des robots jardiniers, où personne ne va n’y ne désire aller. Grace à cette organisation, l’Humanité compte 75 milliards d’habitants sur Terre au XXIVe siècle. Pour faire tenir autant de personnes en un espace restreint, une organisation socio-spatiale est impérative. Chaque tour est donc divisée en plusieurs villes de manière verticale, peuplées selon les occupations des habitants. Au sommet, dans Louisville pour ce qui concerne la monade 116 qui est le cadre du roman, vit l’élite dirigeante de la tour.

Soi-disant débarrassée des tabous d’avant l’ère urbmonadale, la monade est dominée par la religion de la reproduction, entre liberté sexuelle obligatoire et drogues. Etrangement, le mariage existe toujours. Et quand la population devient trop importante, une partie de cette dernière est envoyée peupler une nouvelle monade.

C’est dans cet environnement que prennent place plusieurs arcs narratifs, avec des personnages liés entre eux d’une manière ou de l’autre. On suit ainsi (dans de nombreuses saynètes) Charles Mattern le socio-computeur, le musicien Dillon Chrimes, l’ambitieux administrateur Siegmund Kluver et sa magnifique femme Mamelon, les jumeaux Micael et Micaela Statler ou encore l’historien Jason Quevedo. La fiction d’un bonheur intemporel qui serait celui de la monade ne survit pas aux toutes premières pages du roman, quand Charles Mattern reçoit un visiteur venu de Vénus pour étudier la société urbmonadale. Déjà le doute s’insinue dans l’esprit du socio-computeur. Mais qui fait acte de rébellion dans un espace fermé (sans extériorité, c’est à dire une monade au sens de Leibniz) est éliminé séance tenante …

Ce roman est à juste titre un grand classique de la science-fiction urbaine. Il doit beaucoup à son époque de production (première publication en 1971), avec son approche littéralement très « sex, drugs and rock n’roll ». R. Silverberg accole même Mick Jagger à Bach et Wagner (p. 104). Il est critique à la fois de la surpopulation (explicite p. 267 et son corollaire la sururbanisation) qui ne peut que déboucher sur un système au mieux dirigiste, au pire totalitaire (p. 137, reconditionnement mental p. 80) couplé à un certain jeunisme (les soixante-huitards ?) que voit peut-être poindre l’auteur. A la page 182, il est même question de parler politique dans un monde qui en semble dépourvu, parce qu’il s’est privé de temps (un contre-exemple p. 187 ?). R. Silverberg intègre aussi dans son monde le problème de la gestion des sols arables, à un moment où le Club de Rome n’a même pas encore publié son rapport sur les limites de la croissance (1972). En allant plus loin dans cette direction, faut-il voir aussi dans ce roman une aversion pour le littéralisme évangélique (croissez et multipliez) ?

La critique antitotalitaire nous semble cependant rester au premier plan. Malgré la monade, malgré la pression sociale de tous les instants, le bonheur est lui-même obligatoire et l’Homme reste l’Homme : il n’y a pas eu de modification génétique après l’effondrement et la construction des monades, comme le montrent aussi les habitants des communes agricoles. La part animale de l’Homme, tout comme sa curiosité, n’ont pas été effacés par la satisfaction assurée de tous les besoins primaires. Les habitants doivent donc survivre, « se déguiser un peu mieux » (p. 177).

Ces thèmes, que l’on peut estimer trop nombreux pour un seul roman, sont admirablement agencés par R. Silverberg pour donner naissance à cette dystopie. Avec très peu de temps morts, une très belle économie de moyens, des articulations fines et des dialogues efficaces, l’auteur est parvenu à donner naissance à un monde où affleure l’explosion.

Ce roman est resté le classique qu’il était déjà au moment de la première publication française en 1974.

(mais pourquoi s’appelle-t-il Siegmund ? …8,5)

La pensée captive

Essai sur les logocraties populaires
Essai d’histoire des mentalités de Czesław Miłosz.

Elle en a vu des vertes et des pas mûres cette colombe.

