Romulus, jumeau et roi

Réalités d’une légende
Essai de mythographie comparée de Dominique Briquel.

Un mec sympa.

« Que Romulus ait [commis] le meurtre [de son frère], plusieurs [le] nient par impudence ou [le] révoquent en doute par honte, ou [le] dissimulent par douleur. » Augustin d’Hippone, Cité de Dieu, 3, 6.

Quelle mouche très particulière a bien pu piquer les Romains pour se choisir un héros fondateur fratricide de son jumeau et tué par ses compatriotes en raison de sa tyrannie ? Mais sont-ils vraiment les seuls à avoir fait ce choix ou sont-ils, comme les autres indo-européens, les dépositaires d’un ensemble de motifs mythologiques (mythèmes) qui prend dans le centre de l’Italie cette forme particulière ? Rassemblant ici des décennies de recherches sur la question, D. Briquel passe au tamis de la trifonctionnalité indo-européenne (roi/guerrier/producteur, telle que définie par G. Dumézil mais sans pour autant le suivre en tous points) la légende romuléenne dans un livre qui fait voyager de Upsal à Erevan, de Jérusalem à Bombay, pour finalement revenir à Rome.

Comme toute biographie, on commence avec l’enfance du chef. Les Romains de la fin du premier millénaire, vivant dans une Méditerranée occidentale romanisée, voient naturellement Romulus comme le fils du dieu Mars. Les éléments les plus anciens de la tradition, avant l’annalistique du IIe siècle a. C., évoquent eux un dieu masculin du foyer. Le fondateur de la ville de Préneste dans le Latium a lui aussi le même type de géniteur (mais sans jumeau) mais c’est aussi le cas du roi Yima en Iran. Une fois la question des géniteurs éclairci, D. Briquel s’attèle à l’explication de la gémellité. Pour lui, Rémus et Romulus (selon leur rang de naissance) ne peuvent pas êtes assimilés aux Dioscures (p. 34-35), puisqu’ils sont tous les deux mortels mais surtout parce que si Castor décède, ce n’est pas de la main de son frère.

Une fois les jumeaux venus au monde, ils sont exposés dans un panier dans le Tibre. Plusieurs éléments sont alors employés qui, là encore, peuvent être retrouvés dans d’autres aires indo-européennes. La crue du Tibre qui amène le panier sur la berge peut être vue comme une manifestation du « feu dans l’eau », un mythème visible aussi en Inde et en Iran, avec une signification royale. Les arbres (le figuier Ruminal, c’est Yggdrasil), les animaux (les oiseaux auguraux p. 105) et les bergers jouent un rôle symbolique important dans les premières années des jumeaux, le plus souvent dans des séries ternaires à colorations fonctionnelles.

C’est parmi les bergers que les jumeaux vont progressivement se différencier. Le processus est achevé quand ils remettront leur grand-père Numitor sur le trône d’Albe La Longue : c’est Romulus qui conduit militairement les bergers dans Albe et Rémus qui mange les parties destinées aux dieux du sacrifice interrompu par l’attaque des brigands (qu’il a vaincus, et pas son frère !). Romulus est qualifié pour la vie citadine, Rémus n’est pas dans l’impiété mais son acte le destine à rester dans la sauvagerie des marges : il ne peut être le fondateur (p. 167-169). Récuse-t-il le désenchantement du monde ?

Le quatrième chapitre analyse la fondation de l’Urbs et le meurtre de Rémus, qui est dès l’origine un sujet d’interrogation pour les auteurs Romains, de critiques pour les auteurs paléochrétiens et de scandale pour les deux groupes. Pour ce qui est du conflit entre aîné et cadet, D. Briquel va par contre chercher une comparaison dans la Bible et les écrits intertestamentaires (p. 182), dans le changement civilisationnel qui sous-tend la rivalité entre Jacob et Esaü, les fils de Rebecca et Isaac. Esaü l’aîné est le chasseur, Jacob le pasteur. Ce dernier prend l’ascendant sur son aîné (par la ruse, une qualité commune avec Romulus, p. 195-198) et Esaü est tué quand il assaille la tour de Jacob.

