Gotland

Recueil de nouvelles d’horreur fantastique de Nicolas Fructus et Thomas Day.

Poulpe poulpe pidou pou.

Faire le pari de produire du Lovecraft sans Lovecraft et en plus de richement illustrer le résultat, ce pari, Nicolas Fructus (auteur de deux nouvelles du recueil et illustrateur) et Thomas Day (auteur d’une nouvelle) l’ont tenté. Est-il pour autant réussi ?

Le livre se présente sous la forme d’un grand format, à la couverture embossée. A l’intérieur sont rassemblées trois nouvelles, sensiblement d’égale longueur, contenant chacune une illustration dépliable. Entre chaque nouvelle, elle-même illustrée dans un style différent mais liée aux autres par une typographie commune, sont rassemblées des illustrations complémentaires (architecturales, « animales ») sur plusieurs pages.

La première nouvelle donne son nom au volume et Nicolas Fructus en est son auteur. Evidemment, c’est aussi le lieu de l’action, où Björn passe au travers d’un cercle de pierre et se retrouve confronté très vite à la disparition d’enfants dans son village. D’autres phénomènes inexplicables conduisent Björn à s’intéresser à certains amoncèlements de pierres qui vont le conduire à un voyage souterrain. Cette nouvelle, prenant place à une époque difficilement cernable (Moyen-Âge ? Epoque moderne ? Antiquité ?), bénéficie d’un twist final très plaisant et pouvant laisser le lecteur interloqué.

La seconde nouvelle est signé Thomas Day et transporte le lecteur au XXIe siècle, à Forbach en Lorraine. Un jeune homme franco-brésilien prénommé Matteo arrive dans cette cité (même sans élément fantastique, ce lieu évoque l’effroi, ce qui est rudement bien trouvé pour une nouvelle d’inspiration lovecraftienne) pour régler la succession de son grand-père, retrouvé mort dans l’observatoire de son manoir. Il vient avec sa petite-amie Lin mais les choses ne vont pas aussi vite que prévu. La lecture d’une lettre retrouvée cachetée dans le coffre du défunt va conduire Lin à s’aventurer dans l’immense propriété pour retrouver Matteo dont la disparition nocturne, dans l’observatoire, ne peut être qualifiée que d’inquiétante. N’utilisant pas la narration à la première personne mais une succession de scènes remontant le temps, T. Day écrit ici une nouvelle au versant sensuel affirmé, dans la ligne de ses autres productions. La violence n’y est pas que mentale, dans un univers qui s’autorise quelques écarts avec le canon lovecraftien mais qui par sa localisation moins imaginaire et parlant peut être plus au lecteur francophone de par son inscription temporelle, permet à l’histoire d’obtenir une épaisseur (et une poisseur) plus que convenable.

Enfin, N. Fructus revient pour la troisième et dernière nouvelle. Elle met en scène Homan, un journaliste peut-être, qui au milieu des années 1930 interroge Mme Maréchal, la veuve d’un ingénieur actif dans la construction de routes en Amérique du Sud. Homan remarque sur une photo dans la demeure de la veuve la présence d’un poulpe géant et parvient à mettre la main sur une série de plaques photographiques de l’ingénieur après le décès de la veuve. C’est le début d’une enquête basée sur ces photos qui montrent des créatures plus étranges les unes que les autres. Mais Maréchal semble être le seul à pouvoir les voir, les autres témoins disparaissant sans laisser de trace. En traitement, l’ingénieur est autorisé par son médecin à courir le monde pour photographier, ce qui lui permet de rencontrer d’autres personnes pouvant voir ces créatures des failles. Mais ces personnes singulières commencent elles aussi à mourir … Si l’on revient à une narration à la première personne, la fin sonne étrangement aux oreilles du lecteur engagé de H.P. Lovecraft. Il manque ce sentiment d’inéluctabilité, de destinée grise et sans espoir où le personnage principal n’attend pas la mort mais quelque chose de bien pire. L’accumulation de scène ne semble pas être une gradation mais plus un inventaire à la Prévert, et l’on s’approche dangereusement des limites du fantastique avec l’incohérence.

