L’Âge des Lumières

Roman fantasy de Ian McLeod.

Volent les feuilles du Temps.

Angleterre, Troisième Âge de l’Industrie. L’éther a été découvert peu après l’exploitation des gisements de charbon et il est extrait de la terre. L’éther est présent dans de nombreuses constructions et produits et il est nécessaire d’user de formules magiques pour le domestiquer. Ainsi, le télégraphe fonctionne à l’éther et des ponts sont renforcés grâce à lui, mais il permet aussi la fabrication de bâtons de commandement, permettant surveillance et communications. L’électricité est encore inconnue (p. 115) et le moteur à explosion est très récent (p. 254).

La société anglaise est hiérarchisée à l’extrême et structurée par des guildes elles-mêmes d’importances diverses. Il n’y a plus de roi en ce pays et ce sont les guildes qui régentent, mais de manière informelle. Tous les habitants ne sont pas membres de guildes, sorte de hors-castes. Plus bas encore dans la hiérarchie se trouvent les personnes qui ont muté à cause de l’éther. L’action semble prendre place à la fin du XIXe siècle – début du XXe, mais comme l’histoire est aux mains des guildes (damnatio memoriae p. 349), il est difficile au narrateur de dire en quelle année se passe l’action, d’autant que des ères industrielles ont remplacé le calendrier « royal » (p. 344). Mais on peut supputer que la divergence avec notre monde se situe à la fin du XVIIe siècle ou au début du XVIIIe, puisque le Grand Incendie de Londres a eu lieu (p. 396). Peut-être n’il y a -t-il pas eu de restauration carliste en 1688 … La religion chrétienne a elle aussi été modifiée. Le Christ est devenu un guildé, doté de la marque qui va avec ce statut et le vin de messe est devenu hallucinogène.

Notre héros, Robert Borrows, vit justement dans l’une des villes où est extrait l’éther, Bracebridge. Son père est membre de la guilde mineure des outilleurs et travaille à l’usine d’éther. Sa mère est femme au foyer mais travaillait elle aussi à l’usine. Mais la maladie de l’éther gagne progressivement Mme Borrows et son fils fait l’école buissonnière. Après la mort de sa mère, Robert saute dans un train pour aller à Londres. Là-bas, une toute autre vie débute, plus révolutionnaire, plus dangereuse.  Bracebridge n’oubliera cependant pas de se rappeler à lui.

A la suite de Robert, on ne voyage pas uniquement dans le Kent et à Londres. On voyage aussi parmi les mots. Le texte est de très haute qualité, avec un vocabulaire d’une très grande richesse sans qu’il soit nécessaire de faire trop appel aux néologismes (on peut distinguer cependant un problème  de traduction p. 36 et peut-être la « Saxonie » de la p. 207). Il y a une volonté de différence mais elle ne doit pas être totale pour l’auteur. Le rapprochement entre l’éther et l’atome est facile à faire mais se trouve être en fait très limité dans ce livre : l’éther facilite les choses, abaisse des seuils (plus grande portée des tabliers des ponts mais aussi des chaudières qui explosent si les enchantements ne sont pas dits) et de fait freine le développement technologique jusqu’à mettre la société en stase (on est peut-être en 1950 s’il l’on considère le centenaire d’une exposition industrielle, p. 260-261), sans connaissance approfondie du monde hors de l’Occident.

L’ignorance du héros est utilisée avec brio par l’auteur, donnant de manière générale un solide arrière-plan psychologique aux personnages. Il est aussi offert au lecteur la possibilité de voir la mosaïque des théories socialistes du XIXe siècle (les coopératives p. 347, un anticapitalisme d’origine religieuse p. 348, les cités-jardins p. 349, le monopole marxiste p. 353) et on a les suffragettes aussi (p. 432). Le ton général est sombre, voir avec une certaine cruauté ou peut-être une sorte de désespoir envers le genre humain. Le livre est très bien construit (malgré quelques petites longueurs et un passage peut-être un peu brusque à la période militante du héros), avec des ellipses qui interpellent le lecteur pour son plus grand plaisir. La fin est bourrée d’interrogations qui placent le lecteur entre constat froid et résignation.