Les actes du roi Romulus, le conditor, ne sort pas du schéma trifonctionnel. Sitôt Rome fondée, il se pose la question de sa complétude. Si elle veut un avenir, les hommes qui composent la cité doivent trouver des compagnes. Profitant de la célébration de jeux, les Romains enlèvent des femmes de plusieurs cités latines et des Sabines. Les Sabins en retour attaquent Rome et l’auraient emporté sans l’intervention de Jupiter. La cité est ainsi complète, marquant le début de la civilisation, non pour l’ensemble de l’humanité comme dans d’autres récits (mythe iranien) mais à l’échelle de la Ville (p. 277). Une fois le peuplement acquis, Romulus et Titus Tatius le Sabin règnent conjointement, pendant cinq années où rien ne se passe jusqu’au moment où Titus Tatius ne sanctionne pas le sacrilège de ses amis envers des ambassadeurs lavinates et est assassiné lors d’une cérémonie religieuse à Lavinum (l’une des métropoles de Rome, fondée par Enée). Romulus redevient seul roi de Rome. Ses trois triomphes sont cependant ternis par trois fautes colorées fonctionnellement. La déchéance est ainsi progressive, sa royauté (qui rassemble les trois fonctions) est dépouillée tiers par tiers, menant à une fin misérable.

Romulus, devenu un tyran insupportable, est assassiné par les sénateurs (et démembré) ou enlevé au ciel, selon les versions de la tradition (comparaison avec l’arménien Ara le Beau et avec Freyr/Frotho, avec le lien possible entre les deux version réglé p. 418-419). Il est divinisé sous le nom de Quirinus, le dieu des citoyen, la concorde est rétablie dans la cité et la prospérité n’est pas mise en danger. La particularité de Rome, c’est que son fondateur devient un dieu de la troisième fonction (p. 411). Ainsi s’achève la vie d’un héros, semblable à de nombreux héros (gémellité, exposition, apprentissage, révélation, règne) mais qui a la différence de beaucoup, ne marque pas le début de l’humanité mais se concentre sur l’Urbs seule.

Voici très grossièrement brossé le contenu de ce livre très dense qui analyse sous toutes les coutures la légende de Romulus, dans laquelle il ne faut rien chercher d’historique (moins baroque que les mythes grecs, pas plus réel). D. Briquel utilise la grille de lecture indo-européenne en premier lieu mais n’oublie pas pour autant la critique des textes. La mise en perspective de la vie de Romulus avec celle de Servius Tullius (le sixième roi), le refondateur qui agrandit l’espace sacré de la ville (pomérium), est très souvent utilisée. Malgré la masse d’informations, l’ouvrage reste très pédagogique (des rappels dans les chapitres) avec de nombreux tableaux récapitulatifs permettant de bien visualiser les comparaisons. Toutes ces qualités, tout ce que le lecteur y apprend (un exemple parmi d’autres, sur l’influence du théâtre sur l’annalistique p. 156) et le brio de la démonstration sont malheureusement ternis par des coquilles très nombreuses, y compris dans des noms propres (ou un problème de constance dans la translittération à une page d’écart p. 194-195) et dans la bibliographie. L’auteur n’est ici pas à mettre en cause mais c’est tout de même désagréable, surtout chez un éditeur de ce standing.

Il y a sûrement encore quantités de choses à dire sur les jumeaux fils de Vulcain (sur la postérité de Rémus par exemple) mais dans les limites que s’est posé D. Briquel dans ce livre, il ne peut en rester qu’extrêmement peu. Magistral.

(les « entourloupettes » de l’historien Fabius Pictor p. 111 …8,5/9)

Airvore

Chronique d’une pollution annoncée
Essai d’écologie des transports par Laurent Castaignède.

Back in black.

