La spirale du déclassement

Essai sur la société des illusions
Essai de sociologie par Louis Chauvel.

Vers une sortie de la grotte ?
Vers une sortie de la grotte ?

La réalité, c’est ce qui, quand on cesse d’y croire, ne s’en va pas.
Philip K. Dick, cité p. 11

Un auteur de livres sérieux, par ailleurs pas unanimement apprécié dans son milieu (mais qui en retour, n’hésite pas non plus à critiquer les collègues), qui cite Philip K. Dick, il ne peut pas être foncièrement mauvais. Et d’ailleurs le présent livre est très loin d’être mauvais, en plus d’être dense et de néanmoins se dévorer. Mais sa caractéristique principale n’est ni d’ordre scientifique, ni d’ordre moral, il est d’ordre politique : l’auteur est d’un pessimisme à peine atténué par quelques frémissements de relativisation sur l’avenir de la société française et sa démocratie.

L’introduction démarre de manière classique, avec une prise de position méthodologique qui commence déjà par envoyer quelques piques en direction du constructivisme : L. Chauvel se déclare pour un néomatérialisme objectiviste (une catégorie malheureusement pas assez expliquée dans le livre), débarrassé des croyances et voulant lutter contre le déni de faits sociaux. Dans ce cadre, l’auteur liste cinq éléments qui désagrègent la société de classes moyennes en Europe et en France (ce qui conduit à une société d’illusions) et qui forment ainsi les cinq chapitres de son livre.

Le premier chapitre, premier facteur d’érosion, est celui des inégalités croissantes. Les hiérarchies sociales s’étirent, avec une repratrimonialisation galopante que ne fait pas voir au premier abord un coefficient de Gini français plutôt stable sur les dernières décennies et des inégalités de revenus qui sont beaucoup moins choquantes qu’aux Etats-Unis. Afin de mieux faire comprendre le phénomène en court de constitution (ou de reconstitution si l’on considère le XIXe siècle par exemple), L. Chauvel  fait un détour par le concept d’inégalité sidérale, qu’il illustre en prenant pour exemple la société égyptienne ayant permis la construction des grandes pyramides : l’extrême inégalité laisse des traces sans égales (IVe dynastie, p. 27-28). Puis l’auteur passe à Rome et démontre que l’égalitarisme relatif de la légion cache des différences de patrimoine monumentaux entre le petit gars des quartiers pauvres de Rome et les sénateurs, gagnant certes des sommes rondelettes lors de campagnes mais s’appuient sur d’autres réseaux générateurs de revenus (qui restent des estimations …). En considérant la reproduction sociale et la hausse en valeur du patrimoine moyen des français (liée aux prix de l’immobilier en grande partie), la méritocratie risque tout simplement d’être totalement remplacée par la loterie de la naissance (p. 52).

Le second facteur d’érosion selon L. Chauvel est le malaise dans la classe moyenne.  Après avoir établi que les classes moyennes ne sont pas hypocondriaques (pour clarifier cette notion polysémique de classe ou classes moyennes, il est mieux de se reporter à l’article de l’auteur consacré aux classes sociales : Retour des classes sociales ?, Revue de l’OFCE, 79, 2001/4, p. 315-359), le lecteur est mis en présence de divers problèmes : celui du tassement de l’échelle des salaires, de la fin de la hausse systématique du niveau de vie, du chômage touchant aussi les cadres, de l’expansion limitée de cette même population et du déclassement scolaire (source d’angoisses et de frustrations importantes). Après avoir comparé les approches divergentes de G. von Schmoller et G. Simmel, L. Chauvel définit une civilisation de classe moyenne en sept éléments : une société salariale avancée, dans laquelle un salaire moyen suffit à mener une vie confortable (acquisition d’un logement), avec une expansion scolaire permettant une mobilité sociale, appuyée par une croyance dans le progrès social, scientifique et humain. Il ajoute à ces cinq premiers points le contrôle du politique par les catégories intermédiaires au travers d’institutions syndicales ou associatives et enfin la promotion « d’objectifs politiques de progrès mesurés, équilibrés au regard des contraintes réelles » (p. 85).

