The Children of Ash and Elm

A History of the Vikings
Manuel de vikingologie par Neil Price, traduit sous le titre Les Enfants du frêne et de l’orme. Une histoire des Vikings.

Bien plus que des bouts de mêtal en tas.

Hervath, Hjorvath, Hrani, Agantyr !
Je vous réveille tous sous les racines des arbres,
avec casque et cotte de maille, avec épée aiguë,
avec bouclier et harnais, avec lance rougie.
Vous, fils d’Arngrim, violente race,
avez grandement changé depuis l’amoncellement de la terre.
Le Réveil d’Agantyr, cité p. 234

Après avoir produit un des livres les plus excitants dans les études nordiques des dernières décennies, le même auteur décide de produire un manuel sur les Vikings. Comment résister ? Nous n’avons pas pu.

Et grand bien nous fit. Le sujet est certes beaucoup moins resserré que dans The Viking Way mais la sensibilité de l’auteur, sa distance scientifique vis-à-vis de son sujet et la qualité de sa plume sont toujours là. Et s’il y a moins de passages romancés (de petites saynètes apparaissent ci et là) et qu’un seul dessin de Ƿórhallur Ƿráinsson, c’est pour laisser de la place à tout ce qui doit être dit entre le VIe siècle (les conséquences au Nord de la fin de l’Empire romain en Occident) et le XVe siècle (la fin de la colonie groenlandaise). Et ceux qui ont espéré que tout démarre avec la mise à sac du monastère de Lindisfarne (en 793 p. C.) devront attendre 200 pages et la seconde partie de l’ouvrage. Chez N. Price, il y a d’abord une mise en place qui a pour but premier de permettre au lecteur de se faire une juste image des sociétés norroises au VIIIe siècle et de bien être clair sur le fait les Vikings ne sont pas des démons sortis de l’Enfer et que tout le monde sait qui sont ses voisins.

Commençant avec une introduction générale mais très loin d’être bateau (ou drakkar ?) sur les sources et les intentions de l’auteur, N. Price attaque directement avec le but de l’archéologie cognitive : que pensent les gens qui ont produit les objets que l’on retrouve en terre ? Pour cela, il part de la mythologie nordique pour esquisser le paysage mental des Norrois d’avant la christianisation (et éventuellement de quelques restes après). Comme dans The Viking Way, l’auteur ne se limite pas à un tableau simpliste de dieux mais évoque tous les types d’êtres invisibles avec qui les hommes partagent la Terre (Midgard), mais aussi tout ce qui constitue un humain pour un Norrois (hamr, hugr, hamingja et fylgja).

Puis N. Price entame sa progression chronologique avec le Ve siècle, celui qui voit l’effacement de Rome (une puissance connue en Scandinavie et pas si éloignée si l’on prend pour point de départ le limes en Frise) et les mouvements de populations germaniques. L’éruption du volcan Ilopango au Nicaragua en 536 et 539/540 a de dramatiques suites en Scandinavie de par les conséquences des rejets dans l’atmosphère des deux irruptions sur une agriculture très extensive (sur peut-être 80 ans, avec des différences régionales marquées p. 77). Les structures sociales en sont modifiées et le mythe du long hiver (Fimbulwinter) comme annonciateur du Ragnarǫk y puise peut-être même son origine. La moitié de la population de Scandinavie peut avoir péri.

De ce cataclysme naît la culture de la halle, avec ses bancs, son foyer central et le siège du maître des lieux, le tout destiné à la réception de visiteurs et de poètes (p. 95). C’est « la civilisation, la lumière, la renommée, l’honneur, la mémoire, l’histoire et la joie. Au delà de ses portes, comme dans Beowulf, et dans ce dernier défonçant ces mêmes portes, sont les monstres du chaos et de la nuit » (p. 96). La plus grande de ces halles atteint les 80 mètres de long (à Borg dans les Lofoten), soit un bâtiment aussi long que la cathédrale de Trondheim achevée au XIVe siècle.

L’auteur continue son exploration de la structure sociale du monde scandinave entre la chute de Rome et le VIIIe siècle dans un troisième chapitre qui traite de la ferme comme unité de base (et de tout ce qui fait sa vie quotidienne comme la nourriture), du mariage et de la polygynie, des liens politiques et d’amitié. De manière étonnante, l’habillement (jamais avec des poches p. 135) est bien moins connu que l’on ne le croit, comme ont pu le montrer des découvertes récentes de figurations métalliques (p. 126-132).

