La Grande Illusion

Comment la France a perdu la paix 1914-1920
Essai d’histoire diplomatique de Georges-Henri Soutou.

Presque aucun gagnant.

La crise européenne de juillet 1914 ne prend pas fin comme ses devancières du Coup d’Agadir (en 1911) ou des guerres balkaniques des années 1912-1913. Les conseils de prudence ou de modération dans les deux grandes alliances du continent (Triplice et Triple Entente) au cours de ces crises se sont transformés en soutiens, par peur que la retenue mène à la dissolution de l’alliance et à un isolement dangereux. Et dans la situation où le premier pays qui arrive à générer des forces par la mobilisation et à les acheminer le plus rapidement à ses frontières acquiert un avantage tactique déterminant, l’atermoiement est un danger bien trop grand.

En juillet 1914, la Serbie repousse l’ultimatum austro-hongrois (plus précisément le seul point attentatoire sa souveraineté) et la Russie fait monter la pression en faveur des Serbes. La France ayant besoin de la Russie pour occuper l’Allemagne à l’Est, elle s’oppose au mieux mollement aux initiatives russes. Schéma identique en Allemagne en soutien de la double monarchie. Les troisièmes membres (Royaume-Uni et Italie) des deux alliances sont plus réservés. Les Britanniques ne prennent définitivement position qu’avec l’invasion de la Belgique neutre par l’Allemagne et l’Italie négocie son changement de camp en 1915.

Le Concert des Nations du Congrès de Vienne n’existe plus et la logique d’alliance née de la guerre industrielle prend le pas, mais ce ralliement de l’Italie à la Triple Entente, comme l’entrée en guerre des Etats-Unis en 1917, démontre que la diplomatie reste un levier même après le début des combats.

Se plaçant du côté français, le livre analyse les aspects diplomatiques de la Première Guerre Mondiale jusqu’en 1920 en débutant avec l’état des lieux des années 1910, entre des objectifs d’encerclement de l’Allemagne (l’opinion majoritaire dans les cercles gouvernementaux français) et des tentatives de rapprochement avec l’ancien ennemi. La question de la Belgique, cruciale en cas de guerre, est aussi débattue. L’été 1914 est un chapitre en soit entre chèque en blanc français aux Russes (p. 56), la mobilisation secrète en Russie et les regrets ensuite. Le chapitre suivant décrit les relations aux pays neutres qui prennent en importance une fois acté que la guerre prendra plus que quelques mois, mais aussi à la coordination nécessaire entre Alliés, notamment en ce qui concerne les buts de guerre (progressivement élaborés jusqu’en février 1917, et ce n’est pas toujours le ministre qui décide p. 126). Ces mêmes buts de guerre sont ensuite détaillés : la question de l’unité allemande, les nationalités à libérer (mais sans Anschluss p. 324!), un nouveau système international et les buts de guerre économiques. En 1917 prennent aussi place des négociations secrètes dans un contexte de guerre sous-marine et de révolution en Russie, passant souvent par la Suisse, mais qui n’aboutissent pas (sixième chapitre).

Vient ensuite 1918 et les avancées alliées vont réactualiser la question des nationalités (pas toujours en suivant les principes wilsoniens). Les armistices ne sont pas de simples pauses dans les combats mais engagent déjà l’avenir. Hélas les traités de paix de 1919 et 1920 ne concrétiseront de loin pas tous les objectifs français. La rive gauche du Rhin n’est pas sous domination française, pas plus que la Belgique et ni la Sarre ni le Luxembourg ne sont rattachés à la République. En Europe centrale, Paris réussit néanmoins à enserrer l’Allemagne dans un réseau d’alliés aptes en théorie à se défendre (Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Roumanie et Pologne, mais qui ont aussi leurs frontières historiques p. 360 comme sources de tensions). Mais surtout, devant les réticences des Alliés à aider économiquement à la reconstruction de la France et à garantir sa sécurité (les Etats-Unis ne ratifient pas le Traité de Versailles, p. 337-338), il faut penser à devoir revoir l’Allemagne comme un partenaire économique, pas forcément majeur mais néanmoins utile (sans parler du danger communiste). En fin de compte, le Concert des Nations de 1815 est revenu mais dans une forme beaucoup plus faible (pas de négociations avec les vaincus, wilsonisme déstabilisant mais un Traité de Versailles très dynamique dans ses effets). Les millions de morts de la guerre vont grandement peser sur les deux décennies qui suivent. La démocratie libérale qui était sensé avoir gagné en 1918 allait prendre de plein fouet la crise de 1929.