De ce fait, la troisième histoire nous semble la plus faible. Même si l’on se rapproche le plus du contexte lovecraftien, il manque des éléments. Certes, le poulpe géant est transparent, mais il est aussi assez mal utilisé comme clin d’œil. De manière général, le recueil joue avec les codes lovecraftiens, qu’ils soient symboliques (l’écrivain éternel, les Grands Anciens, les espaces périphériques) temporels (la contemporanéité de Forbach, les années 30 de la dernière nouvelle), spatiaux (les espaces non-euclidiens)  ou de narration (narration à la première personne ou justement son non-emploi qui contribue à la constitution d’une histoire à rebours d’un même lieu maudit). D’un côté on n’a donc une inspiration qui jamais ne tombe dans la servilité et de l’autre côté, il manque certains éléments, peut-être même caricaturaux (aller, allons jusqu’au sans doute !), qui font le goût rhodinésien, intensément lovecraftien. Où sont les géométries non-euclidiennes, l’ichor, les irisés, les horreurs éthiques, purement mentales ? Les archaïsmes voulus et travaillés du Maître de Providence, arrivé au bout de la lecture, il nous a semblé, pour le meilleur ou pour le pire, qu’ils auraient pu avoir une place. Si infime soit-elle.

Etait-ce trop trop physique et pas assez métaphysique ? Le diamant était incontestablement là, mais il n’a pas été poli au maximum de ses possibilités au niveau du texte, mais l’écrin des illustrations est très loin d’en abaisser les reflets.

(représenter de l’architecture perverse, ça reste difficile tout de même …6,5/7)

Petit inventaire des citations malmenées

Manuel de rectificateur de citations de Paul Desalmand et Yves Stalloni.

Citons, six thons.

Le problème avec les citations sur Internet, c’est qu’on ne peut jamais vraiment savoir si elles sont authentiques.  Abraham Lincoln

Ce petit livre semble avoir bénéficié d’un joli petit plan médiatique de de lancement à la fin de l’année 2009. Il faut dire que la gent journalistique y est visée au premier chef, comme propagatrice éhontée de citations fausses, non ou mal sourcées. Ils ont donc dû être nombreux dans les rédactions à recevoir ce petit livre très aéré de 180 pages. Certains ont peut-être même eu peur en posant leurs yeux sur une couverture où les personnages historiques qui y sont représentés le sont très mal.

Dans ce livre sont présentées 72 citations, certaines plus connues que d’autres, abondamment utilisées dans la vie courante et surtout dans la sphère médiatique. Elles sont rangées de manière alphabétique, selon leur auteur présumé. A ces citations et surtout aux explications qui les suivent, sont ajoutés 23 encadrés, en lien avec les auteurs ou des emplois de citations qui ont conduit à des désagréments (une erreur dans une citation donnée comme sujet de dissertation dans un concours par exemple, p. 183).

A l’évidence, il n’y a plus grand monde qui citerait de manière juste et complète. Ce ne sont pas les grands esprits qui se rencontrent mais les beaux (Voltaire p. 176), et ce n’est pas la tête de l’élève qui doit ne pas être bien pleine mais bien faite, mais son précepteur (Montaigne p. 114). Les auteurs en profitent aussi pour (tenter de ?) rétablir la réputation du maréchal de La Palisse (p. 88) et rappeler que A. Malraux a toujours démenti avoir qualifié le XXIe siècle (de religieux ou de spiritualiste ou encore de tout autre chose, p. 103). On apprend donc des quantités de choses, sur des phrases que l’on a entendues et même pour certaines, apprises. « L’enfer c’est les autres » est particulièrement bien expliqué (p. 147-153).

