Oeuvres III

Recueil de textes de Howard Philipp Lovecraft.

Ouh !

Ne pensez pas pour autant que les spéculations fantastiques sur l’univers ou sur la vie m’indiffèrent, même si je n’y adhère pas. Au contraire, comme les rêves mystérieux qui m’inspirent mes histoires fantastiques, elles m’intéressent d’autant plus que je n’y crois pas. p. 1223

Le troisième et dernier tome des œuvres de H.P. Lovecraft peut être considéré comme rallongé. Il est au minimum très inégal. S’il côtoie les sommets, il est aussi alourdi par les collaborations posthumes de August Derleth (à qui il faut reconnaître le grand mérite d’avoir sans relâche diffusé l’œuvre de l’écrivain de Providence) dont on peut aisément se passer.

Ce volume est d’une grande variété, en plus d’être très épais. Il est divisé en plusieurs sections, d’inégales longueurs et importances. La première partie est constituée par les écrits inspirés des rêves de l’auteur. Aux nouvelles (parmi lesquelles les très connues La Malédiction de Sarnath, Le Témoignage de Randolph CarterPolaris, La Quête d‘Iranon ou Les Chats d’Ulthar) succède la suite de Kadath l’Inconnue (composée de A la Recherche de Kadath, La Clé d’argent et A travers les portes de la clé d’argent). Puis dans le chapitre « Rêves et Chimères », l’éditeur a rassemblé diverses lettres de H.P. Lovecraft où ce dernier explique les liens entre ses rêves et ses écrits ou l’origine de certains motifs. De ces textes, il faut faire ressortir La Quête d’Iranon et le cycle de Kadath (sauf peut-être son dernier épisode) qui pour nous sont très au-dessus du lot. Il y a du Alice dans le cycle. Le rêve …

La partie suivante rassemble les écrits satiriques et les pastiches pour lesquels H.P. Lovecraft est sans doute le moins connu et qui n’étaient sans doute pas non plus destinés à la publication. Les notes et l’introduction de l’éditeur aident fortement à la compréhension de ces courts textes. Au lecteur il est ensuite proposé une très longue suite de textes de A. Derleth, à partir de canevas de H.P. Lovecraft. C’est là que le contraste est violent, car au niveau du style, tout oppose les deux auteurs et amis. Quand Lovecraft va à l’efficacité et conduit son récit à la première personne, Derleth use de la polyphonie et délaie de manière outrancière. On peut éventuellement croire à des idées originales de Lovecraft, mais le traitement est battu et rebattu. La lecture en est très pénible mais montre en creux les qualités de l’auteur principal de ce recueil. L’espoir que le rythme s’accélère est constamment déçu.

La section suivante collationne divers textes, allant du guide touristique au récit de voyage pour aboutir à des essais portant sur la superstition ou sur F. Nietzsche. Le guide de voyage décrit Québec en démarrant par l’histoire de la Nouvelle-France. Il est écrit à l’usage personnel de l’auteur (sans modification substantielle de l’éditeur au vu d’incohérences comme la chapelle russe grecque orthodoxe de la p. 1160 ou les charmes médiévaux p. 1069) et long de 180 pages. Fusionnant recherches et visite sur place, ce guide présente de manière synthétique l’histoire du Canada français, avec quelques redites (pas trop gênantes et finalement assez classique dans ce genre de littérature) mais aussi quelques défauts. La Grande Paix de 1701, fondamentale pour la compréhension des rapports sociaux en Nouvelle France et leur grande spécificité, n’est pas évoquée. La description de la ville en 1930 propose des circuits de visites dans tous les quartiers du plus ancien établissement encore actif au Nord du Rio Grande. H.P. Lovecraft, qui ne perd jamais une occasion de crier « God save the King » (les Etatsuniens sont des barbares p. 1057), p, montre que son attention pour l’architecture ne se limite pas à la Nouvelle-Angleterre, et que s’il ne cache pas son inclination pour l’Angleterre et les loyalistes de 1774 (sa dévotion vieil-anglaise p. 1005, sa complaisance pour la déportation des Acadiens p. 1017), il admire les réalisations des colons français et le courage de leurs explorateurs (mais pas la religion papiste et ses reliques, p. 1132, dont il s’amuse. La page 996 voit un concentré des positions lovecraftiennes : contre la standardisation et le mécanisme, les choses anciennes contre « rempart à la désillusion de la décadence ».

