The Viking Age

A Time of Many Faces
Essai d’ostéologie viking par Caroline Ahlström Arcini.

Drôle de lapin.

Les Vikings sont bien partis de quelque part pour se rendre à Constantinople, Palerme ou au Groenland. En Scandinavie, ils vivèrent et moururent. Certains des cimetières ont été fouillés, et c’est ceux contenant des squelettes non crématisés qui ont intéressé C. Ahlström. Car C. Ahlström a un secret (assez mal gardé) : elle est ostéologue, archéologue spécialisée dans l’étude des os humains. Dans ce livre, son but est de dégager une description des Scandinaves restés sur place à partir du matériel ostéologique et d’ainsi mieux décrire leurs conditions de vie.

Aussi dans un premier temps C. Ahlström décrit les huit cimetières datés de la période viking (milieu VIIIe – milieu XIe siècles) qui forment la base de son étude. Ils se situent au Sud de la Suède (Lund, Vannhög et Fjälkinge en Scanie), sur l’île de Gotland (Kopparsvik, Slite, Fröjel) et dans a province d’Uppland (la célèbre Birka et Skämsta). A chaque fois l’auteur indique les répartitions par âge et sexe des squelettes retrouvés et présente quelques tombes ressortant du lot. Une vue d’ensemble des huit site montre qu’aucun groupe ne semble exclu, même si certains site montrent de grosses disparités (p. 37), mais comme on déjà pu le faire voir d’autres sites d’inhumation.

Avec un tel élargissement des horizons géographiques, le commerce au long-cours, les raids ou encore pour d’autres raisons, les individus peuvent se déplacer et s’installer ailleurs, de leur plein gré ou non. Une analyse du strontium dans l’émail dentaire permet de savoir si l’individu considéré est un local ou pas en fonction des valeurs médianes locales qui sont fonction de la géologie (comparaison avec des animaux locaux). L’auteur utilise 405 analyses au strontium, faite dans tout le pourtour de la Baltique pour ensuite dégager des tendances (p. 46). Ainsi au cimetière de Lund-Trinité, 75 % des squelettes considérés ne sont pas des gens ayant grandi à Lund. Cela monte même à 88 % à Birka, grand centre commercial. La proportion est de 30 % à Slite, moindre mais tout de même significatif. Tous ces individus ne sont pas venus de leur plein gré, mais leur statut ne transparaît pas dans leur localisation dans les cimetières ou en fonction du matériel enseveli avec eux. La Scanie semble avoir beaucoup de contacts avec les populations slaves de l’actuelle côte allemande, tandis que Gotland compte une forte population en provenance de l’actuelle Lettonie.

Le chapitre suivant a pour objectif de préciser l’état de santé général de la population. Pour l’auteur, il est comparable à celui de la Scandinavie au début du XXe siècle, avec une taille moyenne de 172 cm pour les hommes, bien plus que la moyenne continentale. Le bilan dentaire est plus contrasté, avec de nombreux cas d’individus âgés (plus de 60 ans) avec peu de dents restantes. De nombreuses caries ont été relevées, dues au miel certes, mais surtout attribuables à une alimentation riche en féculents. Les dents, les seuls moyens de découpe avec le couteau, sont très sollicitées et le sable généré par les meules à main (servant à faire la farine) accentue l’abrasion et causent même des mini fractures. Il en résulte des usures très fortes, pouvant déboucher sur des inflammations de la mâchoire. Si l’arthrose est répandue, C. Ahlström n’a const,até que très peu de signes de violences, à rebours de ce que l’image du viking peut véhiculer et bien moins que celles constatées aux XIIe-XVe siècles. Chose rare, mais néanmoins significative d’une forte intégration des individus différents de la norme, trois squelettes de nains ont été retrouvés (Skämsta et Kopparsvik). Aucun dispositif funéraire ne les distingue des autres tombes. Il en est de même des individus atteints de la lèpre.

Le chapitre suivant s’intéresse aux tailles de dents, un possible marqueur d’identité. La technique en elle même peut se retrouver sur tous les continents, mais en Europe, elle se concentre en Scandinavie. Les porteurs de ce genre de marques (écoincement, taille de demi-lune de la partie inférieure ou encore création de bandes obliques ou horizontales pouvant recevoir des inserts colorés) sont de tous types : hommes et femmes, grands et petits etc. La pratique ne semble donc pas limitée à des pirates (7 tombes sur les 132 porteurs de dents taillées contiennent aussi une arme), mais pour l’auteur l’île de Gotland lui semble liée (80 % des cas) sans pouvoir prétendre à une exclusivité dans le monde scandinave.

Le livre s’achève sur un dernier court chapitre ayant pour but de présenter quelques idées sur la question d’une spécialisation des cimetières et sur l’éventuelle l’influence du christianisme dans l’attention accordée aux enfants (aucun changement selon C. Ahlström). Passé la conclusion récapitulative, un tableau des mesures de strontium et une bibliographie indicative complète ce volume de 90 pages de texte aux nombreuses illustrations.

Première constatation, comme dans beaucoup des livres d’archéologie que nous avons pu lire ces derniers temps : le livre est à peine âgé de six ans, il semble produit il y a cinquante ans tant les possibilités offertes par les analyses génomiques ont tout chamboulé. L’auteur annonce même de prochaines analyses mais les manques sont criants, puisque l’on ne sait pas en 2018 si les deux nains de Skämsta sont apparentés (même si c’est hautement probable) ou la relations entre deux individus enterrés ensemble (p. 26-28). Ceci ne diminue pas l’apport des mesures de strontium (avec une méthodologie très bien expliquée), avec des proportions de non-locaux importantes même hors des ports et des lieux de commerce. Cette partie nécessite encore des développements pour pouvoir voir avec bien plus de précision la composition de la population de la Scandinavie, avec une répartition chronologique plus fine.

Les passages sur les modifications dentaires et sur la santé dentaire nous ont semblé les plus aboutis et ils rachètent largement les petites imprécisions, par exemple sur l’organisation des royaumes carolingiens (p. 40), les légendes de photographies incomplètes (p. 33) ou que le défunt décide de son inhumation (p. 49). C’est peut-être un peu court, mais appréciable de part la visibilité donnée à une science auxiliaire rarement portée sur le devant de la scène.

(on ne sait toujours pas pourquoi certains individus sont inhumés sur le ventre … 7)

Julio-Claudian Building Programs

A Quantitative Study in Political Management
Essai d’économie de la construction impériale romaine, de son management et de ses effets macroéconomiques par M.K et R.L. Thornton.

Très carré.

Quand Auguste a la gentillesse d’accepter que le principat lui soit redonné par le Sénat en 27 a.C., trois choses sont nécessaires en premier lieu pour stabiliser la nouvelle construction des pouvoirs à Rome : que ses habitants puissent boire, qu’ils puissent se nourrir et qu’ils puissent se distraire. La situation des infrastructures publiques de la tentaculaire ville ne s’est en effet pas améliorée avec les guerres civiles. Les aqueducs n’ont pas été entretenus ( l’État n’avait même pas l’autorité pour forcer les propriétaires privés sur les terrains desquels passaient ces mêmes aqueducs à accepter l’entretien ou ne pouvait pas mettre fin à des ponctions d’eau à fins privées), beaucoup de temples sont délabrés et les réserves en grain dans la Ville sont limitées à quelques jours. Auguste introduit deux nouveautés qui vont lui permettre, à lui et ses successeurs, de bâtir selon ses idées (c’est à dire pour soutenir le principat) et en exerçant son contrôle tout au long du projet. La première est que l’édile va récupérer une partie des attributions du censeur en ce qui concerne l’adjudication des travaux publics (l’édile avait déjà à charge l’entretien). Ceci a un double effet, puisque le censeur n’était en fonction que dix-huit mois tous les cinq ans et que Auguste va pouvoir placer quelqu’un de son entourage à un poste d’édile, une magistrature annuelle. La seconde innovation est que le Prince va financer les travaux sur ses propres fonds, et donc ne pas se compliquer la vie avec les votes de financement du Sénat. Ce qui est plus facile quand on est de loin la première fortune de son temps.