Mais les auteurs ne vont pas toujours au fond des explications, nous laissant un peu sur notre faim (p. 37 par exemple, ou p. 136). En plus, les auteurs peuvent parfois avoir des petits problèmes de contextualisation : J. César voulait-il rétablir la royauté alors qu’il l’a justement refusé la couronne (p. 39) ? Qui peut dire, dans la période à laquelle il vécut, que Henry IV ne s’intéressait pas à la religion (p. 78) ? Les auteurs se laissent aussi aller à l’avis péremptoire, faisant ainsi ressortir un manque de recherche. C’est assez gênant p. 50 sur le sport dévoyé par l’argent, ou encore p. 118. Mais ce livre n’est pas qu’orgueil. P. Desalmand fait aussi part d’une erreur qu’il a précédemment écrite p. 81. De plus, on peut se poser la question de leur lecture d’ouvrages anglais, quand on voit le contresens fait avec le personnage de J. Watson, l’acolyte de S. Holmes, qui devient physicien au lieu de rester médecin (p. 55, en anglais physician et pas physicist). Un contresens dans un livre sur les contresens en somme …

Mais le point noir reste à venir. Dans un ouvrage qui pourfend les citations mal référencées, les auteurs citent … internet. Juste internet, sans aucune autre précision. Faites ce que je dis, pas ce que je fais … Ceci fait que l’on ressort de la lecture de ce livre de manière insatisfaite, voire très sérieusement mitigé. S’il y a ces imprécisions (c’est en série sur Les protocoles des Sages de Sion p. 164), que valent les mises au point ? Il est dur de vouloir être irréprochable.

(Albert Memmi, p. 55, il n’a juste pas de chance de se faire aligner ainsi ou c’est une vindicte personnelle ? 6,5)

Les revenants

Enquête sur les jihadistes revenus en France par David Thomson.

Noir c'est noir ?
Noir c’est noir ?

David Thomson n’est aujourd’hui plus un inconnu. Journaliste à Tunis au moment du renversement de Z. Ben Ali, il a ses premiers contacts avec le salafisme et le salafisme-jihadisme. Ces contacts, il les garde dans les années qui suivent et peut suivre leur parcourt tout en rentrant en contact avec d’autres jihadistes francophones.  Avec les conversations qu’il a ainsi eues avec des hommes et des femmes qui sont partis en Syrie, Irak et Libye, il publie en 2014 un premier livre intitulé Les Français jihadistes. Deux ans plus tard, le travail très anthropologique de D. Thomson prend la forme d’un second livre basé sur les expériences des jihadistes, là encore hommes et femmes, qui sont revenus en France depuis les zones tenues par les jihadistes en Syrie et en Irak (200 déçus sur 1000 français partis, p. 73).

Chaque partie a son fil conducteur. Dans les cinq premières parties, c’est une conversation avec un ou plusieurs revenants, définissant de fait une typologie. Seule la dernière partie fait exception, puisqu’elle présente des jihadistes qui ne sont pas revenus et qui pour certains sont déjà morts.

« Bilel » (ce n’est pas son vrai nom) a fui l’Etat Islamique qu’il désertait en passant la frontière turque de manière presque clandestine. Presque, puisqu’il avait préparé son passage avec le consulat d’Istanbul et que ce dernier a prévenu les autorités turques de l’arrivée de Bilel et de sa famille. Au printemps 2014, Bilel avait rejoint la Syrie via le Maroc et la Turquie pour intégrer un groupe de combattants d’Al Qaïda. Début juillet, il rejoint l’EI après la proclamation du califat le 29 juin mais affirme n’avoir jamais combattu. Il y aurait eu des fonctions de chauffeur à Raqqa, surtout pour accueillir les combattants voulant rejoindre l’EI en provenance de Turquie. Selon lui, les Syriens ne souhaitent pas vivre sous la coupe de l’EI et prenant conscience de l’aspect totalitaire de l’EI (impression renforcée par les attentats de Paris le 13 novembre 2015), il profite d’une réorganisation de son travail pour passer dans une sorte de clandestinité avant de décider de revenir en France. Il est emprisonné en Turquie.