Mais le revenus et le patrimoine ne font pas tout, l’âge entre aussi en ligne de compte. C’est le troisième chapitre, ajoutant les fractures générationnelles au tableau. Suivant K. Mannheim (et d’autres), L. Chauvel démontre ici que les conditions d’entrée  de l’individu sur le marché du travail conditionnent tout son futur. En clair, un individu qui effectue sa socialisation transitionnelle (p. 94-95, phase entre la stabilité infantile et la stabilité familiale adulte) dans une période économiquement peut porteuse ne rattrapera jamais un départ laborieux (p. 127-132). Ceci affecte non seulement les individus (plus haut taux de suicides par exemple, p.131) mais aussi les cohortes générationnelles. Les générations nées entre 1948 et 1955 s’en sont exceptionnellement bien tirés si l’on regarde l’ensemble de la société française. Les générations nées au début des années 60 prennent de plein fouet la crise de 1973 (elles ont les mêmes conditions que les générations nées dans les années 1920, selon le modèle âge-période-cohorte p. 100), celles nées en 1980 étant déjà averties de l’existence de la stagnation, sans pour autant en éviter tous les effets. A partir des années 80, avec la protection des individus déjà intégrés, être femme est aussi handicapant dans l’intégration sociale que d’être jeune ou immigré (p. 105). A cela s’ajoute le rendement décroissant du diplôme, tout simplement la conséquence de l’explosion du nombre de diplômés du supérieur aux attentes dont les attentes ne peuvent être que déçues en regard du monde de leurs parents : les bacheliers de la génération 1980 occupent la position sociale des titulaires du BEPC de la génération 1950 (p. 110-11) … L. Chauvel complète son chapitre avec la mobilité descendante, qui peut prendre la forme d’un déclassement résidentiel (la gentrification, cette fois-ci vue du côté des classes moyennes) et la moindre implication politique des plus jeunes générations (les générations de baby-boomers accèdent aux manettes dès les années 70 et ne les ont pas encore lâchées, p. 126-127). Son plaidoyer contre le déni et le renoncement sera-t-il entendu ?

Quittant l’Europe et la France, l’auteur élargit ensuite son angle de vue au monde pour considérer la position des classes moyennes et plus généralement de la population française dans l’ensemble de la population mondiale. Avec une plus grande répartition mondiale des richesses et le développement économique des BRICS (même si l’on cède nous aussi à la facilité de cette dénomination), la richesse relative de la population française s’affaisse : si en 2000, 80% des Français étaient parmi les 20% les plus riches de la planète, ils ne sont plus que 75% en 2010 (p. 146). La difficulté ne réside pas dans le relèvement de la médiane mondiale, mais plutôt dans la rapidité de ce mouvement, puisque les groupes sociaux regardent à la fois les groupes visiblement situés au-dessus d’eux (l’objectif) mais aussi ceux en-dessous (dont il faut se distancer). Le groupe dont il faut se distancier ne se trouve plus forcément dans la même ville ni le même pays (ouvriers de l’automobile). La conscience de classe pourra-t-elle alors aider les classes en danger à s’en sortir par le haut ? L’auteur est sur ce point très pessimiste, par manque d’identité collective (des classes ou autre), voir d’anomie (p. 173).

Le dernier chapitre du livre approfondit la notion de déclassement systémique, c’est-à-dire quand les déclassements s’accumulent. L. Chauvel n’exclut pas un grand collapsus final, couplé au problème écologique maintenant bien connu mais qui est pensé depuis plus de 40 ans (Club de Rome), sur fond de civilisation insoutenable dont une partie, les générations qui ont aujourd’hui plus de 65 ans, n’aurait pas conscience de son héritage. Le chapitre s’achève sur l’idée de Ver Sacrum, ce mouvement générationnel de colonisation et de scission d’une société qui fut aussi un thème abordé par la Sécession viennoise au début du XXe siècle (un concept que l’auteur attribue à Rome mais qui est en vérité samnite, p. 195-197 et p. 208), en vue d’ébaucher une solution. Le volume est complété par une conclusion très littéraire (la société des illusions, l’objet des sciences sociales est de monter l’invisible) et des tables.

