Padre Pio

Miracoli e politica nell’Italia del Novecento.
Essai historique sur Padre Pio et son temps par Sergio Luzzatto. Traduit en français sous le titre Padre Pio. Miracles et politique à l’âge laïc.

Saint et martyre ?

Son image est partout en Italie, dans des cafés, sur des camions, mais aussi partout dans le monde où se trouvent des Italiens. Il est l’équivalent du t-shirt du Che. Padre Pio est cette figure barbue portant des mitaines faisant partie du paysage normal pour les Italiens, adeptes ou non, croyants ou non. En premier lieu, c’est un moine capuçin canonisé (en 2004) que des gens encore vivants aujourd’hui ont pu voir et à qui ils ont pu parler, puisqu’il est mort en 1968. Dans tout le répertoire des saints, c’est une particularité. Son autre particularité, c’est de porter des stigmates, comme François d’Assise au XIIe siècle mais, cas unique, en étant prêtre. A ce titre, il devient un Autre Christ. Pour la Sainte Eglise Romaine, ce devrait être le ravissement. Eh bien, non …

Padre Pio, dans son couvent du Gargano, est supposé avoir reçu les stigmates le 20 septembre 1918. Par un effet convergent de la Contre-Réforme tridentine, de scientisme post Première Guerre Mondiale et de conservatisme antidémocratique, le Vatican de manière générale ne voit pas d’un bon œil l’émergence d’un saint vivant, à la réputation de producteur de miracles et stigmatisé et qui draine lettres (700 par jour en 1919 p. 57), foules et offrandes (même si la hiérarchie ecclésiale n’est pas univoque).

Pour ne pas prêter le flanc aux sceptiques de tous ordres, l’Église catholique est en effet devenue méfiante devant le miracle depuis le XVIe siècle (pour ne pas se retrouver à nouveau avec des saints lévriers ou devoir gérer une imposture dévoilée). De plus, dans un environnement saturé en gueules cassées (stigmatisés du modernisme p. 7) mais aussi devant l’automutilation de combattants, l’apparition d’un stigmatisé répond peut-être à un besoin de sacralité identificatoire mais rend aussi certains médecins mandatés très suspicieux. Chez ces derniers ont soupçonne l’usage de moyens chimique, et cela va chez le Père Gemelli (futur premier recteur de l’université catholique de Milan tout de même et qui donnera son nom à l’hôpital universitaire catholique de Rome où sont soignés les papes) jusqu’à détecter des maladies mentales chez Padre Pio. Enfin, dans une Eglise italienne qui pleure encore la prise de Rome en 1870 et qui ne voit pas forcément un problème dans la montée en puissance squadriste contre le bolchevisme, la piété incontrôlable qui touche toutes les classes sociales dans ce Mezzogiorno reculé et arriéré qui se transforme en culte d’un moine à peine formé théologiquement n’est pas la bienvenue. L’Église va retrouver son magistère moral et son influence sur les classes dirigeantes en Italie et ce qui peut être un terrible imposteur peut tout mettre par terre. Les stigmates sont des signes de Dieu au XIIe siècle, des preuves au XXe, avec des réactions forcément différentes (p. 11), même si, à partir de 1926 en Italie, l’Autre Christ c’est Mussolini (p. 192).

S. Luzzatto présente dans ce livre l’irruption de la sainteté publique et éclatante dans une Italie qui vient de passer au travers d’une Première Guerre Mondiale dévastatrice et au résultat qui ne pouvait être que décevant. Il montre certes les effets sur la piété populaire de Padre Pio mais surtout les conséquences politiques, dans l’Église et en dehors. Il est ainsi entouré de notables locaux, fascistes de la première heure pour certains, d’affairistes (dont un qui régnera en grande partie sur le marché noir de la France occupée), de fils et filles spirituels qui agiront dans le but de son acceptation par le Saint Siège et pour accroître sa renommée. Si la période allant de 1919 à la veille de la guerre est surtout marquée par la répression, Pie XII est plus conciliant. L’après 1945 voit tout de même la captation de fonds américains pour la construction d’un hôpital proche de son couvent … Mais les papes suivants restent méfiants (résumé p. 385), sans pour autant retourner à la répression (quasi interdiction des activités pastorales) et aux volontés d’exiler Padre Pio loin de sa base (le gouvernement italien s’y oppose toujours pour des raisons d’ordre public avant 1945).