Mais il est un fait qu’il ne faut pas oublier, et qui, s’il est bien présent dans les sagas, l’est beaucoup plus rarement dans les ouvrages de vulgarisation, c’est qu’économiquement, tout cela repose sur l’esclavage, à un niveau élevé et pour une grande variété de fonctions. Mais après tout, c’est aussi l’objectif des raids de Vikings par la suite …

Après avoir dans tout un chapitre et de manière très vaste abordé la question du genre dans la société norroise (Odin le queer p. 173, un grand paradoxe), N. Price propose une nouvelle brique dans sa construction avec l’organisation politique des différentes entités scandinaves, entre roitelets et assemblées législatives et judiciaires, ce qui conduit à la question de l’alphabétisation (pas négligeable p. 192) mais aussi à celle des bateaux et des changements de types dans les mers septentrionales. La voile fait son apparition vers 750 en Baltique et le dessin évolue dans le sens d’une meilleure tenue à la mer, pour pouvoir affronter les océans. Le septième chapitre explore ensuite un autre versant des nouvelles élites nées au Ve-VIe siècles, celle de la fonction sacrée (avec certaines fusions entre halle et temple (p. 211), mais aussi plus généralement comment les populations norroises rencontrent les autres habitants invisibles de la Terre. Sacrifices, magie, mises en scène, les moyens sont innombrables. Tout comme les modes d’inhumations (du moins ceux visibles p. 226) que N. Price détaille du simple trous dans le sol au grand style qui classe son homme : le bateau-tombe. Mais ce grand homme peut aussi être une femme, comme à Oseberg. L’auteur détaille aussi les difficultés de la crémation, qui nécessite des personnes spécialisées (p. 230) et où seule une partie, voire une toute petite partie, de ce qu’il reste du corps est enseveli (p. 231-232).

Puis, à ce point du livre, après 270 pages de ce qui pourrait être une introduction s’il l’on a mauvais esprit, arrive pour le lecteur le premier chapitre sur le phénomène viking (pour commencer cette seconde partie). Et tout semble plutôt commencer dans la Baltique vers 750, avant de toucher la Mer du Nord dans le cadre de changements politiques et commerciaux locaux (les marchés en Europe et en Scandinavie) mais aussi avec des incitations personnelles comme la gloire, la richesse, l’acquisition de partenaires sexuels et les ordres des Rois de la Mer (saekonungr p. 300 : un chef, une armée, pas de terres, des pirates donc), sans plan d’ensemble (p. 333).

Mais avec le temps, les forces commencent à collaborer entre elles, comme coalescent les pouvoirs politiques en Scandinavie même. Ce se sont plus des raids de quelques jours avec un seul bateau, ce sont plusieurs équipages, qui finissent par rester plus longtemps parce qu’ils ne sont pas chassés (mais toute expédition n’est pas un succès non plus …). En 865 débute la conquête et la colonisation de l’Angleterre par la « Grande Armée Païenne » (qui se déplace avec femmes et enfants). La Francie (coût astronomique des rançons p.351), l’Irlande puis jusqu’en Méditerranée et à Madère (p. 377), Ladoga, Kiev, Alexandrie et Constantinople de l’autre, mais N. Price n’oublie évidemment pas les Feroés, l’Islande (où les hommes sont scandinaves mais beaucoup de femmes irlandaises, p. 380-381), le Groenland et l’énigmatique Vinland (avec souvent les mêmes gens à l’Est comme à l’Ouest). Parallèlement naissent des royaumes au Nord et la christianisation progresse (les petits marteaux de Thor en pendentifs semblent être une réaction à la croix).

En 1408 est célébré le dernier mariage connu au Groenland. La colonie locale a presque disparu et c’est ainsi que pour l’auteur prend fin la période viking (relation ahurissante du 600e anniversaire avec un descendant p. 501-502).

Que ce manuel fera date est l’évidence même. Tout y est : érudition historique, articulation entre les différents types de sources, qualité littéraire très au dessus du lot, facilité de lecture. Alors certes, la présentation des références n’étanche pas la soif de précision du spécialiste mais cette présentation des références/notes s’étend sur 60 pages et est aussi bien écrit que le reste. Les illustrations, assez nombreuses pour ce type de production, sont intelligemment choisies. Mais surtout ce livre est l’incarnation de ce que doit montrer l’archéologie : les gens derrière l’artefact. Et c’est tout particulièrement le cas, dans un mode presque émotionnel, avec des objets simples, comme ces moufles d’enfants reliés par un fil trouvés en Islande (p. 135-136), mais sans jamais oublier que l’auteur est un scientifique.

Au moins une gemme par page, un éblouissement continu.

The Vikings were back the following year, and they knew what they liked : isolated, undefended, but very rich monastic houses. (p. 282)

(et qui donc était conseiller historique de la série télévisée Vikings ? …9)

La Grande Illusion

Comment la France a perdu la paix 1914-1920
Essai d’histoire diplomatique de Georges-Henri Soutou.