Voilà de la bien belle sociologie, alliant érudition théorique (G. Simmel, G. von Schmoller, tous des gens liés à F. Oppenheimer, sont du lot), littéraire (de tous styles) et des statistiques bien employées. Quelques redites et des passages arides peuvent freiner certaines ardeurs, mais dans l’ensemble, ce livre balaie de manière large et en profondeur la société française dans son environnement naturel. On peut se poser la question de la véracité des calculs de coefficients de Gini pour des civilisations anciennes (p. 27-34, avec de très grosses simplifications), mais l’idée en elle-même ainsi que les comparaisons, limitées, sont intéressantes. Certaines intuitions du lecteur trouvent aussi des bases chiffrées et des noms à mettre sur des phénomènes : après 40 ans de stagflation, les écarts de revenus entre les classes populaires et moyennes sont passés de 120 à 37% par exemple. La dévalorisation du diplôme dans l’Europe méditerranéenne est aussi une réalité (p. 73, tout descend d’un palier p. 111), pas améliorée par le passage au système LMD dans les universités françaises, qui engendre d’incommensurables frustrations (et une panique dans la course aux diplômes qui peut avoir pour conséquence de passer d’une société de la connaissance à une société de la connivence devant le trop plein de diplômés, p. 112).  Les conséquences sur les solidarités intrafamiliales sont importantes aussi, avec une culture de la dépendance familiale qui s’installe  en France (p. 106, en comparaison avec l’Italie ou l’Espagne par exemple). Mais au-delà des statistiques des effets de générations sur le personnel politique (p. 125-127), c’est le rappel du fait que le temporaire des années 70 qui est devenu le permanent qui donne cette tonalité très pessimiste au livre qui percutera de plein fouet le lecteur non encore retraité.

Du point de vue formel, la rareté des notes infrapaginales n’est pas trop gênante, mais une relecture supplémentaire aurait permis l’élimination des dernières coquilles restantes, tout comme de l’incohérence entre le texte et la note de la p. 81 concernant la date de l’article de T. Geiger , Panik im Mittelstand de 1930.

Ce livre a fait un peu de bruit médiatique et c’est justifié tant il met très bien à portée du grand public les avancées et les découvertes récentes de la sociologie et de l’économie. Quant à savoir si son avertissement sera entendu …

(L. Chauvel a un rythme de publication proche d’A. Damasio tout de même …8)

Roman Arbitration

Essai d’histoire du droit romain par Derek Roebuck et Bruno de Loynes de Fumichon.

Au service de la concorde civile.
Au service de la concorde civile.

Une énorme partie de la résolution des disputes dans l’Etat romain (République et Empire, y compris dans à Byzance au début du Moyen-Âge, qui sont les ères et les aires ici considérées) n’est pas le fait de tribunaux institutionnels mais d’arbitrages par un citoyen (ou parfois plusieurs) désigné par les deux parties en conflit. Ces arbitrages avaient plusieurs avantages (tout en étant limité au civil) : il n’y avait pas vraiment de perdant pouvant encourir l’infamie comme c’est le cas lors d’un procès (p. 152) et les parties décidaient de la procédure dans le contrat passé entre eux et l’arbitre, dans les limites de la loi. Il y était plus question d’équité, sans la sanction d’un procès où toute erreur de présentation se soldait par l’infamie. Mais comme ces procédures, qui parfois s’appuient sur la puissance publique au travers du préteur,  sont essentiellement privées, les documents de première main sont assez rares et les auteurs  du présent livre (Derek Roebuck est l’auteur de toute une série d’ouvrages sur l’arbitrage tout en étant professeur de droit comme le second auteur) eurent aussi à considérer un large éventail de sources.

Cet ouvrage est divisé en douze chapitres, que l’on peut répartir en trois parties. La première de ces parties est une mise en contexte, avec un prologue centré sur un papyrus découvert en Egypte, écrit en grec mais suivant le droit romain, celui d’un arbitrage rendu par Dioscoros d’Aphrodite, juriste et poète. Il montre la persistance au VIe siècle du droit romain dans une Egypte faisant partie de l’empire byzantin. Le second chapitre cherche à mettre au clair différents termes (arbitre, juge, etc.) tout en insistant sur les difficultés de traductions des textes anciens. Avant de passer aux sources elles-mêmes, les auteurs font un détour dans le troisième chapitre par l’histoire de Rome, ses institutions et la naissance de son système judiciaire tout comme les transformations de ce dernier avec la christianisation de l’empire. Clôturant cette première partie, les auteurs présentent leurs sources, avec au premier rang d’icelles le Code de Justinien, mais touchant aussi aux domaines littéraires ou techniques (architecture, arpentage), transmises par la tradition ou trouvées sur à des fouilles archéologiques.