Yassin a lui eu à la fois de la chance et de la malchance dans son jihad. Il part, jeune vingtenaire, pour la Syrie à l’automne 2014. Mais après quelques semaines il est très gravement blessé à l’abdomen, une partie des intestins arrachés et opéré en urgence. Sa chance, c’est que sa famille au complet vient le chercher pour le ramener en France. Le plan marche parce que les deux parents sont médecins et que les jeunes sœurs de Yassin sont aussi du voyage pour atténuer la méfiance de l’EI. Mais le séjour n’est pas de tout repos, entre la protection des filles à assurer pour qu’elles ne soient pas mariées ni kidnappées, retrouver le fils blessé et pouvoir préparer ce dernier à la fuite vers la Turquie. Mais au retour, il faut s’expliquer avec les autorités …

La troisième partie est celle de Zoubeir, parti à 17 ans et devenu profondément désillusionné. A la grande différence de beaucoup de jihadistes revenus en France (environ 200), lui ne se revendique plus du salafisme, qu’il soit quiétiste ou jihadiste (il rejette même l’Islam pour tout dire, puisque pour lui il ne peut être que jihadiste, p. 153). Selon lui, les Français sur place reproduisent le mode de la vie de la cité, l’ultra-takfirisme (excommunication, rendant le meurtre de l’excommunié licite) en plus. Zoubeir est lui devenu jihadiste pour devenir quelqu’un (p. 95), admirant la piété pour voir au-delà du consumérisme. Devenu salafiste quiétiste grâce à une rencontre dans sa mosquée, il part  pour la Syrie sept mois après avoir été en contact avec un jihadiste via un réseau social, et en avoir par ce biais rencontré plein d’autres. Zoubeir hésite encore entre Al Qaïda et l’EI, mais quand un de ses contacts parisien part rejoindre l’EI, il franchit le pas fin 2013. Déjà attiré par la radicalité politique et en besoin de transcendance (p. 107), déjà éduqué religieusement, son voyage est facilité par un don anonyme et par le fait que l’autorisation de sortie du territoire pour les mineurs n’est plus en vigueur. Sur place, Zoubeir remarque vite que l’une des raisons de l’afflux de combattants en Syrie semble lié à la frustration sexuelle. Les houris du paradis sont un thème central, tout comme la drague sur internet pour faire venir en Syrie des jeunes femmes d’Europe (et parfois la demande vient des jeunes femmes elles-mêmes qui rêvent du prince charmant en kamis, p. 192).

Zoubeir distingue aussi deux périodes. Avant 2014, le jihad en Syrie ressemble pour les jihadistes français à une grande colonie de vacances : peu de combats, une vie de patachon, avec, pour les jeunes de quartiers difficiles, la même vie centrée sur les femmes, l’or et les armes, mais avec une justification religieuse en plus à leurs déprédations (p. 127). Le tout avec force publications sur les réseaux sociaux. A partir de 2014, avec la hausse de la participation des intervenants extérieurs en Syrie et en Irak, le taux de mortalité augmente, tout comme le nombre d’auteurs d’attentats suicide. Avec les bombardements vient le dégoût et après un court passage chez Al-Qaïda, Zoubeir revient en France par la Turquie. Mais le récit que ce dernier livre à D. Thomson sur les jihadistes et leur emprise dans les prisons françaises n’est pas moins alarmant. Il y a rencontré certains des terroristes des années 2014 et 2015 (p. 133-149).

La partie suivante montre l’autre versant du jihad, celui des femmes. Elles n’ont pas le droit de combattre, mais leur implication et leur détermination n’est pas moins grande. Une vingtaine de femmes sur les 200 parties sont revenues de Syrie (p. 161). C’est beaucoup plus dure pour une femme de partir d’une zone contrôlée par des jihadistes, puisqu’elle ne peut se déplacer qu’avec son mari ou un tuteur (p. 161). Dans cette partie, l’auteur a donc interrogé près de 10% de cette cohorte. La première, Safya, a bénéficié de la clémence de la justice et du fait d’être une femme (la tentative d’attentat à la voiture piégée de septembre 2016 peut avoir fait bouger les lignes cependant, puisque le fait principalement d’un trio féminin). Mère célibataire d’un enfant conçu et porté en Syrie, elle est revenue pour accoucher sur l’insistance de sa mère et devant l’absence de péridurale en Syrie. Elle ne renie rien de son parcours. Lena est elle aussi revenue déçue de Syrie, mais reste idéologiquement inchangée. Son récit porte sur la vie des femmes jihadistes, en charge d’élever la prochaine génération de jihadistes. Il y aurait autour de 420 enfants français sur place, pour une partie sans existence légale en France (p. 176). Certaines femmes revendiquent pourtant le droit de perpétrer des attentats suicide, puisqu’elles reçoivent souvent une ceinture d’explosifs pour leur mariage. Les pertes chez les hommes aidant (195 Français ont déjà été tués sur place au moment de l’écriture de ce livre p. 93), il n’est pas impossible, malgré les préventions des émirs, que cela arrive. Une police des mœurs entièrement féminine (appelée hisbah) existait cependant dans les zones de l’EI avant d’être dissoute … pour violence injustifiée (p. 183). Lena est partie parce qu’elle pensait qu’elle serait mieux considérée comme femme « dans un pays vraiment musulman », aux violences considérées par elle comme légitimes, où elle ne serait pas considérée comme un bout de viande (p. 188). Sa désillusion est à la hauteur des attentes, quand elle est confrontée aux usines matrimoniales (p. 205), aux mariages express et aux divorces à la chaîne.