La pollution de l’air n’est pas une invention de la fin du XXe siècle. Elle est déjà constatée aux tout débuts de la révolution industrielle et inquiète très vite certains médecins et autorités soucieuses de la santé des ouvriers et des habitants. La pollution industrielle est certes la plus connue au début du XIXe siècle mais celle des transports n’en est pas moins ignorée. Il y a une raison pourquoi la troisième classe des premiers chemins de fer britannique est constituée de voitures ouvertes juste derrière la locomotive et pourquoi la première classe est en fin de convoi (et couverte sans bagages sur le toit) : la combustion de la chaudière est très incomplète, la fumée est très dense et transporte sur plusieurs mètres de petits bouts de charbon incandescents … L’arrivée des moteurs thermiques ne va pas améliorer les choses. Là encore, la nocivité des rejets est connue presque dès la conception et des moyens techniques de la réduire sont conçus très rapidement. Mais cela ne veut pas dire que l’utilisation desdits dispositifs se répande …

Le livre est organisé en trois parties, elles-mêmes divisées en neuf chapitres. La première partie fait l’historique de la mobilité motorisée, de Léonard de Vinci aux années 2000. Le XIXe siècle est dominé par le charbon et l’électricité issue du charbon, puis le XXe siècle est celui de la prééminence du moteur à explosion, avec une démocratisation toujours plus grande de la voiture et de l’avion, à peine perturbée par l’instabilité du prix des carburants. Au XXIe siècle, le lien entre changement climatique et pollution atmosphérique n’est plus niable, les réglementations sont en forte croissance mais les villes aussi, tout comme les surfaces qu’elles occupent avec le cycle autoentretenu « plus de ville, plus de voitures » que cela emporte.

La seconde partie se veut analyser le présent (la fin de la deuxième décennie du présent siècle) entre les émissions de toute une vie de voiture, une électricité pas si propre, l’illusion des « biocarburants » et la bonne conscience à peu de frais de la compensation. Le développement technologique permettra-t-il de régler tous les problèmes environnementaux ? L’auteur fait plus qu’en douter. Le drone aérien va juste remplacer dans l’imaginaire l’hélicoptère des années 50. Il n’y aura pas de substitution, il y aura addition, dans l’espoir par avance déçu de pouvoir décongestionner la ville par ce seul moyen. Ces drones consomment pour leur production et leur mise en service, et pas qu’un peu puisqu’ils doivent voler avec une charge. Et les autres exemples sont à l’avenant.

La dernière partie, enfin, veut proposer des solutions loin des incantations. La question d’un nouvel équilibre soutenable ne signifie pas un retour dans le passé. Revenir au cheval, cela signifierait par exemple, devoir aussi gérer les externalités polluantes qu’ils produisent. Si l’on remplaçait tous les véhicules terrestres motorisés de la planète, il faudrait 200 milliards d’équidés et la population humaine ne suffirait pas à s’en occuper (p. 252, et c’est aussi pour cela que l’automobile fut vue comme un progrès). Suivent sept axes sur lesquels il est possible de produire un mieux, avec plusieurs solutions à chaque fois. L. Castaignède est on ne peut plus conscient que toutes ne sont pas facilement mises en œuvre (certaines ne nécessitent rien de moins qu’un gouvernement mondial) mais il les tient pour encore modérées, ce qu’elles sont à l’évidence si l’on considère que certaines décisions, qui pourraient être dictées par un avenir préapocalyptique, pourraient être encore beaucoup moins agréables. Parmi ces axes, il y a l’allégement et la réduction de gabarit des moyens de locomotion, la réduction des vitesses, la responsabilisation des constructeurs (qui peut les rendre propriétaires des moteurs par exemple), l’allocation étatique ou supra-étatique des carburants et des batteries, une redéfinition du partage des espaces et des moyens (reconcentration de la ville, vérité des prix du transport avec la fin de la subvention publique), un travail sur les symboles (sport mécanisé et marketing) et une sanctuarisation des réserves énergétiques (ne plus extraire du sol).

La conclusion (un gros résumé et un commentaire général des solutions proposées) est suivie par deux annexes, constituées d’un glossaire technique très utile et extraordinairement clair et d’une note historique sur « l’optimisation réglementaire » qui démontre que le scandale dit « Volkswagen » n’est que le maillon d’une grande chaîne ayant débuté en 1972 (p. 334). Il n’y a en revanche pas d’index ni de bibliographie générale … Un cahier central d’illustrations en couleurs complète l’ouvrage.