Presque aucun gagnant.

La crise européenne de juillet 1914 ne prend pas fin comme ses devancières du Coup d’Agadir (en 1911) ou des guerres balkaniques des années 1912-1913. Les conseils de prudence ou de modération dans les deux grandes alliances du continent (Triplice et Triple Entente) au cours de ces crises se sont transformés en soutiens, par peur que la retenue mène à la dissolution de l’alliance et à un isolement dangereux. Et dans la situation où le premier pays qui arrive à générer des forces par la mobilisation et à les acheminer le plus rapidement à ses frontières acquiert un avantage tactique déterminant, l’atermoiement est un danger bien trop grand.

En juillet 1914, la Serbie repousse l’ultimatum austro-hongrois (plus précisément le seul point attentatoire sa souveraineté) et la Russie fait monter la pression en faveur des Serbes. La France ayant besoin de la Russie pour occuper l’Allemagne à l’Est, elle s’oppose au mieux mollement aux initiatives russes. Schéma identique en Allemagne en soutien de la double monarchie. Les troisièmes membres (Royaume-Uni et Italie) des deux alliances sont plus réservés. Les Britanniques ne prennent définitivement position qu’avec l’invasion de la Belgique neutre par l’Allemagne et l’Italie négocie son changement de camp en 1915.

Le Concert des Nations du Congrès de Vienne n’existe plus et la logique d’alliance née de la guerre industrielle prend le pas, mais ce ralliement de l’Italie à la Triple Entente, comme l’entrée en guerre des Etats-Unis en 1917, démontre que la diplomatie reste un levier même après le début des combats.

Se plaçant du côté français, le livre analyse les aspects diplomatiques de la Première Guerre Mondiale jusqu’en 1920 en débutant avec l’état des lieux des années 1910, entre des objectifs d’encerclement de l’Allemagne (l’opinion majoritaire dans les cercles gouvernementaux français) et des tentatives de rapprochement avec l’ancien ennemi. La question de la Belgique, cruciale en cas de guerre, est aussi débattue. L’été 1914 est un chapitre en soit entre chèque en blanc français aux Russes (p. 56), la mobilisation secrète en Russie et les regrets ensuite. Le chapitre suivant décrit les relations aux pays neutres qui prennent en importance une fois acté que la guerre prendra plus que quelques mois, mais aussi à la coordination nécessaire entre Alliés, notamment en ce qui concerne les buts de guerre (progressivement élaborés jusqu’en février 1917, et ce n’est pas toujours le ministre qui décide p. 126). Ces mêmes buts de guerre sont ensuite détaillés : la question de l’unité allemande, les nationalités à libérer (mais sans Anschluss p. 324!), un nouveau système international et les buts de guerre économiques. En 1917 prennent aussi place des négociations secrètes dans un contexte de guerre sous-marine et de révolution en Russie, passant souvent par la Suisse, mais qui n’aboutissent pas (sixième chapitre).

Vient ensuite 1918 et les avancées alliées vont réactualiser la question des nationalités (pas toujours en suivant les principes wilsoniens). Les armistices ne sont pas de simples pauses dans les combats mais engagent déjà l’avenir. Hélas les traités de paix de 1919 et 1920 ne concrétiseront de loin pas tous les objectifs français. La rive gauche du Rhin n’est pas sous domination française, pas plus que la Belgique et ni la Sarre ni le Luxembourg ne sont rattachés à la République. En Europe centrale, Paris réussit néanmoins à enserrer l’Allemagne dans un réseau d’alliés aptes en théorie à se défendre (Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Roumanie et Pologne, mais qui ont aussi leurs frontières historiques p. 360 comme sources de tensions). Mais surtout, devant les réticences des Alliés à aider économiquement à la reconstruction de la France et à garantir sa sécurité (les Etats-Unis ne ratifient pas le Traité de Versailles, p. 337-338), il faut penser à devoir revoir l’Allemagne comme un partenaire économique, pas forcément majeur mais néanmoins utile (sans parler du danger communiste). En fin de compte, le Concert des Nations de 1815 est revenu mais dans une forme beaucoup plus faible (pas de négociations avec les vaincus, wilsonisme déstabilisant mais un Traité de Versailles très dynamique dans ses effets). Les millions de morts de la guerre vont grandement peser sur les deux décennies qui suivent. La démocratie libérale qui était sensé avoir gagné en 1918 allait prendre de plein fouet la crise de 1929.