Mais tous les revenants ne sont pas issus de familles immigrées maghrébines. D. Thomson a aussi interrogé Quentin et Kevin, l’un niçois et l’autre breton, qui se sont convertis au début de l’adolescence et passent très vite au salafisme. Le portrait de Quentin est l’occasion de faire connaissance avec Omar Diaby, un prédicateur de rue qui a sévit à Nice et qui est responsable avec son adjoint Mourad Farès de nombreux départs vers la Syrie de jeunes Français (p. 228 et p. 232, peu en sont revenus).

Enfin, dans la sixième partie, il y a les portraits de quelques-uns de ceux qui ne sont pas revenus. Parmi eux, il est un ancien revendeur de stupéfiants cherchant à devenir rappeur (comme beaucoup de jihadistes européens p. 261) devenu soldat, imam et chanteur de nashids (poèmes religieux chantés a capella). Les autres portraits sont ceux de deux anciens de l’armée de terre (p. 267-273), dont l’un a  apporté avec lui un certain savoir-faire en Syrie (il serait passé par une unité commando) et un autre pourrait ainsi assouvir ses envies de meurtre en toute impunité en étant bourreau.

En fin de volume (avant quelques pages décrivant certains acteurs du livre), l’épilogue fait un résumé des différentes pistes dégagées par ce livre, qui demandent à être confirmées par des études plus larges : la place d’internet dans le recrutement, le besoin de transcendance, du ressentiment antisystème (p. 257) et de l’influence du rap dans la radicalité, celle de l’ennui et des cellules familiales dysfonctionnelles dans les envies de départ et la possibilité de passer d’un état supposé de minorité à la domination violente (le quartier, en étant et la racaille et la police, pour résumer). Quelle est aussi la place de la sexualité dans la volonté de rejoindre les combats dans une guerre civile (p. 113-117, il est des jihadistes homosexuels aussi p. 285) ? Quel peut être en face le discours institutionnel ? Pour l’auteur, montrer un islam républicain pour faire revenir les brebis dans la bergerie n’aura aucun effet (p. 287).

C’est incontestablement l’un des livres les plus pénétrants sur le jihadisme francophone de la fin de l’année 2016, et premièrement parce qu’il ne cherche pas à tous prix à donner des réponses mais veut tout d’abord donner du matériel à la réflexion d’autres, si possibles de spécialistes de la question. Il démarre certes sur l’expression d’une revanche que lui a donnée l’Histoire sur ses contradicteurs d’avril 2014 dans l’introduction (p. 12-14). Sa critique du concept très imprécis de déradicalisation (p. 91) et avant tout de son inefficience (p. 183) est argumentée et convaincante. Sa description du monde du jihad comme d’un monde inversé (sans cependant l’être totalement, puisqu’il reste consumériste p. 122-123) est une analyse assez plausible. Le racisme exacerbé (p. 211-212) semble aussi avoir choqué de nombreux jihadistes qui pensaient que tous étaient frères.