Faisant suite à une petite introduction détaillant les objectifs du livre, ses limites et les trois raisons principales de l’existence de programmes de constructions impériaux, l’ouvrage débute avec quelques considérations sur les coûts de main-d’œuvre dans la Rome julio-claudienne et explique la méthode d’indexation des différents édifices et travaux en Unités de Travail de Base, en se basant sur la Maison Carrée de Nîmes, le temple de période augustéenne le mieux conservé (soit 60 UTB). En comparant les m² au sol en fonction du type de travaux (construction, rénovation, pavement etc.), il est possible de comparer les projets entre eux en les factorisant. Les choses sont bien sûr arbitraires, mais une comparaison minimale est possible puisque de toutes façons, les coûts ne nous sont parvenus que de manière très parcellaire. Comme les datation des projets est elle aussi possible, une répartition des charges année par années est elle aussi possible, permettant de visualiser les variations.

Le chapitre suivant met en lumière les problèmes de gestion du personnel, entre travailleurs serviles et libres. Que se passe en cas de contraction de la demande ? Les employés aux grandes constructions publiques quittent-ils Rome ? Trouvent-ils à s’employer sur le marché privé ? Faut-il voir enfin un multiplicateur keynésien dans les programmes publics ?

Les auteurs, munis de leurs données indexées, veulent ensuite déterminer l’activité édificatrice de chaque prince de la dynastie. Si Auguste est un grand bâtisseur, l’activité marque grandement le pas avec Tibère, mais repart en force durant les quatre ans de règne de Caligula, que continue Claude. Les auteurs se concentrent plus en détail sur deux projets de Claude dont le premier est l’assèchement du lac Fucin entre 41 et 52 p.C. par le moyen d’un émissaire long de six kilomètres (un record qui tient jusqu’en 1871 et le tunnel du Fréjus). Une détermination du volume excavé (tunnel et puis) permet aux auteurs de déterminer le nombre de travailleurs employés et d’ébaucher une idée de l’organisation du travail et du chantier, à mettre en relation avec la construction contemporaine pas si éloignée des aqueducs Claudia et Anio Novus qui avaient besoin dans les portions éloignées de Rome du même type de compétences.

Le second projet de Claude est la construction du port d’Ostie (à ne pas confondre avec celui hexagonal de Trajan) devant permettre une meilleure gestion de l’approvisionnement en grain de Rome en provenance des provinces pourvoyeuses comme celle d’Egypte. Les travaux étaient déjà envisagés par César, avec en plus un canal entre Terracine et Ostie et le drainage des Marais pontins (ce que fera Néron). Là encore les auteurs décrivent le projet, avec ses deux môles, son phare (construit à partir de la submersion de l’immense navire qui a transporté l’obélisque qui est maintenant place Saint-Pierre), ses quais et entrepôts. De ce port il n’y aujourd’hui quasiment plus rien de visible, le littoral s’étant pas mal déplacé (des fouilles ont eu lieu dans les années 2000). Avec les données disponibles les auteurs calculent le nombre de voyages des paniers de terre nécessaires pour le creusement du port, avec aide animale ou sans, mais aussi replacent les travaux dans le cadre d’un ralentissement de l’activité édilitaire, un chantier pouvant peut-être amortir la baisse d’activité et ses conséquences sur l’emploi (et ses conséquences sur l’ordre public).

Le livre se poursuit de manière plus générale avec les projets de Claude et de Néron (la Domus Aurea, mais pas que) avant de passer à différentes réflexions, en commençant avec le multiplicateur keynésien, le changement de management mais surtout l’importance des hommes de confiance du Prince, et au premier rang desquels Agrippa. Ces derniers sont détaillés pour chaque membre de la dynastie, avec leur destinée. Si Tibère succède à Agrippa comme chargé des construction sous Auguste, Séjan va tenter de renverser ce même Tibère. Le choix des hommes est ici primordial et l’ordre équestre va revenir sur le devant de la scène avec le temps.

L’ouvrage est complété par une bibliographie qui a bien entendu vieilli (le livre est paru en 1989), un appendice sur l’indexation de types de construction pas vues dans le texte, une liste de tous les projets évalués, des précisions supplémentaires sur Ostie et le lac Fucin. Et enfin un index.

Si les versants ingéniérie et économie du livre sont bien maîtrisés, la partie histoire romaine pure n’est pas délaissée du tout. On pourra regretter des affirmations un peu étonnantes comme le fait que Rome ne serait pas situé sur un nœud de communication (et même dire que ce n’est pas le port qui a créé Rome mais l’inverse peut se discuter, selon comment on définit ce qu’est un port) avec le Tibre et le pont, ou encore que Mécène serait de basse extraction et sans charge de gestion (il administre toute l’Italie quand Octave est à Actium). Les auteurs restent prudents sur les effets macro-économiques des constructions impériales, émettant seulement des hypothèses sur l’inflation ou le marché du travail, et soulignant l’absence presque complète de mesures. L’analyse de l’action de chaque Prince dans le domaine édilitaire est faite avec doigté, avec des résultats étonnants, comme pour la frénésie de construction de Caligula ou les deux phases de Néron, sur lequel Trajan porta un regard appréciatif (quelques lignes visent à le défendre dans ce qui est maintenant un exercice de dépréciation un peu passé de mode, soulignant l’absence de sources favorables à Néron que Flavius Josèphe mentionne, p. 98). Des cartes supplémentaires et moins chaotiques du point de vue chronologique auraient été un plus, mais internet peut de ce côté là nous sauver la mise.

Un ouvrage court, correctement illustré, qui donne une très bonne idée des changements qui affectent la Ville au tournant de l’ère et de ce qu’ils impliquent de planification, de suivi et de gestion des ressources.

(Tibère décide juste de ne rien faire p. 47-48 … 8)

The Assassins

A Radical Sect in Islam
Essai d’histoire de l’Islam par Bernard Lewis. Publié en français sous le titre Les Assassins, terrorisme et politique dans l’Islam médiéval.

Non non, c’est pour mon saucisson.

Après la lecture du roman Alamut, il nous est apparu qu’il nous plairait de déterminer ce qui relevait de la littérature de ce qui relevait de sources historiques dans ce roman. Et avec le livre de B. Lewis c’est une bonne tranche d’ismaélisme nizârite qui est proposée au lecteur, par un spécialiste, islamologue et orientaliste, qui a eu une activité politique plus disputée à partir de la fin des années 1990 (sans parler de positionnements scientifiques, disons particuliers, sur le génocide arménien ou l’antisémitisme importé en terre d’Islam). En 1957, c’est lui qui a inventé le terme « choc des civilisations ». Mais en 1967, il est encore loin des ors de la Maison Blanche (et de la justification d’une politique aux conséquences encore bien visibles et désastreuses) et se spécialise dans les relations entre l’Islam et l’Occident.

De manière très intéressante, le livre débute sur la manière dont l’Occident a pris connaissance de l’existence de cette secte musulmane, en prenant comme point de départ l’introduction dans le vocabulaire du mot assassin (comme chez Dante par exemple, en Enfer, XIX, 49-50, dans le premier quart du XIVe siècle). Louis IX lui-même échange des cadeaux diplomatiques avec le chef syrien de la secte en 1250. L’existence des Assassins est donc connue, voire reconnue comme un acteur politique, par les Croisés alors qu’ils ne sont pas parmi les cibles prioritaires de leurs assassinats. Les cibles sont en effet les dirigeants politiques sunnites qui visent à la réunification de l’Islam ou pourraient le faire : un calife, un vizir, un sultan seldjoukide, jusqu’à Saladin lui-même (sans succès). Les études scientifiques sont bien sûr plus tardives, mais relativement précoces, puisque dès 1603, une étude lexicographique parle des Assassins. En 1809, l’orientaliste Silvestre de Sacy lit un mémoire entièrement consacrée à ce sujet à l’Institut de France.

Le second chapitre quitte l’historiographie pour plonger dans la théologie musulmane et décrire ce qu’est l’ismaélisme, la matrice de la secte des Assassins. Logiquement, tout commence avec la mort de Mahomet et le choix qui doit être fait entre la succession familiale ou la succession par les compagnons. Les Chiites, partisans d’Ali le gendre de Mahomet, se transforment avec les années en confession autonome. Mais le massacre d’Ali et d’une grande partie de sa famille en 680 lance un processus axant le chiisme sur le dolorisme et la succession des imams, dont certains peuvent disparaître (et doivent revenir sous la forme du Messie pour la fin des temps). Mais tous doivent être issus d’Ali, par son seul fils survivant. Le chiisme se construit donc autour de la succession des imams, mais est aussi traversé par des courants révolutionnaires pouvant contester une succession. Celle du sixième imam en 765 est compliquée et aboutit à une séparation en deux courant, celui des Chiites duodécimains (reconnaissant douze imams, comme c’est le cas en Iran) et celui des Ismaélites. Ces derniers trouvent un public chez les perdants économiques des IXe et Xe siècle dans tous les territoires contrôlés par l’Islam. En 909, des Ismaéliens du Yémen sortent de la clandestinité et établissent un Etat et même une dynastie en Egypte en 969 : les Fatimides. Ces derniers ne prennent pas le contrôle de l’Oumma ni ne renversent tous les pouvoirs sunnites, principalement à cause de l’arrivée sur le devant de la scène des Seldjoukides. Le pouvoir fatimide se délite, et l’Ismaélisme subit une nouvelle sécession par la non reconnaissance par tous du calife cairote à la fin du XIe siècle. Si le prince rebelle Nizâr est tué, ses soutiens survivent et quittent l’Egypte.

