La voix humaine

Livret de Jean Cocteau sur une musique de Francis Poulenc et Anna Thorvaldsdottir. Production de l’Opéra du Rhin.

Le téléphone pleure.

Une femme rentre chez elle, elle attend un appel téléphonique. La sonnerie retentit et un homme est au bout du fil. C’est son amant, mais il y a plusieurs autres personnes sur la ligne. Il rappelle. Elle lui raconte sa soirée, la veille. Mais les choses se précisent. Elle lui dit qu’il peut chercher ses affaires quand il veut, qu’elles seront chez le concierge. Qu’elle ne va pas si mal, qu’elle mérite sa situation. Mais la communication est perturbée, voire interrompue. Et elle commence à laisser entendre que tout ne s’est pas exactement passé comme elle vient de le raconter, et que les comprimés de somnifères ont peut-être été plus nombreux.

La pièce est encadrée par deux court métrages où l’unique personnage de l’opéra, au travers de son interprète Patricia Petibon, est aussi l’unique personnage humain à l’écran, environnée d’ombres et de silhouettes dans un nocturne strasbourgeois. On reste ainsi, comme le veut le livret, dans un seule en scène. Et toujours sans modifier le livret, le choix est donc fait de transporter l’action dans le Strasbourg contemporain. On a donc des demoiselles du téléphone qui interviennent dans une conversation au portable. Mais c’est là un choix assumé et qui a son charme. Une modification du livret dans le sens de la suppression de ces facteurs extérieurs aurait grandement affaibli l’argument. Au contraire, il nous a semblé que ce décalage a renforcé l’effet de la série d’ambiguïtés que constitue ce texte à ellipse. Les deux films en début et en fin de représentation sont d’une grande qualité, bien soutenu pour la partie finale par une musique très spatialisée de A. Thorvaldsdottir (intitulée Aeriality) mais dont le contraste avec celle de F. Poulenc (pourtant loin d’être mozartien) ne semble pas avoir convaincu tout le public présent.

La scène montre un appartement, centré sur la chambre à coucher/salon avec une fenêtre en son centre mais avec vue partielle sur la salle de bain et le vestibule où est censé se trouver un chien (présent dans l’épilogue filmé). Rien de bien particulier dans cette chambre où dominent les ombres si ce n’est de nombreux accessoires que l’héroïne manipule tout en téléphonant : un verre de vin, un sac plastique, des photos, un ordinateur portable, la gamelle du chien etc. Le téléphone étant fixe à la base, l’œuvre durant à peine une heure et le film formant un épilogue, il n’est pas besoin d’un second plateau.

Côté chant, le chant parlé domine mais le chant fait des résurgences karstiques de manière très poignante, souvent imprévisible, quand la maîtrise de soi de la femme achève de se craqueler. Et comme l’interprète (qui a aussi créé la suite à La voix humaine intitulé Point d’Orgue en 2021) est l’une des sopranos françaises les plus marquantes des trente dernières années … Pour la mise en scène, on peut vraiment dire que l’interprète y adhère quand on voit ce qu’elle accepte dans cette exposition de l’intimité d’un chez soi (centré sur le corps avec entre autres bouillotte, plusieurs verres de vin versés etc). C’est un moment troublé, douloureux, sans barrières que toute cette pièce, et c’est admirablement montré et joué. On peut juste se poser la question de la signification de la fin, visiblement hors livret, entre effacement du chien (lié à la mort mais aussi à l’initiation dans un contexte indo-européen), les jeux temporels, les escaliers (remontant des Enfers ou remontant la Roche Tarpéienne pour passer au Capitole?), cette possible fusion entre Orphée et Eurydice pour finalement revenir à l’appartement que l’on avait quitté … non conventionnellement. Est-ce là un refus de la tragédie, une onirisation de l’histoire, une réponse (liaison?) au Point d’Orgue de O. Py et T. Escaich ? Une farce sûrement pas, même si un spectateur a gâché ce final avec la sonnerie de son propre téléphone pendant que celui sur scène tintait aussi …

(J. Cocteau a vu juste, le téléphone est définitivement une arme …8)

Return to the Interactive Past

The Interplay of Video Games and Histories
Recueil d’articles sur les relations entre les sciences historiques et les jeux vidéo dirigé par Csilla Ariese et alii.

Aucun souvenir ?

L’étude des interactions entre sciences historiques et jeux vidéo est assez récente. D’une part parce que les jeux vidéo n’existent que depuis une cinquantaine d’années et qu’il n’y a que peut-être seulement depuis deux décennies que ces mêmes jeux vidéo sont considérés comme une production culturelle digne d’intérêt (et légitime, surtout au vu du poids commercial actuel en conséquence de la plus grande part d’adultes qui jouent). La ludologie elle-même est assez jeune en tant que discipline (autre que les théoriciens comme J. Huizinga et son Homo Ludens paru en 1938), conséquence de la part grandissante des loisirs dans la vie des Occidentaux après 1945.

