Game of Rome

L’Antiquité vidéoludique
Essai de philosophie esthétique appliquée à la représentation de l’Antiquité dans les jeux vidéo par Laury-Nuria André.

Vous verrez du paysage.

Les versions vidéoludiques, étrangement proches des modalités de réécritures post-homériques, ne nous placeraient-elles pas, avatars du jeu, dans la même position de spectateur pris à parti, investi, happé dans l’espace fallacieux que celle d’Enée [voyant Andromaque invoquer le fantôme d’Hector dans l’Enéide de Virgile, III, 301-355], contraints que nous serions, entre fascination pour le double et nostalgie de l’Antique, à voir le vrai dans le faux et à reconnaître à tout prix l’Antique, même dans une version tout-à-fait autre ? p. 44

L’Antiquité a disparu mais est toujours là. Tout comme le Moyen-Age tout entier est convoqué avec un château fort conséquent et un chevalier en cotte de mailles, il suffit de peu pour faire débarquer l’Antiquité. Quelques colonnes, et pas ruinées . Et comme d’autres médias, et plus encore avec son développement dans les quatre dernières décennies, le jeu vidéo n’est pas exempt de ses représentations et de son utilisation.

Cette figure du désir et de l’absence dans les jeux vidéo est l’objet de ce livre qui aborde le problème par le versant de l’esthétique. Doté de cent pages de texte et des deux carnets d’illustrations en couleurs, il se veut explorer en quatre chapitres plusieurs aspects de la relation entre Antiquité (très grecque dans ses exemples) et le médium vidéoludique.

L’introït définit l’ambition de ce livre, entre altérité et copie, avant qu’au lecteur ne soit proposé une analyse du jeu Rise of the Argonauts du point de vue de la mimêsis vis à vis d’Apollonios de Rhodes (qui conte justement l’histoire des Argonautes). Le second chapitre se concentre sur les paysages et comment ils sont utilisés dans les jeux vidéo. Le premier est le paysage épique, la plaine entre plage et ville comme dans l’Iliade et le second est le paysage sacro-idyllique, souvent avec un temple en pleine nature. Le troisième paysage évoqué est celui de la ville-monde, typiquement Rome, qui accentue les effets de dégradations (couleurs passées, maison devenant rapidement une ruine dans une simulation urbanistique p. 54).

La troisième chapitre analyse ce que l’auteur appelle le « syndrome Acropole », à savoir la rencontre entre la stéréotypie et l’hyperbole, et le « symptôme ornement », qui est la fusion du vase et du paysage dans le jeu Apotheon. Enfin, le dernier chapitre traite de la nostalgie de l’antique au XXIe siècle à travers l’insularisation de la Delphes antique dans le jeu Rise of the Argonauts répondant à celle figurant chez Apollonios. Précédant une bibliographie indicative, la conclusion devient sur le frottement (la tribologie) entre sciences de l’antiquité et médium vidéoludique.

Le livre est peut-être court, sa lecture en est inversement compliquée. C’est bel et bien de la philosophie esthétique, mais une expression très obscure. Certes on retrouve le paysage troyen, celui qui est aussi attribué à Pise (voir ici) mais on subit une avalanche continue de concepts que l’auteur rapproche d’un nombre d’exemples finalement très limités qui conduisent à se demander quelle validité ont les conclusions proposées. C’est parfois lourdement orienté politiquement (p. 16-18 en notes), pas forcément toujours de bonne foi (fort utile ce mythe de la statuaire grecque monochrome que nous allons glorieusement combattre p. 16) et semble méconnaître que le choix des ancêtres ne se limite pas à l’époque contemporaine (p. 18). Quand à la condescendance envers les « petites villes de province » (p. 53) … Finalement, de bonnes choses mais la forme rend le propos peu discernable.

(le jeu vidéo n’est pas une mimêsis mais une empreinte, un type, à l’égal des réécritures tardives …6)

L’art à l’état gazeux

Essai sur le triomphe de l’esthétique
Essai de philosophie esthétique portant sur l’art contemporain de Yves Michaud.

Beaucoup de faux soleils.