Le chapitre suivant arrive enfin à Hassan-i Sabbah, le fondateur des Assassins et comment il passe du chiisme duodécimain à l’Ismaélisme grâce à un exilé d’Egypte puis s’engage dans la prédication. Il est notamment présent au nord de l’Iran, zone déjà travaillée par l’Ismaélisme et aux volontés d’indépendance vis à vis de Bagdad. Au bout d’un temps, le vizir de Bagdad veut justement mettre un terme aux entreprises ismaéliennes. Problème, Hassan a pris le contrôle du château d’Alamut et d’une série d’autres places fortes qui lui permettent de résister à une action de vive force du pouvoir de Bagdad (mais aussi aux Seldjoukides), qui justement échoue. Pour que cela ne recommence pas, Hassan-i Sabah commande son premier assassinat, celui du vizir Nizam Al Mulk.

L’arme de l’assassinat continue d’être utilisée par Alamut et ses dirigeants dans les années qui suivent dans les combats qui les opposent aux autres pouvoirs musulmans locaux. En interne, certains changements doctrinaux (une abolition de la Loi en 1164?, p. 72) conduisent à des dissensions. Mais c’est l’avancée mongole qui va se révéler un problème insurmontable pour les Assassins de Perse. Entre 1258 et 1270, ils sont dépossédés de leurs places fortes (y compris Alamut) et finalement le dernier imam et sa famille sont exécutés au retour d’un voyage à Karakorum où il n’est pas reçu par le Khan (p. 95).

Un autre pôle nizârite existait cependant (cinquième chapitre). Dès le temps de Hassan-i Sabbah, les efforts de prédication en Syrie permettent l’établissement de fortes bases des Assassins venus de Perse, principalement dans les villes. En 1103 a lieu à Homs le premier meurtre qui peut leur être attribué. En 1106, ils ont pris possession de la citadelle d’Afamyia, mais Tancrède d’Antioche leur reprend dans la foulée. En 1126, ils ont la main sur la forteresse de Banyas, accordée par le Turc Dodequin qui règne sur Damas et peuvent acquérir d’autres places dans les années qui suivent. En 1175-1176, les Assassins essaient d’éliminer Saladin par deux fois et l’assassinat en 1192 de Conrad de Montferrat, roi de Jérusalem (alors que la ville n’est plus sous contrôle franc), serait selon l’auteur aussi à attribuer aux Assassins, dans une de leurs rares actions contre des Chrétiens.

La secte existe toujours comme pouvoir politique en Syrie jusque dans les années 1260. La menace mongole est combattue, mais c’est le sultan mamelouk d’Egypte qui les oblige à payer tribut. En 1271, ils lui sont soumis alors que Alamut n’est déjà plus.

Le dernier chapitre discute des buts et des fins des Assassins de manière générale. L’assassinat politique n’est bien sûr pas leur invention et le régicide est une constante en Islam depuis la mort de Mahomet, où les martyrs demandent vengeance et où la justification religieuse du meurtre de dirigeants illégitimes est constante. D’autres sectes chiites pratiquent le meurtre ritualisé (par étranglement, p. 128). L’innovation se situe dans l’usage planifié et continu du meurtre politique, très efficace dans des sociétés où la continuité politique est dynastique au mieux. Les ordres de moines combattants, qui reçoivent un temps tribut des Assassins, les craignent sans doute moins, du fait de leurs mécanismes de succession de type électif (p. 130).

La lecture du livre n’est pas toujours simple, non parce que l’auteur est adepte de circonvolutions inutiles, mais parce que du fait des alliances changeantes, mais aussi de faits qui courent sur plusieurs siècles, les interactions sont très mouvantes. Heureusement il y a des cartes. Les photos en cahier central sont assez inutiles, parce que majoritairement de mauvaise qualité ou pas assez explicitées.

Il peut aussi par moments manquer un peu de contexte. Le passage sur l’abolition de la Loi à Alamut est peu clair et B. Lewis n’arrive pas à expliquer comment un tel changement de doctrine, suivi d’un retour à la situation ante, peut avoir été possible (puisqu’il pense cet épisode véridique), surtout dans une ambiance sectaire tout de même peu propice à ce genre de virages brusques. L’auteur, nous semble-t-il, fait l’économie de nous mentionner des hypothèses qu’il ne retient pas mais qui ne sont pas plus improbables. C’est le cas par exemple avec la mort de C. de Montferrat. Certes la série vidéoludique Assassin’s Creed met l’assassinat sur le compte des Ismaélites, mais le roi de Jérusalem avait d’autres ennemis, et comme le dit justement l’auteur dans son dernier chapitre, ces derniers n’avait de loin pas de monopole (sans parler des sources peu loquaces). N’excluons cependant pas l’influence que le format du livre peut avoir sur la suppression de développements qu’un éditeur pourrait voir comme superflus. Les notes en fin d’ouvrage sont assez peu nombreuses mais apportent un grand plus sur les questions de sources. Par contre les translittérations nous ont parues étranges, surtout pour un arabisant du calibre de l’auteur, mais c’est peut-être là une pratique anglophone (éventuellement datée) qui ne nous est pas connue.

Après cette lecture, nous pouvons juger le roman de V. Bartol comme très solidement et profondément ancré dans les faits historiques, avec une bonne utilisation de personnages historiques reliés entre eux par le romancier mais aussi certaines compressions chronologiques (dont justement le moment nihiliste).

(synonyme de zèle, foi et sacrifice avant d’être celui de meurtre …7)

Le mythe du grand silence

Auschwitz, les Français, la mémoire
Essai d’histoire culturelle de François Azouvi.

Découvrir ce que l’on sait déjà, le retour.

Jamais l’Histoire n’avait tant ressemblé à l’Ancien Testament ! Albert Béguin, le 24 août 1945 dans Témoignage Chrétien, cité p. 54

Nous avons, il semble, pris la trilogie par le milieu en lisant Français, on ne vous a rien caché. La Résistance, Vichy, notre mémoire de F. Azouvi. Si rien ne manquait à la lecture de ce livre pour permettre sa compréhension, l’auteur avait changé d’avis sur le « Syndrome de Vichy » après l’écriture du Mythe du Grand Silence. Il reste que les deux sujets ne sont pas liés que chronologiquement, ils sont aussi liés dans la manière dont ils sont perçus à partir des années 1970 : la « découverte » de ce qui était connu de quasi tous mais où ces mêmes personnes veulent se persuader que c’est un scandale nouveau. Ce nouveau paradigme, français et occidental, qui voit la victime supplanter le héros entre 1945 et les années 1970, se met en place de manière très progressive et, bien sûr, avec de multiples facteurs.

F. Azouvi commence donc son analyse en 1944 avec la manière dont l’opinion publique apprend de manière libre, avec la reparution des journaux, la génocide des Juifs. Entre l’été 1944 et le début de l’année 1945, de nombreux articles parlent du sujet dans des journaux tant nationaux que locaux, confessionnels ou militants. Les déportés font clairement partie des « catégories d’absents » (W. d’Ormesson cité p. 25) et les photos de charnier ne sont pas absentes. Assez rapidement, une production littéraire apparaît, basée sur ce qui est su à la fin de la guerre. La souffrance spécifique des Juifs est donc connue des Français, mais elle prend place au sein d’un paysage de résistants fusillés et déportés et de victimes des combats. Il y a la volonté chez certains auteurs (y compris le grand rabbin de France p. 69) d’héroïser le déporté juif pour le placer au même niveau que le résistant déporté pour ses actes et pas pour ce qu’il est. Cette approche « franco-judaïque », être victime parce que Français, est aussi une manière de ne pas donner rétrospectivement raison aux Nazis (p. 41). D’autres enfin, plutôt catholiques, tentent de christologiser les victimes de l’Holocauste (le terme qui justement marque cette « annexion » chrétienne). Au sortir de la guerre, les élites intellectuelles françaises ne peuvent ignorer le sort des Juifs français et européens, un événement qui intègre les manuels scolaires dès la fin des années 40 (p. 64).