Mes paroles sont aussi une protestation. Je conteste à la doctrine le droit de justifier les crimes commis en son nom. Je conteste à l’homme contemporain, qui oublie combien il est misérable en comparaison de ce que l’homme peut être, le droit de juger selon sa propre mesure le passé et l’avenir. p. 20

Le matériel humain paraît avoir un trait particulier : il n’aime pas qu’on le réduise à n’être que du matériel humain. p. 303

Pour celui qui voulait en savoir plus sur l’URSS et la réalité de son empire avant 1956 et le rapport secret du XXe Congrès du PCUS, il y avait tout de même de nombreuses sources. Kravtchenko, déjà en 1947, plus tous ceux qui revenaient après des années de camp de prisonniers. C. Miłosz appartient à ce mouvement éditorial mais avec des différences bien marquées : il n’est pas un dissident parce qu’il n’a jamais été communiste et il ne témoigne pas du système concentrationnaire soviétique mais s’intéresse à la manière dont vivent spirituellement les intellectuels dans les toutes nouvelles démocraties populaires, sous la coupe de Moscou mais pas intégrées à l’URSS.

Après une préface de K. Jaspers et un double avant-propos, l’auteur ouvre son livre par les conditions qui favorisent l’acceptation du totalitarisme : le vide spirituel, l’absurde, la nécessité, le succès, la culpabilité. Pour l’auteur toujours, l’intellectuel est par nature plus sensible que d’autres aux attraits de la pensée totalitaire et l’artiste trouve enfin une place dans la société (p. 30). Le second chapitre est centré sur la vision de l’Ouest qu’ont les intellectuels des démocraties populaires à la fin des années 1940. Et déjà en 1953, tout est changé …

Puis le chapitre suivant décrit le jeu d’acteur auquel est astreint tout intellectuel, à des degrés divers, dans les démocraties populaires. Appelé « Ketman » par l’auteur, c’est une sorte de taqiyya persane (dissimulation, de l’arabe kitman) qu’il a trouvé chez Gobineau (p. 87).

Suivent quatre portraits d’écrivains que l’auteur a connu, aux destins contrastés. Le premier était un auteur proche de l’extrême droite qui peu après 1945 adhère au communisme. C. Miłosz sent que c’est ce qu’il aurait pu devenir, une compromission après l’autre, graduellement. Le second est mu par la haine du monde qui se retrouve structuré par le matérialisme dialectique stalinien. Le troisième est devenu un hiérarque du régime et règne sur les carrières après être revenu dans les fourgons du gouvernement de Lublin. Le dernier portrait est celui d’un écrivain alcoolique chez qui tout est fantaisie. Pas vraiment le genre d’auteur prédisposé au réalisme socialiste, et inversement.

L’avant-dernier chapitre se veut plus général et disserte sur l’absence unanime de considération de l’Etat dans les démocraties populaires en 1950, où les soutiens sincères des autorités officielles sont bien rares, y compris parmi les ouvriers que le régime est censé choyer. Ce dernier doit donc dominer les esprits comme condition de sa survie. Il faut installer une Nouvelle Foi et cette entreprise est rendue plus facile par l’effondrement du christianisme (causé par la technique, p. 267), qui est pourtant le dernier refuge de la résistance.

Le dernier chapitre est consacré aux Baltes, que l’auteur né à Vilnius connaît un peu. Il compare l’invasion des pays baltes par les forces soviétiques à celle des Espagnols au Mexique (p. 285). Se battant contre l’absorption et la digestion par l’URSS, la situation des Baltes fait peur aux habitants des démocraties populaires qui y voient leur destin. C’est sur le constat des obligations de l’état de poète, de voir et de décrire, que s’achève ce livre.

Le constat que propose ce livre, avec beaucoup d’éléments personnels, est d’une clairvoyance très impressionnante pour 1953 (une révolution sans dynamisme révolutionnaire p. 212-214), à la fois sur les conditions historiques mais aussi quant aux choix qui sont laissés aux écrivains (fuite, soumission, adhésion, résistance, évasion) et par extension aux intellectuels et aux artistes dans les démocraties populaires. Si l’on excepte le fait que l’auteur pense que l’URSS était à un doigt de la défaite durant le Seconde Guerre Mondiale (p. 168-169), il ne nous apparait pas d’analyse historique qui soit fondamentalement fausse dans ce livre. Certaines idées sont même frappantes : avec l’arrivée des Soviétiques, le capital a été remplacé par la peur, la peur de manquer a été remplacée par la peur nue (p. 298). Et cette peur ne peut pas disparaître, parce que sans elle pas d’orthodoxie, et s’il y a hétérodoxie, il y aura alors révolte (p. 299).

Comme on peut l’attendre d’un Prix Nobel de littérature, c’est bien écrit, avec des ambiances très différentes selon les chapitres (les derniers sont les plus caustiques) et des passages d’anthologie (p. 214 par exemple). Le sujet est grave mais l’humour n’est pas absent. Un livre qui se dévore.