La force de cet ouvrage réside bien sûr dans le fait qu’il dépasse de loin le constat (il est pourtant bien visible, parce que très noir), passe sans un regard devant les imprécations et avance une série très large de propositions. Le fait d’être un ingénieur avec une expérience dans l’industrie automobile n’est évidemment pas un hasard, mais cette connaissance du cambouis est complétée par une bonne dose d’anthropologie, de philosophie et d’économie. Si l’auteur est capitalismosceptique, là encore aucune outrance et on ne peut pas dire qu’il soit béat devant toute initiative à vernis écologique (la COP21, p. 289).  Avec tant de faits et de propos sombres (les morts du smog en Grande-Bretagne p. 47), L. Castaignède arrive encore à mettre un peu d’humour dans son texte. Ce livre n’est cependant pas parfait, certains très rares points demandant à notre sens quelques mots explicatifs (la « machine à bulles » p. 239 par exemple) et il est quelques coquilles (p. 37-38 par exemple). Sur les Amish (p. 254), il est simpliste, mais comme souvent quand il est question de ce groupe religieux dans le débat public français.

Le livre contient énormément d’informations, ossature d’un argumentaire très convaincant. En particulier sur le sort que L. Castaignède à la voiture dite autonome p. 236-238 …

(en 1928, la Taxe Intérieure sur le Pétrole remplace l’impôt sur le sel en France p. 65 …8)

Isabel des feuilles mortes

Nouvelle de science-fiction de Ian MacLeod.

Un phare à éons.

Le monde de Gezira a subi un terrible conflit, la Guerre des Lys. Beaucoup des survivantes, puisque ce monde semble majoritairement féminin, sont recueillies par des cultes en les sortant de la mendicité pour les y intégrer comme acolytes.
Isabel est de celles-ci, intègre l’Eglise de l’Aube et elle devient Chanteuse de l’Aube après son noviciat. Ni laide ni moche, ni intelligente ni bête, elle se fond dans le décor. Rien ne la distingue. A tel point, alors que pourtant sa fonction demande un aveuglement, elle conserve la vue sans que personne ne le remarque. Jeune Chanteuse, elle a en charge le fonctionnement d’un phare à déflecteur sur une île isolée, devant grâce à ses miroirs (et comme partout sur cette planète à l’éternel été) apporter la lumière du soleil dans une vallée.

Son phare jouxte la Cathédrale du Mot, et dans la cour de celle-ci, aperçoit-elle en contrebas une danseuse le jour où un de ses miroirs a un défaut d’alignement. Voulant s’excuser du désagrément causé par la baisse de l’intensité lumineuse, elle descend et rencontre Genya, l’une des Bibliothécaires de cette grande bibliothèque qu’est la Cathédrale. Les deux jeunes femmes vont faire découvrir l’un l’autre leur univers (avec une suggestion de plus) sans penser que leurs deux églises gardent très jalousement leurs secrets … Un châtiment terrible s’abat sur chacune des deux femmes mais leur rencontre, légendaire depuis, a peut-être engendré du changement sur Gezira.

Cette très courte nouvelle de 37 pages ne semble avoir d’autre objectif que de compléter un peu le monde qu’utilise l’auteur dans deux autres œuvres, plus grosses. Et par son côté apéritif, cette nouvelle prend naturellement place dans un livre hors-série qui se déclare promotionnel : la seconde partie, sensiblement égale à la première en nombre de pages, est entièrement consacré à la présentation du catalogue de la collection. La qualité du texte, inédit, n’en est pourtant pas amoindri et quelques mots suffisent à mettre en place ce conte dans un monde aveuglé de lumière et accablé de chaleur, clairement orientalisant (minaret, chant à l’aube, langue arabe etc.), propice à la poésie. Cette histoire est-elle peuplée d’allégories ? Notre sentiment est que justement c’est l’inverse qui est l’objectif visé et que I. MacLeod veut mettre en scène le non-remarquable, tout en permettant de penser qu’une relation forte (de quelque type que ce fut), interdite à cause de son implication sur la bonne marche du monde, peut avoir une influence. Ou alors que c’est la punition qui fait changer le monde, et non pas la relation, au travers de l’acceptation par les autres qu’emporte l’exemple fait ?

(l’auteur aime donc la lumière … 7)