Le second chapitre explore l’entrée du génocide dans le monde de la fiction, tant romanesque que filmée. Les témoignages, nombreux dans les années 40, se raréfient dans les années 1950. De nombreux romans paraissent en France, essayant de rendre l’expérience concentrationnaire, vécue ou nom. Le Prix Goncourt récompense des romans qui abordent le génocide de près ou de loin en 1953, 1955, 1956, 1957 et 1959 (p. 121) ! Déjà en 1952 était publié un roman se plaçant du côté du bourreau avec Robert Merle: La mort est mon métier. Paru en 1950, le Journal d’Anne Frank est adapté au théâtre en 1957 et au cinéma en 1960. Les chiffres de vente du livre sont très important. Dès décembre 1945, le cinéma s’empare du sujet et une étape de plus est franchie en 1948, quand sort le film polonais La Dernière Etape, filmé à Auschwitz même. La décennie 1950 ne voit pas cette production s’assécher, tout comme la suivante.

La seconde partie du livre est consacrée par F. Azouvi à la place du génocide dans l’espace public. Au début des années 60 , deux évènements occupent l’espace public : le procès d’A. Eichmann à Jérusalem en 1961 (un consensus) et le succès polémique de la pièce de théâtre Le Vicaire (de R. Hochhuth) à partir de 1963. Le scandale du Vicaire, qui attaque frontalement Pie XII et son action durant la Deuxième Guerre Mondiale, prend justement place pendant le Concile Vatican II, moment de redéfinition des liens entre le catholicisme et le judaïsme. En fin de processus (en 1965), l’accusation de déicide à l’encontre des Juifs est retiré du Canon et disparaît de la liturgie pascale. Le lien entre le projet de réforme et le génocide est clairement fait par le cardinal Béa en 1963 (p. 196). En 1963 aussi, en même temps que sous l’influence de H. Arendt se trouve interrogée la « passivité » et la « collaboration »des Juifs, le génocide se trouve une métonymie : Auschwitz (p. 209).

Enfin, dans une dernière partie, F. Azouvi détaille à partir des années 1970 le changement de pied gouvernemental vis à vis du génocide, en même temps que s’impose la thèse du refoulé psychanalytique (p. 377, en France comme aux Etats-Unis) et que le génocide perd son horizon d’universalité (p. 329). En 1972 est révélé que le président Pompidou (en total décalage avec l’opinion publique p. 296) a gracié Paul Touvier, ancien milicien, en même temps qu’il demandait l’extradition de Klaus Barbie (ancien chef de la Gestapo à Lyon) à la Bolivie. Ce changement de pied se matérialise dans une politique judiciaire, bien dynamisée (souvent contre son gré) par S. Wiesenthal et les époux Klarsfeld. Le « consensus antitotalitaire » est fort, il y a une demande de compte générationnelle (pour qui sont-ils morts ? Pour Dieu, la France, rien ? p. 220), mais la libéralisation des médias permet aussi l’arrivée à lumière non seulement du révisionnisme mais aussi du négationnisme (p.317).

En 1987 a enfin lieu le procès Barbie. Celui qui a torturé J. Moulin est jugé pour la déportation des enfants d’Izieux. Pour l’auteur c’est la fin d’un processus de reconnaissance et de mémorisation du génocide en France (p. 382). L’Église catholique a fait acte de repentance en 1986, la même année où le maire de Paris J. Chrirac parle déjà de la responsabilité de la France au Vél d’Hiv’, annonçant le discours de 1995. En 1989, une plainte est déposée contre René Bousquet (ancien secrétaire général de la police de Vichy), un intime du président F. Mitterrand, que ce dernier ne peut plus protéger.

L’épilogue, enfin, aborde le devoir de mémoire et ses difficultés (Ricoeur et Todorov, Auschwitz comme tentation d’innocence p. 333) mais aussi l’attraction victimaire, chez les descendants ou d’autres groupes, mais également suscitant la mythomanie (fausse confession parue en 1995, p. 400).

Ouvrage très dense, documenté de manière très large, ce livre bénéficie en plus de l’usage d’une langue claire et légère. Ne s’interdisant pas des structures de chapitres complexes, il se lit avec un grand plaisir de lecture qui touche quand même à la dévoration. Mais sans se départir de sa scientificité, l’auteur laisse paraître un agacement face au phénomène de redécouverte, alors qu’à tout moment les informations sont là, distillées d’une infinie de façons, pour qui les cherche et enseignées de manière très précoce. Il y a bien sûr certains faits saillants, que nous ne pouvons tous citer ici, qui montrent que la réinvention de l’eau tiède est assez répandue. En 1947 par exemple est publié le premier livre consacré à la Résistance juive, distinguant ainsi héros et victimes, dans une claire échelle de valeurs (p. 69). Mais aussi qu’en 1953 est construit le premier monument commémoratif à Paris, avant Yad Vashem à Jérusalem. Un livre d’histoire des mentalités comme il y en a peu, un indispensable pour ceux qui veulent interroger les liens entre Histoire et Mémoire.

(les années 1970, c’est la mémoire chacun chez soi p. 329 … 8,5)

Towards the Borders of the Bronze Age and Beyond

Mycenean Long-Distance Travel and its Reflection in Myth
Essai sur le voyage à l’époque mycénienne par Jörg Mull.

Et revoilà Olympias !

Le bronze de l’Age de Bronze nécessite la combinaison de deux minerais qui ne se trouvent en général pas au même endroit. Pour se procurer l’un ou l’autre (ou les deux) de ces composants, il est donc nécessaire de le faire venir. Et parfois, en quantités non négligeables si l’on considère que pour la taille des blocs de la pyramide de Kheops, 70 tonnes de cuivre ont été nécessaires pour fabriquer les outils de taille (et c’était avant l’introduction du bronze en Egypte). Mais même si les besoins sont moins grands (toutes entités politiques autour de la Méditerranée n’ont de loin pas la grosseur de l’Egypte à la fin du IIe millénaire avant J.C.), il faut faire venir le minerai (en « lingots »), ce qui sous-entend non seulement des cadeaux entre aristocrates mais aussi des échanges commerciaux.

Les textes en grec (en linéaire B donc) qui relatent ces voyages et les liens commerciaux ne nous sont pas parvenus, seules quelques mentions dans les textes égyptiens ou hittites donnent quelques idées vagues sur des contacts. L’archéologie est bien sûr présente, mais la datation n’est pas toujours aisée, et encore moins l’est l’évaluation des productions minières et ce qui est finalement transporté, même si quelques hauts lieux de production sont connus (Chypre a la première place en Méditerranée pour la production de cuivre comme son nom l’indique). Il y a quelques épaves.

Tous ces éléments sont présents dans le livre mais le cœur du propos de l’auteur est l’utilisation des mythes grecs comme indications de contacts au long cours, sorte d’histoire transmise sous forme de mythe. Prenant comme terminus ante quem la Guerre de Troie, J. Mull compte de génération en génération pour remonter jusque vers 1500 a.C. dans une chronologie recomposée. Ménélas, fils d’Atrée, fils de Pélops, fils de Tantale, lui-même fils de Zeus, voilà qui permet les datations relatives des voyages (p. 66). L’auteur entre ensuite dans le détail avec, pour chaque destination les preuves historiques et archéologiques puis l’interprétation d’épisodes mythiques. On commence par l’Anatolie, avant de passer au Levant, à Chypre, à l’Egypte, à l’Italie et ses îles principales avant d’arriver à l’Ibérie et ce qui se passe au-delà des Colonnes d’Hercule (Gaule, Maroc). La Mer Noire n’est pas oubliée et J. Mull finit son périple avec l’Ethiopie, la Grande Bretagne et la Scandinavie. Une bibliographie (ne reprenant pas tous les livres cités dans le texte) complète l’ouvrage.

