The Children of Ash and Elm

A History of the Vikings
Manuel de vikingologie par Neil Price, traduit sous le titre Les Enfants du frêne et de l’orme. Une histoire des Vikings.

Bien plus que des bouts de mêtal en tas.

Hervath, Hjorvath, Hrani, Agantyr !
Je vous réveille tous sous les racines des arbres,
avec casque et cotte de maille, avec épée aiguë,
avec bouclier et harnais, avec lance rougie.
Vous, fils d’Arngrim, violente race,
avez grandement changé depuis l’amoncellement de la terre.
Le Réveil d’Agantyr, cité p. 234

Après avoir produit un des livres les plus excitants dans les études nordiques des dernières décennies, le même auteur décide de produire un manuel sur les Vikings. Comment résister ? Nous n’avons pas pu.

Et grand bien nous fit. Le sujet est certes beaucoup moins resserré que dans The Viking Way mais la sensibilité de l’auteur, sa distance scientifique vis-à-vis de son sujet et la qualité de sa plume sont toujours là. Et s’il y a moins de passages romancés (de petites saynètes apparaissent ci et là) et qu’un seul dessin de Ƿórhallur Ƿráinsson, c’est pour laisser de la place à tout ce qui doit être dit entre le VIe siècle (les conséquences au Nord de la fin de l’Empire romain en Occident) et le XVe siècle (la fin de la colonie groenlandaise). Et ceux qui ont espéré que tout démarre avec la mise à sac du monastère de Lindisfarne (en 793 p. C.) devront attendre 200 pages et la seconde partie de l’ouvrage. Chez N. Price, il y a d’abord une mise en place qui a pour but premier de permettre au lecteur de se faire une juste image des sociétés norroises au VIIIe siècle et de bien être clair sur le fait les Vikings ne sont pas des démons sortis de l’Enfer et que tout le monde sait qui sont ses voisins.

Commençant avec une introduction générale mais très loin d’être bateau (ou drakkar ?) sur les sources et les intentions de l’auteur, N. Price attaque directement avec le but de l’archéologie cognitive : que pensent les gens qui ont produit les objets que l’on retrouve en terre ? Pour cela, il part de la mythologie nordique pour esquisser le paysage mental des Norrois d’avant la christianisation (et éventuellement de quelques restes après). Comme dans The Viking Way, l’auteur ne se limite pas à un tableau simpliste de dieux mais évoque tous les types d’êtres invisibles avec qui les hommes partagent la Terre (Midgard), mais aussi tout ce qui constitue un humain pour un Norrois (hamr, hugr, hamingja et fylgja).

Puis N. Price entame sa progression chronologique avec le Ve siècle, celui qui voit l’effacement de Rome (une puissance connue en Scandinavie et pas si éloignée si l’on prend pour point de départ le limes en Frise) et les mouvements de populations germaniques. L’éruption du volcan Ilopango au Nicaragua en 536 et 539/540 a de dramatiques suites en Scandinavie de par les conséquences des rejets dans l’atmosphère des deux irruptions sur une agriculture très extensive (sur peut-être 80 ans, avec des différences régionales marquées p. 77). Les structures sociales en sont modifiées et le mythe du long hiver (Fimbulwinter) comme annonciateur du Ragnarǫk y puise peut-être même son origine. La moitié de la population de Scandinavie peut avoir péri.

De ce cataclysme naît la culture de la halle, avec ses bancs, son foyer central et le siège du maître des lieux, le tout destiné à la réception de visiteurs et de poètes (p. 95). C’est « la civilisation, la lumière, la renommée, l’honneur, la mémoire, l’histoire et la joie. Au delà de ses portes, comme dans Beowulf, et dans ce dernier défonçant ces mêmes portes, sont les monstres du chaos et de la nuit » (p. 96). La plus grande de ces halles atteint les 80 mètres de long (à Borg dans les Lofoten), soit un bâtiment aussi long que la cathédrale de Trondheim achevée au XIVe siècle.

L’auteur continue son exploration de la structure sociale du monde scandinave entre la chute de Rome et le VIIIe siècle dans un troisième chapitre qui traite de la ferme comme unité de base (et de tout ce qui fait sa vie quotidienne comme la nourriture), du mariage et de la polygynie, des liens politiques et d’amitié. De manière étonnante, l’habillement (jamais avec des poches p. 135) est bien moins connu que l’on ne le croit, comme ont pu le montrer des découvertes récentes de figurations métalliques (p. 126-132).