Les nouvelles publiées dans les autres tomes l’ont montré, H.P. Lovecraft est très conscient de l’influence hollandaise en Nouvelle-Angleterre (p. 1081). Il résume une partie de ses connaissances dans un court texte, qui fait suite à celui qu’il a retravaillé pour son ex-épouse Sonia Greene (suite à son voyage en Europe). On peut clairement y voir insérées les propres idées de Lovecraft (comme le signale dans une courte notice S.T. Joshi) mais aussi que S. Greene a assisté à un discours d’Adolf Hitler à Wiesbaden en 1932 (p. 1162). S. Greene n’est pas très tendre avec les commerçants français, toujours prêts à arnaquer le touriste (p. 1163) même si elle voit Paris comme la Nouvelle Athènes, tout comme V. Hugo en 1841 dans Choses vues.

D’autres textes peuplent cette dernière partie, que l’on peut diviser en deux sous-parties. La première rassemble des écrits sur l’astronomie, la religion, le temps et la linguistique. La seconde partie est plus ancrée dans l’actualité, avec des sujets allant du monde anglo-saxon (il est pour l’aristocratie p. 1245), à la Première Guerre Mondiale, à l’histoire de l’art contemporain (contre le fonctionnalisme p. 1232) et aux relations entre matérialisme, idéalisme et nietzschéisme. Mais l’auteur n’est pas toujours très bien renseigné, quand il met dans la même catégorie l’autocratie russe et le régime impérial allemand en 1915 (p. 1246).

Le volume est complété par une bibliographie fournie et un répertoire francophone de la critique lovecraftienne, arrêtée en 1991 (la seconde édition de 2016 n’a pas actualisé cette liste). La traduction est efficace, sans être irréprochable (décade pour décennie p. 159) ou toujours plaisante (p. 1159, p. 1244 en note).

Certaines pages, il faut le dire, relèvent du combat. Les nouvelles de A. Derleth sont très dispensables et ne valent que pour permettre la comparaison avec le style lovecraftien et imaginer ce que cela aurait pu donner si le concepteur des synopsis avait écrit le texte. Les textes d’actualité, par leurs outrances et leur lien avec la guerre ne sont pas les meilleurs, mais font partout des premiers publiés. Les articles philosophiques jettent par contre une lumière très appréciable sur ce que fait l’auteur dans ces récits fantastiques, annihilant toute tentation de voir de l’ésotérisme dans l’œuvre (Matérialisme et idéalisme). Les autres lettres (après le Cycle de Kadath) renseignent avec intérêt le lecteur sur le processus créatif de H.P. Lovecraft. Le volume n’aurait donc rien perdu à être un peu plus fin. Mais il n’aurait pas forcément élargi son public potentiel, qui est bien celui des gens qui veulent connaître le maximum de cet auteur et ne pas se limiter aux quelques nouvelles du Mythe de Cthulhu. La bibliographie et le répertoire des études lovecraftiennes, bien que daté, vont bien dans ce sens.

Avec plus de 1300 pages et des textes aussi différents que ceux rassemblés dans ce dernier volume des Œuvres, il ne pouvait pas que y avoir un haut niveau constant de qualité. Mais la lecture en valait assurément le coût !

(comment marier son loyalisme envers la couronne britannique et son athéisme, il ne donne pas la solution … 6,5)

 

Perdido Street Station I

Roman de fantasy urbaine de China Miéville.

Ca vole très haut.

Venant des durs déserts du Cymek, Yagharek le Garuda arrive dans la métropole de Nouvelle-Crobuzon. Il est à la recherche de quelqu’un qui pourra le faire voler à nouveau, lui à qui on a retiré les ailes pour crime majeur. Isaac Dan der Grimnebulin, savant indépendant, est celui que choisit Yagharek pour mener cette tâche à bien. Grimnebulin ne manque ni d’idées ni de connexions dans la ville tentaculaire et se met à la tâche avec ardeur. Lin son amante est une Khépri, hybride d’humain et de scarabée. C’est une artiste qui crache ses œuvres plastiques grâce à ses glandes. Elle est contactée par un mystérieux admirateur qui souhaite lui passer commande moyennant une très forte rétribution. Mais dans le contrat, le secret est aussi un impératif, ce qui peut s’avérer compliqué quand on entend des choses pas destinées à ses oreilles … Amie d’Isaac et Lin, Derkhan est journaliste. Elle travaille pour le Fléau Endémique, un journal résolument opposé au Parlement et au maire qui gèrent la ville de Nouvelle-Crobuzon. Mais le pouvoir l’a dans sa ligne de mire et la possession d’un exemplaire même est passible de sanctions. Et il est des choses pires que la prison que peuvent ordonner les juges de la ville …

Les choses mettent leur temps pour se mettre en place dans ce roman très bien écrit et surtout remarquablement traduit (sauf ce petit possessif à la place du démonstratif p. 32). Mais si les évènements s’accélèrent en fin de volume, c’est surtout parce que la coupure en deux tomes est le fait de l’éditeur. L’impression doit donc être différente en version originale.