Le sérieux du thème n’empêche pas quelques libertés de ton journalistique, tendant parfois vers l’humour (p. 196 ou p. 217). Le propos n’est pas sec, aidé par des notes expliquant des termes spécifiques, et de ce fait ce livre se lit très facilement, maintenant un équilibre entre soucis de ne pas perdre le lecteur profane et exigence intellectuelle. Le livre n’évite pas quelques imprécisions (les « textes scripturaires » p. 97 ou dans la note p. 125, mais pour cette dernière c’est sûrement dans le but de rester clair en touchant un sujet très complexe) et quelques oublis lors de la relecture (la note p. 134 par exemple), mais ce sont quelques grains de sable dans la mer d’informations que nous livre le travail acharné et très sérieux de D. Thomson.

(il existerait des parents de jihadistes qui seraient juifs p. 124 … 8,5)

 

Hör der Wind bricht alte Reiser

Weihnachtserzählungen
Recueil d’histoires de Noël d’André Weckmann.

Parfois, le coup de pied de l'âne.
Parfois, le coup de pied de l’âne.

Noël a été l’occasion de lire quelques histoires de Noël, du genre de celles qui pourraient figurer dans une veillée (certaines le furent de manière certaine) : courtes, enneigées, avec des personnages parfois connus et souvent avec une morale. Mais il n’y a pas que ça dans les histoires d’André Weckmann, puisque son passé, la guerre en général ou la critique de ce qu’est pour lui devenu Noël, sont aussi des éléments récurrents dans les quinze histoires rassemblées dans ce petit livre illustré par des portraits de Bethléemites et entrecoupés de brefs poèmes.

On peut ranger les histoires dans quelques catégories simples mais qui parfois s’entremêlent. La première est celle qui voit leurs actions se dérouler sur le Front de l’Est (en Ukraine), et donc visiblement issues de l’expérience personnelle de Malgré-Nous de l’auteur, ou dans une ambiance de guerre (inspirées par les guerres de Bosnie ?). La seconde catégorie est celle qui rassemble des histoires où des personnages bibliques agissent dans le monde tel que nous le connaissons : Marie qui se promène dans les rues après avoir déserté la crèche domestique, les archanges Michel et Gabriel qui viennent raconter Noël dans le village de Steinbourg (celui de l’auteur, p. 85) ou Joseph parlant de son voyage vers Bethléem avec Josué, David et Salomon dans son atelier. La troisième catégorie est celle de gens ordinaires, qui s’assoient sur un banc dans les bois, ou reçoivent une visite inattendue ou encore qui sont seuls à Noël pour différents motifs et vont visiter une usine occupée par des grévistes. La dernière catégorie est celle, nostalgique surtout, qui critique le consumérisme de Noël (p. 91-93, opposé à un vrai Noël alsacien), ce qu’il est devenu à Strasbourg (le cancer qu’est le Marché de Noël p. 96), et ce parfois dans une veine antijacobine.

Ces histoires sont encadrées par une introduction et une conclusion. C’est cette dernière qui donne un peu plus de renseignements sur la genèse du recueil, fruit de trois décennies d’écriture (visiblement des années 1970/80 à 2000).

Divers thèmes connexes sont abordés dans les histoires au-delà de celui du miracle (auquel on s’attendait un peu) : l’écologie, la survie, le colonialisme, la frontière, l’identité alsacienne (la disparition du Christkind, p. 83), la désindustrialisation ou encore l’immigration. Les histoires sont souvent religieusement engagées, avec une tonalité très catholique, et beaucoup sont émotionnellement chargées. Celle avec les archanges est assez comique, tout comme celle avec Joseph parlant avec Josué, David et Salomon. Mais ce qui frappe, c’est le refus de l’intemporalité de ces histoires. Elles ont un lieu et une époque, si ce n’est parfois une date. Il y a à la fois un refus de parler d’un passé qui serait scellé et une volonté de faire voir au lecteur (ou à l’auditeur) qu’il peut aussi être acteur de sa propre histoire de Noël.

Un livre plaisant (d’à peine 140 pages), plein d’inventivité et de malice, qu’il faut cependant réserver aux lecteurs qui ont une bonne compréhension des langues de Goethe et de Tomi Ungerer.

