Cookie monster

Roman de science-fiction de Vernor Vinge.

Ne pas mettre le doigt dans l’engrenage !

Dixie Mae a démarré il y a six jours au service clientèle de LotsaTech, la nouvelle très grosse boîte de la Silicon Valley. C’est même son premier jour au contact de la clientèle. Elle espère que ce sera le début d’une période plus stable dans une vie professionnelle pour l’instant assez chaotique. Tout se passe plutôt bien dans son box, entourée de ses collègues, quand elle reçoit un courriel qui ne peut être qu’une très mauvaise blague. Et les détails intimes qu’il contient mettent Dixie Mae hors d’elle. Qui a pu oser ? Un de ses collègues ? Aucun ne peut savoir cela. Quelqu’un d’autre sur ce campus ? Tant pis si la pause déjeuner y passe, le plaisantin va prendre cher.

Roman de moins de 100 pages, il mérite son qualificatif de court (« roman court » est le descriptif de l’éditeur et la catégorie dans laquelle il a gagné deux prix prestigieux, mais c’est une nouvelle en fait). Mais il ne faut pas prendre cette caractéristique comme un synonyme d’inabouti ou de bâclé. Le roman, malgré ou à cause de son côté hard-science très prononcé (l’auteur a enseigné l’informatique à l’université), n’a aucune peine à mettre le lecteur au cœur de l’action et des préoccupations des personnages. L’auteur parvient ainsi sans effort à faire réfléchir le lecteur aux conséquences de ce qu’apprennent les personnages, dans un monde qui diffère très peu du notre (sauf peut-être le choc de l’Empire State Building à Los Angeles p. 65 ?). Il y a au moins deux références au Magicien d’Oz (p. 43 et 62), sans que nous en ayons vraiment compris le sens, s’il y en a un. L’auteur se cite aussi p. 56, parmi d’autres auteurs étatsuniens de science-fiction qui semblent avoir un rapport avec l’histoire. Mais le but ne semble pas d’être clair dans ce passage … Ça l’est un peu plus mais pas totalement avec un autre auteur accompagné d’une citation p. 62. Mais aller plus loin serait dévoiler bien trop de l’histoire …

Un bon moment de lecture, avec un moment délicieux de bascule où héroïne et lecteur perdent pied. Très glaçant, aussi …

(un rêve de professeur, faire travailler des gens à la correction de copies p. 67 … 8,5)

John Howe Artbook

Livre d’art sur l’œuvre de John Howe par Chrystelle Camus et John Howe.

Ca vole très haut.

John Howe est incontestablement l’un des artistes contemporains qui a le plus influencé l’imaginaire collectif grâce à son travail à la direction artistique de la trilogie du Seigneur des Anneaux filmée par Peter Jackson (en tandem avec un autre monstre très influent lui aussi, Alan Lee). Mais cette trilogie n’a fait que multiplier le nombre de personnes réceptives à sa production, puisqu’il compte de très nombreux fans depuis les années 80.

Ce livre nous propose donc, dans une réédition augmentée de celui de 2004, de voir rassemblées quelques reproductions de ses œuvres les plus emblématiques (ce n’est hélas pas un catalogue complet, mais il semble que l’artiste s’y refuserait), tant dans le monde établit par J. R. R.Tolkien que dans d’autres domaines de l’imaginaire. Passé la préface (vivante, honnête et plaisante) de Viggo Mortensen, on rentre dans le vif du sujet avec le récit des années de jeunesse canadienne de l’artiste (né en 1957), sa rencontre avec les littératures de l’imaginaire (par l’intermédiaire des couvertures et du calendrier Tolkien), sa passion précoce pour le dessin. Puis viennent les années d’apprentissage, notamment à l’Ecole des Arts Décoratifs de Strasbourg. Il dit ne plus se souvenir par quel miracle il obtint à la fin des années 70 un passe-partout de la cathédrale de Strasbourg, mais cette clef aura sur son œuvre une influence déterminante. Viennent les premières commandes et au mitan des années 80, sa carrière est déjà bien lancée. Il est régulièrement dans le calendrier Tolkien, parfois pour plusieurs mois et en couverture. Peter Jackson fait appel à lui à la fin des années 90 comme dit plus haut pour son projet cinématographique et il participera aussi de la même façon au Hobbit.

Après la partie biographique, le lecteur poursuit au sein de plusieurs galeries : La Table Ronde, les mythologies, le monde végétal, la nature symbolique, les écailles et le métal, la bataille, la mort, la Terre du Milieu, les autres œuvres de fantasy (comme le Cycle de l’Assassin Royal de Robin Hobb mais aussi Conan, Beowulf et Shan Guo), la cathédrale de Strasbourg, sa participation au projet cinématographique Mortal Engines, les dragons, les corbeaux et d’autres œuvres plus énigmatiques. Le livre se conclut sur quelques croquis. A chaque fois, les peintures sont rapidement commentées, sur un ton parfois léger et souvent anecdotique.

