The Children of Ash and Elm

A History of the Vikings
Manuel de vikingologie par Neil Price, traduit sous le titre Les Enfants du frêne et de l’orme. Une histoire des Vikings.

Bien plus que des bouts de mêtal en tas.

Hervath, Hjorvath, Hrani, Agantyr !
Je vous réveille tous sous les racines des arbres,
avec casque et cotte de maille, avec épée aiguë,
avec bouclier et harnais, avec lance rougie.
Vous, fils d’Arngrim, violente race,
avez grandement changé depuis l’amoncellement de la terre.
Le Réveil d’Agantyr, cité p. 234

Après avoir produit un des livres les plus excitants dans les études nordiques des dernières décennies, le même auteur décide de produire un manuel sur les Vikings. Comment résister ? Nous n’avons pas pu.

Et grand bien nous fit. Le sujet est certes beaucoup moins resserré que dans The Viking Way mais la sensibilité de l’auteur, sa distance scientifique vis-à-vis de son sujet et la qualité de sa plume sont toujours là. Et s’il y a moins de passages romancés (de petites saynètes apparaissent ci et là) et qu’un seul dessin de Ƿórhallur Ƿráinsson, c’est pour laisser de la place à tout ce qui doit être dit entre le VIe siècle (les conséquences au Nord de la fin de l’Empire romain en Occident) et le XVe siècle (la fin de la colonie groenlandaise). Et ceux qui ont espéré que tout démarre avec la mise à sac du monastère de Lindisfarne (en 793 p. C.) devront attendre 200 pages et la seconde partie de l’ouvrage. Chez N. Price, il y a d’abord une mise en place qui a pour but premier de permettre au lecteur de se faire une juste image des sociétés norroises au VIIIe siècle et de bien être clair sur le fait les Vikings ne sont pas des démons sortis de l’Enfer et que tout le monde sait qui sont ses voisins.

Commençant avec une introduction générale mais très loin d’être bateau (ou drakkar ?) sur les sources et les intentions de l’auteur, N. Price attaque directement avec le but de l’archéologie cognitive : que pensent les gens qui ont produit les objets que l’on retrouve en terre ? Pour cela, il part de la mythologie nordique pour esquisser le paysage mental des Norrois d’avant la christianisation (et éventuellement de quelques restes après). Comme dans The Viking Way, l’auteur ne se limite pas à un tableau simpliste de dieux mais évoque tous les types d’êtres invisibles avec qui les hommes partagent la Terre (Midgard), mais aussi tout ce qui constitue un humain pour un Norrois (hamr, hugr, hamingja et fylgja).

Puis N. Price entame sa progression chronologique avec le Ve siècle, celui qui voit l’effacement de Rome (une puissance connue en Scandinavie et pas si éloignée si l’on prend pour point de départ le limes en Frise) et les mouvements de populations germaniques. L’éruption du volcan Ilopango au Nicaragua en 536 et 539/540 a de dramatiques suites en Scandinavie de par les conséquences des rejets dans l’atmosphère des deux irruptions sur une agriculture très extensive (sur peut-être 80 ans, avec des différences régionales marquées p. 77). Les structures sociales en sont modifiées et le mythe du long hiver (Fimbulwinter) comme annonciateur du Ragnarǫk y puise peut-être même son origine. La moitié de la population de Scandinavie peut avoir péri.

De ce cataclysme naît la culture de la halle, avec ses bancs, son foyer central et le siège du maître des lieux, le tout destiné à la réception de visiteurs et de poètes (p. 95). C’est « la civilisation, la lumière, la renommée, l’honneur, la mémoire, l’histoire et la joie. Au delà de ses portes, comme dans Beowulf, et dans ce dernier défonçant ces mêmes portes, sont les monstres du chaos et de la nuit » (p. 96). La plus grande de ces halles atteint les 80 mètres de long (à Borg dans les Lofoten), soit un bâtiment aussi long que la cathédrale de Trondheim achevée au XIVe siècle.