Des millions de gens dans des espaces dévastés quittaient juste un totalitarisme pour entrer dans un autre …

(« D. n’était jamais sérieux. Être sérieux, comme on sait, constitue l’exigence fondamentale du réalisme soviétique » p. 239 … 8)

Les Maîtres des Ténèbres

Livre dont vous êtes le héros par Joe Dever.

Je crois que c’est le méchant.

Parmi les chemins d’accès au jeu de rôle sur table – et ce surtout dans les années 80 et 90 avant l’essor du genre et des possibilités techniques dans le domaine vidéoludique -, il y a les livres dont vous êtes le héros. Ces livres jouables séparément ou en tant que série, sans dé grâce à une table simulant un dé à dix faces, sont genre que nous voulions essayer depuis un temps très certains.

Le principe en est assez simple. Tout d’abord, le lecteur-joueur définit les caractéristiques (habileté et endurance) de son héros de manière aléatoire et choisit des capacités spéciales parmi une liste. L’équipement du héros est ajusté lui-aussi de manière aléatoire. Puis débute l’aventure, avec un prologue donnant le cadre général de l’aventure (le monde, l’histoire du héros) puis le premier des 350 paragraphes qui constituent ce livre. A la fin de ce paragraphe, un choix parmi plusieurs options est proposé au lecteur, qui est alors renvoyé vers un autre paragraphe et ainsi de suite jusqu’à la fin de l’aventure ou le décès du héros que ce soit par la mort au combat ou un regrettable accident.

Dans ce livre en particulier, le lecteur dirige les actions de Loup Solitaire, un élève du monastère des Maîtres Kaï qui se vouent à la défense du royaume du Summerlund. Ledit monastère vient d’être attaqué par les forces des Maîtres des Ténèbres, ennemis de très longue date du royaume. Le monastère est détruit, ses occupants morts jusqu’au dernier. Loup Solitaire, absent au moment de l’attaque, est l’unique survivant de l’Ordre et prend sur lui d’aller avertir le roi de l’attaque. Il se met en route. Mais où aller ? Quel chemin prendre ? Quelle direction au premier embranchement ?

Le monde est certes cruel et souvent expéditif, mais le cheminement n’est pas aussi dirigiste que ce à quoi nous nous attendions. Certains embranchements sont cependant présentés de manière étrange si l’on se place du point de vue de la réussite de la mission, de sa supposée grande importance et de la psychologie du héros : pourquoi par exemple ressortir du château royal si le but est d’y entrer pour parler au roi ? Certains choix manquent peut-être aussi d’explications ou d’indices et sont donc au petit bonheur la chance. Il est vrai que c’est cohérent avec la création de personnage et même de manière générale comment étaient pensés les jeux de rôle à cette époque. Il y aurait été appréciable de voir plus de dissémination d’indices à employer plus tard.

De plus, les disciplines Kaï à choisir avant de démarrer l’aventure n’ont pas toutes la même valeur d’usage, et de ce fait la progression est fondamentalement différente avec ou sans. Pour une en particulier, c’est même assez scandaleux. D’autres disciplines sont, du moins dans notre expérience, très peu ou pas utilisées. Peut-être en va-t-il autrement dans les volumes suivants.

La carte est dans ce premier volume tout à fait inutile mais les autres illustrations dans le texte sont plaisantes et donnent envie de tomber sur les paragraphes correspondants. Elles sont dans un style qui nous a rappelé celles du livre de règle du jeu de rôle Warhammer (l’illustrateur Gary Chalk a aussi travaillé pour cette série).

Malgré ces petits défauts, le livre procure facilement quelques heures de délassement, multipliables si l’on veut explorer toutes les possibilités et voies. Si le produit est destiné à un public jeunesse, des adultes y trouveront aussi un contentement, qui se poursuivra peut-être dans le tome suivant.

(le héros n’est pas toujours très futé … 7)

Les carnets du Major Thompson

Roman humoristico-ethnographique de Pierre Daninos.

Parapluie et chapeau melon.