On apprend pas mal de choses : des vols d’originaux (dont sa peinture la plus connue, Gandalf the Grey) des accidents lors d’un passage au scanner, des intitulés laconiques de commandes etc., en plus d’avoir la chance d’un peu connaître l’envers du décor de la création artistique contemporaine. On peut discuter du choix des polices mais les reproductions sont superbes et les pages ajoutées lors de la seconde édition couvrent la période 2004-2017 (mais sans rien sur la trilogie cinématographique du Hobbit par contre). On peut regretter que les œuvres reproduites dans la partie bibliographie ne bénéficient pas des mêmes informations que celles dans les galeries (ni titre, ni année, comme hélas encore certaines couvertures reproduites dans les galeries). Il aurait été intéressant d’en savoir plus sur la conservation des œuvres originales ainsi que leurs dimensions, mais aussi d’avoir une chronologie des expositions à défaut d’avoir une chronologie des œuvres (qui aurait pu renseigner sur la répartition chronologique des thèmes). Mais bon, avec presque 230 illustrations, on va s’occuper de ce qu’il y a déjà dans ce livre avant de rêver à des approches plus scientifiques.

On passe donc d’excellents moments avec ce très beau livre, en espérant une troisième édition réaugmentée dans quelques années !

(faire de la reconstitution historique tardomédiévale ciblée aide à dessiner des armures réalistes … 8,5)

Les furtifs

Roman d’anticipation fantastique cyberpunk linguistique de Alain Damasio.

Beaucoup de mouvements très peu visibles.

Tischka, la fille de Lorca et Sahar Varèse et âgée de quatre ans, a disparu il y a maintenant deux ans. Elle s’est pour ainsi dire volatilisée : aucune trace de sortie ni d’entrée de l’appartement. Au matin, elle n’était juste … plus là. Sahar a accepté la disparition mais Lorca croit encore qu’il est possible de la retrouver. A force d’efforts et d’abnégation, il a pu intégrer une structure secrète militaire, appelée le Récif, qui a pour but de traquer et étudier des animaux presque indétectables : les furtifs. Ces furtifs se placent dans les angles morts de la vie humaine. Ils sont polymorphes, dotés de capacités hors-normes, comme la reproduction de sons artificiels et naturels. Mais surtout, pour protéger l’espèce et les rendre non étudiables s’ils seraient pris, ils se suicident en se céramifiant. Lorca pense que les furtifs sont liés à la disparition de sa fille.

Lorca fait ainsi partie d’une meute de chasseurs de furtifs, avec Agüero (l’ouvreur d’origine argentine), Saskia (ancienne oreille d’or de la Marine) et Nèr (un israélien en charge de des senseurs optiques). Leur terrain de chasse est la France de 2041, où certaines villes se sont vendues à des marques, où tout est tracé par des mégacorporations et où presque chaque citoyen vit dans la réalité virtuelle grâce à des prothèses optiques et des bagues. Les habitants sont classés dans des catégories ouvrant droit à certains services, comme pouvoir utiliser tel moyen de transport, marcher ou habiter dans telle rue ou échapper à certaines publicités. Et pourtant, les furtifs échappent à cette société panoptique. Qui sont-ils ? Peuvent-ils être domestiqués, voire même utilisés à des fins militaires ? Ou peuvent-ils être le moyen de sortir de cette société de défiance et de peur ?

Ce livre est une sorte de verre diatrète romain. Le texte est poli jusqu’à l’incandescence, les phrases sont ciselées au micron, le vocabulaire scintille, les styles jouent entre transparence et obscurité. Les furtifs, c’est le lien entre les personnages narrateurs de La Horde du Contrevent et le thème de la Zone du dehors. La typographie est ici encore une fois l’alliée du texte, et pas seulement pour indiquer de quel côté se situe la narration. La qualité stylistique de l’auteur, aujourd’hui pleinement reconnue, est mise au service d’une histoire très bien construite et dont les visées politiques avaient conduit l’auteur à être invité pour la promotion de son livre dans des médias nationaux (chose inimaginable il y a quelques années). Mais surtout, le style (c’est un feu d’artifice de 680 pages) n’assèche pas le roman, avec des émotions qui sont transmises brutes au lecteur. Il y a des mélanges joie/tristesse qui sont poignants (exemple p. 282) et on sent l’influence que doit avoir eu la vie de l’auteur sur ce roman.

L’auteur nous décrit un monde dérangeant, non seulement par ce que la surveillance est constante mais surtout parce qu’il ne semble pas être au bord de la révolte. Même un évènement, qui dans les préquelles de Dune lance le Jihad Butlérien, n’a ici presque aucun effet sur la société (nous ne voulons pas ici tout dévoiler …). Et parler de Dune ici fait sens, avec les quelques références qu’il y a dans le livre (p. 172, Mme Wallach). Mais Tolkien l’est aussi (sur un ton un peu moqueur à propos des anneaux p. 305).

Comme dans ses textes précédents, l’auteur nous gratifie de néologismes incroyables (une proferrante est une prof mobile à la voix qui porte ou encore Mme Cloud p. 681) ou d’expressions détournées et jouissives (Hacker vaillant, rien d’impossible p. 520). Mais là encore, tout dévoiler ici …
Quelques points qui ne seraient pas du domaine de l’excellence ? On voit bien que l’auteur n’est pas bon connaisseur de la chose militaire, et il y a un peu l’impression que la spiritualité n’a une valeur que si elle est exotique. De même, un sociologue qui croit au don gratuit (p. 178) …

Il y aurait encore tant de choses à dire sur ce livre … mais il vaut mieux le voir par soi-même.