L’auteur continue son exploration de la structure sociale du monde scandinave entre la chute de Rome et le VIIIe siècle dans un troisième chapitre qui traite de la ferme comme unité de base (et de tout ce qui fait sa vie quotidienne comme la nourriture), du mariage et de la polygynie, des liens politiques et d’amitié. De manière étonnante, l’habillement (jamais avec des poches p. 135) est bien moins connu que l’on ne le croit, comme ont pu le montrer des découvertes récentes de figurations métalliques (p. 126-132).

Mais il est un fait qu’il ne faut pas oublier, et qui, s’il est bien présent dans les sagas, l’est beaucoup plus rarement dans les ouvrages de vulgarisation, c’est qu’économiquement, tout cela repose sur l’esclavage, à un niveau élevé et pour une grande variété de fonctions. Mais après tout, c’est aussi l’objectif des raids de Vikings par la suite …

Après avoir dans tout un chapitre et de manière très vaste abordé la question du genre dans la société norroise (Odin le queer p. 173, un grand paradoxe), N. Price propose une nouvelle brique dans sa construction avec l’organisation politique des différentes entités scandinaves, entre roitelets et assemblées législatives et judiciaires, ce qui conduit à la question de l’alphabétisation (pas négligeable p. 192) mais aussi à celle des bateaux et des changements de types dans les mers septentrionales. La voile fait son apparition vers 750 en Baltique et le dessin évolue dans le sens d’une meilleure tenue à la mer, pour pouvoir affronter les océans. Le septième chapitre explore ensuite un autre versant des nouvelles élites nées au Ve-VIe siècles, celle de la fonction sacrée (avec certaines fusions entre halle et temple (p. 211), mais aussi plus généralement comment les populations norroises rencontrent les autres habitants invisibles de la Terre. Sacrifices, magie, mises en scène, les moyens sont innombrables. Tout comme les modes d’inhumations (du moins ceux visibles p. 226) que N. Price détaille du simple trous dans le sol au grand style qui classe son homme : le bateau-tombe. Mais ce grand homme peut aussi être une femme, comme à Oseberg. L’auteur détaille aussi les difficultés de la crémation, qui nécessite des personnes spécialisées (p. 230) et où seule une partie, voire une toute petite partie, de ce qu’il reste du corps est enseveli (p. 231-232).

Puis, à ce point du livre, après 270 pages de ce qui pourrait être une introduction s’il l’on a mauvais esprit, arrive pour le lecteur le premier chapitre sur le phénomène viking (pour commencer cette seconde partie). Et tout semble plutôt commencer dans la Baltique vers 750, avant de toucher la Mer du Nord dans le cadre de changements politiques et commerciaux locaux (les marchés en Europe et en Scandinavie) mais aussi avec des incitations personnelles comme la gloire, la richesse, l’acquisition de partenaires sexuels et les ordres des Rois de la Mer (saekonungr p. 300 : un chef, une armée, pas de terres, des pirates donc), sans plan d’ensemble (p. 333).

Mais avec le temps, les forces commencent à collaborer entre elles, comme coalescent les pouvoirs politiques en Scandinavie même. Ce se sont plus des raids de quelques jours avec un seul bateau, ce sont plusieurs équipages, qui finissent par rester plus longtemps parce qu’ils ne sont pas chassés (mais toute expédition n’est pas un succès non plus …). En 865 débute la conquête et la colonisation de l’Angleterre par la « Grande Armée Païenne » (qui se déplace avec femmes et enfants). La Francie (coût astronomique des rançons p.351), l’Irlande puis jusqu’en Méditerranée et à Madère (p. 377), Ladoga, Kiev, Alexandrie et Constantinople de l’autre, mais N. Price n’oublie évidemment pas les Feroés, l’Islande (où les hommes sont scandinaves mais beaucoup de femmes irlandaises, p. 380-381), le Groenland et l’énigmatique Vinland (avec souvent les mêmes gens à l’Est comme à l’Ouest). Parallèlement naissent des royaumes au Nord et la christianisation progresse (les petits marteaux de Thor en pendentifs semblent être une réaction à la croix).