Mais il est un fait qu’il ne faut pas oublier, et qui, s’il est bien présent dans les sagas, l’est beaucoup plus rarement dans les ouvrages de vulgarisation, c’est qu’économiquement, tout cela repose sur l’esclavage, à un niveau élevé et pour une grande variété de fonctions. Mais après tout, c’est aussi l’objectif des raids de Vikings par la suite …

Après avoir dans tout un chapitre et de manière très vaste abordé la question du genre dans la société norroise (Odin le queer p. 173, un grand paradoxe), N. Price propose une nouvelle brique dans sa construction avec l’organisation politique des différentes entités scandinaves, entre roitelets et assemblées législatives et judiciaires, ce qui conduit à la question de l’alphabétisation (pas négligeable p. 192) mais aussi à celle des bateaux et des changements de types dans les mers septentrionales. La voile fait son apparition vers 750 en Baltique et le dessin évolue dans le sens d’une meilleure tenue à la mer, pour pouvoir affronter les océans. Le septième chapitre explore ensuite un autre versant des nouvelles élites nées au Ve-VIe siècles, celle de la fonction sacrée (avec certaines fusions entre halle et temple (p. 211), mais aussi plus généralement comment les populations norroises rencontrent les autres habitants invisibles de la Terre. Sacrifices, magie, mises en scène, les moyens sont innombrables. Tout comme les modes d’inhumations (du moins ceux visibles p. 226) que N. Price détaille du simple trous dans le sol au grand style qui classe son homme : le bateau-tombe. Mais ce grand homme peut aussi être une femme, comme à Oseberg. L’auteur détaille aussi les difficultés de la crémation, qui nécessite des personnes spécialisées (p. 230) et où seule une partie, voire une toute petite partie, de ce qu’il reste du corps est enseveli (p. 231-232).

Puis, à ce point du livre, après 270 pages de ce qui pourrait être une introduction s’il l’on a mauvais esprit, arrive pour le lecteur le premier chapitre sur le phénomène viking (pour commencer cette seconde partie). Et tout semble plutôt commencer dans la Baltique vers 750, avant de toucher la Mer du Nord dans le cadre de changements politiques et commerciaux locaux (les marchés en Europe et en Scandinavie) mais aussi avec des incitations personnelles comme la gloire, la richesse, l’acquisition de partenaires sexuels et les ordres des Rois de la Mer (saekonungr p. 300 : un chef, une armée, pas de terres, des pirates donc), sans plan d’ensemble (p. 333).

Mais avec le temps, les forces commencent à collaborer entre elles, comme coalescent les pouvoirs politiques en Scandinavie même. Ce se sont plus des raids de quelques jours avec un seul bateau, ce sont plusieurs équipages, qui finissent par rester plus longtemps parce qu’ils ne sont pas chassés (mais toute expédition n’est pas un succès non plus …). En 865 débute la conquête et la colonisation de l’Angleterre par la « Grande Armée Païenne » (qui se déplace avec femmes et enfants). La Francie (coût astronomique des rançons p.351), l’Irlande puis jusqu’en Méditerranée et à Madère (p. 377), Ladoga, Kiev, Alexandrie et Constantinople de l’autre, mais N. Price n’oublie évidemment pas les Feroés, l’Islande (où les hommes sont scandinaves mais beaucoup de femmes irlandaises, p. 380-381), le Groenland et l’énigmatique Vinland (avec souvent les mêmes gens à l’Est comme à l’Ouest). Parallèlement naissent des royaumes au Nord et la christianisation progresse (les petits marteaux de Thor en pendentifs semblent être une réaction à la croix).

En 1408 est célébré le dernier mariage connu au Groenland. La colonie locale a presque disparu et c’est ainsi que pour l’auteur prend fin la période viking (relation ahurissante du 600e anniversaire avec un descendant p. 501-502).

Que ce manuel fera date est l’évidence même. Tout y est : érudition historique, articulation entre les différents types de sources, qualité littéraire très au dessus du lot, facilité de lecture. Alors certes, la présentation des références n’étanche pas la soif de précision du spécialiste mais cette présentation des références/notes s’étend sur 60 pages et est aussi bien écrit que le reste. Les illustrations, assez nombreuses pour ce type de production, sont intelligemment choisies. Mais surtout ce livre est l’incarnation de ce que doit montrer l’archéologie : les gens derrière l’artefact. Et c’est tout particulièrement le cas, dans un mode presque émotionnel, avec des objets simples, comme ces moufles d’enfants reliés par un fil trouvés en Islande (p. 135-136), mais sans jamais oublier que l’auteur est un scientifique.