L’ouvrage n’est pas terriblement critique de ses sources, pour le moins, et cette sorte de crédentialisme, faisant fi de tout ce que les études indo-européennes ont pu dire des mythes (voire plus large encore avec le Déluge de Deucalion p. 98), est assez étonnant. Non que certains épisodes ne soient pas colorés par certaines réalités historiques (les Hittites en arrière fond de la Guerre de Troie par exemple), mais de là à en faire des simili-preuves de liens commerciaux, où chaque équidé un peu rapide est forcément la métaphore d’un navire rapide … Venant de la part de celui qui est le directeur financier de Volkswagen Chine, il faut sans doute voir ce livre comme une toquade. Nous cherchons encore le point de vue différent de l’économiste cité en quatrième de couverture. Non que tout soit faux (les mines par exemple), mais beaucoup de choses y sont comme étirées et forcées (la vitamine C bonne pour les marins des oranges du Jardin des Hespérides …). Les Peuples de la Mer servent de voiture balais ramasse-tout grâce au jeu des ressemblances les plus aventureuses. Des Sardes, des Etrusques parmi eux, vraiment ? Quant à la présence minoenne en Norvège (p. 142), sur quoi repose-t-elle ? La bibliographie est récente, voire même trop, et les citations dans le textes sont la plupart du temps des platitudes dispensables, ne cachant pas les trous du raisonnement.

Une déception.

(la métaphorisation à pleins tubes … 5)

 

Le drame de 1940

Mémoires d’André Beaufre sur 1940.

Balades impromptues.

La jeunesse n’a pas toutes les qualités, mais l’expérience est un fardeau dont il est difficile de se dégager pour raisonner vraiment juste. (p. 88)

André Beaufre est un cas à part parmi les quatre généraux qui ont le plus contribué à mettre au point la doctrine de dissuasion nucléaire française. Si en mai-juin 1940, les « Quatre généraux de l’Apocalypse », Lucien Poirier (à Saint-Cyr), Pierre-Marie Gallois (à l’état-major de la 5e région aérienne à Alger) et Charles Ailleret (officier dans l’artillerie) sont déjà militaires, A. Beaufre est le seul à être au Grand Quartier Général. Il est aux premières loges pour suivre ce qui est peut-être la plus grande surprise géostratégique du XXe siècle.

Mais avant de conter ce qu’il a vu au printemps 1940, l’auteur veut décrire son parcours. Ses jeunes années parisiennes, la fin de la Première Guerre Mondiale (Prologue), son passage à Saint-Cyr à partir de 1921 où tout transpire le dernier conflit. Il y croise pour la première fois un ancien combattant qui y est son professeur d’histoire, le capitaine De Gaulle. Il choisit ensuite comme affectation le 5e Régiment de Tirailleurs à Alger. Au cours d’une mission de routine au Maroc débute la Guerre du Rif. Son baptême du feu a lieu en mai 1925 (p. 68) et il est sérieusement blessé. A l’hôpital de Rabat, il rencontre Lyautey. C’est aussi l’occasion de réflexions sur ce que fut la dernière guerre coloniale et A. Beaufre ne voit clairement pas la colonisation comme un échec (p.80-86). « Des remords non, beaucoup de regrets … » (p. 86). En 1929, avec une croix de guerre et trois citations, on lui refuse la possibilité de présenter l’Ecole de Guerre. En 1930, il est admis. Il y trouve l’enseignement très conformiste, arrêté à 1918, même si en 1932 on lui parle (déjà) de la bombe atomique. Breveté, il est envoyé en Tunisie mais est bientôt muté à l’Etat-Major à Paris. Là il découvre une machine à la pensée libre, mais aux chefs décevants. La modernisation se fait à pas comptés et le chef d’Etat-Major interdit toute diffusion d’idées sur la mécanisation et la motorisation. Passent les années, l’auteur est en charge de la réorganisation de l’Armée d’Afrique. Arrive l’été 1939, quand on propose à A. Beaufre d’accompagner la mission militaire franco-britannique en URSS en qualité d’interprète. C’est l’occasion de dresser un état des lieux de la situation en 1939, pour mettre en relief le poids de la victoire de 1918 et les avantages de la défaite pour les Allemands : pas de généraux victorieux à contenter, pas de fossilisation de la doctrine, pas de matériel déjà dépassé à faire durer, mais surtout comme en France après 1871, un esprit de revanche.

La mission conjointe franco-britannique à Moscou a pour objectif de recréer une tenaille contre l’Allemagne comme en 1914. La Petite Entente a échoué avec l’abandon de la Tchécoslovaquie en 1938. Mais pour être efficace, un soutien soviétique doit pouvoir agir contre les Allemands, ce qui emporte d’avoir des troupes soviétiques traversant des territoires polonais. Refus catégorique de ces derniers, et la mission militaire franco-britannique qui ne s’était pas assuré de ce « détail » avant (c’est cependant de niveau gouvernemental) tente de gagner du temps. A. Beaufre fait le voyage vers Varsovie pour tenter un infléchissement. En passant par Riga et rendant visite au chef d’état-major letton, il dit : « J’avais l’impression de rendre visite à des condamnés à mort … » (p. 223). Ribbentrop allait arriver à Moscou … Le 23 août, le pacte est conclut, une semaine plus tard débute l’invasion de la Pologne depuis l’Ouest et quinze jours plus tard, les Soviétiques viennent prendre leur part du gâteau. Sitôt la signature du pacte connue, la mission était repartie aussi vite que possible, et l’on ne peut pas dire que le futur général ait gardé un souvenir enchanté de son séjour soviétique (p. 245). Quand il arrive à Paris, la mobilisation a commencé.

Puis il ne se passe rien. Une attaque pour soulager les Polonais ? Non. Tout au plus un petit mouvement vers Sarrebruck (comme en 1870 note Beaufre). La production de matériel de guerre n’augmente pas et chaque groupe de pression veut démobiliser qui les fils de veuves, qui ses ouvriers etc. En janvier 1940, A. Beaufre suit le général Doumenc, avec qui il était allé en URSS, au QG Nord-Est. Aide de camp du major général, il voit passer tout ce qui lui est adressé. Il ne peut que constater le déséquilibre des forces, l’absence de solidarité militaire avec la Belgique, une armée « démodée, engourdie et bureaucratique », un commandement non éprouvé, un moral moyen et des citoyens ignorant la gravité de l’heure (p. 297). L’auteur raconte le cauchemar, mais aussi ce qui aurait pu produire un ressaisissement. Ce qui est sûr, il ne l’attendait pas de Gamelin et Weygand arrive bien trop tard, mais avec énergie (p. 314). Dans le repli du QG, l’auteur assiste à la prise de contact entre Churchill et De Gaulle à Briare (p. 341). Dans l’épilogue, enfin, A. Beaufre condense sa pensée sur les évènements (l’inaction à l’extérieur dès 1936) et les hommes, dominés comme les pays par le Destin, s’ils n’ont pas pu prévoir les périls à temps et les conjurer.

Le livre fait évidemment penser à Marc Bloch. Les deux témoignages sont complémentaires, indéniablement, même si A. Beaufre rédige son texte bien plus tard. Il ne peut donc être exempt d’une certaine téléologie. Lui ne voit pas les conséquences du non armement du personnel du service des essences, mais il constate le divorce complet entre la politique extérieure et les armées. Et le réquisitoire final (p. 252), 25 années après les faits, est encore violent, avec un énervement bien palpable. Est-il trop dur avec le refus polonais de l’été 1939 (il y a louvoiement polonais dans les années 30, y compris prise de territoire tchécoslovaque en 1938) ? L’auteur ne dit pas qu’ils ont eu raison, comme les faits le démontrent ensuite. A. Beaufre a une vision très gaullienne (et sans doute teintée de ses observations des années 1960) de l’URSS, pour qui c’est toujours la Russie et ses objectifs impérialistes traditionnels, sous le masque du bolchevisme.

Du point de vue formel, c’est un peu moins bien. Les notes de l’éditeur (auteur reconnu lui-même, dans un autre registre, et dont la présentation remplit bien son œuvre) nous ont semblées mal calibrées pour le public visé, qui ne peut être que déjà informé. Beaucoup des notes infrapaginales nous sont apparues inutiles, d’autres nous paraissaient manquantes. Une même, à la p. 140, nous semble fausse (K. Haushofer comme inventeur du concept politique d’espace vital à la place de F. Ratzel, sur ce point voir Black Earth de T. Snyder). Les noms propres auraient pu être vérifiés (par exemple Trondheim p. 290) et les coulures noires dues à l’impression ne sont pas du plus bel effet … Le livre se dévore et le regard porté par le général sur le lieutenant est intéressant, entre nostalgie du Maroc et conscience que les guerres de décolonisation ont rendu la vie morale des jeunes officiers beaucoup moins simple que ne fut la sienne.