En 1408 est célébré le dernier mariage connu au Groenland. La colonie locale a presque disparu et c’est ainsi que pour l’auteur prend fin la période viking (relation ahurissante du 600e anniversaire avec un descendant p. 501-502).

Que ce manuel fera date est l’évidence même. Tout y est : érudition historique, articulation entre les différents types de sources, qualité littéraire très au dessus du lot, facilité de lecture. Alors certes, la présentation des références n’étanche pas la soif de précision du spécialiste mais cette présentation des références/notes s’étend sur 60 pages et est aussi bien écrit que le reste. Les illustrations, assez nombreuses pour ce type de production, sont intelligemment choisies. Mais surtout ce livre est l’incarnation de ce que doit montrer l’archéologie : les gens derrière l’artefact. Et c’est tout particulièrement le cas, dans un mode presque émotionnel, avec des objets simples, comme ces moufles d’enfants reliés par un fil trouvés en Islande (p. 135-136), mais sans jamais oublier que l’auteur est un scientifique.

Au moins une gemme par page, un éblouissement continu.

The Vikings were back the following year, and they knew what they liked : isolated, undefended, but very rich monastic houses. (p. 282)

(et qui donc était conseiller historique de la série télévisée Vikings ? …9)

Women and Weapons in the Viking World

Amazons of the North
Essai d’archéologie viking de Leszek Gardeła.

Beau décor pour un jeté de hache !

L’analyse génomique de la tombe Bj 581 de Birka (Suède) en 2017 avait jeté un pavé dans la mare des études nordiques. Découverte en 1878, la tombe abritait un guerrier au vu du matériel recueilli. Le guerrier est devenu une femme après analyse des restes ostéologiques … Mais la tombe est-elle pour autant celle d’une guerrière ? L. Gardeła éclaire les différents contextes et les liens possibles entre femmes et armes à l’époque viking, entre le VIIIe et le XIe siècles. Loin des emballements rapides …

Classiquement avec ce type d’ouvrage, l’introduction aborde les problèmes méthodologiques et théoriques afin de bien délimiter le sujet, entre diversité des pratiques funéraires scandinaves, artefacts polysémiques, idéal guerrier et la question sexe/genre dans le monde viking. L’auteur enchaîne sur l’historiographie. De manière assez surprenante l’existence possible de guerrières viking remonte au tout début du XXe siècle, avec la fouille de Nordre Kjølen en Norvège, que les fouilleurs analysent comme la tombe d’une skjoldmø, une « jeune femme au bouclier » prenant part au combat (p. 22), que l’on retrouve dans certaines sagas mais aussi chez des historiens comme Saxo Grammaticus et Jean Skylitzès. Leur analyse est reprise par de nombreux scientifiques.

Les textes en question font l’objet d’une longue analyse dans le troisième chapitre. L. Gardeła commence avec la Gesta Danorum de Saxo Grammaticus avant de passer à la Saga des Islandais (une œuvre plutôt réaliste) puis aux sagas légendaires qui mettent en scènes des femmes prenant les armes (souvent peu de temps et en l’absence d’hommes p. 93) ou même combattent. Il y aussi un cas périphérique chez les Anglo-Saxons. Tout ceci mène aux indices livrés par les tombes contenant des armes et qui peuvent contenir un défunt de sexe féminin. A tout seigneur tout honneur, l’auteur commence ce chapitre avec la maintenant célèbre tombe de Birka, Bj. 581 (qui peut de plus aussi montrer un lien fort avec le monde centre-européen). Commençant par la Suède (quatre sépultures), l’auteur embraye avec la Norvège (au moins dix cas) puis s’intéresse au Danemark (trois exemples). A chaque fois, la tombe et son contenu sont détaillés, accompagné d’illustrations et souvent d’une vue d’artiste (très plaisante mais qui ne valent peut-être pas celles faites par Ƿórhallur Ƿráinsson dans The Viking Way).