Il n’y a plus d’œuvres et l’esthétisme a triomphé dans le monde. Tel est le point central de la démonstration de Y. Michaud, observateur attentif du monde de l’art contemporain que l’on avait déjà vu dans ces lignes. Et il est difficile de lui donner tort tant le beau est partout (musées, art dans la rue, œuvres accessibles sur internet, design) et l’œuvre nulle part puisqu’elle a été dé-définie et remplacée par « l’expérience ».

Y. Michaud entame son livre avec un premier chapitre centré sur une ethnologie de l’art. Il constate par exemple la quasi-disparition de la peinture dans l’art contemporain, remplacée par la photographie (p. 33). Il y a aussi la quasi nécessité d’un mode d’emploi : il faut signaler l’art et dire comment l’utiliser (avec une œuvre qui ne peut exister que s’il préexiste une théorie et un monde de l’art selon Danto p. 152). Le second chapitre veut décrire le passage de l’art moderne à l’art contemporain et l’avenue des temps post-modernes. Ensuite le troisième chapitre, beaucoup plus théorique, s’attaque à l’esthétique de la fin du XXe siècle, période qui justement voit le triomphe de l’esthétique. Enfin le quatrième et dernier chapitre veut replacer l’art du début du XXIe siècle dans une perspective plus large, qui est celle d’une réponse à une demande d’esthétique. Le touriste est l’homme contemporain (p. 190), cherchant une authenticité en toute sécurité.

Comme pour sa charge contre le Bouquet de tulipes, Y. Michaud ne lésine pas sur le mordant du texte. Mais tout n’est pas que bons mots (la galerie d’art ne veut pas être une laverie automatique, surtout pas trop de visiteurs p. 57) et le troisième chapitre rappelle au lecteur que l’auteur a été classé premier à l’agrégation de philosophie en étant demandeur en attention et en notions de philosophie. Mais ces petites touches sur l’art du début du XXe siècle sont d’un intérêt non moindre (le ready-made est un très long processus qui a participé de l’artialisation des esprits p. 52-54, ou encore le pop-art et la fin de la distinction entre haute et basse culture p. 87).

Cependant, la question de la provenance des œuvres des musées d’art premier est présentée de manière bien trop simpliste (p. 191). Mais son idée de passage d’un art de l’esprit à un art de la parure (p. 204) à mettre en parallèle avec un art revenu à l’identité (musées locaux, écomusées, sur l’industrie disparue etc., p. 193-196) mérite une grande attention.

(la consommation de l’art c’est la disparition de l’œuvre … 7/8)

Ceci n’est pas une tulipe

Art, luxe et enlaidissement des villes
Essai sur l’installation de l’œuvre Bouquet of Tulips par Yves Michaud.

Une torgnole en forme de fleurs.

Suite à l’attentat du Bataclan (13 novembre 2015), l’artiste étatsunien Jeff Koons fait don à la ville de Paris d’une œuvre, officiellement en hommage aux victimes. L’œuvre, intitulée Bouquet of Tulips, a été inaugurée le 4 octobre 2019. Mais ce fut un don d’un genre particulier. Seule l’idée fut en cadeau, l’œuvre en elle-même ne fut pas sans coût d’érection, sans parler de son coût de fabrication. Et l’artiste avait même choisi son lieu d’installation ! Y. Michaud (philosophe esthéticien) revient sur toute la chronologie, de l’annonce du cadeau à l’inauguration en mettant en lumière les acteurs et les mécanismes réticulaires, idéologiques et financiers derrière cette opération.

Après une petite introduction programmatrice, le prologue retrace l’historique de l’installation de la statue (11,66 x 8,3 x 10,1 m), du 22 novembre 2016 au 4 novembre 2019. A l’arrière-plan, pour le montage financier (35 millions d’euros), il y a une société productrice française et une fondation de la Ville de Paris. Le lieu choisi initialement par Koons (place de Tokyo) semble cependant poser problème et les critiques aidant, la sculpture prendra place derrière le Petit Palais. Deux plaques sont posées, l’une avec le titre de l’œuvre, l’autre avec le nom des principaux donateurs.