(ce chassé-croisé nationalistes/pacifistes de 1936 est très bien décrit p. 117 …7)

Il santuario ritrovato

Essai d’archéologie romaine dirigé par Emanuele Mariotti et Jacopo Tabolli.
Nuovi scavi e  ricerche al Bagno Grande di San Casciano dei Bagni.

Plouf.

Quand ce livre est sorti en 2021, tout était encore calme. Un an après, le site était le théâtre de la plus grande découverte de statues en bronze depuis celles de Riace en 1972. Mais contrairement à Riace, pas de mer ici. San Casciano dei Bagni est dans la campagne toscane, entre Sienne, Chiusi et Orvieto. Mais il y a de l’eau dans le coin, et pas qu’un peu : la commune compte 37 sources thermales. C’est l’une de ses sources qui alimente le sanctuaire sis au pied du village moderne, avec ses deux piscines d’eau chaude encore aujourd’hui utilisées par les habitants (mais sans doute avec des interruptions depuis l’Antiquité).

La présence d’un sanctuaire est connue depuis 1585 et quelques petites fouilles amateures ont eu lieu au XIXe siècle. L’étude scientifique débute en 2014, suite à d’autres découvertes dans des localités proches. Suivent des prospections en 2016 et 2019, une première tranchée de sondage en 2019. Enfin, entre juillet septembre 2020 prennent place les premières fouilles. Mais le présent livre ne fait pas que relater le déroulé de ces fouilles et leurs résultats. Son objectif est bien plus ample. Il s’intéresse aussi au site à la préhistoire, ainsi qu’aux confins sud du territoire clusinien au début de l’Age du Fer et à la période étrusque. La question des eaux sacrées en Toscane intérieure étrusco-romaine est l’objet d’un chapitre, tout comme les évolutions du paysage clusinien, entre sources, population et échanges.

Le regard des antiquaires sur le sanctuaire du Bagno Grande n’est pas oublié, avec plusieurs gravures du XVIIe siècle portant sur les différents modes de cure pratiqués sur place tout comme est étudié ce qu’il est advenu d’une collection privée d’artefacts originaires de San Casciano. Enfin, passé tous ces éléments de contexte très variés, l’étude du site commence vraiment avec la partie topographique, suivie de la relation des fouilles de 2019 et 2020 au Bagno Grande. Les fouilles ont mis au jour un sanctuaire dédié à Apollon, la Fortune Primigène, Esculape, Isis et Hygie, dont les plus anciennes structures architectoniques sont datées entre la fin du IIe et le début du Ier siècle avant notre ère (p. 152). Au début du Ier siècle ap. J.C. s’opère une monumentalisation du site avec l’édification d’une structure quadrangulaire doté d’un bassin ovale encadré par des colonnes (un impluvium, en lien avec une source à proximité). Peu de temps après et suite à un incendie, un petit portique à colonnes est rajouté, donnant accès à la structure quadrangulaire. Au milieu du IIe siècle de notre ère sont ajoutés les autels au bord du bassin, essentiellement dédié à la santé de membres d’une famille sénatoriale. Au IVe siècle, le sanctuaire bénéficie d’une rénovation importante du mur périmétral, puis entre la fin de ce siècle et le début du suivant, le sanctuaire est « mis en dormance » (p. 159) par la mise bas méthodique des éléments porteurs et le renversement des autels et des statues. A un angle du sanctuaire, une structure mal définie est ensuite érigée.

Les matériaux utilisés, les techniques de construction et la décoration sont ensuite abordés plus en détail, en utilisant le protocole de description AcoR. Les inscriptions sont au centre du chapitre suivant, tant celles retrouvées avant la fouilles que celles que la fouille a pu dégager. Une analyse du paysage religieux, de ses espaces et de ses acteurs, conclut la partie textuelle de ce livre avant de laisser la place à un catalogue décrivant les autels, la statue en marbre d’Hygie, les ex votos anatomiques en bronze, les statuettes d’oiseau en bronze et en marbre, les autres objets en métal et enfin la céramique. La bibliographie ferme la marche d’un ouvrage très richement illustré en couleur comptant 250 pages.

Fouiller dans de la boue chaude pendant qu’à quelques mètres des gens se baignent, voilà des conditions de fouille qui peuvent être frustrantes. Mais le lecteur lui n’est pas frustré, loin de là. Le livre est d’un très bon niveau et si certains articles peuvent être arides, le plaisir de lire les analyses sur les techniques édilitaires ou l’interprétation religieuse, entre les Prénestins adorateurs de la Fortune qui visitent Délos et les oreilles en bronze destinées aux dieux qui écoutent, il est lui bien réel. Une grande variété d’articles, de belles descriptions tant de bâtit que d’œuvres plastiques, des références à jour forment un travail de grande qualité et très complet. Alors oui, ce n’est pas le Parthénon (ou l’Ara della Regina tarquinienne pour aller moins loin), mais les sanctuaires des eaux non dédiés aux nymphes ne sont pas si nombreux. C’est donc un très bon début et la prochaine livraison portera forcément sur les découvertes de 2021, sur l’usage des piscines attenantes au sanctuaire et peut-être d’autres aires sacrées ou bâtiments. Et même si la population à l’époque étrusque semble assez faible dans la zone, peut-être que seront mis au jour des états plus anciens du sanctuaire. Comme sanctuaire des confins, les pèlerins ne sont pas obligés de vivre à côté. Il y a une incitation à publier !

(le lien entre Isis et les oreilles offertes en ex-voto, voilà qui avale les kilomètres …7,5)

The Road to Unfreedom

Russia, Europe, America
Essai d’histoire du temps présent par Timothy Snyder. Existe en francais sous le titre La route pour la servitude : Russie – Europe – Amérique

Toutes les routes mènent à la troisième Rome ?

It makes a difference whether young people go to the streets to defend a future or arrive in tanks to suppress one. (p. 155)

The simplest way to make others weaker is to make them more like Russia. (p. 252)

L’œuvre de T. Snyder comprend deux versants. Le premier est historique, centré sur les années 1920 à 1950 en Europe centrale et orientale. Le second a pour objet le XXIe siècle politique, avec une zone géographique étendue à l’Europe occidentale et aux Etats-Unis. Ce livre fait partie de la seconde catégorie (qui a l’avantage de ne pas parler constamment de meurtres de masse).

Le plan du livre est d’une grande intelligence. L’introduction démarre avec l’année 2010 à Vienne, au moment de la naissance du fils de l’auteur, la veille du jour du crash de l’avion du président polonais à Smolensk. A ce moment là, comme déjà l’auteur se le disait avec son ami Toni Judt dans leur livre commun en 2009, le capitalisme semblait inaltérable et la démocratie inévitable. Mais les années 2010 allait remettre très sérieusement cette idée en cause. Le premier chapitre, intitulé « individualisme et totalitarianisme (2011) », raconte la découverte par les sphères gouvernementales russes d’Ivan Iline, un fasciste russe expulsé d’URSS et mort dans les années 1950 en Suisse. Adepte d’une sorte de fascisme chrétien (mais rejetant Dieu p. 21 …), il veut préparer la fin du bolchevisme mais pas pour faire de la Russie (éternelle, virginale et toujours victime de l’Ouest), une démocratie faiblichonne mais bien pour qu’elle sauve le monde sous la conduite d’un rédempteur infaillible qui apparaîtrait d’un coup d’un seul.

Le deuxième chapitre nous fait avancer d’une année, pour une analyse du tournant que fut 2012 en Russie, avec l’alternative du titre : succession ou échec. En 2012, après un mandat en tant que président, Medevedev rend sa place à Poutine. Quelques milliers de Russes manifestent contre la fraude électorale manifeste (qualifiés de déviants par le Kremlin p. 51-52) et Poutine fait passer la Russie dans la situation où il n’y a plus de principe de succession à la tête de l’État : lui pour l’éternité. Et comme l’on ne veut plus vraiment parler de l’avenir (tout tracé), on regarde en Russie vers le passé, en particulier 39-45. Enfin non, justement pas 39-45 avec le pacte et l’invasion de la Pologne, mais plutôt 41-45. Retrouver l’empire perdu en 1991 …

Le chapitre suivant nous porte donc en 2013, quand se pose en Ukraine la question d’un rapprochement avec l’Union Européenne, cet ensemble intégré d’anciens empires, auquel Poutine ne voulait plus adhérer en 2010 mais qu’il souhaitait agréger à la Russie (p. 80). Le projet russe concurrent, c’est l’Union eurasiatique (une idée déjà vieille de plusieurs décennies, née en URSS). Et comme l’Union Europénne et les Etats-Unis sont maintenant perçus comme des dangers, il faut agir contre eux dans le champ informationnel (RT) et en finançant des partis donc le succès pourrait servir.