(la municipalité strasbourgeoise est sous le feu des critiques p. 96 … 7,5)

La condition historique

Livre d’entretiens de Marcel Gauchet, interrogé par François Azouvi et Sylvain Piron.

Il est blanc-bleu.
Il est blanc-bleu.

Comme on s’en souvient, Marcel Gauchet a déjà publié un livre d’entretiens (dont on parle ici). Celui-ci est le premier du genre, publié en 2003, et qui se veut une réponse aux critiques qui lui ont été faites à la sortie du Désenchantement du monde. Mais ce n’est pas qu’une réponse point par points, c’est aussi l’occasion pour l’auteur de dévoiler le parcours qui l’a construit et des clarifications sur ses idées-forces dans d’autres livres.

Le livre démarre avec la question de la position d’où parle M. Gauchet et donc de la question disciplinaire : est-il historien ? Philosophe ? Autre chose ? De cette question on glisse vers la construction intellectuelle de celui qui était alors professeur à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et qui est toujours aujourd’hui le directeur de la revue Le Débat. Celle-ci commence dans une famille modeste (p. 17), avant de se poursuivre à l’école normale de Saint-Lô qu’il intègre à l’âge de 15 ans. En même temps que sa formation professionnelle d’instituteur, il se forme à l’université en suivant des enseignements en philosophie, en histoire et en sociologie et y fait ses premières rencontres intellectuelles et politiques. Dans le second chapitre, il est plus question de la génération de M. Gauchet, à laquelle par ailleurs il lie son parcours : celle de 1968. Les réponses de M. Gauchet portent surtout sur l’arrière-plan intellectuel de ces évènements, ainsi que son éloignement du structuralisme et de la phénoménologie. Il nomme aussi ses trois influences majeures : Descartes, Kant et Hegel (p. 56).

Le chapitre suivant est consacré à l’influence sur l’interviewé de l’ethnologie, dont c’était les grandes années après la décolonisation. Cette influence nourrit son analyse du politique (p. 75), le tout dans un paysage universitaire et intellectuel dominé par le marxisme et divers types de gauchismes, où M. Gauchet a bien du mal à trouver sa place (p. 76).

Les lectures sur les « Sauvages » portent aussi leurs fruits dans la compréhension du lien entre la religion et le politique que M. Gauchet explore à partir de 1975 (chapitre 4, p. 79). Le lecteur peut ainsi revenir sur l’explication de la transformation par l’Etat des religions anciennes (p. 81), débouchant par la suite sur le monothéisme, phénomène qu’il qualifie d’imprévisible (p. 97). Du monothéisme, premièrement juif, on passe dans le cinquième chapitre au christianisme qui pour M. Gauchet est la religion de la sortie de la religion (p. 221). Il y est aussi question des différences entre christianisme, judaïsme et islam devant la métaphysique. Les idées de M. Gauchet sur le christianisme continuent de se développer dans le sixième chapitre (pas de conflit entre le Salut et l’Eglise p. 118, contrairement à la blague bien connue, et même consubstantiel au Message), intitulé « La bifurcation occidentale ».  Cette bifurcation, c’est celle des années 950-1150 en Europe occidentale, qui voit les institutions sociales, politiques et ecclésiales du Haut Moyen-Âge changer (p. 135-142). C’est l’occasion de commenter E. Kantorowicz et M. Weber (p. 148-151, il a traduit le premier et se réclame du second), après avoir analysé les ambitions oxymoriques de l’Eglise au pouvoir impérial (p. 145-146).

Le chapitre suivant recolle un peu plus à la carrière de M. Gauchet, l’entretien passant aux revues auxquelles ce dernier a collaboré : Textures, Libre et Le Débat. Les nouveaux philosophes en prennent aussi pour leur grade (de la camelote, p. 165) mais il est aussi question en termes plus laudateurs de K. Pomian, P. Nora et F. Furet. Avec les revues et le politique, et c’est le sujet du huitième chapitre, la psychanalyse est l’autre passion de M. Gauchet. Il vient à Freud par Lacan, avant de s’intéresser à l’histoire de la psychiatrie avec G. Swain et se confronter à M. Foucauld (et réfuter certaines de ses interprétations alors que c’est déjà une idole, p. 187-190). Pour lui, la folie dépasse la médecine (p. 181).