Au moins une gemme par page, un éblouissement continu.

The Vikings were back the following year, and they knew what they liked : isolated, undefended, but very rich monastic houses. (p. 282)

(et qui donc était conseiller historique de la série télévisée Vikings ? …9)

Crime sexuels et société à la fin de l’Ancien Régime

Essai d’histoire moderne par Enora Peronneau Saint-Jalmes.

Tout n’était donc pas si sombre …

L’image classique de l’Ancien Régime, finalement peu touchée par les apports de la science des dernières décennies et en premier lieu les travaux de F. Furet, reste dégradée. Avant 1789, tout y est barbarie, oppression, inégalité et injustice. Nous ne prétendons pas voir pu nous dégager entièrement de cette vision, notamment en matière de justice. Et si en plus c’est de crimes sexuels qu’il faut parler, nous en sommes restés à un mélange « absence de plaintes, honte et marginalisation des victimes » comme la norme en France (et sans doute partout ailleurs). La lecture du présent livre a radicalement changé notre point de vue. Grâce d’abord à son apport de connaissances (et notre capital de départ était fort maigre) mais aussi à la faveur d’une méthodologie équilibrée qui ne place pas au premier rang de ses préoccupation des considérations politiques (et donc de pouvoir).

Le premier chapitre s’intéresse au crime en lui-même : qu’est-ce qu ‘un viol à la fin de la période moderne en France ? C’est un crime royal, relevant donc de la justice royale agissant au niveau local (la justice seigneuriale doit se dessaisir), qui en cas d’appel est traité par les parlements. Dans ce livre, qui se base sur l’étude de 31 cas (pas tous jugés) et qui sont situés principalement dans l’Yonne actuelle (Sens et Auxerre), c’est le Parlement de Paris qui est compétent. Si des religieux sont inculpés, il y a une procédure conjointe avec les tribunaux ecclésiastiques de l’évêché (cas des « incestes spirituels », quand un religieux est un peu trop proche des paroissiennes ….). Ce crime est donc à catégoriser, à mettre dans son environnement et à faire constater (par différents moyens, dont l’expertise médicale à la demande de la victime ou du ministère public p. 93).

Puis l’auteur s’intéressent aux différents acteurs de l’information et de l’action en justice que sont le demandeur (il n’y a pas de statut de victime encore et le demandeur n’est pas forcément la victime, qui peut être mineure par exemple), le défendeur (accusé) et le témoin. E. Peronneau Saint-Jalmes détaille ensuite le devenir des plaintes en première instance et en appel (et comment les appels se concluent). Si la peine pour viol est la mort, cette dernière est rarement appliquée et les peines prononcées vont du blâme à la peine de galères à vie en passant par des bannissements plus ou moins longs et lointains (p. 95-100).

Le quatrième chapitre met en lumière l’environnement social des viols et des tentatives de viol. En général, victime et coupable se connaissent, vivent dans le même quartier ou dans les mêmes cercles. Honneur et déshonneur, en plus de la paix sociale, sont alors en question. Le chapitre suivant interroge les représentations collectives (dont la relation des crimes au travers de « canards sanglants », des feuillets sensationnalistes vendus par des marchands ambulants) avant de passer à l’évolution d’un crime social à un crime intime, une évolution où la morale bourgeoise en développement à la fin du XVIIIe siècle joue un très grand rôle.

Enfin, dans une troisième et dernière partie, E. Peronneau Saint-Jalmes analyse les trajectoire des victimes et des accusés présumés après le crime et après le procès entre stigmatisation (l’entêtant soupçon) et intégration des victimes (la plupart se marient) et le soutient aux accusés, les liens qu’ils peuvent encore avoir avec les victimes (comme d’autres actions en justice) et comment les crimes sont oubliés ou remémorés. Les notes (sans doute très réduites par rapport au mémoire universitaire qui est la base du livre), les annexes les bibliographies et un index renforcent un volume comprenant 300 pages de texte.

La qualité première du livre tient au fait qu’il balaie un très large spectre qui va du droit (un peu) au devenir des justiciables en passant par la pratique concrète de la justice, au procès certes secret et à la méthode arbitraire, mais qui n’est pas pour autant tyrannique, désintéressée de la vérité et de l’innocence ou encore détachée des nécessités sociales. Le relatif faible nombre de cas relativise les statistiques présentées dans le livre mais leur diversité (sur plusieurs décennies) permet tout de même d’avoir un large panorama, avec une grande diversité d’accusés mais majoritairement des victimes mineures (c’est à dire de moins de 25 ans) et deux hommes victimes de sodomie (mais pas de viol, qui n’existe que pour les victimes féminines). Ce qui étonne par contre, c’est la rapide conclusion des cas : en général en moins d’un ans (y compris en cas d’accord entre les parties).