S. Luzzatto n’est visiblement pas un adepte de Padre Pio (mais il est aussi peu probable qu’il soit catholique …), et ce livre est très loin de l’hagiographie. La lecture commence presque avec le plagiat par le Padre du témoignage d’une autre stigmatisée pisane (p. 30-31) ! L’auteur est aussi plus que sceptique en ce qui concerne la réalité des stigmates, preuve à l’appui, sans cependant pouvoir être 100 % sûr. Les miracles sont à peine évoqués, assez souvent le texte est à deux doigts de la raillerie ou ils servent d’introduction à un bon mot (p. 292). Mais l’auteur est équanime, parce qu’il n’est pas avare ni dans la description des profiteurs de Padre Pio ni de tout ce que tentent ses ennemis (le père Gemelli ne s’avouera jamais vaincu, même dans les années 60). Il est tout de même question de la damnatio memoriae d’un vivant (p. 174) !

Le texte en italien est exigeant. D’une très haute qualité littéraire et avec ses petites touches caustiques, il demande un petit temps d’adaptation. S. Luzzatto a toutes les armes pour guider le lecteur dans les temps troublés italiens qui font suite au premier conflit mondial et aux luttes qui y prennent place, y compris dans ce petit village des Pouilles qu’est San Giovanni Rotondo avec sa société principalement analphabète, son histoire propre et les échos encore en 1920 des violences du Plébiscite de 1860 (p. 105). Mais il faut aussi avoir quelques bases en réducisme, en biennio rosso et en post-fascisme des années 60 (un milieu qui voit beaucoup d’hagiographes de Padre Pio, p. 382-383) où la nostalgie pour Mussolini rencontre la passion pour Padre Pio, doublé par un grand besoin de miracles dans ce tourbillon de changements en Italie … Le problème viendrait plus des reproductions de photographies dans le texte qui ne sont pas légendées. Certes elles sont étroitement en relation avec le propos mais ce n’est pas toujours évident. Il n’y a pas plus de bibliographie générale dans ce volume qu’il n’y a de table des illustrations.

Un livre capital pour comprendre l’Italie contemporaine à l’ère du média de masse et après.

(Padre Pio serait apparu à des aviateurs de la RAF, p. 292, pour les dissuader de bombarder le Gargano …8,5)

Die Macht der Heiliger und ihre Bilder

Essai d’histoire de l’art de Norbert Wolff.

Du muscle et de l’amidon.

La grande majorité des confessions chrétiennes, tant en nombre d’églises qu’en nombre de croyants, admettent l’existence de saints en tant que personnes exemplaires dans la Foi ou comme auteurs de miracles et intercesseurs. L’apparition de la représentation graphique de ces saints est très ancienne elle-même, tout en ayant à l’esprit que les tendances à l’aniconisme (existant chez tant d’autres religions antiques) sont présentes depuis le début et réapparaissent en pleine lumières de temps à autres : crise iconoclaste (et pas uniquement dans le christianisme oriental p. 109), Réforme, Révolution française.

Sur une période aussi longue, il est bien naturel que les sujets et la manière de les représenter évoluent, parallèlement aux différents types de saints qui émergent. Certains éléments cependant restent constants sur presque toute la période considérée dans leur représentation : tremendum et fascinans. Les saints ne sont plus uniquement créatures terrestres et à ce titre, en même temps, ils fascinent et sont craints.

Le présent livre suit un déroulement chronologique mais ses premières pages sont consacrées à quelques réflexions sur la sainteté et sur sa place dans une sorte de hiérarchie divine. Puis l’on passe à des figures saintes aussi dissemblables dans les premiers siècles du christianisme que Pierre et l’empereur Constantin (accompagné de sa mère Hélène). Ceci permet de rencontrer la première catégorie de saints, parmi toutes celles que ce livre présente : le saint pape (avec les grands évêques et théologiens). Il y a certes Pierre, mais la liste est plutôt fournie allant de Grégoire le Grand à Jean-Paul II.