La seconde partie est celle décrivant deux types d’arbitrages en usage à Rome, celui par bonus vir et celui dit judex arbiterve. L’arbitrage dit de bonus vir (que l’on peut traduire par bonhomme, où citoyen de bonne réputation et bonnes mœurs p. 51) n’est pas juste une médiation mais n’a pas l’appui de l’Etat. L’arbitre est choisi par les parties (il est un ami des deux parties), mais sans l’assentiment du préteur (ou tout officiel romain reprenant son rôle de direction du système judiciaire  dans la province ou le municipium). Cependant, sa décision est susceptible d’appel à Rome. Signe de son caractère commun, l’arbitrage par bonus vir a son abréviation officielle avant le premier siècle de notre ère (p. 64). Le second type d’arbitrage décrit dans cette partie est celui dit judex arbiterve. A la différence du bonus vir, l’arbitre est choisi par le préteur dans une liste d’hommes qualifiés (l’album), mais avec une procédure fixe (découlant de l’édit du préteur). Mais si les parties n’étaient pas d’accord avec le choix du préteur il leur restait toujours le choix de revenir à une procédure privée.

Et la reine de ces procédures privées, c’est celle de l’arbitrage ex compromisso (troisième et dernière partie, les chapitres sept à douze). Les auteurs procèdent avec méthode et profondeur dans ces six chapitres, abordant tout d’abord les origines de ce type d’arbitrage, le rôle du préteur (qui ne choisit par l’arbitre mais apporte caution et soutien dans la résolution la plus rapide possible du conflit) et les objets de conflits. Puis les auteurs s’intéressent au compromis entre les parties et l’arbitre dans le chapitre suivant, à qui peut être arbitre (tenu par le contrat et l’obligation de rendre une décision, mais aussi tenu par les lois et sa morale et celle de la société, p. 57) et quand le citoyen cesse de l’être. L’audience est l’objet du dixième chapitre, avec ses limites, la place des preuves et des témoins (l’arbitre ne peut convoquer des témoins, p. 160 et p. 167, à la différence du judex), sa publicité, les recours contre la fraude (l’arbitre ne reçoit aucune rémunération d’aucune sorte comme un magistrat, pas même si les deux parties se trouvaient ici aussi à égalité, p. 77), la langue employée (cela peut se faire dans n’importe quelle langue, p. 167) et les serments (surtout pour la période paléochrétienne). Après l’audience, qui n’est pas un procès (p. 162-163), l’arbitre doit rendre sa décision (c’est le onzième chapitre). Les auteurs s’intéressent à sa portée, aux éventuels appels, à sa forme mais évoquent aussi les cas particuliers de sentences impériales (puisque bien entendu, le prince peut aussi être arbitre).

Le dernier chapitre est celui de la conclusion et de l’épilogue. La conclusion revient par exemple sur la différence entre la loi et l’équité (la loi et les formules rigides à l’inverse de l’équité et de la recherche de la paix dans l’arbitrage dont on rappelle qu’il ne concerne pas les crimes). Procope, contemporain de Justinien, y est cité avec beaucoup d’intérêt (p. 195-198), avant que les auteurs ne concluent leur ouvrage sur les similarités et les différences avec la pratique actuelle de l’arbitrage (l’arbitrage moderne prohibe le lien avec les parties mais autorise par contre les accords qui concerne des désaccords futurs, p. 6, p.11 et p.201).

Le volume est augmenté d’un répertoire des sources (seules les sources latines sont reproduites), d’une chronologie, d’une bibliographie et enfin d’un mix entre un index et un glossaire.