L’auteur ne se cache pas longtemps : il prend le contre-pied de ce que J. Keegan a pu faire. On ne sera pas ici au ras des tranchées ou dans ce que renifle le fantassin mais au niveau où les choses se décident. Le taxi de V. Zelensky a son importance, surtout qu’il ne l’a pas pris. Les chapitres sont assez autonomes, avec quelques rappels, dont certains sont même des reproductions à l’identique de paragraphes entiers. Sont-ce là les traces d’un cours qui a existé avant le livre et qui pourrait aussi expliquer certaines interventions plus personnelles de l’auteur (p. 67 ou p. 156 par exemple) ? Il y a à l’opposé peu de notes infrapaginales et quelques cartes, les sources et la bibliographie étant à l’évidence très indicatives : là encore, une question de format voulu par l’éditeur.

Le tout se lit avec une grande aisance, malgré les évolutions historiques parfois très ramassées et compliquées. On y retrouve tout ce qui fait le style de l’auteur, avec un discours acéré, une vive volonté de précision et une idée pédagogique de la formule choc. Surtout il combat avec succès l’idée que l’on peut se faire (et que nous nous sommes aussi faite) en ne suivant que les opérations militaires, passant de la Marne à la Somme et aux Dardanelles sans avoir aussi conscience de la stratégie de la France et des Alliés et dans ce cas, de l’action diplomatique. Il y a Union Sacrée, mais J. Caillaux, député et ancien président du Conseil, est emprisonné en janvier 1918 parce qu’il souhaitait une paix négociée. Les combats ne cessent pas, mais il y a des timides tractations (avec très peu de chances de succès dès le départ) dans le but d’arrêter le massacre. Le gouvernement annule l’offensive Nivelle en 1917 avant que Poincaré, président de la République, ne cherche à la rétablir (p. 215). Tout cela a été écrasé par le mythe tout entier tendu vers la Victoire (et elle seule) après la Guerre mais G.-H. Soutou rappelle que la politique n’a pas disparu pendant la Première Guerre Mondiale.

(en 1916 avec la conscription britannique et les difficultés russes, la guerre passe d’une affaire essentiellement franco-russe à une affaire franco-britannique p. 77 … 8,5)

Ces guerres qui nous attendent

Scénarios d’anticipation militaire par l’équipe Red Team.

Un air d’espadon.

Dans les simulations militaires, l’adversaire (dénommé Rouge) est appelé à faire preuve de beaucoup d’imagination pour permettre aux Bleus de se préparer au non planifié. Reprenant l’esprit et les noms (tiens, il n’y a plus de loi Toubon?), le Ministère français des Armées a proposé à une équipe de militaires, d’écrivains et d’illustrateurs de réfléchir à divers scénarios prenant place dans les quarante ans à venir. Ces scénarios ont pour cadre des développements dans l’environnement géopolitique de la France, où les forces armées sont impliquées. Si les militaires sont pseudonymisés sur la quatrième de couverture, il y a quelques noms connus du côté des écrivains avec Laurent Genefort et Xavier Mauméjean. Des scénarios élaborés conjointement, quatre sont présentés dans ce court livre de 220 pages, sans que l’on sache qui en sont les auteurs.

Le premier scénario postule l’émergence d’une nation pirate, présente sur toutes les mers du globe et née en partie du refus du puçage généralisé des individus (faisant suite aux premières expériences réalisées lors de l’épisode du covid). Ces pirates en viennent à attaquer le centre spatial de Kourou, mettant en péril l’installation de l’ascenseur spatial français.

Le second scénario reste dans la thématique piraterie, avec l’installation sur les côtes de l’Afrique du Nord (mais pas que) de groupes pirates puissants s’attaquant aux différents navires passant devant les côtes. De naufrageurs ils deviennent aussi hackeurs en s’attaquant à l’interface neuronale qui lie les marins aux embarcations. A tel point qu’un officier se retrouve infecté et fait ouvrir le feu sur d’autres navires d’escorte. Et comme tout est automatisé … La crise de confiance qui en résulte est énorme.

Le scénario suivant se base sur l’existence de différentes bulles de réalité, des espaces sûrs, accessibles aux influences organisées et qui délitent les liens sociaux à grande échelle. La Nation n’existe plus, seules restent les tribus. Le pays le plus touché est la Grandislande et la ville de Grand-City (traversée par la rivière Timide …) fait sécession du pays. Pour évacuer ses citoyens, la France y intervient avec l’Opération Omanyd. Mais en parallèle le contexte sanitaire se dégrade … Beaucoup de défis quand il s’agit de rapatrier 200 000 personnes.

