Meaning in the Visual Arts

Recueil d’articles d’histoire de l’art par Erwin Panofsky.

It has rightly been said that theory, if not received at the door of an empirical discipline, comes in through the chimney like a ghost and upset the furniture. But it is no less true that history, if not received at the door of a theoretical discipline dealing with the same set of phenomena, creeps into the cellar like a horde of mice and undermines the groundwork. p. 46

Intemporel.

Il est des livres que l’on regrette d’avoir lu si tard, quand on a repoussé une lecture d’année en année, alors qu’ils éclairent tant de choses vues et passées. Meaning in the Visual Arts de Erwin Panofsky appartient à cette catégorie et le rouge vient au front de celui qui aurait du lire un tel ouvrage il y a dix ans. E. Panofsky a été avec son ami Aby Warburg le grand théoricien de l’iconologie, méthode d’analyse de l’image, décrivant des signes pour les analyser ensuite à la lumière du contexte culturel et mental de l’œuvre. E. Panofsky est né à Hanovre en 1892, étudie à Fribourg, Berlin et Munich (sa thèse de  1914 porte sur la théorie de l’art d’Albrecht Dürer) avant d’enseigner à Hambourg. En 1933, radié de l’université par les lois raciales, il émigre aux Etats-Unis où il poursuit ses activités dans plusieurs centres d’enseignement de la côte Est.

Meaning in the Visual Arts est un ouvrage rassemblant sept articles de l’auteur (avec  une préface, une introduction et un épilogue), dont certains sont révisés après une première publication des décennies plus tôt et d’autres des courtes réponses (ou suites) à certains articles plus anciens (les deux contextes d’écriture sont visibles p. 333 et 338 en note, où Mayence fait suite à Mainz). La préface est très courte et consiste principalement en une bibliographie supplémentaire qui fait le point sur les évolutions scientifiques depuis les dates de première publication des articles (la première édition de Meaning in the Visual Arts date de 1955, et l’article le plus ancien repris dans le volume a été publié en 1921).

L’introduction a pour but de décrire l’histoire de l’art comme science humaine (l’auteur rappelle p. 35 que le moment où un objet devient œuvre d’art est difficile à définir) qui ne peut se limiter à l’esthétisme mais doit rendre compte de sa signification et contextualiser cette dernière au moyen d’une « re-création intuitive » (p. 38). Enfin, E. Panofsky explique sa vision de la relation entre sciences expérimentales et sciences humaines (p. 47-50).

Suit le premier article qui est une explication de la méthode iconologique appliqué à un objet artistique. Avant de l’appliquer à quelques œuvres (comme par exemple la Judith de Francesco Maffei p. 62), l’auteur détaille sa méthode en décrivant la description pré-iconographique, l’analyse iconographique et l’interprétation iconologique. E. Panofsky apporte un soin tout particulier à décrire l’enchaînement entre ces trois phases, leurs objets, les outils nécessaires et les principes correctifs (tableau récapitulatif p. 66). Particulièrement intéressant dans cet article est la description du changement d’état d’esprit vis-à-vis des œuvres antiques entre le Moyen-Âge et la Renaissance (une antiquité présente et étrangère pour l’homme médiéval, p. 77), sans pour autant que le paganisme fasse son retour. Aux XIIIe et XIVe siècles, on utilise des motifs classiques sans représenter des thèmes classiques et on utilise des motifs non classiques pour justement représenter ces thèmes classiques (p. 68).

L’article suivant s’attaque à l’histoire de la théorie des proportions humaines, en démarrant avec l’art égyptien (où un quadrillage sert à le construction de la figure, pas à son transfert p. 88), et en poursuivant avec l’art grec, les différentes branches de l’art médiéval (y compris byzantin) avant de naturellement, passer à la Renaissance (Léonard de Vinci et Léon Battista Alberti  p. 127-128). Une grande partie de l’article est consacré à Dürer qui a mené de véritables campagnes d’anthropométrie pour définir plusieurs types humains qu’il expose dans un livre paru en 1528. Il échoue par contre dans la théorisation des mouvements (p. 133). L’article se termine sur des considérations d’une très grande hauteur de vue sur le déclin de la théorie des proportions (qui passe du côté de la science) mise en rapport à la fin de la figure humaine (et des objets solides de manière générale p. 137), supplantée par la lumière et l’air dans un espace illimité.

