La pensée captive

Essai sur les logocraties populaires
Essai d’histoire des mentalités de Czesław Miłosz.

Elle en a vu des vertes et des pas mûres cette colombe.

Mes paroles sont aussi une protestation. Je conteste à la doctrine le droit de justifier les crimes commis en son nom. Je conteste à l’homme contemporain, qui oublie combien il est misérable en comparaison de ce que l’homme peut être, le droit de juger selon sa propre mesure le passé et l’avenir. p. 20

Le matériel humain paraît avoir un trait particulier : il n’aime pas qu’on le réduise à n’être que du matériel humain. p. 303

Pour celui qui voulait en savoir plus sur l’URSS et la réalité de son empire avant 1956 et le rapport secret du XXe Congrès du PCUS, il y avait tout de même de nombreuses sources. Kravtchenko, déjà en 1947, plus tous ceux qui revenaient après des années de camp de prisonniers. C. Miłosz appartient à ce mouvement éditorial mais avec des différences bien marquées : il n’est pas un dissident parce qu’il n’a jamais été communiste et il ne témoigne pas du système concentrationnaire soviétique mais s’intéresse à la manière dont vivent spirituellement les intellectuels dans les toutes nouvelles démocraties populaires, sous la coupe de Moscou mais pas intégrées à l’URSS.

Après une préface de K. Jaspers et un double avant-propos, l’auteur ouvre son livre par les conditions qui favorisent l’acceptation du totalitarisme : le vide spirituel, l’absurde, la nécessité, le succès, la culpabilité. Pour l’auteur toujours, l’intellectuel est par nature plus sensible que d’autres aux attraits de la pensée totalitaire et l’artiste trouve enfin une place dans la société (p. 30). Le second chapitre est centré sur la vision de l’Ouest qu’ont les intellectuels des démocraties populaires à la fin des années 1940. Et déjà en 1953, tout est changé …

Puis le chapitre suivant décrit le jeu d’acteur auquel est astreint tout intellectuel, à des degrés divers, dans les démocraties populaires. Appelé « Ketman » par l’auteur, c’est une sorte de taqiyya persane (dissimulation, de l’arabe kitman) qu’il a trouvé chez Gobineau (p. 87).

Suivent quatre portraits d’écrivains que l’auteur a connu, aux destins contrastés. Le premier était un auteur proche de l’extrême droite qui peu après 1945 adhère au communisme. C. Miłosz sent que c’est ce qu’il aurait pu devenir, une compromission après l’autre, graduellement. Le second est mu par la haine du monde qui se retrouve structuré par le matérialisme dialectique stalinien. Le troisième est devenu un hiérarque du régime et règne sur les carrières après être revenu dans les fourgons du gouvernement de Lublin. Le dernier portrait est celui d’un écrivain alcoolique chez qui tout est fantaisie. Pas vraiment le genre d’auteur prédisposé au réalisme socialiste, et inversement.

L’avant-dernier chapitre se veut plus général et disserte sur l’absence unanime de considération de l’Etat dans les démocraties populaires en 1950, où les soutiens sincères des autorités officielles sont bien rares, y compris parmi les ouvriers que le régime est censé choyer. Ce dernier doit donc dominer les esprits comme condition de sa survie. Il faut installer une Nouvelle Foi et cette entreprise est rendue plus facile par l’effondrement du christianisme (causé par la technique, p. 267), qui est pourtant le dernier refuge de la résistance.

Le dernier chapitre est consacré aux Baltes, que l’auteur né à Vilnius connaît un peu. Il compare l’invasion des pays baltes par les forces soviétiques à celle des Espagnols au Mexique (p. 285). Se battant contre l’absorption et la digestion par l’URSS, la situation des Baltes fait peur aux habitants des démocraties populaires qui y voient leur destin. C’est sur le constat des obligations de l’état de poète, de voir et de décrire, que s’achève ce livre.

Le constat que propose ce livre, avec beaucoup d’éléments personnels, est d’une clairvoyance très impressionnante pour 1953 (une révolution sans dynamisme révolutionnaire p. 212-214), à la fois sur les conditions historiques mais aussi quant aux choix qui sont laissés aux écrivains (fuite, soumission, adhésion, résistance, évasion) et par extension aux intellectuels et aux artistes dans les démocraties populaires. Si l’on excepte le fait que l’auteur pense que l’URSS était à un doigt de la défaite durant le Seconde Guerre Mondiale (p. 168-169), il ne nous apparait pas d’analyse historique qui soit fondamentalement fausse dans ce livre. Certaines idées sont même frappantes : avec l’arrivée des Soviétiques, le capital a été remplacé par la peur, la peur de manquer a été remplacée par la peur nue (p. 298). Et cette peur ne peut pas disparaître, parce que sans elle pas d’orthodoxie, et s’il y a hétérodoxie, il y aura alors révolte (p. 299).

Comme on peut l’attendre d’un Prix Nobel de littérature, c’est bien écrit, avec des ambiances très différentes selon les chapitres (les derniers sont les plus caustiques) et des passages d’anthologie (p. 214 par exemple). Le sujet est grave mais l’humour n’est pas absent. Un livre qui se dévore.

Des millions de gens dans des espaces dévastés quittaient juste un totalitarisme pour entrer dans un autre …

(« D. n’était jamais sérieux. Être sérieux, comme on sait, constitue l’exigence fondamentale du réalisme soviétique » p. 239 … 8)

Viking Worlds

Things, Spaces and Movement
Actes de colloque sous la direction de Marianne Hem Eriksen, Unn Pedersen, Bernt Rundberget, Irmelin Axelsen et Heidi Lund Berg.