Le dernier scénario du livre met en scène l’opposition entre Troie et la Ligue Hellénique. Une minorité troyenne fait sécession en Thrace et c’est la guerre à coup d’armes hypervéloces. Des hyperforteresses voient le jour, seules à même de contrer ces menaces mais immobilisant les bulles de protection devant les besoins énergétiques et logistiques de tels monstres.

Avec de tels littérateurs dans l’équipe, on était en droit d’attendre des textes bien troussés, ou au minimum bien agencés. Hélas, on est plus dans une suite de notes (sauf le texte sur les carnets d’un ethnologue intégrant la P-Nation qui sort vraiment du lot). Mais la réflexion sous-jacente reste intéressante. Le scénario 1 fait immanquablement penser au film Waterworld, avec des libertaires qui se transforment en organisation armée ou en société post-moderne à tendance woke.

Le second scénario, avec un arrière fond anticolonialiste dans des Etats faillis, bénéficie aussi d’un texte mieux fait avec l’interview de l’initiatrice du mouvement pirate (p. 97). Le troisième scénario nous semble plus capillotracté, avec une sortie des Balkans (à l’unité peu évidente …) de l’Union Européenne sous influence de la Grande Mongolie. Comme dans les deux précédents scénarios, la part dévolue à la sphère informationnelle est très grande, signe que ce qui se passe au Mali et en Centrafrique fait réfléchir. Bon, le covid aussi … Le dernier scénario est le plus abstrait (voire pas clair pour le no man’s land entre les hyperforteresses p. 207). Il développe par contre de belles choses, comme les « murs numériques » qui continuellement rétrécissent (p. 192).

On remarquera de manière générale l’absence dans la sélection d’éléments en rapport avec le nucléaire. La dronisation du monde est par contre très avancées dans tous les scénarios à horizon quarante ans. Présupposé déterminant dans le déroulement des scénarios, le cadre moral reste celui de la fin du XXe siècle. Il est difficile de dire si les auteurs voient en cela une difficulté supplémentaire dans la conduite d’opération.

Facile à lire, avançant par touches dans un cadre chronologique flexible, ce livre de prospective polémologique offre un panorama très large, entre changements techniques et sociaux. Cerise sur le gâteau, l’aspect hard-SF de l’ascenseur spatial fait tout de même rêver. Tout n’est pas vraisemblable au premier abord dans les évolutions proposées, mais l’objectif est atteint.

(l’initiation meurtrière à la P-Nation avec la chanson Il était un petit navire p. 59 … 6)

Le temps des guépards

La guerre mondiale de la France de 1961 à nos jour
Essai d’histoire des opérations extérieures françaises par Michel Goya.

Hauteur de vue.

Il y a toujours cette croyance que le ministère français des Anciens Combattants ne s’occupe que de ceux ayant combattu lors de la Seconde Guerre Mondiale, ou au pire pendant la Guerre d’Algérie. Un ancien combattant, c’est un vieillard. Rien n’est plus faux. Depuis la fin de la Guerre d’Algérie, la fabrique à anciens combattants ne s’est pas arrêtée. Certes il n’y a plus de guerres, déclarées en bonne et due forme. Cela n’est plus arrivée depuis 1945. Mais l’auteur recense en fin de volume 51 opérations armées principales depuis 1961, de types très différents, allant du combat divisionnaire de l’opération Daguet au « maintien de la paix » sous casque bleu. Cela représente des centaines de milliers de soldats.

M. Goya dresse un panorama de ces opérations, leurs contextes politiques tant international qu’intérieur, accompagné des résultats, immédiats comme sur le long terme. Les chapitres sont organisés selon une logique chronogéographique mais le cloisonnement n’est pas étanche. L’introduction donne accès à la première partie consacrée aux opérations ayant eu lieu durant la guerre froide, en commençant par l’opération de Bizerte en 1961 (et dans un tout autre contexte qu’en 1956, tant extérieur qu’intérieur p. 24). Suivent de nombreuses opérations ailleurs en Afrique, dont quatre rien qu’au Tchad avant 1990, pour divers motifs mais toujours de manière légère et employant des troupes uniquement professionnelles. Les années 1980 voient aussi l’engagement sous casque bleu dont le plus emblématique est au Liban, opération toujours en cours. C’est au Liban qu’a lieu une guerre dite sous le seuil avec la Syrie et l’Iran, remportée par ces derniers (le Drakkar …).