Le monde est d’un grand intérêt et présente une ville chatoyante. On parle d’autres contrées environnantes ou lointaines mais toute l’action se passe dans la ville. La vie urbaine est cependant d’une grande dureté, entre quartiers en ruine, bidonvilles, crime et répression de la part des autorités (Mervyn Peake est cité dans les remerciements, sans doute pour l’inspiration du côté tentaculaire du bâtit que l’on retrouve dans Gormenghast). Technologiquement, on se trouve globalement dans un développement technologique comparable à la fin de notre XIXe siècle, avec des trains et des dirigeables mais où les fiacres n’ont pas encre été remplacés par les voitures automobiles. Mais il y a encore des fusils à silex, et à l’autre bout du spectre des bombes surpuissantes qui engendrent des mutations. A cela s’ajoute la magie mais cette dernière est très loin d’être omniprésente. Sociologiquement, ce qui est décrit dans le roman est peu probable (avec tant de violence et d’inégalité), mais il ne semble pas que l’objectif de C. Miéville fut d’écrire une fable sociale. Le second volume nous rapprochera peut-être de réactions sociales violentes si des éléments du pacte social ne sont plus actifs. Les religions et les partis politiques sont abordées et elles aussi auront peut-être un rôle plus important à jouer dans la suite.

Les Humains et les Khépri ne sont pas les seuls habitants de Nouvelle-Crobuzon (un nom que l’on peut penser mal choisi au premier abord mais qui à l’usage se révèle assez puissant). Des quantités d’autres races ont fait souche : parmi d’autres, les Vodyanoi sont des sortes de batraciens qui peuvent sculpter l’eau, les Recréés ont été modifiés par des adjonctions de tissus organiques ou de mécanismes et les Calovires sont des sortes de gargouilles volantes et peu civilisés. Ménagerie bien pensée et intéressante (il a même des surprises en cours de route !) qui renforce l’atmosphère dickensienne de ce steampunk mesuré (avec un léger soupçon de post-apocalyptique ?). Le roman, malgré une exposition un peu longue, sait devenir prenant. Les personnages principaux, en nombre limité, ne sont pas qu’une collection d’archétypes et possèdent une belle profondeur psychologique. Ils ne sont ni des héros invincibles ni des perpétuelles victimes ni encore des trains lancés vers une directions connue d’avance, ce qui va rendre la résolution de leurs problèmes, petits et grands, particulièrement intéressants.

Le second volume nous regarde et nous sentons monter la convoitise.

(il y a tellement de potentialité que je ne vois pas comment nous serions déçus … 7,5)

Mari

Capital of Northern Mesopotamia in the Third Millenium
The archaeology of Tell Hariri on the Euphrates

Un ? Deux ? Non, trois canaux pour une ville !

Essai d’archéologie mésopotamienne de Jean-Claude Margueron.
D’abord publié en francais en 2004 sous le titre Mari : métropole de l’Euphrate au IIIe et au début du IIe millénaire av. J.-C.

Aux cités connues de Babylone, Ur, Sumer, Ninive et Ugarit, il faut sans conteste ajouter celle de Mari. Telle est la conclusion persuasive de l’archéologue Jean-Claude Margueron, qui pendant plusieurs décennies a dirigé les fouilles sur place à la suite de André Parrot (qui avait commencé les fouilles dans les années 1930).

Pourquoi Mari est-elle une cité exceptionnelle dans le contexte syro-mésopotamien des troisième et second millénaire avant notre ère ? Premièrement, parce que la ville a été construite une première fois vers 2950 av. J.-C. dans un environnement désertique, sans qu’il y ait eu auparavant un peuplement. Ensuite, comme la ville a été fondée pour contrôler le flux commercial qui emprunte ou longe le cours de l’Euphrate, sa construction a été concomitante du creusement de deux canaux, l’un dérivant le cours de l’Euphrate et qui traverse la ville et l’autre doublant l’Euphrate en ligne droite sur rien moins que 120 km et qui relie donc la Syrie et les villes du sud.