Il y avait bien longtemps que l’on avait pas lu un livre sur le droit romain, et le plaisir a de nouveau été au rendez-vous. Les auteurs sont peut-être un brin trop critiques en ce qui concerne les sources de la Rome royale et de son droit (p. 23) et ces mêmes auteurs restent aussi des juristes. Cela se voit dans certaines imprécisions (pour ceux qui se souviennent du manuel néanmoins classique de Michel Humbert, cité parmi les grandes influences des auteurs p. XI …) : le « parti » des optimates, la différence entre pérégrins et non-citoyens (p. 25), le christianisme comme religion officielle sous Constantin (p. 27), l’édit de Caracalla en 212 ap. J.-C. (p. 164), par exemple, sont des notions assez survolées. Et quand on parle de Vitruve comme architecte de Jules César (p. 43 et p. 86) ou de, meilleur encore,  « citoyenneté féminine » (p. 25), les sourcils se haussent beaucoup … De même, le résumé d’histoire romaine (p. 24-25) est assez baroque. Pour en finir avec les points noirs, le système de citation plaçant un mot latin traduisant un mot placé devant lui après une virgule n’est pas des plus plaisant (ni même sans doute efficace).

Dès que l’on passe à l’analyse des textes, on revient en pays connu. C’est très structuré (même si cela pourrait être plus long sur le judex arbiterve), clair et avec la volonté de porter la lumière sur tous les aspects de la question. Les sources non judiciaires sont bien utilisées (Pline le Jeune comme arbitre bonus vir, p. 63, voir un peu de truculence avec Aulu-Gelle p. 68-69 comme judex) et l’épigraphie n’est pas non plus laissée de côté. Le tout se lit assez facilement dans un anglais qui ne cherche pas les effets de manche, grâce aux bases bien posées au niveau lexical au début de l’ouvrage qui font ce livre très accessible aux non-spécialistes.

La qualité générale de l’ouvrage encourage donc à aller voir les autres livres sur l’arbitrage de Derek Roebuck, en espérant que les parties historiques soient un peu meilleures …

(d’être arbitre, on ne peut être délivré presque que par la mort, l’insolvabilité ou par la prononciation de la décision … 6,5)

Lumières du Moyen-Âge

Maïmonide philosophe
Essai sur la philosophie de Moïse Maïmonide par Pierre Bouretz.

La couverture ne donne pas de faux espoirs.
La couverture ne donne pas de faux espoirs.

Il est des livres qui permettent assez aisément d’étalonner son intelligence (mieux qu’un très aléatoire test de Q.I.) et celui-ci fait sans doute partie de cette catégorie. Il permet même de faire un double étalonnement, avec l’auteur et avec son sujet. L’auteur d’abord : Pierre Bouretz est professeur de philosophie et spécialiste de la philosophe allemande. Le sujet ensuite : il est ici question de l’unique livre de métaphysique de Moïse Maïmonide, qui est bien plus connu pour son influence dans l’interprétation de la loi juive (et qui vécut aux XIIe et  XIIIe siècles en Espagne et en Egypte). Ce livre, écrit en arabe, c’est le Guide des perplexes.

La définition de ces perplexes occupe une bonne partie de ce livre de 950 pages, dont seulement 450 pages de texte, et six chapitres. L’introduction démarre en terrain connu pour l’auteur puisqu’il y est question de la place accordée à la philosophie médiévale judéo-arabe dans le cours d’histoire de la philosophie dispensé par Hegel dans la première moitié du XIXe siècle. Si Maïmonide est l’auteur le plus longuement cité de tout le cours, la place de la philosophie judéo-arabe est congrue, faisant ressortir la filiation directe entre les philosophies grecques et allemandes (p. 18). Puis P. Bouretz annonce son plan (p. 24), liant Maïmonide à Fârâbi (la politique et le danger d’être philosophe), montrant  que tous deux ont un programme d’éducation du plus grand nombre, alors pourtant que Maïmonide ne dit s’adresser qu’à un unique élève.