Musique des sphères, vieux rêve grec de contrôle, syndrome de la Gorgone, dilemme d’Orphée, Marseille est une fondation grecque !

(avec ce livre, A. Damasio a voulu créer un furtif comme il le fait dire explicitement p. 677 …9,5)

Comment parler à un alien ?

Essai de linguistique appliquée à la science-fiction de Frédéric Landragin.

C’est le jour de la tentacule.

Que se passerait-il si des extraterrestres arrivaient demain sur Terre ? Comment communiquer avec eux, s’ils le veulent bien ? Ce livre n’a bien entendu pas la réponse à ces questions (cela dépend beaucoup desdits extraterrestres), mais liste tout de même une partie des éléments qui entrerons en jeu dans ce cas-là. Il s’aide pour cela de ce que la science-fiction a déjà pu mettre en œuvre, dans un roman ou un film, pour parvenir à communiquer avec des êtres inconnus.

L’introduction commence avec quelques notions de base, la plus importante étant la différence entre langue (système de communication) et langage (faculté de parler). Mais il est aussi question des quatre facettes du signe (p. 21) et des fonctions du langage. La linguistique est elle aussi décrite, avec ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas.

Puis l’auteur s’attache à montrer comment la SF a donné naissance à une sous-branche du genre appelée linguistique-fiction. Cette dernière utilise des théories de la linguistique pour bâtir des histoires, voir faire d’une notion un personnage. F. Landragin cite les exemples de L’Enchâssement de Ian Watson (publié en 1973 et qui place au centre de son récit la notion d’enchâssement des phrases), Les Langages de Pao de Jack Vance et de Babel 17 de Samuel Delany. Tout cela nous mène aux théories de Noam Chomsky et à la thèse dite Sapir-Whorf, avec toujours au centre l’articulation entre langue et perception de la réalité.

Le second chapitre se concentre sur l’origine et l’évolutions des langues naturelles (le français, le javanais, le patagon etc.). Il faut d’abord faire la différence entre l’oral et l’écrit, avec une plus grande facilité de description pour ce dernier. Leurs relations sont évoquées, de même que leurs évolutions. Il n’existe aucune évolution obligatoire qui ferait passer une langue d’un stade isolant à un stade agglutinant puis enfin à un stade flexionnel (p. 98).

Le troisième chapitre passe aux langues artificielles et imaginaires. Parmi les langues artificielles (qui ont un haut taux d’hapax dans leurs textes p. 135), la plus connue est sans aucun doute l’esperanto mais elle est loin d’être la seule (volapük, cablese, loglan etc). Parmi les nombreuses langues fictionnelles, on peut dénombrer le sindarin, le klingon, le mechanese. Il est évident que ces langues tout comme les néologismes sont un élément essentiel de l’émerveillement que ce doit de susciter une œuvre de SF.

Le chapitre suivant va plus loin dans la description des langues en détaillant certains éléments constitutifs que sont le lexique, la phonétique, la prosodie (pauses et accentuations à l’oral), la morphologie, la syntaxe, la sémantique, la pragmatique et la stylistique. Le panorama est très vaste mais tout est très bien décrit en s’appuyant toujours sur des exemples issus de la SF.

Une fois que tout ceci est bien en tête, on peut enfin rencontrer nos extraterrestres. Le contact est facilité si l’on a préalablement découvert des archives que l’on a pu exploiter (déchiffrer). Le contact lui-même peut s’effectuer à distance (communication lumineuse) ou en face-à-face. C’est là que la désignation prend une importance considérable avec les notions de « je » et « tu » (p. 211). Puis après, il faut avoir quelque chose à se dire …

La conclusion pose la question de l’avenir de la linguistique-fiction, avant de laisser place aux notes, à la bibliographie et à un index des notions.

L’exposé est, comme pressenti, très solide. Les exemples sont variés et la SF française du début du XXe siècle n’est pas oubliée. Le propos est très accessible, très clair. Certaines théories sont même très habilement résumées grâce à des onomatopées (l’origine des langues, p. 79-80) mais leur rejet en bloc nous paraît en revanche beaucoup plus hasardeux. Pour ce qui est de l’indo-européen apparaissant vers 6000 a. C. (p. 89) et les premières écritures vers 10 000 a.C. (p. 73), là encore nous doutons au vu des découvertes archéologiques récentes. Sur la prononciation contemporaine du français en France (p. 96), les conclusions sont très abusives. De même place sur un même plan de comparaison le Gom Jabbar et la cuve axolotl comme termes nécessitants obligatoirement une explication de l’auteur (dans Dune) nous semble fausse (puisque l’axolotl qui donne son nom à la cuve est un animal aux vertus justement régénératives). La racine latine de « dormitoir » (dans Les Monades urbaines de R. Silverberg, ici p. 140) n’est pas non plus vue par F. Landragin. Enfin, certains effets tombent à plat (p. 75), mais on ne peut pas gagner à tous les coups … Mais le passage sur l’importation de phonèmes en français (p. 155) et le nombre de noms différents pour désigner une coccinelle en Corse (24, p. 152) rattrapent aisément ces faibles désaccords.

(les recherches sur l’origine des langues et la langue universelle ont été proscrites à la fin du XIXe siècle en France et au Royaume -Uni  p.82 … trop de fantaisistes …7)

Station Metropolis Direction Coruscant

Essai de géographie de la ville du futur par Alain Musset.