La fin de l’URSS surprend tout le monde (deuxième partie). D’un seul coup, les coudées sont plus franches avec une Russie aux abonnés absents. La France participe à la guerre contre l’Iraq (qui avait envahi le Koweit) en raclant les fonds de tiroir pour équiper une division mais garde les programmes d’armement lancés à la fin des années 1980 dans une contexte radicalement changé, tant géostratégique que financier. Elle n’est toujours pas sortie de cette crise (p. 113) … D’autre part, les interventions humanitaires armées continuent (en Somalie ou au Cambodge par exemple). Les échecs sont plus visibles en Yougoslavie et au Rouanda (où la France intervient seule et où elle sauve des milliers de personnes lors du génocide). L’élection de J. Chirac en 1995 marque néanmoins un tournant : il n’est plus question de laisser les soldats sous casque bleu de servir de cible ou d’otages sans réagir. Le continent africain reste important (Côte d’Ivoire) mais c’est l’Afghanistan qui est le théâtre le plus visible au début des années 2000, de manière cependant peu importante jusqu’en 2008.

Puis en 2008, sans doute pour préparer le retour dans presque tous les commandements de l’OTAN, N. Sarkozy décide d’augmenter le contingent français en Afghanistan en prenant en charge deux régions du pays, sur une posture de combat. La Libye s’ajoute aux opérations extérieures en 2011, tandis que le Syrie préoccupe aussi les forces françaises avec les développements locaux desdits Printemps arabes. Si la Centrafrique n’est aujourd’hui plus trop dans les esprits, le Mali est une opération modèle mais où les volontés politiques locales accompagnent pas le mouvement. L’opération, redéfinie, s’étend à tout le Sahel pour combattre les mouvements salafo-jihadistes locaux en conjonction avec des armées locales. Le même type d’ennemi est aussi combattu en Iraq et en Syrie (Daesh), lui qui avait porté le fer en France et déclenché en retour l’opération Sentinelle (après Vigipirate, pas amie avec l’auteur visiblement p. 177), mobilisant des milliers de soldats sur le territoire national.

Le volume est doté d’une conclusion bien solide qui précise certaines vues de l’auteur, dans le cas où on ne les auraient pas comprises, et qui ne sont pas une surprises pour ceux qui l’ont déjà lu ou écouté. Arrivent ensuite notes, chronologie, bibliographie indicative et index.

Comme toujours, un très solide travail de M. Goya qui réussit à rendre vivant ce qui aurait pu être une longue liste d’énonciations. Pour chaque opération majeure, il y a une carte, la description du déroulement et une analyse, avec le franc-parlé sourcé qui caractérise l’auteur. Il est par exemple sec et définitif sur la Somalie et les opérations de l’ONU en général (p. 122), mais est-il pour autant injuste ? Et comme il a vécu certaines de ces opérations à divers niveaux de la hiérarchie, à ses conclusions d’historien peut s’adjoindre son vécu sur le terrain (la dédicace du livre faisant foi). Le livre est parsemé de réflexions stimulantes, comme sur le Liban en 1983, où la Marine tire mais où les forces terrestres n’ont que le droit de se défendre (p. 74), où sur le coût humain de l’interposition en Bosnie, égal à celui des combats de l’Afghanistan. De toutes manières, tout cette opération est à la fois ahurissante et scandaleuse. On pourra juste regretter les erreurs typographiques et autres des chapitres 5 et 6, l’utilisation de l’anglais Falklands au lieu de Malouines (p. 70) et éventuellement sur le choix de privilégier l’hypothèse très minoritaire d’un assassinat d’Idriss Déby, le président tchadien, au lieu d’une mort au combat (p. 279).

Se lit d’une traite.

(Vigipirate c’était déjà pas bien, alors que dire de Sentinelle p. 292-293 … 8,5)

Pourquoi perd-on la guerre ?

Un nouvel art occidental
Essai de géopolitique de Gérard Chaliand.

Encore des pièces de jeu d’échecs …

L’objet de ce livre est de trouver des explications au fait que les Etats occidentaux perdent les guerres qu’ils déclenchent depuis 1945. Mais pour comprendre pourquoi l’Irak et l’Afghanistan sont des échecs (le livre sort en 2016), l’auteur revient sur la période de la seconde d’expansion coloniale à partir du XVe siècle et la conquête britannique de l’Inde. Ces guerres coloniales sont des conflits asymétriques, où des Occidentaux bien mieux armés mais très peu nombreux rencontrent des armées bien plus nombreuses. Et malgré quelques défaites, la victoire finale est toujours revenue aux Occidentaux, comme en atteste la carte du monde en 1939. Et une fois la conquête achevée (or cas très rares), cette minorité reste très grande : 70 000 Britanniques gèrent tout le Raj indien à la fin du XIXe siècle (p. 37).