Le premier chapitre est consacré au philosophe Fârâbi (actif aux IXe et Xe siècles), que Maïmonide considère comme son Second Maître (le premier étant Aristote). Celui définit une « philosophie populaire » dans le double but d’élever le niveau intellectuel général pour le rapprocher de la Raison et de se protéger, puisque si le peuple comprend le philosophe, il sera moins tenté de l’éliminer (p. 34-40), le tout dans le cadre d’une religion révélée. Farabi a raison de craindre pour sa vie cela dit, puisqu’il avance aussi que la religion est une chose humaine, née après l’accomplissement de la philosophie, tout en mettant l’accent sur son utilité politique (p. 41) mais aussi son utilité dans l’instruction du peuple, comme imitation de la philosophie et premier pas vers elle (p. 45, sans pour autant que Fârâbi soit un Spinoza persan). Dans ce chapitre, le passage sur les idées admises et les opinions reçues (qui sont des formes dégradées des premières) est particulièrement intéressant dans le fait qu’il pointe en direction du camp critiqué par Fârabi mais aussi, en son temps, par Maïmonide (p. 46, et pour qui la philosophie est la véritable science de la Loi p. 118).

Une fois explicité Fârâbi (un peu), P. Bouretz en vient à Maïmonide, toujours dans le premier chapitre. L’attention du lecteur est d’abord orientée sur une analyse de l’introduction du Guide qui justifie la transgression de l’auteur prétendant s’adresser qu’à un seul lecteur par l’état d’urgence dans lequel il se trouve (pour des sujets où seule la transmission orale de maître à disciple est de mise, p. 60-61). P. Bouretz continue son parallèle entre Maïmonide et Fârâbi (la philosophie comme connaissance de Dieu, perfection de la Torah car adaptée au vulgaire comme au savant p. 75), avec chez Maïmonide un Abraham qui suit les principes de Fârâbi et le primum mobile d’Aristote, toute comme la reprise du principe d’accommodation (p. 85).

Le second chapitre démarre avec la conséquence du principe d’accommodation visant à faire monter d’un degré la capacité de compréhension de tous, avant de passer à la composition de la bibliothèque de Maïmonide puis de parler de Joseph, le disciple à qui est destiné le Guide en premier lieu (p. 109-123). Maïmonide décrit ainsi lui-même son lectorat : « Joseph et ses semblables ». L’auteur explique ensuite le titre du livre avant de poursuivre avec le point crucial de sa construction, ou plutôt devrait-on dire, son atomisation (p. 138-139). Maïmonide y enseigne selon un très savant dosage d’occultations, de paradoxes aussi, qui ne se résolvent pas à la suite, mais dans d’autres chapitres (une phrase ici, à peine annoncée, une autre à un autre endroit inséré dans un chapitre au sujet totalement différent etc.). Le tout a pour but de faire lâcher prise à ceux qui ne sont pas encore assez instruits pour poursuivre.

Le troisième chapitre change d’éclairage sur le Guide des perplexes (c’est-à-dire ceux qui sont englués dans le paradoxe apparent entre Loi et Raison) pour passer dans un thème que Maïmonide avait un temps souhaité explorer dans un livre séparé (projet abandonné puis repris et intégré dans le Guide) : la prophétie. Il y est question des rôles du philosophe et du prophète, de leurs buts et moyens (p. 182). Par moment on peut même se demander si Maïmonide n’exclurait presque pas Dieu de la prophétie (p. 187) … Impression qui se révélera in fine fausse (P. Bouretz lui aussi aime les fausses conclusions). Il est aussi question d’Adam, ou plus précisément, des deux Adams. Maïmonide distingue un premier Adam, celui avant la Chute, qui est philosophe et que lui-même prend pour modèle philosophique, du second Adam, décrit comme moraliste après la clôture du Jardin d’Eden (p. 191). Cette analyse de la prophétie amène surtout Maïmonide à prendre position pour la Raison et contre l’imagination qu’il attribue au groupe qu’il combat (p. 207), celui du Kalam (courant théologique transreligieux).  Le chapitre s’achève sur une égalité entre philosophe et prophète, deux figures de l’excellence (p. 201).