Etemenanki !

Il y a peu d’œuvres de science-fiction sans une présence massive de l’élément urbain. Dune compte peut-être parmi les grandes œuvres où la ville est de peu d’importance, mais que l’on pense à Coruscant, la planète-ville de la Guerre des Etoiles, à Trantor chez Asimov ou Los Angeles dans Blade Runner/Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, et chez chacun des images viennent en tête. Cependant, l’image qui est en donnée est rarement méliorative (les Cavernes d’Acier chez Asimov peut-être) : le délabrement peut régner, la plus grande richesse côtoyer la plus extrême pauvreté, la violence peut être présente à chaque coin de rue et il y a des pénuries d’air ou d’eau, on est le plus généralement dans le contre-mythe arcadien.

Alain Musset (géographe à l’EHESS) nous faire voir ici toutes les facettes de la ville telle que décrite dans la science-fiction, quel que soit le média (roman, film, bande dessinée, jeu vidéo). De courtes pages sur le contexte culturel occidental de défiance envers la ville (la Babylone biblique, le romantisme) ouvrent ensuite sur quatre parties contenant à chaque fois trois chapitres.

La première partie s’intitule « De la mégalopole à la monstruopole » et le premier chapitre commence par la première caractéristique de la ville de science-fiction : son gigantisme. Dans la SF, le processus d’urbanisation est souvent arrivé à son point le plus extrême. Parfois même, comme à Coruscant, il n’y a plus rien de naturel sur la surface de la planète. Plus de mer, de montagne. Tout est recouvert par la ville, et on parle en centaines de milliards d’habitants. Et par conséquence, la ville prend de la hauteur (second chapitre), là encore de manière astronomique. Les tours font très vite plusieurs kilomètres de haut et peuvent abriter des millions d’habitants (seulement des centaines de mille dans des Monades urbaines de R. Silverberg). La tour babylonienne de Metropolis est ici iconique (et est en couverture). Mais si l’énergie vient à manquer à ces tours ? Alors tout se dérègle (troisième chapitre). La surpopulation règne, tout comme souvent la faim et la soif, avec un maximum de pollution en sus. Les déchets forment des montagnes … De ces images est née l’arcologie, qui a pour but de marier écologie et habitat. Mais est-ce, là encore, utopique ?

La seconde partie s’intéresse aux structures sociales dans la ville de science-fiction, principalement sous le prisme des classes sociales et des castes. La ville SF est le royaume des inégalités (ceux qui mangent des fruits et de la viande dans Soleil vert et ceux qui mangent le pâté vert p.82). De manière assez inattendue, de nombreux romans de l’univers de la Guerre des Etoiles sont de ce point de vue très critiques (p. 85-88). L’inégalité ne concerne pas que l’argent mais peut aussi prendre la forme du temps, de l’eau ou de l’air. Les plus basses classes sociales urbaines sont le thème du chapitre suivant. La robotisation ou la numérisation des processus de productions sont les premières causes de déclassement. Mais tout n’est pas figé de toute éternité et les beaux quartiers peuvent aussi être atteints par la ruine ou une nature qui reprend ses droits. Avec de telles disparités sociales, la dialectique haut / bas est très présente dans les environnements urbains de science-fiction (sixième chapitre). Léonard de Vinci déjà imaginait une ville sur deux niveaux, l’un pour la noblesse et l’autre pour le reste du peuple (p. 120)

La partie suivante poursuit dans l’exploration des bas-fonds, et de leur matérialisation : les bidonvilles. Ces derniers ne sont d’ailleurs pas forcément sur la terre ferme, comme c’est déjà le cas à Bangkok (p. 146). Qui dit bas-fond dit aussi criminalité, comme on peut le voir dans Robocop, avec son lot de violence. Le dernier chapitre de cette partie concerne les murs à l’intérieur de la ville. Il y a dans la SF de nombreuses reprises du thème des quartiers privés (ou résidences privées), nés aux Etats-Unis dans les années 50. Vient à l’esprit la Zone du dehors de A. Damasio.

La dernière partie propose au lecteur de voir la ville sous l’angle du contrôle, avec en premier lieu le centre commercial (très bon jeu de mot en titre avec « L’ombre du mall » p. 189). Qui dit univers dit consommation de masse. Et donc centre commercial, avec son architecture spécifique qui doit encourager l’acte d’achat. Dans le second chapitre de cette partie, l’auteur discute de la ville dans son rapport au totalitarisme et à la dictature. Mais il ne faut pas non plus oublier les transnationales (ou parfois mégacorporations). Certains portent comme nom de famille le nom de leur employeur (p. 217). L’ordinateur n’est bien sûr pas absent de ces jeux de pouvoir. Le dernier chapitre a pour objet la ville en tant que panoptique. Big Brother, le Cerclon de A. Damasio, le Truman Show mais aussi le puçage et la ville virtuelle sont abordés par A. Musset.

Le tout dernier chapitre forme la conclusion de l’ouvrage, rappelant que seule une minorité de villes ne sont pas dystopiques dans la SF. La dystopie a ici clairement vaincu l’utopie.