Comme l’on pouvait s’y attendre, 2014 voit l’Ukraine occuper une bonne partie du chapitre. L’auteur a été très proche des manifestations de Maidan. L’accord avec l’Union Europénne n’étant pas signé, des semaines de manifestations et de répression sanglante se concluent par la fuite du président ukrainien Yanoukovitch mais aussi par l’invasion de la Crimée par le Russie, suivi de la fausse guerre civile au Donbass en 2015. Il fallait neutraliser ce mauvais exemple de changement et d’indépendance aux portes de la Russie.

Mais les opérations russes dans le champ informationnel ne se sont pas limitées à l’Europe. Un conseiller de Yanoukovitch, qui avait emporté avec lui ses techniques depuis les Etats-Unis y retourne pour des mettre au service de Trump en 2015. D’un oligarque à l’autre ajoute même T. Snyder, de manière un peu forcée (p. 123). Y voyant un intérêt et connaissant le personnage depuis de nombreuses années, les services russes vont donner quelques coups de pouce à celui qui est in fine le candidat républicain à la Maison Blanche. En plus de fonds, la divulgation de courriels dérobés aux démocrates et la diffusion de rumeurs auprès d’un public sélectionné (dans un pays où le niveau des inégalités se rapproche dangereusement du niveau russe) font aussi partie de l’arsenal déployé.

Toujours plaisant à lire, parfois même légèrement amusant, l’auteur réussit à montrer le changement qui a affecté la Russie en six années (même si certains signes avant-coureurs pouvaient déjà se voir en 2006) en replaçant les évènement dans une trame politique de l’inévitabilité (fukuyamaoïde) / politique de l’éternité mais aussi en prenant en compte l’état de la société étatsunienne (drogues, inégalités reparties à la hausse dans les années 1990, réduction des possibilités de voter dans certaines régions etc.) et le besoin des médias en amusement livré à échéances régulières. Si certains passages sont absolument brillants (dont bien sûr ce qui se passe dans sa zone d’intérêt premier, mais aussi sur le schizofascisme p. 150), il est des affirmations simplistes quand on est plus dans une thématique d’Europe occidentale. La grande passion et les grands espoirs que nourrit l’auteur pour l’Union Européenne peuvent lui faire perdre de vue qu’il peut exister d’autres raisons à des politiques que ceux qu’il nomme (les motifs allemands à rejoindre la CECA p. 72-73 par exemple). Pareil pour l’enrichissement des nations européennes via les colonies (p. 75) ou dans son analyse du positionnement politique du Front National en France.

Un regard désespérant sur la stase russe alimentée par un fascisme mystique, sans porte de sortie visible. Et encore, le livre s’arrête en 2016 …

(Yanoukovitch est le premier président à chercher refuge dans le pays qui envahit le sien …7,5)

Padre Pio

Miracoli e politica nell’Italia del Novecento.
Essai historique sur Padre Pio et son temps par Sergio Luzzatto. Traduit en français sous le titre Padre Pio. Miracles et politique à l’âge laïc.

Saint et martyre ?

Son image est partout en Italie, dans des cafés, sur des camions, mais aussi partout dans le monde où se trouvent des Italiens. Il est l’équivalent du t-shirt du Che. Padre Pio est cette figure barbue portant des mitaines faisant partie du paysage normal pour les Italiens, adeptes ou non, croyants ou non. En premier lieu, c’est un moine capuçin canonisé (en 2004) que des gens encore vivants aujourd’hui ont pu voir et à qui ils ont pu parler, puisqu’il est mort en 1968. Dans tout le répertoire des saints, c’est une particularité. Son autre particularité, c’est de porter des stigmates, comme François d’Assise au XIIe siècle mais, cas unique, en étant prêtre. A ce titre, il devient un Autre Christ. Pour la Sainte Eglise Romaine, ce devrait être le ravissement. Eh bien, non …

Padre Pio, dans son couvent du Gargano, est supposé avoir reçu les stigmates le 20 septembre 1918. Par un effet convergent de la Contre-Réforme tridentine, de scientisme post Première Guerre Mondiale et de conservatisme antidémocratique, le Vatican de manière générale ne voit pas d’un bon œil l’émergence d’un saint vivant, à la réputation de producteur de miracles et stigmatisé et qui draine lettres (700 par jour en 1919 p. 57), foules et offrandes (même si la hiérarchie ecclésiale n’est pas univoque).

Pour ne pas prêter le flanc aux sceptiques de tous ordres, l’Église catholique est en effet devenue méfiante devant le miracle depuis le XVIe siècle (pour ne pas se retrouver à nouveau avec des saints lévriers ou devoir gérer une imposture dévoilée). De plus, dans un environnement saturé en gueules cassées (stigmatisés du modernisme p. 7) mais aussi devant l’automutilation de combattants, l’apparition d’un stigmatisé répond peut-être à un besoin de sacralité identificatoire mais rend aussi certains médecins mandatés très suspicieux. Chez ces derniers ont soupçonne l’usage de moyens chimique, et cela va chez le Père Gemelli (futur premier recteur de l’université catholique de Milan tout de même et qui donnera son nom à l’hôpital universitaire catholique de Rome où sont soignés les papes) jusqu’à détecter des maladies mentales chez Padre Pio. Enfin, dans une Eglise italienne qui pleure encore la prise de Rome en 1870 et qui ne voit pas forcément un problème dans la montée en puissance squadriste contre le bolchevisme, la piété incontrôlable qui touche toutes les classes sociales dans ce Mezzogiorno reculé et arriéré qui se transforme en culte d’un moine à peine formé théologiquement n’est pas la bienvenue. L’Église va retrouver son magistère moral et son influence sur les classes dirigeantes en Italie et ce qui peut être un terrible imposteur peut tout mettre par terre. Les stigmates sont des signes de Dieu au XIIe siècle, des preuves au XXe, avec des réactions forcément différentes (p. 11), même si, à partir de 1926 en Italie, l’Autre Christ c’est Mussolini (p. 192).

S. Luzzatto présente dans ce livre l’irruption de la sainteté publique et éclatante dans une Italie qui vient de passer au travers d’une Première Guerre Mondiale dévastatrice et au résultat qui ne pouvait être que décevant. Il montre certes les effets sur la piété populaire de Padre Pio mais surtout les conséquences politiques, dans l’Église et en dehors. Il est ainsi entouré de notables locaux, fascistes de la première heure pour certains, d’affairistes (dont un qui régnera en grande partie sur le marché noir de la France occupée), de fils et filles spirituels qui agiront dans le but de son acceptation par le Saint Siège et pour accroître sa renommée. Si la période allant de 1919 à la veille de la guerre est surtout marquée par la répression, Pie XII est plus conciliant. L’après 1945 voit tout de même la captation de fonds américains pour la construction d’un hôpital proche de son couvent … Mais les papes suivants restent méfiants (résumé p. 385), sans pour autant retourner à la répression (quasi interdiction des activités pastorales) et aux volontés d’exiler Padre Pio loin de sa base (le gouvernement italien s’y oppose toujours pour des raisons d’ordre public avant 1945).

S. Luzzatto n’est visiblement pas un adepte de Padre Pio (mais il est aussi peu probable qu’il soit catholique …), et ce livre est très loin de l’hagiographie. La lecture commence presque avec le plagiat par le Padre du témoignage d’une autre stigmatisée pisane (p. 30-31) ! L’auteur est aussi plus que sceptique en ce qui concerne la réalité des stigmates, preuve à l’appui, sans cependant pouvoir être 100 % sûr. Les miracles sont à peine évoqués, assez souvent le texte est à deux doigts de la raillerie ou ils servent d’introduction à un bon mot (p. 292). Mais l’auteur est équanime, parce qu’il n’est pas avare ni dans la description des profiteurs de Padre Pio ni de tout ce que tentent ses ennemis (le père Gemelli ne s’avouera jamais vaincu, même dans les années 60). Il est tout de même question de la damnatio memoriae d’un vivant (p. 174) !