L’auteur ne se cache pas longtemps : il prend le contre-pied de ce que J. Keegan a pu faire. On ne sera pas ici au ras des tranchées ou dans ce que renifle le fantassin mais au niveau où les choses se décident. Le taxi de V. Zelensky a son importance, surtout qu’il ne l’a pas pris. Les chapitres sont assez autonomes, avec quelques rappels, dont certains sont même des reproductions à l’identique de paragraphes entiers. Sont-ce là les traces d’un cours qui a existé avant le livre et qui pourrait aussi expliquer certaines interventions plus personnelles de l’auteur (p. 67 ou p. 156 par exemple) ? Il y a à l’opposé peu de notes infrapaginales et quelques cartes, les sources et la bibliographie étant à l’évidence très indicatives : là encore, une question de format voulu par l’éditeur.

Le tout se lit avec une grande aisance, malgré les évolutions historiques parfois très ramassées et compliquées. On y retrouve tout ce qui fait le style de l’auteur, avec un discours acéré, une vive volonté de précision et une idée pédagogique de la formule choc. Surtout il combat avec succès l’idée que l’on peut se faire (et que nous nous sommes aussi faite) en ne suivant que les opérations militaires, passant de la Marne à la Somme et aux Dardanelles sans avoir aussi conscience de la stratégie de la France et des Alliés et dans ce cas, de l’action diplomatique. Il y a Union Sacrée, mais J. Caillaux, député et ancien président du Conseil, est emprisonné en janvier 1918 parce qu’il souhaitait une paix négociée. Les combats ne cessent pas, mais il y a des timides tractations (avec très peu de chances de succès dès le départ) dans le but d’arrêter le massacre. Le gouvernement annule l’offensive Nivelle en 1917 avant que Poincaré, président de la République, ne cherche à la rétablir (p. 215). Tout cela a été écrasé par le mythe tout entier tendu vers la Victoire (et elle seule) après la Guerre mais G.-H. Soutou rappelle que la politique n’a pas disparu pendant la Première Guerre Mondiale.

(en 1916 avec la conscription britannique et les difficultés russes, la guerre passe d’une affaire essentiellement franco-russe à une affaire franco-britannique p. 77 … 8,5)

Ces guerres qui nous attendent

Scénarios d’anticipation militaire par l’équipe Red Team.

Un air d’espadon.

Dans les simulations militaires, l’adversaire (dénommé Rouge) est appelé à faire preuve de beaucoup d’imagination pour permettre aux Bleus de se préparer au non planifié. Reprenant l’esprit et les noms (tiens, il n’y a plus de loi Toubon?), le Ministère français des Armées a proposé à une équipe de militaires, d’écrivains et d’illustrateurs de réfléchir à divers scénarios prenant place dans les quarante ans à venir. Ces scénarios ont pour cadre des développements dans l’environnement géopolitique de la France, où les forces armées sont impliquées. Si les militaires sont pseudonymisés sur la quatrième de couverture, il y a quelques noms connus du côté des écrivains avec Laurent Genefort et Xavier Mauméjean. Des scénarios élaborés conjointement, quatre sont présentés dans ce court livre de 220 pages, sans que l’on sache qui en sont les auteurs.