Dans ce second recueil consacré au sujet paru en 2021 (le premier nous semblait moins intéressant), les relations entre sciences historiques et jeux vidéo sont analysées selon différents angles. La première partie est ainsi consacrée à la narration dans et sur les jeux vidéo avec des articles sur la recherche historique conduisant à la création d’un jeu, sur les souvenirs d’anciens combattants intégrés à la visite virtuelle d’une fabrique écossaise de « coquelicots du souvenir » (portés traditionnellement en novembre dans le Commonwealth en souvenir de la Première Guerre Mondiale ), le décorticage façon stratigraphie d’un jeu vidéo du tout début des années 80 et l’interprétation archivistique par les joueurs de Morrowind d’une bataille fondatrice dans ce jeu (mais sujette à des informations contradictoires au sujet de laquelle des passionnés proposent des analyses). La seconde partie passe à la représentation dans les jeux vidéo avec des articles sur l’intersectionnalité, l’Antiquité dans les jeux de combat (y compris les plus obscurs), la décolonisation des jeux vidéo et la cartographie (toujours utile dans les vastes mondes de jeux de rôle mais ici avec un angle très théorique). La dernière partie est plus orientée pédagogie, avec l’exemple du jeu vidéo comme participant de la recherche scientifique, l’emploi du jeu vidéo dans une classe de primaire (sur le monde anglo-saxon) mais aussi sur sa conception à l’université mais aussi les apports de l’histoire environnementale dans les jeux vidéo. L’ouvrage s’achève sur des témoignages de joueurs.

Diversité des approches et des thèmes on l’a vu, et donc aussi de la qualité des contributions. Parmi ceux qui nous ont le plus plu figurent ceux sur l’Antiquité dans les jeux de combat et sur les débats archivistiques autour de Morrowind. On peut sentir une assez dommageable influence « nord-américaine » dans plusieurs articles rattachables aux sciences sociales, vraisemblablement en partie due aux recherches sur l’esclavage et la Compagnie néerlandaise des Indes Occidentales que font une partie des contributeurs, ce qui sensibilise beaucoup dans les dernières décennies aux questions post-coloniales. A tel point qu’il est question des Malouines comme un conflit colonial en 1982 (p. 40), ce qui peut faire bondir et pas seulement à Londres. D’où aussi les questions de représentations …

Chichement mais judicieusement illustré, avec des bibliographies peut-être un peu trop récentes quant aux ouvrages théoriques et doté d’une couverture très évocatrice, voilà un livre qui nécessite d’avoir eu une manette en main pendant quelques heures pour en apprécier un minimum les apports. Pour un public doublement averti donc.

(la simulation économique, un genre plus joué qu’on ne le croit ? … 6)

Des bêtes fabuleuses

Nouvelle fantastique de Priya Sharma.

Kss Kss Kss

Cette nouvelle accompagne le catalogue de la collection Une Heure Lumière des éditions Le Bélial. Elle ne fait que cinquante pages mais on peut dire que c’est concentré et que cela fait une excellente publicité aux autres textes de l’auteur, dont un est bien entendu édité par la maison sus-mentionnée.

Ami et Kath, deux sœurs, vivent dans une tour au Nord de l’Angleterre, dans une ville qui ne s’est jamais remise de la fin de l’industrie lourde. Toutes les deux ont chacune une fille. Lola est la fille que Kath a eu à seize ans et Tallulah est le nourrisson d’Ami. Le moins que l’on puisse dire,c’est que personne ne roule sur l’or et les deux sœurs attendent la sortie de prison de Kenny, incarcéré pour meurtre crapuleux. Enfin, Kath, pas trop. Lola est un peu particulière. Elle est très attirée par les serpents, et il semble que se faire mordre par elle occasionne plus de dégâts que ne le ferait un autre enfant. Les années passent et revient Kenny. Kath, qui voulait partir avant sa sortie de prison, ne l’a pas fait et n’y arrive pas plus quand il revient habiter chez elle. Qu’a Kenny en commun avec Lola ? Lola ne va pas tarder à le découvrir.

P. Sharma maîtrise l’ellipse comme personne et donne à ce court texte une très grande force en finalement assez peu de mots. Et comme l’intrique est très bien conçue, la fin met tout le reste de la nouvelle dans une autre perspective et explique l’illustration qui ouvre le récit par la même occasion. L’ambiance, dans une Angleterre pauvre, criminelle et décadente à plusieurs titres, est admirablement rendue. La fin est haletante et terrible, mais au vu de la brièveté de l’œuvre nous nous abstiendrons de plus en parler.

Opération réussie pour l’éditeur !

(à toute berzingue … 8,5)