Porte ouverte sur un pré verdoyant.

Il est toujours bon de revenir vers le Septentrion, de boire au tonneau de Mimr sans sacrifier un œil ou de passer quelques jours et nuits pendu à Yggdrasil. Il y avait longtemps que l’on ne l’avait pas fait, et cela nous manquait. Viking Worlds vient donc à point, en rassemblant  treize contributions, majoritairement de « jeunes chercheurs » au colloque tenu à Oslo en mars 2013. Ces contributions sont réunies en trois parties : espaces réels et idéaux, objets et espaces genrés (avec un point d’interrogation) et enfin une dernière partie intitulée production, échange et mouvement.

L’introduction met la barre haute et laisse même penser que le livre va envoyer un pavé dans la mare en parlant d’avancées fondamentales sur le sujet des femmes combattantes (autres que walkyries, p. 3-6). Mais de ceci il n’est hélas nullement question dans le reste du livre, douchant d’autant l’impérieux enthousiasme né dans l’introduction. Mais la lecture reste néanmoins très intéressante, avec des sujets et des méthodes d’acquisition des connaissances très diverses.

Le premier chapitre réinterroge d’un point de vue archéologique et étymologique la halle nobiliaire, un lieu emblématique de l’âge viking, et le second chapitre, de très haute volée, analyse la description d’une telle halle dans le poème Husdrapa (source non publiée). Mais est-ce une description d’un lieu existant ? Le chapitre suivant s’éloigne des halles pour passer aux lieux de rassemblement en Norvège occidentale, en tant que lieu de justice et de politique qui se retrouve aussi en Islande. Le Danemark n’est pas oublié avec une étude toponymique dans l’arrière-pays de du complexe palatial de Tyssø. La partie s’achève une contribution qui s’éloigne pas trop de Tyssø en expliquant l’importance de l’anneau dans la constitution de lieux sacrés (celui en or de Tyssø pèse deux kilos …). Les deux articles sur la halle et les lieux de rassemblement nous semblent les plus intéressants dans cette partie, même si les critères pour qualifier un bâtiment de halle nobiliaire pourraient être affinés en déterminant un nombre minimum de critères permettant cette qualification (p. 15).

La seconde partie démarre avec la mise en lumière de la sépulture d’une jeune fille ayant vécu dans la place marchande de Birka (Suède). Cette sépulture met en relief la place de Birka au sein d’un réseau commercial très étendu. L’article suivant s’éloigne de la côte pour s’intéresser à l’estive en Islande et à la répartition du travail selon le sexe. Quel était le lien entre l’alpage et la ferme ? Quels étaient les contacts entre les différents membres de la famille ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles l’auteur tente de répondre. La question des clefs, qui semblaient tranchée depuis plus d’un siècle, revient sur le devant de la scène dans le dernier article de cette partie, avec un ton très critique et un propos très historiographique. L’article sur Birka est cependant quelque peu décevant, n’entrant sans doute pas assez dans les détails. Par contre, l’article sur l’estive a été une réelle découverte pour nous, très finement écrit et même avec d’utiles rappels (sur la fiabilité des évènements extérieurs à Islande rapportés dans les sagas familiales islandaises, p. 104). L’utilisation du terme de préhistoire scandinave pour l’époque viking dans l’article sur les clefs nous semble tout de même faux (p. 128), mais il est vrai que cet article est de manière générale assez nébuleux. L’auteur se veut penser l’archéologie foucaldienne, où il n’y a plus de Vérité, mais s’en plains dans le même temps … La forme y gêne plus que le fond, mais on se rapproche malheureusement aussi de l’anachronisme (p. 134-135).

La dernière partie est introduite par un article plutôt généraliste (mais néanmoins très bon) sur le commerce au Haut Moyen-Âge, avec un petit accent mis sur la Scandinavie. Il est suivi par une contribution plutôt technique sur le tissage dans tous ses aspects, mais qui s’intéresse tant aux tissus et aux pesons (dont le poids et la forme sont déterminants) qu’à ceux qui tissent. Le métal fait lien avec le papier suivant qui met en lumière le travail du plomb en Norvège, suivi presque logiquement avec celui sur l’analyse isotopique de l’argent de différents trésors découverts au Danemark.  Le volume voit enfin sa conclusion avec un article sur les Vikings en Pologne, un sujet il est vrai rarement central dans ce genre de livres, mais qui a aussi été défavorisé par la Guerre Froide qui a coupé la Scandinavie de la production scientifique polonaise (en polonais). Il semble pourtant qu’il y ait beaucoup à dire sur la présence viking sur les bords sud-est de la Baltique. L’article sur le tissage et ses évolutions est d’un grand intérêt (comment est faite une voile, l’élément le plus cher d’un bateau) et il est amusant de savoir qu’il existe des festivals vikings florissants en Pologne (p. 215-216).

Comme les thèmes sont passionnants, ce livre se lit goulument. Les auteurs écrivent de manière globalement claire, rendant le tout accessible au non-spécialiste (mais qui a quelques notions cependant). Chaque contribution est introduite par un résumé et accompagnée d’une bibliographie. Il y a de nombreuses illustrations dans le texte, dont certaines en couleur. Un bel exemple de ce qui se fait de nos jours dans le monde anglo-saxon et assimilé dans l’étude de la Scandinavie alto-médiévale. Mais le coup de l’introduction reste un peu en travers de la gorge …

(beaucoup de premières pierres dont on espère voir le chemin qu’elles deviendront … 7,5)