Une fois la description faite, L. Gardeła interprète son corpus, arme après arme. La présence d’une hache, par exemple, ne permet pas de définir le guerrier. Les types retrouvés peuvent tout à fait être des outils aux nombreux emplois (de cuisine, pour couper du bois) ou servir dan le cadre de rituels. Il est à noter que certaines tombes contiennent des armes miniatures (et pas que des haches), que l’auteur analyse aussi, tout comme leur positionnement dans la tombe. L’auteur s’intéresse dans le reste du chapitre aux épées (emblématiques s’il en est), aux lances, aux boucliers, aux arcs et flèches et enfin aux équipements de monte.

Le sixième chapitre est iconographique (on avait déjà eu quelques éléments de ce type dans les chapitres précédents). Il est d’abord question des broches dites « valkyrie », que l’auteur réinterprète comme des représentations de Sigurd et Brynhildr. Mais il n’oublie pas les petites statuettes et appliques, la tapisserie d’Oseberg et les stèles.

Le chapitre suivant s’aventure hors de Scandinavie pour trouver d’autres exemples de femmes combattantes, que ce soit chez les Sarmates mais aussi des cas de travestissement éventuellement combattant dans les Provinces Unies du début de l’époque moderne (p. 127), les guerrières de la garde royale du Dahomey ou encore les femmes au front lors des deux guerres mondiales (Russie, Serbie, Pologne) mais sans oublier (avec quelques dommageables imprécisions, p. 133) les engagements non combattants. Le dernier chapitre est la conclusion de l’ouvrage (qui contient 130 pages de texte). Cette conclusion est très prudente, l’auteur n’est visiblement pas encore convaincu de l’existence de guerrières viking même s’il est gagné à l’idée que la mentalité scandinave de la période ne s’y oppose pas et permet peut-être à des femmes de poursuivre un idéal guerrier sans forcément être sur le champ de bataille. Aucune des femmes inhumées ne semble avoir souffert de traumatismes que l’on pourrait attribuer au combat, ce qui serait un argument de poids dans la reconnaissance de l’existence de guerrières (qui de toutes façons seraient en nombre extrêmement réduit).

Historiographiquement et méthodologiquement très solide, l’auteur rappelle plusieurs fois sa ligne de conduite basée sur la prudence (p. 92), surtout à l’aide d’un argument simple qui naît des apports du premier chapitre : le matériel des tombes est un choix fait par ceux qui inhument, pas par le défunt. Les artefacts ne sont donc pas forcément des possessions du défunt mais reflètent comment le voient ceux qui inhument (p. 9, avec un très bon diagramme des objets funéraires). Une autre caractéristique de l’ouvrage est son utilisation d’exemples non-scandinaves et le plus souvent polonais (le nom de l’auteur est un indice …), ce qui donne des ouvertures plus inhabituelles et pas moins pertinentes (les armes miniatures chez les femmes aztèques pour l’accouchement par exemple p. 127). Il reste quelques défauts, le premier étant une écriture assez peu plaisante (même s’il est difficile de faire du beau dans les descriptions de fouilles et les inventaires) et qui peut ralentir le rythme. La tentative littéraire de la conclusion, peut être en référence à The Viking Way (l’auteur semble être très lié à N. Price, peut-être son élève), est très maladroite. Nous n’avons pas pu non plus nous expliquer comment un homme de 35/40 ans peut avoir une mère de 40 ans (double inhumation à Gerdrup p. 69-70, mais un article de 2021 sur cette tombe par O. T. Kastholm et A. Margaryan ne fait pas mieux) …

Un ouvrage qui calme les auteurs de conclusions hâtives et rappelle certains fondamentaux, dans l’équilibre et le réalisme mais pas sans exclure la possibilité de l’existence d’une incarnation de femmes combattantes en lien avec des figures mythologiques dans le Nord médiéval.

(ainsi ces belles broches trilobées sont d’origine carolingienne p. 103-104 …8)

The Viking Way

Magic and Mind in Late Iron Age Scandinavia
Essai d’archéologie viking de Neil Price.

Un livre lui aussi un peu magique.