Le quatrième chapitre va plus en profondeur dans ce qui sépare très nettement Maïmonide du Kalam et que soutient ce dernier : l’éternité du monde. Mais une chose les rassemble aussi, et c’est la défense de la religion (p. 241). Pour l’auteur, Maïmonide conçoit que l’on puisse être et philosophe et juif (ce en quoi il s’oppose à Léo Strauss, le philosophe allemand qui a lui aussi étudié la pensée de Maïmonide, p. 246). L’avis de P. Bouretz est que Maïmonide n’est en rien le représentant d’un Kalam « éclairé » puisqu’il use de méthodes tout autres (p. 258).

Toujours Maïmonide encourage le lecteur à chercher par lui-même, à consulter les sources et c’est particulièrement présent dans le cinquième chapitre de ce livre où l’auteur reprend l’exposition par Maïmonide des quatre méthodes d’Aristote concernant l’éternité du monde, puis trois méthodes de philosophes « modernes » avant de les discuter (p. 286-294). Pour P. Bouretz, au bout d’une tentative de déduction de l’avis de Maïmonide qui n’apparaît pas clairement dans ses écrits, il semble que ce dernier était partisan de l’existence éternelle du monde avec Dieu comme origine (p. 334).

Le dernier chapitre commence avec un rappel du combat que Maïmonide menât contre l’idée de corporéité de Dieu (p. 337) puis ce qu’il pense être la fin de l’homme,  le moyen d’y parvenir (p. 388) ainsi que sa perfection : « acquérir des vertus intellectuelles en concevant des choses intelligibles » et « devenir rationnel en acte, c’est-à-dire posséder l’intelligence en acte » (p. 398). Ce dernier chapitre explore aussi la possibilité que la Guide puisse contenir des éléments pour les tous meilleurs lecteurs que Maïmonide espère voir continuer son œuvre (p. 408) tout comme il porte son regard sur une parabole qui ouvre la conclusion du Guide, décrivant différents types de personnes et exprimant que la première fonction de la Loi parfaite c’est-à-dire la religion) est de faire disparaître la violence réciproque parmi les hommes (p. 419-420). Cette même conclusion (où Maïmonide s’élève contre les passions de son temps p. 441-447) propose deux modèles de vie équivalents, contemplative ou active, mais également philosophiques (p. 435), tout en soulignant que si les prophètes allient les deux, les hommes parfaits doivent faire un choix.

Un envoi discourant sur la place de Maïmonide dans l’histoire de la philosophie et son héritage, les notes et de touffus index complètent le volume.

Cette plongée dans la pensée du Second Moïse (auquel lui-même se compare par ailleurs), présentée par P. Bouretz,  ne laisse pas indemne.  Et le lecteur sortirait non pas ébranlé mais écorché par les obstacles s’il ne bénéficiait pas de la clarté de l’auteur dont les redites pédagogiques permettent d’entrecouper la lecture de ce livre pour le moins massif et pas toujours évident. La lecture nécessite un minimum de connaissances mais ce n’est pas inatteignable à un lecteur curieux. Et un tel lecteur aura aussi le loisir de s’interroger sur la circulation des écrits au XIIe-XIIe siècle, phénomène toujours étonnant et qui permet à Maïmonide de correspondre avec le monde entier comme à ses lecteurs d’avoir en leur possession de nombreux livres. Et P. Bouretz a sans conteste raison quand il parle de Lumières pour Fârâbi et Maïmonide. Si ce dernier voit une élite (dont il n’a pas bénéficié de l’entourage, comme d’autres philosophes), il n’en oublie pas les autres (du moins ceux qui pourraient ouvrir un de ses livres). Il est même possible qu’il soit de ce côté plus démocratique qu’un Voltaire qui se méfiait d’un peuple sachant lire …

Et il y a toujours la possibilité ou non d’adhérer à ce que dit Maïmonide, encore aujourd’hui une autorité dans le commentaire biblique, qui fait un autre intérêt de ce livre. Il fait s’interroger le lecteur sur ce que sont aujourd’hui les accommodations, sur les deux types de commandements, sur les intelligences séparées et bien sûr sur l’incorporéité de Dieu (peut-être judéo-islamique, assurément pas chrétienne). Vaste programme, mais qui n’est peut-être poursuivable qu’une fois fait un choix de voie … ou que Aristote nous soit mieux compris qu’à l’heure actuelle.

(Où a-t-il trouvé le temps d’écrire autant de livres, un mystère plus grand que la création du monde …8)