L’auteur fait aussi bien ressortir le problème de la passivité de la victime (p. 208) : c’est à la fois une condition pour être victime mais aussi le nid du soupçon de collusion avec l’accusé (qui n’en serait alors plus un). Les conclusions de l’étude du devenir des victimes contredit (au XVIIIe siècle) l’idée d’une réprobation de ces dernières (mariages, enfants, peu de mobilité géographique donc maintient des réseaux de solidarité) et c’est sans doute la plus grande avancée de cet essai.

Il y a quelques termes juridiques à appréhender pour le profane, quelques problèmes de cohérence formelle, très peu de tournures maladroites (p. 206 par exemple, mais une très belle inscription dans le débat historiographique avec Vigarello et Ariès p. 145-146) donnant un très beau résultat, très clair sur le fonctionnement de la justice d’Ancien Régime, remuant des préjugés et remettant à leur place ceux qui prennent plaisir à gifler leur grand-mère.

(les crimes sexuels ne représentent que 2% des procédures judiciaires …8)

Der Mensch des Mittelalters

Essai d’histoire médiévale sous la direction de Jacques La Goff.
Paru en français sous le titre L’Homme médiéval.

Recherches sur l’expérience humaine.

L’objectif est ici de faire une description courte et compréhensible de la société médiévale occidentale à partir de dix portraits ou idéaux-types. Il restera des petits trous dans la raquette mais les auteurs en ont conscience. En 400 pages on ne peut clairement pas tout dire, surtout s’il faut prendre en considérations les dix siècles de la période. L’assortiment est donc varié et sont présents le moine, le guerrier/chevalier, le paysan, le citadin, l’intellectuel, l’artiste, le marchand, la femme (et la famille), le saint et enfin, le marginal.

Chaque portrait forme un chapitre, lui-même confié à un historien ou une historienne qui, au moment de la première parution en 1987, n’était déjà plus un débutant. Cinq Italiens, quatre Français, un Soviétique (dans la ligne du Parti p. 284) et un Polonais se sont donc attelés à la tâche et proposent ici ce qui est devenu un classique associé à Jacques Le Goff, où ce dernier ne signe que l’introduction, mais dont les idées en matière d’histoire des mentalités semblent bien représentées. Cette même introduction détaille le projet derrière ce livre et comment les chapitres doivent se répondre au sein de la tripartition classique oratores/bellatores/laboratores.

Le niveau général est haut. Si d’une manière ce livre est un manuel, il ne doit pas être le premier manuel lu par un lecteur intéressé par le Moyen-Age, rien que pour s’en sortir avec la chronologie. Mais il est aussi un peu daté. Ecrit en 1987 par des auteurs qui sont déjà très installés dans la carrière, il est le fruit d’une recherche plus ancienne. Le mot « barbare » est tout de même encore beaucoup utilisé (p. 88 par exemple) et l’archéologie expérimentale a démontré la grande mobilité du chevalier en armure (p. 127) … Le chapitre sur le paysan est très généraliste, mais c’est difficile de faire une synthèse à partir de situations aussi radicalement différentes. On remarquera aussi plus d’exemples italiens qu’à l’accoutumé.

Néanmoins, il y a dans ce livre de très nombreuses idées intéressantes qui interpellent le lecteur. Comme par exemple l’idée de la disparition de l’esclavage en Europe occidentale parallèlement avec la démilitarisation de la société « romano-barbare » au VIIIe siècle (p. 89), celle d’une christianisation de la chevalerie avec Bernard de Clairvaux et d’une cléricalisation du guerrier (p. 104), celle de la ville comme royaume de la monnaie (p. 167), celle de la confrérie (très répandue à la fin du Moyen-Age) comme une avancée vers l’égalité des membres du corps civique (p. 179-183), les différentes définitions de la sainteté au Nord et au Sud des Alpes (martyrs, évêques, nobles fondateurs, rois, ascètes). Le dernier chapitre sur la marginalité (B. Geremek) à lui seul mérite la lecture de ce livre.

Des approches parfois datées (femmes ET famille …), une lecture pas toujours prenante et aisée (du moins en allemand) avec des moments où le livre tombe des mains mais encore et toujours un classique.

(peut-on vraiment parler de souverains absolus au XVIe siècle p.128 ? …6)