La préface du livre, écrite pour la publication en langue anglaise ainsi que l’adresse rappelle que l’intégrité du site est en danger du fait du conflit en Syrie (Tell Hariri est aujourd’hui en Syrie, dans la province de Deir ez-Zor, proche de la frontière avec l’Irak). Hélas, ce danger pressenti en 2014 s’est matérialisé par un pillage à grande échelle par de nombreux groupes armés, avec l’usage d’explosifs.

Puis l’auteur présente le site dans un premier chapitre, en commençant par une description du tell (masse de terre qui résulte de la ruine des bâtiments faites de briques de terre crue), puis de son environnement géologique, géographique (à 360 km de Babylone et 430 d’Ugarit sur la côte syrienne) et climatique. La place dévolue à l’Euphrate est bien évidemment très grande, tout comme la question de la pluviométrie, centrale pour comprendre la ville et les dangers qu’elle doit éviter. La fin du chapitre raconte la découverte du site en 1933, les premières fouilles et comment le site a pu être rapproché du nom de Mari, déjà connu par des écrits retrouvés dans la cité d’Ebla. Les différents secteurs de fouilles sont passés en revue, permettant de dégager différentes étapes dans le développement de la ville (Ville I, II et III). Seuls 8 hectares sur les 110 de la cité ont été fouillés.

Le second chapitre se concentre sur la fondation de la ville au tout début du troisième millénaire, à partir de deux cercles concentriques. Un travail de terrassement important a eu lieu pour obtenir une surface plane et ainsi pouvoir, à l’aide d’une corde, tracer ces deux cercles. Le rayon du cercle extérieur est d’environs 950m (p. 15). Les différentes villes reprendront toutes exactement ce schéma. Parallèlement sont excavés deux canaux : le canal de liaison à l’Euphrate et celui destiné au transport de marchandises (surtout pour éviter de devoir faire changer de rive les haleurs dans les méandres, p. 21).

Le chapitre suivant propose au lecteur d’explorer les différentes étapes urbaines de Mari. La première ville dure environs trois siècles entre 2950 et 2650 a. C. Puis après nivellement, la seconde ville est construite vers 2550, mais sera détruite vers 2220 par les Akkadiens (Naram-Sim ou Sargon II). Enfin la Ville III, celle de la dynastie des Shakkanakku (étymologiquement « les gouverneurs ») et des dynasties amorites peut être située chronologiquement entre 2200 et 1760, quand Hammurabi de Babylone détruit Mari de manière systématique. Il n’y a plus de peuplement d’importance sur place par après.

Le quatrième chapitre donne plus de détails sur l’urbanisme de la ville. Le système défensif est analysé dans ses différentes composantes et dans leurs évolutions : enceinte intérieure, digue (la digue circulaire doit protéger la ville des violentes pluies qui sinon endommageraient les murs) puis mur extérieur et les portes. Dans ce chapitre des vues d’artistes permettent au lecteur de se faire une meilleure idée du système, en plus des plans. Puis J.-C. Margueron fait le tour des connaissances disponibles sur les différents quartiers, montrant là encore les continuités entre les différentes époques mais aussi les changements (il n’y a un quartier des sanctuaires qu’à partir de la Ville II, p. 51).

Allant toujours plus loin dans sa progression du général vers le particulier, l’auteur s’intéresse ensuite dans le chapitre suivant à l’architecture domestique à travers différents exemples, essayant de déterminer les fonctions des espaces ou des pièces. La question de la couverture, de l’évacuation des eaux et des étages est bien évidemment traitée. La question des différents bâtiments religieux est abordée dans le sixième chapitre, tout comme les fonctions qu’ils ont pu abriter. Si l’on ne connaît rien de l’organisation religieuse de la Ville I, pour les périodes suivantes, le fouilles ont permis de mettre au jour différentes constructions, que ce soit dans le quartier des sanctuaires (temples d’Ishtar, de Ninni-zaza, d’Ishtarat, de Shamash, de Ninhursag et terrasse dite du Massif Rouge avec son temple-tour) ou dans le palais. La Ville III reprend la tradition, en ajoutant certains sanctuaires (les Temples Anonymes par exemple, p. 93). L’auteur, en fin de chapitre, discute de la place de Mari dans le paysage mésopotamien et essaie de déterminer les influences religieuses dont la ville a été le réceptacle, soulignant l’influence levantine (les bétyles, le temple-tour p. 100).