Rien n’est certain sauf le loup et le Ragnarǫk. p. 328

Si la mythologie nordique bénéficie d’une connaissance superficielle mais large au sein de la culture populaire européenne (bien aidée en cela par les nombreuses productions artistiques qui la prennent pour source d’inspiration), la question de la religion des habitants de la Scandinavie au Haut Moyen-Age est restée bien en retrait. Et pour cause : hors l’importance du sacrifice, il est peu de choses certaines. Temples, espace sacré au sein d’une exploitation agricole aristocratique, bosquet ou lac sacrés ? La question des lieux et des possibles évolutions ou particularités locales est encore très débattue (mais le débat se tourne actuellement vers la solution de lieux multifonctionnels, p. 31). Il en est de même des pratiques et des croyances. Comme il apparaît peu probable que les auteurs des sagas du milieu du Moyen-Age aient recopié mot à mot des sources écrites plus anciennes, ces mêmes sagas ne peuvent rendre compte sans critique et à elles seules de l’état des croyances lors de la période de la colonisation viking (VIIIe-XIe siècles). C’est là qu’intervient l’archéologie, qui chez N. Price vient établir un dialogue avec les sources textuelles quand cela est possible. Chez l’auteur britannique (qui enseigne à Uppsala), la religion ce n’est pas que le culte « officiel » aux dieux et aux esprits (ce qui serait trop dépendant d’une Weltanschauung chrétienne contemporaine) mais aussi tout le monde supranaturel dans lequel baigne le Scandinave des deux sexes au Haut Moyen-Age. Le moyen pour les Humains d’agir sur le monde, au travers des forces supranaturelles, c’est la magie, le seiðr, et dont les grands-maîtres sont Freya et Odin.

Le présent livre étant l’édition d’une thèse de doctorat parue en 2002 (mais dans la version augmentée de 2019), il ne s’adresse pas à un public très large et démarre assez classiquement par des considérations méthodologiques. Dans la grande tradition britannique, cette partie méthodo-philosophique est très maîtrisée (avec une histoire des courants historiographiques et comment l’auteur se place par rapport à eux) et aboutit à un deuxième chapitre qui se concentre plus spécifiquement sur les problèmes que rencontre l’étude de la sorcellerie norroise et en premier lieu l’absence de système. N. Price détaille aussi la composition de la « population invisible » de la Scandinavie au-delà des dieux eux-mêmes (p. 27), qu’ils soient servants des dieux (corbeaux, boucs etc.), les Nornes, les géants, les elfes, les nains, les ogres et les trolls, les esprits gardiens de lieux, le Cauchemar et les projections de l’esprit humain. Puis l’auteur va plus loin dans la description des différents types de magie : le seiðr à proprement parler (lié à l’esprit et à l’invocation), le galdr (parlé, chanté, lié à la malédiction), le gandr (lié à l’énergie du chaos primordial), l’útiseta (être assis à l’extérieur, souvent sous un pendu, près d’une tombe ou d’une eau courante), la sorcellerie dite odinnique (propre à Odin aux dires des sources) et enfin une magie à bas bruit (littéraire). Une fois les termes définis, N. Price passe aux sources littéraires avant de consacrer plusieurs pages à l’historiographie du sujet et notamment les relations entre l’histoire des religions et l’ethnologie, ou comment l’idée de chamanisme fait son apparition dans l’étude des croyances des habitants non-Lapons de la Scandinavie haut-médiévale.

Le chapitre suivant va au cœur du problème en étudiant de manière ordonnée la magie chez les Vikings. A tout seigneur tout honneur, Odin ouvre le bal (actions, noms), suivi de Freya puis des acteurs humains de la magie, hommes et femmes. Et ces acteurs sont parfois inhumés, et certaines de leurs tombes ont peut-être été déjà fouillées. L’auteur propose plusieurs tombes au lecteur qu’il pense être celles de praticiens (Birka, Klinta, Fyrkat, Kaupang, Gausel, Ile de Man, Oseberg). Pour chaque cas, la fouille, le site et la tombe sont analysés de manière très serrée. Puis N. Price s’intéresse à d’autres artefacts qui peuvent marquer la pratique de la magie : des masques, des tambours, des boucliers, des charmes, des narcotiques et bien sûr des baquettes (en métal ou en bois, très en détail). Les chants et la transe ne prennent pas beaucoup de place dans le développement, beaucoup moins que la question très complexe du genre des pratiquants : même si Odin (dieu roi et guerrier) est le patron des magiciens, les hommes qui pratiquent sont vus comme efféminés, une qualification très invalidante dans la société viking. Ce que l’auteur élargit en considérant le lien entre magie, érotisme et pratique sexuelle (p. 177). La fin du chapitre est centrée sur les champs d’application dits « domestiques » de la magie (non guerriers, c’est-à-dire la météorologie, la guérison ou l’envoi de maladie, la divination etc.).