La catégorie suivante, très présente aux débuts du christianisme mais qui persiste de nombreux siècles (et peut-être même jusqu’à nos jours), est celle des martyrs. L’auteur détaille en particulier Laurent, Stéphane et Ursule. Cette dernière lance toute une économie à Cologne, due aux milliers de martyrs qui auraient accompagné cette dernière et qui y seraient morts. Les moines forment une autre catégorie (Patrick, Bernard de Clairvaux) abordée par N. Wolff, y compris ceux vénérés à Byzance dont les fameux stylites à l’érémitisme vertical.

Suivent les saints empereurs (Otton III) et les saints nationaux, personnages de rang royal qui en général établissent ou introduisent le christianisme dans leur pays et l’unifient par ce moyen. Les scandinaves (Knut, Olaf, Erik) sont assez connus mais Venceslas en Bohême et Stéphane en Hongrie leurs sont antérieurs. Charlemagne et Louis IX (concept de sainteté du sol du royaume de France p. 129) ne sont pas oubliés.

Le saint chevalier bénéficie aussi de nombreux exemples expliqués dans le livre (Maurice, Théodore et bien sûr Georges), comme son pendant féminin redistributeur (Elisabeth de Thuringe). Les mystiques (Hildegarde, Catherine de Sienne ou encore Brigitte de Suède) sont étroitement associés aux villes en plein développement au milieu du Moyen-Age (qui elles mêmes se cherchent des saints-patrons dans le but de s’affirmer politiquement p. 189), comme les saints fondateurs des ordres mineurs.

N. Wolff évoque aussi la privatisation des saints (p. 223), avec des saints aux vies irréalistes mais aux pouvoirs dits protecteurs (encore aujourd’hui …) comme Christophe. La Réforme vient secouer tout cela, mais la cassure n’est pas toujours si nette, puisque certains libelles luthériens parlent des capacités ignifuges de portraits de Luther brûlés par ses ennemis (p. 239). Le genre de miracles opérés justement par des images de saints … Néanmoins la Réforme met un coup d’arrêt aux canonisations (processus presque totalement sous contrôle du Saint-Siège à cette époque), puisqu’il n’y a aucune nouvelle canonisation entre 1523 et 1588. Il y aurait sans doute eu matière, les guerres de religion ayant produit pas mal de martyrs, a priori candidats à la canonisation. Ces derniers ne seront que deux jusqu’en 1767. La Contre-réforme se traduit aussi en terme de sainteté par la canonisation de jésuites (Ignace de Loyola, François-Xavier), ces derniers utilisant tant le média graphique que le théâtre à fin de mission.

La fin de la période moderne voit un renouvellement de la représentation de saints sur fond de baroque. L’auteur s’attarde particulièrement sur Florian, Jean Népomucène mais aussi la construction de « paysages sacrés » avec sculptures dans des parcs. Le XIXe siècle voit le romantisme atteindre aussi la représentation des saints et une réinterprétation sur ces mêmes thèmes de l’esthétique médiévale (préraphaélisme), sans la fascination et la peur, dans une nouvelle Arcadie bordant à la muséalisation (Jeanne d’Arc d’Ingres p. 326). Enfin, le XXe siècle va remplacer progressivement le saint par l’artiste, couplé à des représentations beaucoup plus critiques, que ce soit à l’encontre des saints eux-mêmes ou de l’Église. Le volume s’achève sur des commentaires (il n’y a pas de notes et les citations sont attribuées sans références dans le texte) et un index.

Ce livre souffre de sa première qualité. Vouloir conduire une étude sur une aussi grande étendue chronologique amène forcément à passer très rapidement sur beaucoup de choses si l’on veut rester dans un nombre de pages raisonnables pour un public lettré mais pas spécialiste (il y a 340 page de texte). Sur beaucoup de sujets (les jésuites par exemples, mais de manière plus générale la période moderne), on sent que l’auteur se freine. Autre qualité, mais sans inconvénient cette fois-ci, le livre est très richement illustré et presque chaque œuvre dont il est question en détail est illustrée, en noir et blanc ou en quadrichromie.