Ce livre mérite une seconde vie cinématographique ou graphique.

(ah ce vol de Tour Eiffel par les Anglais p. 396 … 8)

Confessions d’un automate mangeur d’opium

Roman de science-fiction uchronique de Fabrice Colin et Mathieu Gaborit.

Dans les rouages de l’esprit.

Paris, 1889. L’exposition universelle qui doit célébrer le centenaire de la Grande Révolution bat son plein. La Tour Eiffel a été construite. Le Champs de Mars et le Trocadéro sont couverts de pavillons et de halles qui présentent au public toutes les merveilles produites par le génie humain. Parmi ces nouveautés, une bonne partie a l’éther pour source d’énergie, dont toutes les facettes ne sont pas encore comprises par les scientifiques et qui semble avoir été découverte vers 1875. Ainsi, des taxis volants ont envahi un Paris surplombé par des croiseurs parcourant le ciel et le nombre d’automates en service augmente chaque jour. Aux portes de Paris se dressent les monumentales tours de Métropolis. Margaret Saunders est une jeune actrice à la renommée déjà très importante dont l’amie Aurélie vient de mourir devant l’Opéra en tombant d’un aérocab. Traumatisée par sa mort inexpliquée, Margaret (dite Margo) va requérir l’aide de son frère Théophraste de Barrias Archimbault, aliéniste novateur à Sainte-Anne. Mais la petite enquête que mène les deux jeunes gens semble indisposer quelqu’un de puissant et les deux curieux ne sont pas toujours des plus prudents.

Ce roman écrit à deux mains fait alterner les points de vue, Margo et Théo s’échangeant le rôle de narrateur à chaque chapitre. Il fait la part belle aux clins d’œil, sans lourdeurs : on croise ainsi Auguste Villiers de l’Isle-Adam (l’inventeur du terme andréide/androïde, p. 175), Metropolis n’a pas besoin d’être expliqué (mais on sent comme une légère défiance envers La Défense), le titre en appelle au récit de T. de Quincey paru en 1821 et traduit par A. de Musset et C. Baudelaire, Lovecraft apparaît par l’intermédiaire de livres aux titres évocateurs (p. 79) et Jules Verne n’est pas oublié (le train-obus p. 387, la polysémie dans le nom d’un personnage). Avec de telles références, on ne se situe clairement pas dans une veine hard SF et de petits éléments irrationnels et horrifiques ont été intégrés au scénario. Le réalisme dudit scénario n’est pas non plus le souci ultime des auteurs, avec des personnages principaux qui se font des petites cachotteries assez improbables …

La lecture est très plaisante et tout n’est pas dit sur le monde au premier chapitre, sans que le lecteur n’éprouve le sentiment que l’on cherche à faire plus pour faire plus. Le parallèle entre l’éther et l’atome semble assez clair, mais avec comme limite que l’éther apparaît avant l’invention du moteur à explosion. La séparation entre poésie et automatismes est très étanche dans ce monde faits de changements rapides (ce qu’elle n’est plus depuis les années 60 dans le notre avec les développements de l’informatique). C’est donc la reprise de motifs de la science-fiction française de la fin du XIXe siècle avec des préoccupations des années 50/60 (atome, critique du scientisme autoritariste). Mais cette actualisation est faite de main de maître, entre bonbon acidulé vernien, labyrinthe à la Wolfenstein 3D et un ton cru de la fin du XXe siècle (si J. Verne met en scène des femmes plus émancipées que ses contemporaines, il dévoile moins leurs préférences sexuelles, ni ne décrit la violence de manière aussi directe). Il est bien quelques défauts mineurs (la devise royale anglaise p. 390, Futuropolis pour Metropolis p. 394 ou un vocatif mal maîtrisé dans le cas d’un nom à particule p. 19), mais cela n’atteint pas un récit sans temps mort, aux nombreuses surprises, aux personnages chatoyants et au final cinématographique (quoi qu’un peu court).

(cette araignée mécanique, on se croirait dans un Elder Scrolls … 7,5)