Le quatrième chapitre n’est pas un contrepoint, c’est l’argument central de la démonstration de l’auteur. En analysant de la même façon le chamanisme lapon, il appuie sur leur proximité, voire leur identité. Le chapitre débute par une actualisation des aires de peuplement lapons (culture Sami), qui commençaient bien plus au sud qu’aujourd’hui. Il y a très clairement un entremêlement entre les deux cultures, norroise et sami, dans ce qui est aujourd’hui la Norvège et la Suède. La cosmogonie sami, son monde invisible, l’onomastique et les sources sont décrites par l’auteur, avant de passer aux rituels et aux matérialisations de ces mêmes rituels (tambours, mailloches, pointeurs) pour enfin finir sur les caractéristiques de la magie lapone (noaidevuohta) : fonctions et champs sont les mêmes que la magie norroise.

Le chapitre suivant quitte en grande partie le Nord de l’Europe pour comparer d’autres religions circumpolaires et le chamanisme norrois. En Russie, les premiers textes sur le sujet datent du milieu du XVIIe siècle (p. 231). Mais l’exploration ne se limite pas à la Sibérie et le lecteur voyage tout de même beaucoup : Mongolie, Côte Nord-Ouest américaine et Canada intérieur. Puis N. Price revient en Scandinavie et s’attaque à la question du seiðr avant les Vikings (p. 260) et comment il faut comprendre le chamanisme en contexte norrois (Sleipnir et Loki, p. 266-268).

Le versant « domestique » de la magie ayant principalement été l’objet de l’essai jusqu’à présent, l’auteur passe maintenant à la face guerrière (sixième chapitre). Et la guerre est très présente dans un monde fait de petites chefferies n’ayant pas encore de royaume au-dessus d’eux … N. Price précise d’abord la figure de la valkyrie qu’il avait laissé de côté dans le premier chapitre, puis enchaîne sur la réalité des femmes combattantes (ce dont nous aurons à l’avenir encore à discuter …) avant de revenir sur les sources et l’onomastique entourant cette figure accueillant les combattants choisis dans la halle d’Odin pour y attendre le combat dernier. Le chapitre se poursuit avec les différentes sortes de magie utilisées lors de batailles selon la littérature et les acteurs (guerriers, sorciers) de ces sorts. La question du change-forme est bien entendue traitée elle-aussi, plus en largeur (p. 301) avec les berserkir (ours) et les ulfheðnar. Constantin Porphyrogénète, empereur byzantin, relate lui-même une cérémonie norroise avec des guerriers masqués et revêtues de peaux à laquelle il a assisté (p. 307), mais des pierres runiques et d’autres artefacts de plus petites tailles sont aussi analysés. La encore, l’extase, l’effet psychique de la violence de masse (avec une comparaison faite avec ce que dit Homère p. 315) sont évoqués comme un renversement intéressant concernant la Scandinavie : là où d’autres cultures animalisent l’ennemi, les norrois eux se transforment en prédateurs (avec un aspect sacrificiel à Odin ?).

L’avant-dernier chapitre forme la conclusion de la première édition. Il revient sur quelques points mais l’auteur se permet aussi une petite évocation qui n’est pas sans qualités littéraires (notre exergue), puis ce très court chapitre se clôt avec quelques ouvertures et une explication des origines des petites histoires qui ont ouvert ce livre.