Le troisième article est un peu en dehors du lot dans le sens où il est avant tout une biographie de l’abbé Suger de Saint-Denis (et ordonnateur de la basilique qui subsiste encore aujourd’hui, entre autres choses). Abbé de l’abbaye royale (et faisant prévaloir ses prérogatives, y compris au combat), il est aussi une sorte de ministre des affaires étrangères de son ami d’enfance, Louis VI. Nous sommes aussi entretenus de l’opposition qui a existé entre Suger et Bernard de Clairvaux (sur la réforme du monastère de Saint-Denis en premier lieu), ainsi que leur réconciliation. Mais si Saint-Denis cesse alors d’être une « synagogue de Satan » aux yeux de Bernard, elle reste « la forge de Vulcain » (comme le dit Bernard dans sa lettre de 1127, p. 155) tant l’influence dans les arts de Suger est immense. Mariant les doctrines chrétiennes et celles, néo-platoniciennes, de Plotin et Proclus (p. 159), Suger va insister sur la lumière pour donner naissance au style gothique (le chevet de l’abbatiale est ainsi plus céleste que terrestre dans les plans de Suger, que ce dernier discute dans sa justification écrite à la fin de sa vie, Liber de rebus in administratione sua gestis) et renouveler l’orfèvrerie sacrée où la perfection de la forme doit outrepasser la richesse des matériaux. Les vitraux deviennent allégoriques pour accompagner cette idée de l’ascension d’un monde matériel à un autre, immatériel (p. 159-166). Cette beauté ne laisse cependant pas insensible le grand et raide Bernard qui fait une description époustouflante de Saint –Denis (E. Panofsky ajoute que cette description ne peut que faire envie à tout historien de l’art p. 166), qui pourtant rejette cette voie comme trop matérielle, de raison humaine contre la raison divine et de sensualité combattant l’esprit. Et cette même beauté, Suger n’en est pas que l’ordonnateur et le théoricien, il en est en plus le maître d’œuvre, courant les bois (p. 177) pour trouver des fûts assez grand pour sa charpente à près de soixante ans !

L’article suivant nous envoie chez Le Titien. Il y est analysé son Allégorie de la Prudence, un triple portrait accompagné de trois têtes d’animaux. E. Panofsky explique tout d’abord les inscriptions, avant de donner un nom aux trois hommes portraiturés mais la majeure partie de l’article est consacrée aux têtes animales (lion, loup et chien), dont il fait remonter l’utilisation dans les productions humaines à Cerbère et à la chimère qui accompagne le dieu Sérapis (il y a de nombreuses reproductions de gravures dans le cahier d’illustration central). Enfin, E. Panofsky conclut avec la fonction de cette allégorie : commémorer les dispositions prises par Le Titien envers sa famille (et peut-être le couvercle de l’armoire  renfermant le testament du peintre s’aventure l’auteur, en toutes connaissances de cause p. 202).

Le cinquième article du recueil prend prétexte de la première page des Vies de Giorgio Vasari pour discuter de la vision qu’à la Renaissance italienne du style gothique, comparée à celle qui eut court au Nord des Alpes. La dépréciation du gothique, très forte  au XVIe en Italie à la différence de l’Empire, permet de manière paradoxale sa délimitation et in fine sa reconnaissance (p. 225). Même ses plus violents contempteurs finissent par admettre qu’un édifice gothique n’est pas si mal bâtit « compte tenu des connaissances de ces temps ténébreux » (comme par exemple, le même Vasari, p. 247). L’article est aussi l’occasion d’établir une liaison entre jardins anglais et gothisme (p. 218-219), le style gothique étant vu en Angleterre comme naturaliste, sans règles, né de l’observation des arbres  et donc approprié à des petits édifices dans des jardins. L’article est suivi par un excursus qui a pour but  de décrire deux façades dessinées par Domenico Beccafumi, qui propose la transformation d’un palais gothique à Sienne en quelque chose de moderne (en 1513).