Le texte en italien est exigeant. D’une très haute qualité littéraire et avec ses petites touches caustiques, il demande un petit temps d’adaptation. S. Luzzatto a toutes les armes pour guider le lecteur dans les temps troublés italiens qui font suite au premier conflit mondial et aux luttes qui y prennent place, y compris dans ce petit village des Pouilles qu’est San Giovanni Rotondo avec sa société principalement analphabète, son histoire propre et les échos encore en 1920 des violences du Plébiscite de 1860 (p. 105). Mais il faut aussi avoir quelques bases en réducisme, en biennio rosso et en post-fascisme des années 60 (un milieu qui voit beaucoup d’hagiographes de Padre Pio, p. 382-383) où la nostalgie pour Mussolini rencontre la passion pour Padre Pio, doublé par un grand besoin de miracles dans ce tourbillon de changements en Italie … Le problème viendrait plus des reproductions de photographies dans le texte qui ne sont pas légendées. Certes elles sont étroitement en relation avec le propos mais ce n’est pas toujours évident. Il n’y a pas plus de bibliographie générale dans ce volume qu’il n’y a de table des illustrations.

Un livre capital pour comprendre l’Italie contemporaine à l’ère du média de masse et après.

(Padre Pio serait apparu à des aviateurs de la RAF, p. 292, pour les dissuader de bombarder le Gargano …8,5)

S’adapter pour vaincre

Comment les armées évoluent
Essai historique sur l’innovation et les armées par Michel Goya.

Beaucoup de facteurs.

Dans la dialectique de l’affrontement, les acteurs peuvent prendre conscience de défauts, de manques qu’ils ont, tant au niveau matériel qu’au niveau de leurs pratiques (doctrines, tactiques, etc). Ils ont alors parfois l’idée de s’améliorer, de s’adapter à la situation, ce qui peut en retour déclencher un processus d’adaptation chez l’adversaire et ainsi de suite. C’est ce processus que veut distinguer M. Goya dans ce livre en prenant appuis sur sept cas concrets, étalés sur deux siècles.

Le premier de ces cas est l’armée prussienne, cueillie à froid par la rencontre avec les armées de la Révolution et de l’Empire. Pour remédier à son problème de nombre, elle met en place un système de réserves qui lui permettent d’aligner beaucoup plus de régiments quand elle reprend le combat et participe à la bataille de Leipzig (1813) ou lors des Cent Jours. Son effort organisationnel se double de la mise en place d’un état-major suprême permanent, une première mondiale (alors que les autres puissances montent une structure de commandement à chaque nouveau conflit), associé à un institut de formation supérieur, la Kriegsakademie. L’effet se voit entre 1864 et 1870, entre la guerre du Schleswig, la guerre contre les Habsbourg et la guerre contre la France, où la Prusse établit sa domination dans l’espace germanique puis en Europe, appuyé sur un matériel qui fait changer du tout au tout les tactiques héritées du XVIIIe siècle. Pour la IIIe République, la défaite n’est pas encore étrange, mais bien intellectuelle.

La France est justement le cas suivant de l’auteur, avec un chapitre sur ce qui est sa grande spécialité : l’innovation lors de la Grande Guerre. Passé la redécouverte que la puissance de feu annihile toute idée de manœuvre en terrain découvert, l’armée française doit gérer la stagnation du front, conséquence de l’enterrement. S’ensuivent de très nombreux processus d’apprentissage (la guerre de tranchée, ou plutôt son retour) mais aussi d’innovations techniques, tactiques et doctrinales qui doivent permettre de dépasser le blocage. Faire plus n’a pas marché (un plus gros assaut), il faut donc faire différemment : le tank, l’avion, le camion mais aussi l’équipement de l’infanterie en armes collectives, une logistique repensée avec les besoins fous en munitions et la nécessité de pouvoir déplacer des troupes en quantité et rapidement là où il n’y a pas de voies de chemin de fer.

Dans le troisième chapitre, on assiste au premier changement de milieu du livre avec les évolutions de la Royale Navy entre 1880 et 1945, entre le premiers cuirassés à propulsion motorisée, les Dreadnoughts et le lent déclin qui fait suite à la Première Guerre Mondiale, entre concurrence internationale à peine masquée par les accords de limitation de flotte et ratage du tournant de l’aéronavale dans les années 1930. En réalité, la Grande-Bretagne combat en 1940 avec la flotte de 1920 et tout ce qui a été construit pendant la Deuxième Guerre Mondiale n’existe plus en 1962, parce qu’économiquement insoutenable (p. 146).

Parallèlement, la Grande Bretagne devait aussi équiper sa nouvelle armée née en 1918, la Royal Air Force. Cette dernière, dans un grand élan douhetiste, devait bombarder l’Allemagne pour forcer sa population à demander l’arrêt des hostilités. La tâche est confiée au Bomber Command, tandis que les Etats-Unis déploient la 8e et la 15e Air Force avec le même objectif. De jour (les étatsuniens) comme de nuit (les britanniques), deux millions et demi de tonnes de bombes sont lancées sur l’Allemagne entre 1939 et 1945. C’est l’équivalent de 300 bombes A. Les dégâts de tous ordres sont considérables, mais les assaillants eux-mêmes perdent 40 000 bombardiers et 100 000 aviateurs.

Le chapitre suivant détaille les changements qu’induit l’arrivée de la bombe atomique, créée dans un contexte de guerre et dont l’utilisation se fait dans un contexte de grands bombardements meurtriers au Japon. Mais sitôt après la première utilisation, la théorie rattrape la pratique. Cinq ans après, elle n’est pas utilisée en Corée et le niveau gouvernemental ne laisse pas le militaire libre de faire ce qu’il veut. Il y a un peu l’inverse dans le sixième chapitre ou le gouvernement laisse faire le militaire, voire même l’abandonne : en Algérie. Mais ici, pas question d’usage d’armes atomiques. Il faut revenir à la guerre au milieu des populations, alors que presque tout l’entraînement tourne autour du futur choc avec les troupes soviétiques. Il faut donc s’adapter, comme prendre acte que les hors-la-loi attaquent les militaires, que l’aviation à réaction ne sert à rien et que l’hélicoptère a autant de noblesse que le saut opérationnel.

M. Goya s’attaque ensuite aux évolutions de l’US Army entre 1945 et 2003, entre une réduction de 90 % une fois la guerre finie et l’apparition d’un nouvel ennemi stratégique et la guerre en Iraq. Une fois l’emballement nucléaire dépassé, la confrontation avec la guerre insurrectionnelle est traumatisant, d’autant plus qu’il n’y a finalement très peu de combattants, trop de services de soutien et d’état-majors (un colonel pour 163 personnels en 1968 au Viêt-Nam p. 329) et trop de rotations pour accumuler de l’expérience. Préparée pour l’AirLandBattle contre le Pacte de Varsovie, l’US Army se retrouve à devoir négocier avec des chefs de villages afghans …

Comme à chaque fois, avec M. Goya, on en a plus que pour son argent. Voilà 370 pages de texte bien dense, mais toujours agréable à lire. L’appareil critique a été réduit mais les lecteurs intéressés trouveront néanmoins plein de choses dans les notes. Sur la forme, un bon mélange entre l’érudition et la volonté de chercher un public large mais un minimum informé. Une relecture plus attentive encore de l’éditeur aurait pu éviter quelques maladresses résiduelles. Pour ce qui est du contenu, la partie sur la Première Guerre Mondiale sort du lot, parce qu’elle est clairement la spécialité de l’auteur (comme on a déjà pu le voir dans ses autres ouvrages chroniqués dans ces lignes). Nous pourrions discuter de la biographie de von Moltke (p. 32) ou de l’éventuelle surestimation de la Gestapo (p. 193), mais ce ne sont là que des vétilles, surtout s’il l’on met en regard la réflexion sur ce qu’aurait apporté la bombe atomique à la France en 1939 (p. 198), les équivalences de coût du V2 (p. 179) ou l’excellent résumé des contraires tactiques à réconcilier à la fin du XIXe siècle (p. 40) ou encore le passage sur la terrible erreur de diagnostic civil et militaire faite en 1954 en Algérie (p. 262).

Dans l’attente de l’analyse du conflit russo-ukrainien par M. Goya une fois ce dernier fini …

(au Viêt-Nam les combats sont trop rapides pour que les appuis puissent intervenir p. 330 … 8)