Le dernier chapitre est une postface. Tous les autres chapitres ont été remaniés et augmentés pour la seconde édition mais le dernier chapitre est quant à lui entièrement neuf. Il fait le point sur la réception du livre au début du XXIe siècle, sur son influence, et l’auteur prend beaucoup de temps pour répondre aux critiques ou préciser un point après un développement inattendu ou inconnu (le bâton de sorcière vu comme quenouille et la projection filaire de l’âme p. 339). Le texte prend fin sur quelques ouvertures de pistes supplémentaires et une mise au point finale sur sa vision des Vikings : ce ne sont pas des héros romantiques.

Avec un tel livre, la couverture ne se referme pas avant d’avoir sous les yeux une bibliographie très conséquente (sur à peine 42 pages …) et un index (qui n’est pas sans manques).

Ce livre n’a aucune prétention à la vulgarisation. Et s’il est quelques passages qui souhaitent faire une présentation cosmogonique, elle tourne court très vite, ou plus précisément, elle devient unidirectionnelle. Et même pour ceux déjà un peu versés dans le Nord ancien, tout ne roule pas comme sur des roulettes. Les chapitres sur le chamanisme lapon et circumpolaire sont particulièrement âpres et le train ne passe pas deux fois … Sans parler du fait qu’il faut attendre la p. 84 pour que démarre la partie archéologique, ce qui peut rebuter un lecteur non préparé. La contrepartie, c’est la qualité et le foisonnement. L’expérience du terrain se sent très bien, systématisée avec le temps, et qui s’ajoute à de nombreuses autres qualités (linguistiques notamment mais aussi de modestie et d’honnêteté intellectuelle). Le mariage entre sources littéraires et archéologique est un modèle du genre et rencontre notre vision de ce que l’on pourrait faire dans d’autres aires géographiques. La très haute qualité des analyses est servie par des illustrations nombreuses et les vues d’artistes des tombes étudiées sont époustouflantes (exécutées par l’islandais Ƿórhallur Ƿráinsson). Nous avons pendant la lecture (très convaincante) pu nous faire beaucoup de remarques qui ne peuvent de très loin pas toutes figurer ici. Certaines ont attrait à l’Italie antique, quand par exemple la tête coupée de Mimir est analysée comme un masque (p. 60) et que l’on pourrait comparer aux têtes coupées divinatrices étrusques ou encore ces vélites romains p. 310 liés aux loups comme les ulfheðnar (une confrérie indo-europénne de jeunes hommes ?). D’autres évoquent quelques imprécisions quand l’auteur s’aventure hors du domaine septentrional, mais rien de méchant (mais le nazisme de E. Jünger est plus que discuté, malgré ce que laisse penser la p. 314).

Mais en regard des moments d’excellente science,  lumineux, d’étonnement ou même d’effroi que propose ce livre …

(l’auteur remercie des bars et des restaurants à York et Uppsala p. xx … 8 ,5)

Viking Worlds

Things, Spaces and Movement
Actes de colloque sous la direction de Marianne Hem Eriksen, Unn Pedersen, Bernt Rundberget, Irmelin Axelsen et Heidi Lund Berg.

Porte ouverte sur un pré verdoyant.

Il est toujours bon de revenir vers le Septentrion, de boire au tonneau de Mimr sans sacrifier un œil ou de passer quelques jours et nuits pendu à Yggdrasil. Il y avait longtemps que l’on ne l’avait pas fait, et cela nous manquait. Viking Worlds vient donc à point, en rassemblant  treize contributions, majoritairement de « jeunes chercheurs » au colloque tenu à Oslo en mars 2013. Ces contributions sont réunies en trois parties : espaces réels et idéaux, objets et espaces genrés (avec un point d’interrogation) et enfin une dernière partie intitulée production, échange et mouvement.

L’introduction met la barre haute et laisse même penser que le livre va envoyer un pavé dans la mare en parlant d’avancées fondamentales sur le sujet des femmes combattantes (autres que walkyries, p. 3-6). Mais de ceci il n’est hélas nullement question dans le reste du livre, douchant d’autant l’impérieux enthousiasme né dans l’introduction. Mais la lecture reste néanmoins très intéressante, avec des sujets et des méthodes d’acquisition des connaissances très diverses.