Un père fait apprendre l’anglais à son fils non pour la beauté de la langue (toujours relative aux yeux d’un Français), mais parce que cela peut lui servir plus tard. Dans la famille Turlot, il y par principe un fils qui apprend l’allemand pour pouvoir être interprète pendant la guerre. p. 195

Il est des œuvres qui ne quittent pas votre tête. Elles peuvent passer à l’arrière-plan tout au fond du tableau, s’enfoncer dans vos souvenirs, plonger profondément dans votre mémoire mais elles refont surface, de temps à autre. Il arrive que l’on porte à ce moment sur celles-ci un autre regard, fruit de l’expérience ou de la comparaison, qu’elles soient autrement valorisées. Et parfois on en relit certaines, comme c’est le cas ici avec les Carnets du major W. Marmaduke Thompson.

Roman basé sur le principe des Lettres persanes de Montesquieu (citées p. 174), il nous est donné de lire les réflexions sur la France et les Français du major Thompson, issue d’une ancienne famille britannique et vétéran de l’Armée des Indes, marié à une Française et vivant en France depuis quelques années. Parmi les thèmes abordés, on trouve entre autres le sport, la conduite automobile, le voyage, l’éducation (un passage très drôle sur l’internat anglais par lequel est passé la première femme du major) ou encore la nourriture (et les menus imaginaires que content les hôtes). Censé être une traduction de l’anglais (même si cela semble oublié p. 214), il se trouve que le traducteur, P. Daninos, est une connaissance du major …

Cette description de la France de 1954 est très plaisante à lire. Certains aspects trouvent encore un écho aujourd’hui, d’autres ont bien entendu terriblement vieilli. Le personnel de maison, les colonies, l’Abbé Pierre qui accédait à la renommée nationale (p. 134), les réceptions dans une ville que l’on visite, les lettres de recommandation en voyage, le « parler jeune » (p. 161), une certaine orthographe (Ҫiva pour Shiva p. 142). Mais il est quelques intemporalités, p.179 par exemple, où il est dit « qu’à l’étranger, tous les Français sont de Paris ». C’est évidemment un portrait très réducteur, principalement parce que l’auteur est fortement dépendant de son milieu d’origine, la haute bourgeoisie parisienne. Le reste des habitants est bien absent, sauf peut-être au bord du parcours du Tour de France, et encore … Et même en décrivant les Anglais (au même niveau social), c’est toujours les Français que l’auteur observe.

 Primesautier, virevoltant, toujours bien tourné, le livre se dévore (comme dans nos souvenirs) mais se pose aussi parfois, pour se demander si l’auteur en fait vraiment trop ou s’il a vu tellement juste.

(un classique, la première femme du major, une cavalière qui devient cheval p.113 …8,5)

The Fall of Gondolin

Recueil de textes de fantasy de J.R.R. Tolkien, édité par Christopher Tolkien.

Un grand cache-cache.

Troisième et dernier des grands récits du Premier Age de la Terre du Milieu écrit par J.R.R. Tolkien (avec Beren et Luthien et Les enfants de Hurin), cet ouvrage est aussi le dernier édité par son fils et exécuteur littéraire Christopher (mort en 2020 à 95 ans). Il présente plusieurs versions d’un même évènement-clef du Premier Age, la conquête par le Vala renégat Melko/Morgoth de la cité cachée de Gondolin.

La version la plus ancienne, parmi les tous premiers textes de Tolkien sur la Terre du Milieu, date de 1916, alors que l’auteur se remet d’une blessure reçue au combat (une expérience très visible p. 69). C’est le plus complet de tous ceux présentés ici.

Tuor fils de Peleg vit en Terre du Milieu. Retirés à l’Ouest, les autres Dieux ne sont pas intervenus dans les combats des Elfes et des Hommes contre Morgoth comme ils l’ont fait auparavant. Néanmoins, l’un d’eux, Ulmo, ne se satisfait pas de la situation et des souffrances des Elfes et des Hommes et fait venir à lui Tuor en bord de mer. Il le charge d’aller trouver Turgon, roi de la cité cachée de Gondolin, pour lui demander de quitter sa cachette, d’attaquer Morgoth et d’envoyer des messagers aux Dieux pour obtenir leur soutien. Tuor, aidé de Voronwë, trouve la cité cachée mais Turgon refuse d’écouter ses conseils pour ne pas mettre en péril tout ce qu’il a accompli jusqu’ici. Ne pouvant repartir, Tuor s’établit dans la ville, épouse Idril et engendre Eärendel. Mais Meglin, neveu du roi Turgon, n’accepte pas cette union et, pris par les Orcs de Morgoth, il trahit la cité. Morgoth envoit ses armées d’Orcs, ses Balrogs et ses dragons et s’ensuit un assaut où les champions de Gondolin combattent vaillamment mais ne peuvent empêcher la conquête et la destruction. Tuor rassemble une partie des survivants, parvient à s’échapper. Il repousse une embuscade dans un col et parvient après une longue errance à l’embouchure du fleuve Sirion où s’installent les exilés. Eärendel, devenu adulte, entendra lui aussi la musique d’Ulmo comme son père et prendra la mer.