Mitigée est notre réaction une fois refermé ce livre de 250 pages (plus une longue bibliographie). Nous nous attendions à plus de géographie et d’urbanisme, alors que la partie sciences sociales domine outrageusement. Un problème d’équilibre, par rapport à nos attentes. Corollaire de ce déséquilibre, le propos est assez marqué politiquement, avec un peu d’autocritique (p. 62). Cette teinte politique conduit à des erreurs factuelles, comme par exemple ce qui peut se dire sur la responsabilité de Goldman Sachs en Grèce et lors de la crise dite des subprimes (p. 86). Le libéralisme indéfini est l’accusé facile de tous les mots, c’est presque la faute au destin (p. 167 par exemple ou p. 191 avec « l’ultralibéraliste » M. Friedman). Quant à la sortie sur D. Trump (p. 184), elle confine à l’inutilité. Les excursions hors du sujet sont périlleuses tant quand il est question d’Ovide soi-disant contempteur des villes (il ne cesse pourtant, de son exil au bord de la Mer Noire, de vouloir revenir à Rome p.13) que quand on parle démocrature dans le onzième chapitre. Reste, au final, une forte impression de délayage. Ce livre aurait pu être plus court et moins saucissonner les thèmes. A. Musset, auteur d’autres géofictions ayant attrait à la SF, veut semble-t-il aussi faire le pont entre ses différentes aires de recherche.

D’un autre côté, A. Musset fait découvrir des auteurs oubliés, surtout français (p. 99-100, l’Age d’Or de la SF étatsunienne a recouvert beaucoup de choses). Il annexe un peu de la fantasy urbaine (Miéville p. 145), mais cela n’est pas sans justification. L’aspect physique du livre, avec ses très belles illustrations et les photos dans le texte, est une grande réussite, déjà annoncée par une couverture de grande classe.

A mi-chemin donc, tant pour la forme que pour le fond.

(les Pinçon-Charlot ou la sociologie la plus éloignée possible de la science p. 112 … 6,5)

Il piacere

Roman décadentiste de Gabriele d‘Annunzio.
Existe en français sous le titre L’Enfant de volupté.

Le dandysme est-il un futurisme ?

Le comte Andrea Sperelli d’Ugenta est certes un poète et un graveur de renom, il est surtout un Casanova. Il aime la conquête et la possession des corps. Mais son histoire avec Elena Muti s’est achevée (mais les souvenirs sont vifs dans sa mémoire, tant de leur rencontre, la court qu’il lui fait mais aussi leur séparation), aussi est-il à nouveau en chasse. Mais dans le monde aristocratique romain de la fin du XIXe siècle, ce peut être un sport dangereux. Au cours d’une course de chevaux, il est provoqué en duel. Blessé très sérieusement, il part alors en convalescence dans la maison de campagne de sa cousine, la duchesse d’Ateleta, sur la côte adriatique. Il fait là-bas la connaissance d’une amie d’enfance de sa cousine, Maria Ferres, la femme de l’ambassadeur guatémaltèque mais siennoise d’origine. Andrea est envouté, mais elle résiste à ses déclarations et avances (la narration reprend les notes du journal intime de Maria Ferres). Avouant peu de temps avant son départ pour Sienne des sentiments pour Andrea, les deux amoureux sont séparés.

De retour à Rome, Andrea reprend sa vie d’avant. Mais le retour d’Elena, devenue marquise de Mount Edgcumbe, sème le doute dans l’esprit d’Andrea. Ainsi il balance entre la volonté de reconquérir Elena et l’amour qu’il porte à Maria, elle aussi s’établissant à Rome. A cette dernière il fait visiter les jardins de la Villa Médicis, où les deux s’embrassent. Elena de son côté a renvoyé très sèchement Andrea sur les roses (son mari avait déjà bien causé du tourment à Andrea avec ses manières). Maria, touchée de plein fouet par la ruine de son mari, décide enfin de passer la nuit chez Andrea. Tout ne se passe pas comme Andrea l’avait prévu …

Il piacere est un roman qui cherche beaucoup du côté du symbolisme tout en étant très en lien avec le décadentisme français (nombreux archaïsmes). Il est de très nombreuses fois fait références à des peintres ou des peintures de style préraphaélite (mais pas que, c’est très orienté histoire de l’art) et les notes infrapaginales (mais aussi les parallèles très instructifs dans les appendices) montrent une inspiration très française dans les motifs utilisés, confinant parfois à la citation directe. J. Péladan, les frères Goncourt, J.-K. Huysmans, H.-F. Amiel ont été attentivement lus par l’auteur, qui dans une optique anglomaniaque aristocratique bien de son temps n’oublie pas non plus P. Shelley et Byron. L’actualité n’est pas absente du roman, avec la défaite italienne de Dogali en Ethiopie en 1887 (p. 319 de l’édition Garzanti), l’occasion pour le personnage de formuler quelques paroles scandaleuses. Complétant les différents canaux d’influence, l’auteur recycle certains de ses écrits, personnels comme publics (p. 163 par exemple). A tel point que la limite entre personnage et auteur se floute de nombreuses fois …

Ce roman, assez pauvre en action mais très riche en aller-retours temporels, se base sur le personnage d’Andrea. Caméléon menteur dont le seul but est de gouter l’instant (autoportrait p. 327), il est mis en miroir avec les deux personnages féminins principaux, qui se partagent pour ainsi dire la personnalité complexe d’Andrea : à Elena le côté jouisseur, presque vicieux (la Salomé de G. Moreau) et à Maria la mélancolie et la spiritualité dans un corps diaphane (les modèles de Dante Gabriel Rossetti ou Ophélie de J. Millais). D’une certaine manière, Andrea cherche à faire fusionner ces deux femmes pour en faire son alter ego (ce qu’il reconnait déjà en Elena p. 298).