Le livre est européocentré et il aurait été intéressant d’avoir plus d’exemples tirés du christianisme oriental, africain ou américain. L’auteur a aussi quelques difficultés avec l’Antiquité, où Rome n’est pas toujours la capitale de l’Empire romain (p. 33) et où Néron est toujours l’incendiaire (p. 274). Qu’il y ait 50 % d’urbains en Italie et en Flandres au XIe-XIIe siècles est douteux aussi (p. 188). Il y a donc quelques erreurs, contrebalancées par de très bonnes analyses iconologiques.

Une balade plaisante, pas très structurée, mais avec de très nombreux belvédères et des cristaux de roches de-ci de-là.

(Catherine de Sienne, brut de décoffrage p. 199 …7)

Der Mensch des Mittelalters

Essai d’histoire médiévale sous la direction de Jacques La Goff.
Paru en français sous le titre L’Homme médiéval.

Recherches sur l’expérience humaine.

L’objectif est ici de faire une description courte et compréhensible de la société médiévale occidentale à partir de dix portraits ou idéaux-types. Il restera des petits trous dans la raquette mais les auteurs en ont conscience. En 400 pages on ne peut clairement pas tout dire, surtout s’il faut prendre en considérations les dix siècles de la période. L’assortiment est donc varié et sont présents le moine, le guerrier/chevalier, le paysan, le citadin, l’intellectuel, l’artiste, le marchand, la femme (et la famille), le saint et enfin, le marginal.

Chaque portrait forme un chapitre, lui-même confié à un historien ou une historienne qui, au moment de la première parution en 1987, n’était déjà plus un débutant. Cinq Italiens, quatre Français, un Soviétique (dans la ligne du Parti p. 284) et un Polonais se sont donc attelés à la tâche et proposent ici ce qui est devenu un classique associé à Jacques Le Goff, où ce dernier ne signe que l’introduction, mais dont les idées en matière d’histoire des mentalités semblent bien représentées. Cette même introduction détaille le projet derrière ce livre et comment les chapitres doivent se répondre au sein de la tripartition classique oratores/bellatores/laboratores.

Le niveau général est haut. Si d’une manière ce livre est un manuel, il ne doit pas être le premier manuel lu par un lecteur intéressé par le Moyen-Age, rien que pour s’en sortir avec la chronologie. Mais il est aussi un peu daté. Ecrit en 1987 par des auteurs qui sont déjà très installés dans la carrière, il est le fruit d’une recherche plus ancienne. Le mot « barbare » est tout de même encore beaucoup utilisé (p. 88 par exemple) et l’archéologie expérimentale a démontré la grande mobilité du chevalier en armure (p. 127) … Le chapitre sur le paysan est très généraliste, mais c’est difficile de faire une synthèse à partir de situations aussi radicalement différentes. On remarquera aussi plus d’exemples italiens qu’à l’accoutumé.

Néanmoins, il y a dans ce livre de très nombreuses idées intéressantes qui interpellent le lecteur. Comme par exemple l’idée de la disparition de l’esclavage en Europe occidentale parallèlement avec la démilitarisation de la société « romano-barbare » au VIIIe siècle (p. 89), celle d’une christianisation de la chevalerie avec Bernard de Clairvaux et d’une cléricalisation du guerrier (p. 104), celle de la ville comme royaume de la monnaie (p. 167), celle de la confrérie (très répandue à la fin du Moyen-Age) comme une avancée vers l’égalité des membres du corps civique (p. 179-183), les différentes définitions de la sainteté au Nord et au Sud des Alpes (martyrs, évêques, nobles fondateurs, rois, ascètes). Le dernier chapitre sur la marginalité (B. Geremek) à lui seul mérite la lecture de ce livre.

Des approches parfois datées (femmes ET famille …), une lecture pas toujours prenante et aisée (du moins en allemand) avec des moments où le livre tombe des mains mais encore et toujours un classique.

(peut-on vraiment parler de souverains absolus au XVIe siècle p.128 ? …6)