En miroir de cette version, très marquée par l’expérience récente du combat de l’auteur, l’éditeur propose plusieurs autres version d cette histoire à la suite : la première note, une ébauche de seconde version, les versions de l’Esquisse de Mythologie et de la Quenta Noldorinwa (1930) ainsi que la dernière version inachevée de 1951. Les changements peuvent y être très importants, comme le rattachement de Tuor à la Maison de Hador, celle de Turin fils de Hurin (qui devient son cousin) ou des échanges complets de noms. C. Tolkien détaille ensuite les évolutions de l’histoire, s’aidant de la correspondance de son père. Cette histoire, selon toute vraisemblance, devait ouvrir sur celle de Eärendel fils de Tuor (le père d’Elros et Elrond les Semi-Elfes), navigateur infatigable dans les mers du Sud qui ramène un peu de lumière dans le monde en tuant l’araignée Ungoliant qui avait aspiré la sève des deux Arbres de Lumière en Valinor et qui sera l’ambassadeur des Hommes et des Elfes auprès des Dieux. Mais cette histoire n’a jamais été écrite, et même n’a jamais dépassé les intentions formulées dans divers textes épars (comme indiqué dans la conclusion).

Alan Lee a illustré dans le texte et hors texte cet ouvrage, lui-même complété par une liste de noms, des notes additionnelles, un glossaire des mots rares, obsolètes et vieillis utilisés dans le livre, deux arbres généalogiques (un peu simplifiés) et une carte.

Comme presque tous les livres édités par C. Tolkien, celui-ci s’adresse à des adeptes convaincus du Professeur. Il faut, comme toujours, aimer le style archaïque qui a dû être une part essentielle de la première lecture à haute voix du premier texte au Club des Essais à Oxford, avec la musique qui sied à un spécialiste de la littérature anglo-saxonne. Mais d’une certaine manière, le texte fait remonter plus loin encore que le VIe siècle des îles britanniques et se rattache sans décalque à la chute de Troie, de la fuite du prince avec sa famille aux errances et à la nouvelle fondation de l’embouchure du fleuve Sirion, point de départ d’un cycle de fondations (Numênor, Imladris, Arnor/Gondor).  La dernière version de 1951, 35 années après le premier jet, s’annonçait comme de premier choix (après l’achèvement du Seigneur des Anneaux et donc avec une vision d’un monde qui ne se limitait plus au Premier Age) mais s’interrompt malheureusement alors que Tuor va déboucher sur Tumladen, la plaine de Gondolin, après avoir passé les sept portes …

Un livre qui a remis d’aplomb tout ce que le Silmarillon nous avait dit de Gondolin et un très plaisant voyage de plus en Terre du Milieu.

(les dialogues de la version de 1951 sont costauds malgré une petite perte d’archaïsmes … 8,5)

Scarlett et Novak

Nouvelle d’anticipation d’Alain Damasio.

The Enemy Within.

Novak se fait courser. Pourquoi ? Il ne le sait. Pour le tabasser ? Le violer ? Son ordiphone l’aide dans sa fuite, le renseigne sur ses poursuivants, lui indique sa fréquence cardiaque, mais lui demande aussi s’il veut partager son nouveau record de vitesse avec ses amis. Est-ce vraiment le moment ? Ou ses poursuivants en veulent-ils à son ordiphone et à son assistante à la voix veloutée, nantie du nom de Scarlett ? Il doit la protéger.

Cette très courte nouvelle d’Alain Damasio (50 pages avec beaucoup de mise en page) est à ranger dans ses œuvres d’anticipation, de très courte anticipation. Elle partage quelques caractéristiques avec nombre de ses autres écrits et s’en démarque par d’autres. Première grosse différence, le texte est moins ciselé. Mais ce ne signifie pas pour autant que ce n’est pas aussi bien écrit que ses autres écrits aux temps de maturation plus long. Pas de formules marquantes cette fois-ci. Au rayon des ressemblances, on retrouvera un monde proche des Furtifs, entre méga-corporations, hyperconnexion, bagues de données et privatisation de la ville. La paternité, thème central des Furtifs, est évoquée dans le poème en fin de volume (Une vie passée à caresser une vitre). Comme souvent encore, la forme rejoint le fond avec un tournage de pages frénétique qui rend très bien l’idée de course.