Le roman est très brillamment introduit par P. Gibellini, un spécialiste de l’œuvre d’annunzienne, la préface et les notes étant l’œuvre de I. Caliaro. Sur ces dernières, très intéressantes pour qui ne connaît pas parfaitement ni l’auteur ni Rome, on peut juste regretter un problème de calibrage, certaines semblant s’adresser à des collégiens tandis que d’autres visent des universitaires.

(« En vérité, la marquise de Mount Edgcumbe faisait un abus du carrosse dans les choses de l’amour » p. 340 …8)

Epépé

Roman fantastique de Ferenc Karinthy.

On est pas sorti de l’auberge !

Budaï est un linguiste hongrois. Pour se rendre à un congrès de spécialistes à Helsinki, il prend l’avion. Il dort pendant le vol, sort l’esprit embrumé de l’aéroport, monte dans un bus et arrive à l’hôtel. Mais pas à Helsinki. A l’hôtel, personne ne le comprend, alors qu’il parle une dizaine de langues. Rien dans ce qu’il peut lire et voir ne lui permet de savoir où il se trouve, et aucun interlocuteur, quand il arrive à parler avec quelqu’un dans cette ville suractive, ne parle de langue étrangère. Il se mets au travail pour décrypter l’idiome local, qu’il n’arrive même pas à lire. Mais la langue parlée semble elle-même mouvante selon les moments (p. 178) et défier la retranscription. Les jours passent et Budaï n’est pas plus avancé qu’au premier jour, malgré toutes les tentatives qu’il fait. Devra-t-il rester dans cette ville inconnue pour le restant de ses jours ? Pourquoi personne ne vient-il l’en sortir ?

Si personne ne vient récupérer le héros dans cette ville sans nom, c’est parce qu’elle semble dépourvue de sortie. Pas de canaux, pas de chemin de fer partant vers le lointain, pas d’autoroute. Tout semble s’agiter en vase clos, dans une ville à la Jacques Tatie mais avec en plus une immense bousculade (p. 61, p. 120) dans le métro comme sur la route, partout, y compris au cimetière (p. 117). Tout est gris et les gens font la queue pour tout, dans une ambiance soviétoïde (p. 22-23). Budaï est ainsi dans une situation très proche de ce que pourrait être un habitant d‘une société totalitaire qui ne comprendrais absolument aucun de ses codes. Rappelons que l’auteur est hongrois et que le livre est paru en 1970 … De plus, il n’y a jamais une inscription dans une langue étrangère, aspect fantastique s’il en est. Même dans une librairie, le héros ne peut mettre la main sur une autre graphie que la locale ! La référence, attendue, à la langue étrusque est faite p. 157 (même si elle fait plus appel au mythe entourant cette langue qu’à la philologie).

Budaï, qui ne manque ni de courage ni d’organisation, oscille selon les jours entre de nouvelles idées de pistes et de rudes frustrations. Mais par moment, il se dit qu’il pourrait se faire à cette vie, à cette ville qui veut de ses habitants une compétitivité de tous les instants. Il reste une part d’ambiguïté, une attraction pour la normalité (personnifiée par la jeune Épépé, dont Budaï souhaite la compagnie pour pouvoir la quitter). Il n’est pas à exclure que cette ambiguïté soit aussi celle de l’auteur, qui peut voyager malgré son appartenance au camp socialiste. Mais cette normalité peut elle même être trompeuse. La société multiraciale qui s’offre à la vue du héros ne semble pas exempte de tensions éruptives (p. 165-166). Faut-il là encore y voir une critique du soviétisme ? Mais s’il y a éruption sociale, que la ville est atteinte dans ses structures de manière très sérieuse, tout rentre si vite dans l’ordre que les évènements ne sont plus qu’un souvenir flou pour ceux même qui y ont participé.

Ce roman nous a fait penser à L’étoile et le fouet de F. Herbert, qui lui aussi traite du problème de la communication. Mais il y a chez F. Karinthy peut-être plus d’inventivité et moins de conséquences cataclysmiques à la non-communication. Budaï subit une catabase mais semble pouvoir s’en sortir aux yeux du lecteur, et l’utilitarisme ne prend jamais complètement le pas sur l’éthique dans sa quête vers la connaissance.

Ce roman, aux lenteurs voulues et calculées mais bien réelles, n’est pas de ceux que l’on lit d’une seule traite. Mais il est terriblement marquant, sans doute plus encore pour un lecteur qui a déjà pu être confronté à un pays où il ne maîtrisait pas l’alphabet. Mais il n’y a ici aucune langue tierce …

(allusion à l’Anabase p. 115 mais sans les mêmes conséquences que chez Xénophon …8/8,5)

L’Âge des Lumières

Roman fantasy de Ian McLeod.

Volent les feuilles du Temps.