L’antépénultième article du recueil revient les premiers amours de l’auteur : Albrecht Dürer. Il a pour but d’insister sur la place de passeur qui fut celle de l’artiste, entre l’Italie et le Nord des Alpes, à la fin du XVe siècle. Les œuvres qui ont inspiré le graveur et peintre de Nuremberg sont décrites, ainsi qu’est détaillée la manière dont elles ont pu être accessibles à l’artiste. Mais Dürer a aussi bénéficié des travaux d’érudits de son entourage qui lui ont traduit des œuvres (Ovide par exemple, p. 304). Mais Dürer, au contraire de ces érudits intéressés par la matière et non par la forme, fut l’un des rares septentrionaux à s’intéresser esthétiquement à l’héritage antique (p. 315), mais sans le copier directement (p. 329, mais aussi p. 305 sur le génie de Dürer). La différence de perception de l’art antique en Italie et en Allemagne est expliquée avec une très grande clarté p. 318-319. L’excursus qui suit cet article est centré sur l’influence qu’a eue A. Dürer sur le livre d’Apianus, Inscriptiones Sacrosanctae Vetustatis, paru en 1534.

Le septième article quitte la Germanie pour aller retrouver Poussin et analyser la célébrissime toile Et in Arcadia ego. E. Panofsky en profite pour différencier les deux types de primitivisme (p. 342) : le léger, celui de l’Âge d’Or et de la civilisation purgée de ses vices, et le lourd, une vie sans confort et pleine de peines, la civilisation sans la vertu. L’auteur considère ensuite l’Arcadie et sa signification dans l’Antiquité et à l’époque moderne, avant de passer à l’étude de la peinture (comparée à des productions similaires ou d’autres versions du même Poussin) pour finir sur une analyse grammaticale et son influence sur le spectateur. Entre deux versions, on passe ainsi du memento mori à la vision élégiaque (p. 359-361).  L’article se ferme sur la réception du thème dans l’Europe du XVIIIe et du XIXe siècle (p. 363-367), où l’interprétation se trouve guidée par celle faite par un biographe et ami de Poussin.

Enfin, le volume s’achève sur une note autobiographique. L’auteur, qui a eu la chance de pouvoir émigrer dès 1934 aux Etats-Unis et de pouvoir tout de suite y enseigner. Ce dernier compare les deux systèmes universitaires, décrit comment les Etats-Unis sont devenus une place forte de l’histoire de l’art et comment le fait de devoir enseigner en anglais lui a permis d’interroger ses propres concepts (p. 378) tout comme la différence de public a pu lui être bénéfique en terme de clarté du propos.

Ce livre a bien entendu vieilli. On y cite tout de même Frank Lloyd Wright comme un artiste contemporain (p. 168) ou Anthony Blunt (p. 34), quand il n’était pas connu comme espion soviétique mais comme spécialiste de Poussin. Mais son apport théorique a gardé son importance (bien sûr discutée par les successeurs de l’auteur) et l’étudiant en histoire de l’art y retrouvera beaucoup de choses que l’on a pu lui dire et qui n’ont peut-être pas toujours été rapportées à leur auteur. Les illustrations, dans le texte comme dans le cahier central, sont nécessaires à la compréhension du propos mais ne peuvent cacher que le lecteur aura tout intérêt à avoir une idée un minimum précise des périodes considérées tout comme des artistes en général, accompagné de quelques notions de philosophie. On est très très loin de la vulgarisation, malgré ce que l’auteur peut en dire dans la toute dernière partie. Si le niveau est haut, la langue est néanmoins claire et l’auteur ne laisse jamais la possibilité au lecteur de mal comprendre ses idées. Et celles-ci ne sont pas de celles que l’on oublie facilement !

(le serpent à tête de lion, loup et chien qui accompagne Sérapis fait parfois penser au diable de Tasmanie de la Warner dans les illustrations du cahier central … 8,5)