Les palais sont l’objet du septième chapitre. Les différentes phases sont commentées, tout comme sont analysées ses différentes fonctions. Le palais de la Ville III (180m par 130m, soit 2,3 ha !) est le mieux connu et l’auteur peut conduire le lecteur dans différents espaces et secteurs de manière très crédible. A ce grand palais royal s’ajoute dans la ville la présence d’un petit palais qui a pour particularité d’avoir sans doute abrité le roi pendant la construction du grand palais mais aussi d’être construit sur deux hypogées, dont l’un sous la salle du trône et donc en lien direct avec celui-ci (p. 123).

Ces deux tombes permettent à l’auteur de parler des pratiques funéraires à Mari (huitième chapitre). Les tombes, comme ailleurs en Mésopotamie, sont creusées dans les maisons (dans des jarres ou dans des caissons). Ce chapitre, un peu court, envisage les pratiques funéraires sur le temps long, allant jusqu’aux tombes séleucides découvertes sur le site.

Aux artefacts découverts dans les tombes, l’auteur ajoute dans le chapitre suivant ceux retrouvés en dehors d’un contexte funéraire, en plus des installations domestiques, comme des canaux. En plus de différents types de poteries, de nombreux objets métalliques ont été retrouvés, ce qui n’est pas étonnant pour une ville qui a été un très grand centre de production de ce type de biens. Ces découvertes montrent aussi la place de Mari au sein de différents réseaux commerciaux (p. 139).

L’avant-dernier chapitre s’intéresse quant à lui à l’art, qu’il soit populaire ou de cour. Plaques gravées, sculptures, mosaïques, reliefs, sceaux et peintures sont au programme. La peinture dite de l’Investiture à la période amorite, de part sa mise en parallèle avec le cheminement des salles vers le trône, est particulièrement impressionnante (p. 154). Le livre s’achève, après un très court dernier chapitre sur les textes exhumés à Mari qui fait office de conclusion (l’exception que constitue Mari), par un court glossaire et une bibliographie indicative.

Avec tout ce qu’il y a à dire, ce livre est bien trop court. Avec tout ce qui a été découvert, il y avait sans doute moyen de faire un livre bien plus gros. Mais on a néanmoins après la lecture une image déjà très nette de ce que pouvait être une telle cité, et imaginer l’organisation sociale nécessaire à sa fondation et son fonctionnement. Une connaissance préalable en archéologie orientale est très fortement recommandée : c’est globalement un livre qui s’adresse en premier lieu à des spécialistes mais qui propose néanmoins une vue d’ensemble. Il est très richement illustré, avec quantité de photographies et de plans. Certains de ces derniers pourraient cependant être mieux légendés (le quartier des temples p. 88 par exemple). Une coupe stratigraphique donne à voir l’imbrication des différentes villes mais aussi comment se présentent les nivellements effectués avant les refondations (p. 28). L’explication sur les voies absorbantes est particulièrement impressionnante (p. 53), tout comme la traduction en jours de travail de certains aménagements (p. 42, avec les 1,57 milliard de briques crues nécessaires à la reconstruction du mur intérieur de la Ville III sur 3,14 km !). Même si la Ville I n’a pas de double enceinte, la construction de la cité, des défenses et de des canaux (plus celui d’irrigation) au début du troisième millénaire, cela ne peut cesser d’impressionner le lecteur.

Un livre d’une énorme qualité pour un site exceptionnel.

(Shakkanakku ! 8)

The Etruscans

Ouvrage de vulgarisation scientifique de Lucy Shipley.

Toujours en très bonne compagnie.

Ce livre réussit un tour de force : il allie vulgarisation et actualité de la recherche. Paru en 2017, ce livre intègre des découvertes faites jusqu’au mitan des années 2010, sans pour autant perdre de vue qu’il s’adresse à un public néophyte (mais déjà intéressé par l’Antiquité, comme il semble décrit p. 49). La série à laquelle appartient ce livre s’est donnée pour objectif non seulement de décrire le parcours, l’émergence, l’efflorescence et la fin de grandes civilisations et de peuples de l’Antiquité, mais aussi de savoir ce qu’il nous en reste dans notre monde actuel. Et c’est que le bât peut amener à blesser …

L’introduction explicite tout d’abord ce qu’il faut entendre par civilisations perdues. Au XIXe siècle, les choses sont claires : des explorateurs ou des savants qui font le constat que les habitants d’un territoire ne sont pas dignes de leurs ancêtres, voire qu’ils n’ont rien en commun (p. 13). L’erreur inverse, c’est de considérer que ces personnes nous sont identiques. Et ces deux mythes nous ont été transmis, avec parfois une origine dès l’Antiquité. L. Shipley, une fois ces bases posées, peut passer à la question suivante : pourquoi les Etrusques nous importent ?