Le premier scénario postule l’émergence d’une nation pirate, présente sur toutes les mers du globe et née en partie du refus du puçage généralisé des individus (faisant suite aux premières expériences réalisées lors de l’épisode du covid). Ces pirates en viennent à attaquer le centre spatial de Kourou, mettant en péril l’installation de l’ascenseur spatial français.

Le second scénario reste dans la thématique piraterie, avec l’installation sur les côtes de l’Afrique du Nord (mais pas que) de groupes pirates puissants s’attaquant aux différents navires passant devant les côtes. De naufrageurs ils deviennent aussi hackeurs en s’attaquant à l’interface neuronale qui lie les marins aux embarcations. A tel point qu’un officier se retrouve infecté et fait ouvrir le feu sur d’autres navires d’escorte. Et comme tout est automatisé … La crise de confiance qui en résulte est énorme.

Le scénario suivant se base sur l’existence de différentes bulles de réalité, des espaces sûrs, accessibles aux influences organisées et qui délitent les liens sociaux à grande échelle. La Nation n’existe plus, seules restent les tribus. Le pays le plus touché est la Grandislande et la ville de Grand-City (traversée par la rivière Timide …) fait sécession du pays. Pour évacuer ses citoyens, la France y intervient avec l’Opération Omanyd. Mais en parallèle le contexte sanitaire se dégrade … Beaucoup de défis quand il s’agit de rapatrier 200 000 personnes.

Le dernier scénario du livre met en scène l’opposition entre Troie et la Ligue Hellénique. Une minorité troyenne fait sécession en Thrace et c’est la guerre à coup d’armes hypervéloces. Des hyperforteresses voient le jour, seules à même de contrer ces menaces mais immobilisant les bulles de protection devant les besoins énergétiques et logistiques de tels monstres.

Avec de tels littérateurs dans l’équipe, on était en droit d’attendre des textes bien troussés, ou au minimum bien agencés. Hélas, on est plus dans une suite de notes (sauf le texte sur les carnets d’un ethnologue intégrant la P-Nation qui sort vraiment du lot). Mais la réflexion sous-jacente reste intéressante. Le scénario 1 fait immanquablement penser au film Waterworld, avec des libertaires qui se transforment en organisation armée ou en société post-moderne à tendance woke.

Le second scénario, avec un arrière fond anticolonialiste dans des Etats faillis, bénéficie aussi d’un texte mieux fait avec l’interview de l’initiatrice du mouvement pirate (p. 97). Le troisième scénario nous semble plus capillotracté, avec une sortie des Balkans (à l’unité peu évidente …) de l’Union Européenne sous influence de la Grande Mongolie. Comme dans les deux précédents scénarios, la part dévolue à la sphère informationnelle est très grande, signe que ce qui se passe au Mali et en Centrafrique fait réfléchir. Bon, le covid aussi … Le dernier scénario est le plus abstrait (voire pas clair pour le no man’s land entre les hyperforteresses p. 207). Il développe par contre de belles choses, comme les « murs numériques » qui continuellement rétrécissent (p. 192).

On remarquera de manière générale l’absence dans la sélection d’éléments en rapport avec le nucléaire. La dronisation du monde est par contre très avancées dans tous les scénarios à horizon quarante ans. Présupposé déterminant dans le déroulement des scénarios, le cadre moral reste celui de la fin du XXe siècle. Il est difficile de dire si les auteurs voient en cela une difficulté supplémentaire dans la conduite d’opération.

Facile à lire, avançant par touches dans un cadre chronologique flexible, ce livre de prospective polémologique offre un panorama très large, entre changements techniques et sociaux. Cerise sur le gâteau, l’aspect hard-SF de l’ascenseur spatial fait tout de même rêver. Tout n’est pas vraisemblable au premier abord dans les évolutions proposées, mais l’objectif est atteint.

(l’initiation meurtrière à la P-Nation avec la chanson Il était un petit navire p. 59 … 6)