Quelles sont alors les raisons du succès (second chapitre) ? Pour l’auteur, il y a d’abord la méconnaissance des conquis, même ceux qui étaient en contact avec eux avant la Révolution Industrielle. En plus de cela, les divisions des colonisés sont nombreuses face à des troupes ramassées. En cas de résistance asymétriques, les guérillas n’ont ni aide extérieure ni sanctuaire où elles pourraient se regénérer, ce qui les mène au désastre. Les armés d’invasion ont le temps pour eux et les opinions publiques sont très loin et très peu informées, le tout combiné à une démographie vigoureuse (qui est donc moins sensible aux pertes). Les pertes ennemies et les dommages collatéraux ne sont pas un problème (la terre brûlée p. 48).

Mais en trois générations, les vaincus ont appris de leurs vainqueurs, ont compris qui ils étaient, se sont mis à leur école. C’est d’une certaine manière le cas en Turquie et en Indochine, la Première Guerre Mondiale étant un tournant, les années 1930 en étant un autre (contestation du fait colonial en Europe). La remise en cause de l’ordre établi par le Japon en Asie achève de convaincre les peuples colonisés qu’il est possible de renverser la table. Une idéologie mobilisatrice va fournir le carburant des guérillas puis des guerres révolutionnaires : le communisme. La Malaisie est le seul exemple de contre-insurrection victorieuse, mais les Britanniques avaient promis l’indépendance s’ils étaient victorieux (p.93). Pour l’auteur, avec la guerre du Viêt-Nam, l’affaire est entendue : les Occidentaux ne peuvent plus gagner, parce qu’ils ne le veulent plus. Ils sont sans volonté impérialiste, « l’asymétrie majeure est idéologique » (p. 99).

Suivent deux études de cas : L’Afghanistan et l’Irak. Pour l’Afghanistan, G. Chaliand rappelle l’influence saoudienne, la révolution iranienne, l’échec soviétique, l’arrivée au pouvoir des Talibans et les facilités qu’ils procurent à Al-Qaida, pour finalement traiter très rapidement les évènements postérieurs à septembre 2001. L’Irak procure un intermède, avec les erreurs commises par les faucons du gouvernement étatsunien (abolition de l’administration, utilisation des exilés, les sociétés militaires privées en roue libre). La guerre en Irak empêche de mener à bien les opérations en Afghanistan où la situation se bloque, entre retour des Talibans et jeu trouble du Pakistan. L’échec irakien va nourrir la guerre civile syrienne qui commence en 2011. Toutes les puissances y mettent leur grain de sel (et la Russie ne fut pas la dernière) et les médias occidentaux se font les auxiliaires de l’Etat Islamique en diffusant en continu sa propagande (p. 156).

La conclusion résume le propos du livre avant de passer à quelques perspectives d’évolution, qui se révèlent plutôt justes en 2021 (moins la présidente étatsunienne à partir de 2017 …). Contrairement aux prévisions (p. 164), les Kurdes sont bien allés jusqu’à Mossoul. S’ils ont été payés de retour est une autre question …

L’intérêt du présent ouvrage vient principalement des expériences personnelles que l’auteur y fait passer. G. Chaliand n’a jamais arrêté d’être un baroudeur (depuis 1954) et les deux cas étudiés en détail à la fin sont nourris par ses voyages sur place, où il peut jeter un regard expert sur les forces en présence (p. 137). Quand on a connu Amilcar Cabral, le Viêt Minh, la Colombie, le Haut Karabagh et le Kurdistan iranien, on peut avoir un avis sur les guérillas contemporaines. La forme est plus problématique, entre italiques agressifs et certaines phrases mal relues (la ponctuation incompréhensible p. 82). Le texte est très oral, on entend littéralement l’auteur parler et cela conduit parfois à des phrases bancales.  Cela participe néanmoins à l’objectif vulgarisateur du livre. L’adjectif « humilié » est un peu trop souvent accolé à la Chine par ailleurs. Sans appareil scientifique, l’ouvrage est globalement plaisant à lire et offre un très bon condensé sur le pourquoi de la relative inefficacité occidentale, sur l’état actuel de l’Afghanistan et sur la zone géographique qui va de la Méditerranée à l’Iran. Grand changement depuis 2016 et la parution du livre, le gouvernement de Damas a maintenant les choses bien en main en Syrie.

(J.F.C. Fuller comme auteur récent p. 49, c’est relatif … 6,5)

Penser la guerre

Essai de polémologie fondamentale de Eric Clémens.

Obscurité ?

Avec ce livre, E. Clémens a pour objectif de déterminer comment le phénomène « guerre » est apparu. Parce que s’il est apparu, c’est-à-dire dans certaines conditions de développement humain, il peut selon l’auteur disparaître si l’expérience humaine revient aux conditions d’avant son apparition.