La réponse à cette question se trouve dans le premier chapitre, qui comme chaque chapitre de ce livre, est dominé par un artefact archéologique. Dans ce premier chapitre, c’est le Sarcophage des Epoux du Musée du Louvres. Il permet à l’auteur d’aborder les questions de l’archéologie, de la périodisation de l’archéologie étrusque (et les problèmes que cela emporte), les limites techniques (la datation au carbone 14 et sa marge d’erreur p. 22-23). Le lecteur peut à ce moment remarquer quelques traits assez britanniques dans le texte, entre un humour qui rend le propos encore plus plaisant et une attention très marquée pour le paysage, dans la lignée de J.B. Ward Perkins. Et le paysage qu’a connu le couple du sarcophage, dominé par la forêt, c’est ce qui permet à l’auteur de glisser vers la description du territoire étrusque et de parler des sources de la richesse étrusque : l’agriculture productrice de surplus et la métallurgie, elle aussi exportée à grandes distances.

Le second chapitre reste dans le domaine funéraire, se concentrant d’abord sur la crémation à partir d’une urne-cabane de Tarquinia. De cette cabane, la question de la maison et donc des origines découlent (et c’est amené d’une manière très différente des autres ouvrages du même genre). Les différentes théories sur l’origine des Etrusques, dont certaines étaient déjà débattues dans l’Antiquité, sont évoquées : l’origine anatolienne, l’origine alpine ou l’autochtonie italienne. L’auteur discute avec très grand intérêt des analyses ADN des dernières décennies (p. 41-45), celles concernant les Hommes comme celles étudiant des bovidés d’une race locale. Les résultats de ces études ainsi que la reprise des premières études peuvent avoir fait avancer un peu les choses … Mais ce chapitre n’est pas que celui des vieilles questions te des mythes originels, c’est aussi celui du passage de la civilisation villanovienne à la culture étrusque urbaine au VIIIe siècle avant J.-C., avec des phénomènes de synœcismes (rassemblement de villages pour former une ville) donnant naissance aux cités et une rarification des établissements aristocratiques autonomes. Avec l’essor des cités se développent aussi les contacts dans tout l’espace méditerranéen, avec un attrait particulier pour l’art oriental (ce que les spécialistes appellent la période orientalisante, au VIIe-VIe siècle). La fin du chapitre, dans sa volonté de faire des rapprochements entre migrations antiques et réfugiés du XXIe siècle, se fourvoie complètement, entre erreurs factuelles et propos au minimum aventureux (p. 45). Qu’a à voir la situation de l’Europe au néolithique avec le XXIe siècle ?

Quittant Tarquinia, L. Shipley nous emmène vers le Nord, à Vulci, pour détailler le mobilier très composite de la Tombe d’Isis. Des artefacts de Syrie, d’Anatolie et d’Egypte sont la preuve du réseau dans lequel les occupants de la tombe se mouvaient à la fin du VIIe siècle. L’auteur s’aventure dans l’époque napoléonienne (Lucien Bonaparte a fait faire beaucoup de travaux archéologiques en Italie centrale) dans le cadre de ses interrogations sur l’exotisme. Déjà sur le XIXe siècle, tout n’est pas au point : L. Bonaparte n’a pas épousé une ancienne reine d’Etrurie (p. 54). De plus, comparer des princes étrusques (dont l’auteur surinterprète l’usage du terme dans un sens littéraliste qu’il n’a jamais eu) aux maharadjas n’a aucun sens. Mais quand on glisse de la Tombe d’Isis à l’EI (ISIS en anglais), c’est le fin du fin …

Le quatrième chapitre nous conduit toujours plus au Nord, cette fois-ci vers la cité de Chiusi et son kylix (coupe à boire) athénien. Les vases étrusques furent très en vogue, au point de déclencher une étruscomanie au XVIIIe siècle. Mais vînt J. Winckelmann, dont les travaux démontrèrent l’origine grecque de ce que l’on pensait des œuvres étrusques. Les Etrusques, pales imitateurs, barbares ou même voleurs, étaient forcément inférieurs aux Grecs ou aux Romains aux yeux de J. Winckelmann. Leur place dans les sciences de l’Antiquité (p. 70) s’en ressent encore aujourd’hui … L. Shipley développe ensuite quelques idées sur le commerce gréco-étrusque, dont le fait que les potiers et peintres athéniens produisent spécifiquement pour le marché étrusque, et que cela influence aussi leur production destinée aux Athéniens. Différentes interprétations peuvent ainsi être passés en revue.