Le chapitre suivant analyse l’œuvre en elle-même, même si « à cheval donné on ne regarde pas les dents » (p. 21), en se posant deux questions : quel sens y a-t-il à parler de monument aujourd’hui à propos du Bouquet et qu’y a-t-il à voir et à comprendre littéralement dans ce monument ? Le comparatif avec le Mémorial de la Déportation sur l’île de la Cité est très cruel et pour l’auteur, cette sculpture est un message clair envoyé aux victimes qu’il est censé honorer : « Vous êtes morts, vous êtes mutilés et handicapés, mais qu’est-ce que la vie est belle ! » (p. 34).

Du côté de la description de l’œuvre, c’est du gratiné. La tulipe vire culipe et Y.Michaud aurait aimé que la Ville de Paris regarde l’œuvre avant de l’accepter. Koons n’étant dans sa carrière pas avare de références au sexe, y compris dans le style le plus direct … De la sculpture déplacée, on passe à l’insulte.

Et derrière ce « monument », il y en premier lieu l’ambassadrice des Etats-Unis en France, une entreprise de production, le Fonds pour Paris financé par diverses entreprises du luxe et du tourisme et des donateurs (qui, comme tout don, n’est pas gratuit). Y. Michaud poursuit son enquête en démontant le parallèle fait par les promoteurs du projet avec le don de la Statue de la Liberté (achevée en 1886, p. 58-60).

Le troisième chapitre se concentre sur les rapports entre luxe, ville et tourisme. Pour un tourisme haut de gamme, il faut du luxe et de l’art. Comparant les évolutions du luxe et de l’art, l’auteur voit une hybridation, entre artialisation du luxe et luxurisation de l’art. La financiarisation de l’économie a fait exploser les prix de ventes, des cours qu’il faut ensuite maintenir, avec en plus l’objectif pour une ville d’attirer le touriste à haut pouvoir d’achat à qui on peut procurer « une expérience » (p. 84). Regarde, c’est cher. Mais cela encombre aussi beaucoup …

Ainsi dans une dernière partie, l’auteur veut formuler des propositions pour sortir de la saturation et de l’enlaidissement après avoir séparé le bon grain de l’ivraie. Il faut ainsi d’abord arrêter d’en rajouter, commencer à enlever et ensuite regarder à nouveau, c’est-à-dire former les décideurs à l’esthétique.

L’auteur ne mâche pas ses mots et ça rend le livre très jouissif. Direct sans pour autant n’être que dans la brutalité, Y. Michaud montre aussi sa connaissance, non de l’art contemporain, mais de ses mécanismes intérieurs et de son marché. Observateur affuté sans être artiste (et donc intéressé à la commande, surtout publique), il veut appuyer sur le bouton « pause » et réévaluer tout ce qui est venu habiter les rues et les ronds-points. Pour sans doute mettre à la casse une bonne partie de ce qui est installé et redonner de l’air à la ville (qui concentre la production contemporaine). Imparable sur l’art contemporain (avoir été directeur des Beaux-Arts aide sans doute un peu), il n’est pas forcément à suivre dans d’autres domaines, sauf si l’on veut vraiment croire que le Second Empire est au bord de l’effondrement dès 1865 (p. 58). Mais si l’on revient à ses trois critères d’évaluation d’une œuvre d’art qui compte (chère, attirer du monde, être édifiante p. 35), le constat est accablant pour les artistes les plus côtés (les tulipes de Koons à Bilbao c’est le printemps, à Paris c’est un massacre p.  59) mais surtout pour les responsables politiques qui participent à ses opérations spéculativo-asservissantes de bon gré (avec de l’argent public, avec un gros missile p. 42).

Au temps d’Henri IV, Paris valait bien une messe. Il vaut maintenant un bouquet de tulipes en forme de trous du cul. p. 85

C’est pourri, ce n’est même pas un cadeau mais c’est un artiste qui vous l’a un peu emballé et a décidé où le mettre, alors on est heureux … il est loin le temps de Paris capitale mondiale de l’art.

(Y. Michaud a l’honnêteté acide p. 45 … 8,5)