Angleterre, Troisième Âge de l’Industrie. L’éther a été découvert peu après l’exploitation des gisements de charbon et il est extrait de la terre. L’éther est présent dans de nombreuses constructions et produits et il est nécessaire d’user de formules magiques pour le domestiquer. Ainsi, le télégraphe fonctionne à l’éther et des ponts sont renforcés grâce à lui, mais il permet aussi la fabrication de bâtons de commandement, permettant surveillance et communications. L’électricité est encore inconnue (p. 115) et le moteur à explosion est très récent (p. 254).

La société anglaise est hiérarchisée à l’extrême et structurée par des guildes elles-mêmes d’importances diverses. Il n’y a plus de roi en ce pays et ce sont les guildes qui régentent, mais de manière informelle. Tous les habitants ne sont pas membres de guildes, sorte de hors-castes. Plus bas encore dans la hiérarchie se trouvent les personnes qui ont muté à cause de l’éther. L’action semble prendre place à la fin du XIXe siècle – début du XXe, mais comme l’histoire est aux mains des guildes (damnatio memoriae p. 349), il est difficile au narrateur de dire en quelle année se passe l’action, d’autant que des ères industrielles ont remplacé le calendrier « royal » (p. 344). Mais on peut supputer que la divergence avec notre monde se situe à la fin du XVIIe siècle ou au début du XVIIIe, puisque le Grand Incendie de Londres a eu lieu (p. 396). Peut-être n’il y a -t-il pas eu de restauration carliste en 1688 … La religion chrétienne a elle aussi été modifiée. Le Christ est devenu un guildé, doté de la marque qui va avec ce statut et le vin de messe est devenu hallucinogène.

Notre héros, Robert Borrows, vit justement dans l’une des villes où est extrait l’éther, Bracebridge. Son père est membre de la guilde mineure des outilleurs et travaille à l’usine d’éther. Sa mère est femme au foyer mais travaillait elle aussi à l’usine. Mais la maladie de l’éther gagne progressivement Mme Borrows et son fils fait l’école buissonnière. Après la mort de sa mère, Robert saute dans un train pour aller à Londres. Là-bas, une toute autre vie débute, plus révolutionnaire, plus dangereuse.  Bracebridge n’oubliera cependant pas de se rappeler à lui.

A la suite de Robert, on ne voyage pas uniquement dans le Kent et à Londres. On voyage aussi parmi les mots. Le texte est de très haute qualité, avec un vocabulaire d’une très grande richesse sans qu’il soit nécessaire de faire trop appel aux néologismes (on peut distinguer cependant un problème  de traduction p. 36 et peut-être la « Saxonie » de la p. 207). Il y a une volonté de différence mais elle ne doit pas être totale pour l’auteur. Le rapprochement entre l’éther et l’atome est facile à faire mais se trouve être en fait très limité dans ce livre : l’éther facilite les choses, abaisse des seuils (plus grande portée des tabliers des ponts mais aussi des chaudières qui explosent si les enchantements ne sont pas dits) et de fait freine le développement technologique jusqu’à mettre la société en stase (on est peut-être en 1950 s’il l’on considère le centenaire d’une exposition industrielle, p. 260-261), sans connaissance approfondie du monde hors de l’Occident.

L’ignorance du héros est utilisée avec brio par l’auteur, donnant de manière générale un solide arrière-plan psychologique aux personnages. Il est aussi offert au lecteur la possibilité de voir la mosaïque des théories socialistes du XIXe siècle (les coopératives p. 347, un anticapitalisme d’origine religieuse p. 348, les cités-jardins p. 349, le monopole marxiste p. 353) et on a les suffragettes aussi (p. 432). Le ton général est sombre, voir avec une certaine cruauté ou peut-être une sorte de désespoir envers le genre humain. Le livre est très bien construit (malgré quelques petites longueurs et un passage peut-être un peu brusque à la période militante du héros), avec des ellipses qui interpellent le lecteur pour son plus grand plaisir. La fin est bourrée d’interrogations qui placent le lecteur entre constat froid et résignation.

Ce livre mérite une seconde vie cinématographique ou graphique.

(ah ce vol de Tour Eiffel par les Anglais p. 396 … 8)

Le Golem

Roman fantastique de Gustav Meyrink.

Un labyrinthe de brumes et de marches.

Au début du XXe siècle, un homme de passage à Prague lit une biographie de Bouddha Gautama avant de se coucher. En peu de temps, le voici qui passe dans un monde onirique le renvoyant une trentaine d’année en arrière, au même endroit, dans le quartier juif de Prague. Il se coule dans le corps de Athanasius Pernath, tailleur de gemmes à la fin du XIXe siècle. Celui a oublié son passé, mais quelques éléments commencent à lui revenir quand une dénommée Angelina, qui semble être une amie d’enfance, vient l’implorer de l’aider. Second élément inhabituel dans une vie bien rangée, un mystérieux visiteur est venu lui commander la restauration d’un livre, appelé « Livre d’Ibbour ». Problème, Pernath ne se souvient plus qui était ce visiteur, ni pour quand il doit accomplir le travail. Aidé de ses amis, il tente d’y voir plus clair avant de les accompagner au café et de se déplacer dans Prague mais surtout de rencontrer divers personnages du quartier, de sa rue ou de son immeuble : Aaron Wassertrum le brocanteur qui ne vend jamais rien, Charousek l’étudiant en médecine, Schemajah Hillel l’archiviste de l’hôtel de ville juif avec sa superbe fille Myriam, Rosine-la-Rousse, les jeunes délinquants Loisa et Jaromir. Pernath est ballotté de défaillances en évanouissements, d’expériences mystiques en découvertes dans les sous-sols de la ville juive, cherche à contrer les menées de Wassertrum et se retrouve à aimer deux femmes. Sous une accusation de meurtre, il passe même plusieurs mois en prison, ayant refusé d’avouer. Coupé de tout, tant de choses auront changé à sa sortie …