Le neuvième chapitre est incontestablement le plus dur à lire de cet ouvrage. L’idée de l’histoire du sujet, qui est son objet, c’est pour l’auteur la confluence du politique et de la psychanalyse. Mais Platon et M. Heidegger sont aussi de la partie dans le chapitre le plus purement philosophique du livre.. Point fondamental de sa théorie, M. Gauchet réexplique de manière limpide ce qu’il entend par autonomie et hétéronomie des sociétés (fondamental, p. 199).

On en vient à la sortie de la religion (chapitre 10), dont le processus est détaillé dans trois phases (1500-1650, 1650-1800 et de 1800 à nos jours), où l’absolutisme et la découverte de l’Histoire (qui fait suite à la Grande Révolution française et qui a lieu tout d’abord en Allemagne, p. 242) tiennent les rôles principaux. Les auteurs évoquent l’autonomie naissante de la société par rapport à l’Etat au XIXe siècle. La Révolution française est plus particulièrement explorée dans le onzième chapitre, avec en particulier son lien avec le totalitarisme (p. 255-264) mais aussi le libéralisme, que ce soit au XIXe siècle ou dans les années 1970 (p. 269). Le Bicentenaire de 1989 est  évoqué avec ses débats, tout comme les droits de l’homme et ce qu’ils sont devenus (p. 281), une évolution qui se retrouve être le thème central de l’avant-dernier chapitre. Dans ce chapitre, c’est la « religion allemande » née des angoisses de la Belle Epoque (l’Age d’Or de l’autodestruction p. 294) qui donne naissance au nazisme (p. 301-302), lui-même alliant le nationalisme au racisme.

Le dernier chapitre, qui précède des remerciements, est celui de l’actualité. L’Europe, le lien entre la démocratie et le libéralisme (les sociétés sont de plus en plus libérales et de moins en moins démocratiques, p. 332, avec sa conséquence sur l’éducation), la réforme de l’Etat (entre confiance et défiance p. 305 et p. 334), la célébrité (p. 330) et le rôle des intellectuels sont au menu.

L’ouvrage est, on l’a compris, touffu et plein de défis. Il y est de plus donné une définition de ce que doit être en partie aujourd’hui la philosophie, ne fournissant peut être pas de réponse mais posant les bonnes questions (lumineux, p. 60), mais c’est toujours les réflexions de M. Gauchet sur l’Etat (dont la naissance en même temps que le sacré est à jamais mystérieuse p. 83-88, sans passage par le proto-Etat) qui sont éclairantes et stimulantes. On peut sur ce point critiquer la vision monothéiste d’Akhenaton que propose M. Gauchet (p. 90). L’optimisme de l’auteur dans les derniers chapitres est bien caché mais existe néanmoins, car pour lui, rien n’est inéluctable (p. 335-338, pas de décadentisme). Nous traversons une crise, comme il y en eu d’autres.

La retranscription est bien faite et on a souvent l’impression d’entendre parler le philosophe. On peut cependant regretter que plus on avance dans le livre, plus on s’éloigne de l’idée de base qu’était de retracer le parcours, intellectuel puis professionnel, de l’auteur. On ne sait par exemple pas quand il obtient un poste à l’EHESS. Le propos est toujours clair et vivant, et l’auteur ne cache rien des vicissitudes de certaines amitiés, comme de quelques-unes de ses erreurs sur les hommes ou les idées. Dans cette ouverture sur l’homme derrière l’auteur, nulle trace d’apitoiement et le plaidoyer pro domo annoncé n’a pas la lourdeur et le systématisme que l’on aurait pu craindre.

Encore un très bon livre de M. Gauchet, plus synthétique bien sûr que ceux où il est plus en profondeur dans les phénomènes, moins politique que Comprendre le malheur français mais pas moins intéressant car donnant un supplément de chaire à un auteur observateur majeur de notre temps.

(nous attendons donc l’histoire de la philosophie que l’on nous a promis p. 54 …8)