Le chapitre suivant est centré sur l’un des sites iconiques de l’étruscologie, la résidence aristocratique de Poggio Civitate. L. Shipley détaille les différentes phases du site (où elle a travaillé p. 90), sa décoration et ses différentes fonctions. La présence de chevaux est attestée, mais jusqu’en 2012, on n’avait nulle trace des habitations des ouvriers et du personnel du complexe (p. 88). Le sixième chapitre explore un thème classique, lui aussi visiblement discuté dès l’Antiquité : la femme étrusque. Il y est question d’une tombe découverte à Tarquinia en 2013, celle dite de l’Aryballe suspendue, contenant les reste d’une femme munie d’attributs guerrier. A partir de cette découverte, exceptionnelle, l’auteur élargit son propos à la place de la femme dans la société étrusque, dans les couches les plus favorisées (p. 99) mais aussi dans des strates sociales plus basses. Une comparaison avec la vision romaine est faite p. 102, où dans le récit de la fin des rois étrusques de Rome voit opposée à la femme étrusque qui banquette la pieuse vertu de Lucrèce la romaine, filant sa laine (la figure de Tanaquil, épouse de Tarquin l’Ancien, est curieusement épargnée, p. 103). La tradition littéraire européenne s’est emparée des figures de Tanaquil et de sa petite-fille Tullia, mais surtout pour y inscrire un personnage intrigant et à la morale relâchée. La fin du chapitre, échafaudant un parallèle entre femme étrusque et publication de photos intimes sur internet. Dire que dans l’introduction on parle des péchés d’anachronismes du XIXe siècle …

Le principal problème de l’étruscologie jusqu’à récemment fut sa grande dépendance aux contextes funéraires (septième chapitre). Mais là encore, dans les dernières décennies, le paysage a beaucoup changé. Si beaucoup des villes étrusques ne sont pas accessibles aux recherches archéologiques parce que leurs sites sont toujours des sites urbains (qui souhaite détruire la Pérouse de la Renaissance ?), la ville de Marzabotto (dénommée Kainua en étrusque, p. 110, une découverte qui a à peine trois ans !), entre Florence et Bologne, peut être étudiée plus à loisir. De plan hippodaméen (mais plus ancienne qu’Hippodamos de Milet), c’est une colonie au même titre que Spina sur la côte adriatique. En plus des maisons rectangulaires regroupées par îlots, la ville a bien sûr des espaces sacrés et d’assemblée (p. 113). L. Shipley discute l’appartenance de Marzabotto à la catégorie « ville » selon les critères romains et grecs, avant d’évoquer de manière succincte les différentes magistratures étrusques. Le chapitre s’achève, presque inutilement, sur le récit du massacre e Marzabotto, qui vit périr 770 personnes de tous âges en 1944 (p. 121).

Le huitième chapitre de ce livre nous voit quitter les montagnes du Nord pour revenir en Etrurie intérieure, auprès des falaises de tuf de cité d’Orvieto. Dans la nécropole de la Cannicella à la sortie de la ville, a été retrouvée une statue de marbre blanc haute d’un mètre représentant une femme nue (produite vraisemblablement à la fin du Vie siècle, bien antérieurement à l’Aphrodite de Cnide, le premier exemple grec, datée de 350-340 avant notre ère). C’est l’occasion pour L. Shipley de revenir sur l’image de liberté sexuelle associée dès l’Antiquité aux Etrusques (mais en étant imprécise sur les utilisations variées du terme de Vénus …). Cette sensualité étrusque, pas mise en rapport avec les représentations contemporaines grecques ou romaines (p. 124), a beaucoup inspiré l’auteur D. H. Lawrence, qui prend le contrepied d’un Théopompe très rigoriste. Ce chapitre court renseigne bien sur les interprétations possibles que l’on peut avoir de la statue de la Vénus de Cannicella (qui en elle-même est un artefact de tout premier ordre sur de nombreux plans), mais les explications tripartites de la fin du chapitre (et Dieu sait à quel point nous estimons G. Dumézil) sont loin d’être convaincantes (p. 158 et p. 174).