Sur un très vague fond de légende juive praguoise, ce roman du symbolisme tardif joue avec les vapeurs, les demi-lumières et la neige, la folie et le sommeil. Le héros ne décide pas de grand-chose et ne peut qu’acter le fait qu’il en sait plus sur lui à la fin du roman qu’au début. Mais comme le héros n’est pas vraiment le narrateur, sans que l’on ne sache in fine qui il est. Toujours est-il que le livre peut être vu comme non seulement peu sympathique avec les roux (p. 39) mais surtout antisémite. La description de la très grande majorité des juifs est très dépréciative et les deux personnages de Hillel (visiblement un tzadik) et Myriam arrivent finalement très tard pour contrebalancer ce sentiment. Le long passage de la prison ressemble à de la torture, dans une ambiance plus proche du naturalisme que de l’absurde. C’est très bien écrit, avec un certain maniérisme dans les dialogues (très visible p.170-177 par exemple) et dévoile certaines connaissances de l’auteur dans tout ce qui est occultisme. Si la fin est classique et attendue, elle n’est pas pour autant à rejeter, loin de là, avec sa félicité de goût classico-paradisiaque. Un très bon roman doté d’une introduction très bien faite (écrite par le traducteur), mais qui défie une description précise …

(on sonne les cloches de la synagogue p. 74 …8)

La Voie du Sabre I

Roman fantasy de Thomas Day.

Pas vraiment des petits baigneurs.

Nous sommes au XVIIe siècle dans un Japon qui n’a pas totalement refusé la technologie occidentale, entretien des liens avec l’Europe et est dirigé par un empereur qui est un dragon. Au château des Nakamura, un rônin (un samurai sans maître) arrive et fait montre de ses qualités. Le seigneur du lieu, pour le moins impressionné, lui confie son fils et héritier Mikédi, charge à lui de lui enseigner la voie du sabre qui a fait de lui le plus grand combattant des Quatre Poissons-Chats. Ainsi, il pourra selon le vœu de son père, s’unir à Nagâ, la fille de l’empereur et enfanter l’héritier au trône, avec tout ce que cela signifie de pouvoir. Mais le rônin, Miyamoto Musashi, n’est pas du genre facile et n’hésite pas à défendre des villageois contre les samurais du père de Mikédi. Ce dernier commence son apprentissage par deux années dans les cuisines d’un chef, avant de devoir obtenir un masque au sommet de la Pagode des Plaisirs. Cette épreuve lui prend aussi deux ans. Puis, sensibilisé par les veuves pensionnaires de la Pagode, il part avec Musashi combattre le seigneur qui a attaqué le village de la mine d’ambre. Mais Mikédi progresse-t-il sur la voie du sabre ? Son maître peut-il seulement lui enseigner ? Où fait-il fausse route depuis le tout début ?

Les sources d’inspirations, que l’auteur a la gentillesse en plus de l’honnêteté de donner en fin de volume, le montrent avec éclat : la série cinématographique Baby-Cart sert presque de canevas à cette aventure (les noms sont très transparents). Dans cette série, un ancien exécuteur shogunal devient un rônin après le meurtre de sa femme et voyage avec son fils tout en devant se défendre contre les assassins du clan Yagyu. On a de cela ici : un grand maître du sabre qui peut tout faire, japonais au carré (ce que l’auteur ne ache pas au lecteur). Le résultat n’est pas un plagiat mais un très bon roman qui joue avec les codes du genre, mais sans se départir de la sauce T. Day (comme lors de sa collaboration avec Fructus) : on n’hésite pas à raconter le jour le jour des personnages, y compris leurs intimités dans tous leurs aspects. Mais on peut aussi penser à Elric en lisant ce livre, avec un sabre dont on sait peu de chose mais que l’on dit posséder une âme et être maudit (p. 68). L’auteur se fait aussi quelques petits plaisirs (et renforce le côté irréaliste de sa fantasy) en allant chercher un autre bestiaire que le japonisant (dans la grange du magicien …), en faisant des allusions aux Thermopyles (p. 196) et à Don Quichotte (p. 240). Il y a peut-être un début un peu trop de termes japonais pour crédibiliser le récit, mais passé l’exposition, il en fait un usage beaucoup plus restreint. Ce scénario de roman d’initiation (mais où le maître lui-même est incontrôlable) n’est pas construit sur un scénario follement original mais il en est fait de belles choses, avec des récits insérés qui ne coupent pas artificiellement la trame principale et une écriture efficace (et les aphorismes ne sonnent pas comme des cheveux sur la soupe). On en fait pas ici dans l’impressionnisme mais veut rendre la brutalité du monde, la brièveté des vies et où la beauté ne peut être séparé de l’éphémère.

Un bon livre, pour ceux qui peuvent apprécier l’extrême-orientalisme composé.

(des premières pages qui mettent en bouche … 8)