Pour explorer l’émergence de la guerre au sein des sociétés humaines, E. Clémens critique tout d’abord l’une après l’autre différentes hypothèses : ludique, éco-technique, socio-politique stratégico-politique et bio-animale. Pour discuter l’hypothèse ludique, l’auteur s’appuie sur le livre Homo ludens de J. Huizinga qui postule que le jeu précède la guerre : activité libre, gratuite, délimitée dans le temps et l’espace, agonique, réglée mais ouverte au hasard et vertigineuse (p. 21). La théorie éco-technique se base quant à elle sur un retournement de l’homme chassé en homme chasseur (selon B. Ehrenreich). Les nécessités de la défense encouragent un développement de l’intelligence, des outils et du langage (p. 32). La notion de sacré n’est jamais loin. L’explication socio-politique, basée sur P. Clastres (La société contre l’Etat, paru en 1974), pense que la guerre est née dans le société tribales pour se protéger de l’émergence de l’Etat en se mettant, grâce à la guerre, à distance des uns des autres et en empêchant l’émergence de chefs au pouvoir normatif (et donc autre que guerrier). L’explication stratégico-politique prend C. von Clausewitz comme base de départ et en dégage un triptyque violence massive/jeu stratégique/fin politique (sous un déluge de citations qui confine à la noyade). La dernière hypothèse, dite bio-animale, est très vite mise de côté.

La seconde partie du livre va ensuite se tourner vers la psychanalyse pour expliquer l’émergence de la guerre. S. Freud est bien sûr commenté (principalement en se basant sur son fameux échange épistolaire avec A. Einstein en 1932). S. Freud dégage deux types de causes : internes (avec des haines séparatrices) et externes, les différences de vie matérielle et de valeurs (p. 93). Mais E. Clémens emmène aussi le lecteur consulter Héraclite, G. Hegel, E. Kant, J. de Maistre, F. Nietzsche et G. Bataille et R. Caillois. Il en tire des thématiques vues comme communes dans la conclusion du chapitre où s’entrecroisent Etat, langage, négativité, puissance, naturalisme et division originaire.

Dans un troisième temps, l’auteur veut démontrer à la suite des deux précédents chapitres qu’il y a deux étapes dans le phénomène « guerre ». La première serait ainsi rituelle et sacrée jusqu’à la souveraineté et la seconde serait celle de la souveraineté dans la déritualisation (p. 116-121, fruit de la distance, de l’anonymat et de la massivité). La conclusion, propose d’explorer les liens entre guerre et paix, principalement selon le prisme du langage, et en insistant sur l’ambiguïté du politique.

Cet ouvrage souffre d’un défaut congénital, celui de vouloir construire une définition tout au long du texte, au lieu d’en proposer une de suite quitte à l’amender. Devant originellement être un article de journal, il souffre aussi de sa brièveté. Très philosophique et psychanalytique (lacanien), il fait bon marché de l’Histoire (simplification du lien entre Holocauste et Seconde Guerre Mondiale p. 30, l’annexion de la Serbie en 1999 p.65, etc.). Sa vision des monothéismes mérite aussi d’être discutée, tant on se rapproche de simplismes dommageables et qui peuvent engendrer des confusions.

Que l’auteur refuse l’idée de morale à la tribu primitive – qui seraient toutes identiques – est aussi dérangeant et on ne sait sur quoi se base E. Clémens quand il parle de guerriers à mi-temps et de femmes rétives (p. 49). Du côté des sources justement, R. Aron n’est cité que pour son livre sur Clausewitz, mais rien sur Paix et guerre entre les Nations. Par ailleurs, il est parfois dur de distinguer l’auteur de ses sources et ceci ne rend pas l’ouvrage plus facilement compréhensible. Le concept de guerre comme fête noire, de fête inversée avec le recul de la religion et l’industrialisation a par contre quelques attraits (p. 106), une action festive de plus « diluée dans la passivité spectaculaire, dictée et contrôlée par les profits des annonceurs » (p. 142). Mais malheureusement, la levée de l’interdit de l’inceste par la fête (comme celle du meurtre par la guerre) n’est pas expliquée (d’après R. Caillois p. 143).

C’est donc un ouvrage hautement spéculatif. A chaque fois que l’auteur se rapproche de la pratique apparaissent les limites d’une telle démarche, comme le montre les nombreuses approximations historiques. La réflexion présentée est loin d’être inutile mais il est douteux qu’elle puisse aider à régler des problèmes politiques immédiats. Si la cause peut aussi être la solution, il faut pouvoir d’abord dénouer ce paradoxe.

 (qui cite encore l’encyclopédie Universalis p. 66 …5,5/6)