Pour en finir avec la Françamérique !

Essai de psychopolitique de Jean-Philippe Immarigeon.

Peu de blues, plus de musique concrète.

J.-P. Immarigeon n’a visiblement pas tout dit dans ses deux précédents ouvrages sur le sujet (ici et ).

Mais ces nouvelles idées vont aussi de pair avec les développements de la présidence Obama. Cet opus paraissant en 2012, l’auteur peut s’appuyer sur les trois premières années d’exercice, quand les réformes importantes sont censées être déjà en voie d’achèvement. L’année 2001 s’éloigne, et si l’Irak et l’Afghanistan restent des thèmes forts au niveau international, l’auteur change ici d’angle d’approche (d’attaque ?) et veut avant tout démontrer, plus précisément que dans ses livres précédents, que la culture qui serait commune aux deux côtés de l’Atlantique n’est qu’un mythe, qu’un aveuglement volontaire entretient. Il faut ici préciser que l’auteur entend par les deux rives la France et les Etats-Unis, les autres pays d’Amérique du Nord n’étant pas ici concernés et en acceptant que, si l’on suit toujours l’auteur, on ne puisse étendre pour des raisons historiques les conclusions françaises à l’Europe.

L’avant-propos, signé du directeur de Harper’s Magazine, met l’accent sur le mythe du rêve américain qui sévit en France, une sorte de servitude volontaire. Puis J.-P. Immarigeon prend la main avec un premier chapitre qui entreprend de classer les rêveurs en trois catégories distinctes. La première de ces catégories est celle de ceux « qui se contentent de l’écume des choses » et changent périodiquement d’avis (tranchés), accessibles à la flatterie d’un petit séjour organisé ou une visite de base. La seconde est celle de ceux qui pensent que les Etats-Unis rebondiront toujours, oubliant que l’histoire n’est pas cyclique, ne se répète pas, ne même qu’elle n’est pas soumise au mimétisme (l’auteur admet que c’est la position majoritaire des Français p. 16). Un empire ne met pas de temps défini à sombrer … La troisième forme est celle des intoxiqués, ceux qui ne peuvent trahir leur idole même en pensée. Ceux qui pleuraient en 2003 de ne pas voir la France en Irak … Puis l’auteur décrit le passage d’une Amérique comme autre rive de l’Europe, une sorte de Méditerranée en plus grand à une Amérique séparée, celle de l’autre côté du fossé. Du côté des Etats-Unis, les théorisations de cette séparation naissent avant la guerre d’Indépendance et au XXIe siècle encore, quelques théoriciens voient les Etats-Unis comme successeurs des … Amérindiens (p. 25) !  Ce qui ne manque tout de même pas de sel quand on lit ce que pensaient les constitutionnalistes de ces mêmes Indiens. Mais en Europe, depuis 1945, on pense à la communauté de destin …

Dans le second chapitre, J.-P. Immarigeon liste quelques privautés que se permettent les Etats-Unis et qui ferait réagir au quart de tour si c’était n’importe quel autre pays qui se le serait permis. La copie de disques durs à la douane, depuis 2008, par exemple (p. 30). Et puis l’affaire DSK … En juriste, l’auteur parle ensuite d’une disposition dans la Constitution des Etats-Unis qui permet de passer à la dictature en un tour de main (p. 40). Cas unique dans les démocraties, comme le démontre l’auteur. Le National Defense Authorization Act du 31 décembre 2011 fait passer la lettre de cachet pour une procédure contradictoire, permettant au seul président de faire interroger, d’enfermer ou de déporter toute personne soupçonnée de terrorisme ou même seulement de sympathie. Sans contrôle judiciaire ni procès. Mais qui respecte la constitution …A la fin du chapitre, l’auteur pourfend l’idée reçue d’une industrie cinématographique étatsunienne qui aurait plus de libertés pour raconter des épisodes historiques déplaisants (au Viêt-Nam par exemple), bien plus que son pendant français. Le parallèle avec la guerre d’Algérie est tout de même cruel (p. 48).

Le troisième chapitre revient ensuite sur deux siècles et demi d’une alliance … intermittente. Et tout commence par les guerres indiennes et la guerre de Sept Ans où coloniaux britanniques et français s’affrontent, avec divers groupes d’indiens en appuis. Ainsi la guerre qui forme les Etats-Unis, le fondement de son identité (p. 53), ce n’est pas la guerre d’indépendance mais bien la French and Indian War. Mais le gouvernement britannique bloque quand même l’expansion des colonies après 1763 … tout est à refaire. En 1776, les treize colonies ne sont pas en état d’arracher leur indépendance et c’est la mort dans l’âme qu’elles se résolvent à faire appel à la France. Quand on sait que G. Washington n’avait pas hésité à faire tuer de sang-froid un officier français en 1754 … L’indépendance acquise, l’alliance est remisée et on refuse son activation à la jeune République en 1793. Les relations se dégradent même jusqu’au conflit sans pourtant déboucher sur une guerre ouverte. L’auteur analyse ensuite ce qui différencie les deux républiques : à l’état de nature, les individus sont semblables et égaux aux Etats-Unis et dissemblables en France (et donc égaux sous la civilisation, dénaturés, p. 68). Se pose alors l’existence d’hommes qui ne seraient pas parmi les égaux de nature (égalitarisme des clones, de club p. 69) …

Le chapitre suivant est assez étrange, puisqu’il parle de la dépression aux Etats-Unis. Absence de passion, désir d’oubli (de soi parfois), sans besoin de souvenir puisque déjà un aboutissement (p. 85) ? L’utopie est par définition figée, et donc sans passion. Mais la surprise peut parfois surgir, comme le Tea Party en 2009. Néanmoins, c’est pour J.-P. Immarigeon tout de même un regard vers la fondation, les Pères Pèlerins. Le cinquième chapitre invite le lecteur à se déprendre des Etats-Unis. L’auteur y va fort sur la constitution, le plaider coupable quasi systématique, la sous-productivité chronique, le désengagement militaire en Europe et l’incompétence ailleurs. Pour l’auteur, il n’y a bien évidemment pas de quoi en faire un modèle. La fin du chapitre fait office de conclusion (pas piquée des vers, p. 121) avant de laisser la place à une bibliographie.

J.-P. Immarigeon reste sur ses points forts, avec des percussions bien pesées, un sens foudroyant de la formule et un fond bien structuré (des changements de thèmes naturels au sein des chapitres). Il n’est pas tendre avec les spécialistes universitaires les plus médiatiques, qu’il juge intoxiqués par leur sujet, tout comme avec certains philosophes de blanc vêtus. Comme dans les précédents livres, on peut sentir l’érudition et un avis où se rencontrent expérience personnelle et lectures savantes (p. 82-84 par exemple, ou sur l’invention dans les années 1940 du concept de « révolution atlantique » pour marier 1776 et 1789 p. 26). Certaines pages s’approchent même du génie (p. 93) avec la comparaison entre les Etats-Unis et l’Islam : « l’Amérique est grande et Jefferson est son prophète, la Déclaration de 1776 constituant le Décalogue, la Constitution de 1787 le Coran et les Federalist Papers tenant lieu de hadiths ». Sa prédiction de la p. 12 sur l’absence de troupes françaises en Irak se révèlera fausse, mais dans un contexte très changé (Daech). La forme est très bonne et les arguments amènent à penser.

Un livre un brin court qui se lit d’une traite.

(Fox News qui met sur le même plan 1789, 1917, 1933 et le 2011 de Occupy Wall Street … plaisant … 8,5)