Le chapitre suivant s’attaque au mystère suivant, celui de l’écriture. Il a fait couler beaucoup d’encre depuis plus d’un siècle et est un passage obligé de n’importe quel ouvrage de vulgarisation. L’auteur brosse à grand traits le paysage : il reste très peu de textes étrusques (p. 139), principalement parce que les supports d’écriture étaient périssables. Le second problème est que le langage, s’il est lisible (l’alphabet est d’origine grecque), est difficilement compréhensible. De nombreux rapprochements ont été tentés (la langue étrusque n’est pas partie du groupe indo-européen), avec presque toutes les langues connues sans doute, mais pour l’instant rien n’a été concluant (même si, pour le louvite, on pourrait avoir une parenté). La méthode combinatoire semble donner plus de résultats, mais a l’inconvénient de la lenteur (p.145). L. Shipley présente ensuite l’un des textes étrusques les plus célèbres : les tablettes en or de Pyrgi, une bilingue étrusco-punique à la gloire du rénovateur du sanctuaire portuaire de la cité de Caere. Et si c’est affiché de manière aussi voyante, c’est qu’il y a des gens pour le lire (p. 148), en grand nombre.

Le neuvième chapitre en parle, mais ce n’est que dans le dixième que l’on propose au lecteur une présentation de la spécialité étrusque qui a survécu jusque dans l’âge paléochrétien : la divination. Cette dernière aurait été révélée aux Etrusques par le prophète Tagès, le vieux jeune homme (p. 155). L’auteur fait la description de plusieurs rites, reparle des rituels tripartites déjà évoqués plus haut, de quelques sanctuaires et de divinités étrusques, mais il manque beaucoup d’aspects de la thématique. Le tournant du IVe siècle est mentionné, mais sans aller vers l’explication (p.162), sans envisager un éventuel polycentrisme dans la relation entre la déesse étrusque Uni et la déesse phénicienne Astarté (p. 161). Les soi-disantes réminiscences étrusques dans la peinture médiévale n’arrivent pas à convaincre (p. 164 et p. 175).

Le dernier chapitre, enfin, traite de la Fin. Pour un peuple qui a tant investi dans l’apparat funéraire, c’est évidemment un thème central. L’auteur ne développe pas outre mesure les différentes conceptions de l’au-delà repérable dans la production artistique étrusque mais se concentre sur les démons (Charun, Vanth) et prend pour artefact central dans ce chapitre la tombe dite du Chariot infernal de Sarteano (découverte en 2003). L’interprétation est pessimiste, presque victimiste, et on n’est pas obligé d’adhérer à tout ce qu’écrit l’auteur (surtout pour l’intégration des croyances étrusques à Rome p. 163 ou sur Charun p. 174). L. Shipley poursuit avec l’utilisation des Etrusques dans le cinéma horrifique, pour finir dans une brève conclusion sur un ton élégiaque et plein d’espoir. Le volume est complété par de nombreuses pages de notes, par une bibliographie indicative et un court index.

Le lecteur, avec cette lecture du plus grand intérêt, accomplit avec l’aide de l’auteur un triple voyage : géographique, temporel, épistémologique. L’écriture est claire, alerte, dans des chapitres admirablement construits. Si nous avons été critiques avec la volonté de faire des parallèles avec le XXIe siècle (mais c’est dans le cahier des charges de la collection), tout non plus n’est pas à négliger de ce côté-là. Le chapitre sur l’écriture est l’un des meilleurs, dans un livre pourtant d’une très haute tenue. On peut regretter quelques erreurs, attribuable à l’inattention comme la mauvaise localisation du sarcophage de Seianti Hanunia Tlesnasa (à Florence et pas à Londres p. 178), ou à la volonté, forcée, en fin de chapitre de faire des parallèles (Jésus de Nazareth qualifié de prophète p. 163 pour en faire un pendant à Tagès). Pour la datation de mythes grâce à des drainages (p. 156), là nous n’avons pas d’explications plausibles … Un très grand soin a été apporté aux notes, qui ne contiennent pas que des références bibliographiques, mais sont un véritable plus pour le lecteur curieux. Il y a de nombreuses illustrations couleurs dans le texte.

De petits défauts mais rien qui puisse atteindre la très haute qualité générale de ce livre qui réussit à allier acquis de la recherche et nouveautés importantes, sérieux et humour, clarté et enthousiasme communicatif mais aussi hauteur de vue et approches originales.

(la dernière entrée de la chronologie qui ouvre ce livre mentionne V. Raggi comme la première femme à régner, dans un style certes différent, sur Rome depuis Tullia … 8,5)