Quelques habiles références parsèment le texte, renvoyant à d’autres œuvres sur le même thème (Scarlett, pour la voix du film Her sorti en 2013), interloquant le lecteur (pourquoi un personnage s’appelle-t-il donc Davor Suker ?) en cherchant même sa confusion, ou encore faisant référence au premier lieu de publication de la nouvelle (01Darknet pour le site internet 01net, mais avec des modifications dans la version papier, comme à la p. 14).

Un bonbon très agréable, qui veut montrer que la réversibilité n’est pas impossible.

(est-ce que les locuteurs d’une même langue ne peuvent même plus se comprendre à cause de l’envahissante béquille technologique ? … 8)

VALIS

Roman de science-fiction autofictionnelle de Philip Dick.
Existe en français sous le titre SIVA.

Garanti avec chimie.

« But that’s why I started on drugs », Gloria said.
« Because of the Grateful Dead ? »
« Because », Gloria said, » everyone wanted me to do it. I’m tired of doing what other people want me to do ». p. 13

La citation ici mise en exergue résume bien le livre et illustre pleinement l’ambiance du livre : le lecteur ne baignera pas dans le naturalisme. Cela n’a jamais vraiment été le crédo de P. Dick dans toute sa carrière. Mais dans ce livre, l’auteur lui-même est un personnage.

Horselover Fat, auteur de science-fiction, a de gros problèmes psychologiques qu’il essaie peut-être de contrôler grâce aux drogues. Très fortement affecté par la mort par suicide de son amie Gloria, il est gagné par les idées suicidaires qu’il finit par mettre en œuvre. Survivant à sa tentative de suicide, il pense progressivement avoir fait une rencontre avec la divinité, une théophanie, au travers d’un laser rose envoyé par un satellite extraterrestre en orbite autour de la Terre dénommé VALIS. Fat se reconstruit au travers d’une recherche mystique, concluant que le monde est irrationnel et une illusion. Sa vision est corroborée par un film que lui et ses amis vont voir et qui conte comment R. Nixon est remplacé à la présidence des Etats-Unis d’Amérique par VALIS. Qui donc a fait ce film et serait-ce possible que ceux-ci soient en lien avec VALIS ?

Avec toujours la question de savoir si l’auteur endosse ce qu’il écrit, ce roman est, comme parfois dans la science-fiction, un véhicule philosophique. C’est assez crédible (renforcé par la transcription du « traité » écrit par Fat en fin de volume) même si nous ne pouvons juger de l’articulation de tout ce qui est écrit sur les écrits gnostiques de Nag Hammadi, Parménide, de la mystique rhénane ou Boudha. C’est très touffu et pas toujours facile à suivre. Le roman ne se caractérise pas par un scénario magnifiquement agencé mais c’est dialogué de très belle manière, conduisant à une lecture très plaisante. L’irrationalité, un des thèmes centraux du roman (selon Fat, Dieu est l’irruption de la Raison dans un monde irréel et irrationnel p. 81-82), est très bien rendue tout comme les aspects psychologiques (le lien narrateurs/auteur p. 43 ou p. 168 ou la prise en charge des patients en psychiatrie par exemple). D’une certaine manière tous les personnages du roman sont fous et presque tous drogués …

Pour ce qui concerne la caractérisation de l’œuvre, l’autofiction est avérée, au vu des nombreuses autocitations et des notes renvoyant à des œuvres de P. Dick. Pour la science-fiction, c’est plus complexe. Il est certes question d’un satellite venant d’un autre système solaire mais les personnages ne sont pas assurés de son existence dans le roman. De manière intéressante, les théories de Fat reprennent des idées sur les siècles inventés, un rallongement artificiel de la chronologie (p. 182), mais ici ce ne sont pas que les siècles du Moyen-Age qui ont été ajoutés (comme dans la théorie récentiste) puisque l’on serait au début des années 1980 encore dans les temps apostoliques.

Un livre particulier, sur un auteur des années 1960 et ses préoccupations qui débarquent en 1980.

(l’eucharistie chocolat chaud/hot dog, c’est tout de même difficilement interprétable … 8)