Le premier chapitre réinterroge d’un point de vue archéologique et étymologique la halle nobiliaire, un lieu emblématique de l’âge viking, et le second chapitre, de très haute volée, analyse la description d’une telle halle dans le poème Husdrapa (source non publiée). Mais est-ce une description d’un lieu existant ? Le chapitre suivant s’éloigne des halles pour passer aux lieux de rassemblement en Norvège occidentale, en tant que lieu de justice et de politique qui se retrouve aussi en Islande. Le Danemark n’est pas oublié avec une étude toponymique dans l’arrière-pays de du complexe palatial de Tyssø. La partie s’achève une contribution qui s’éloigne pas trop de Tyssø en expliquant l’importance de l’anneau dans la constitution de lieux sacrés (celui en or de Tyssø pèse deux kilos …). Les deux articles sur la halle et les lieux de rassemblement nous semblent les plus intéressants dans cette partie, même si les critères pour qualifier un bâtiment de halle nobiliaire pourraient être affinés en déterminant un nombre minimum de critères permettant cette qualification (p. 15).

La seconde partie démarre avec la mise en lumière de la sépulture d’une jeune fille ayant vécu dans la place marchande de Birka (Suède). Cette sépulture met en relief la place de Birka au sein d’un réseau commercial très étendu. L’article suivant s’éloigne de la côte pour s’intéresser à l’estive en Islande et à la répartition du travail selon le sexe. Quel était le lien entre l’alpage et la ferme ? Quels étaient les contacts entre les différents membres de la famille ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles l’auteur tente de répondre. La question des clefs, qui semblaient tranchée depuis plus d’un siècle, revient sur le devant de la scène dans le dernier article de cette partie, avec un ton très critique et un propos très historiographique. L’article sur Birka est cependant quelque peu décevant, n’entrant sans doute pas assez dans les détails. Par contre, l’article sur l’estive a été une réelle découverte pour nous, très finement écrit et même avec d’utiles rappels (sur la fiabilité des évènements extérieurs à Islande rapportés dans les sagas familiales islandaises, p. 104). L’utilisation du terme de préhistoire scandinave pour l’époque viking dans l’article sur les clefs nous semble tout de même faux (p. 128), mais il est vrai que cet article est de manière générale assez nébuleux. L’auteur se veut penser l’archéologie foucaldienne, où il n’y a plus de Vérité, mais s’en plains dans le même temps … La forme y gêne plus que le fond, mais on se rapproche malheureusement aussi de l’anachronisme (p. 134-135).

La dernière partie est introduite par un article plutôt généraliste (mais néanmoins très bon) sur le commerce au Haut Moyen-Âge, avec un petit accent mis sur la Scandinavie. Il est suivi par une contribution plutôt technique sur le tissage dans tous ses aspects, mais qui s’intéresse tant aux tissus et aux pesons (dont le poids et la forme sont déterminants) qu’à ceux qui tissent. Le métal fait lien avec le papier suivant qui met en lumière le travail du plomb en Norvège, suivi presque logiquement avec celui sur l’analyse isotopique de l’argent de différents trésors découverts au Danemark.  Le volume voit enfin sa conclusion avec un article sur les Vikings en Pologne, un sujet il est vrai rarement central dans ce genre de livres, mais qui a aussi été défavorisé par la Guerre Froide qui a coupé la Scandinavie de la production scientifique polonaise (en polonais). Il semble pourtant qu’il y ait beaucoup à dire sur la présence viking sur les bords sud-est de la Baltique. L’article sur le tissage et ses évolutions est d’un grand intérêt (comment est faite une voile, l’élément le plus cher d’un bateau) et il est amusant de savoir qu’il existe des festivals vikings florissants en Pologne (p. 215-216).

Comme les thèmes sont passionnants, ce livre se lit goulument. Les auteurs écrivent de manière globalement claire, rendant le tout accessible au non-spécialiste (mais qui a quelques notions cependant). Chaque contribution est introduite par un résumé et accompagnée d’une bibliographie. Il y a de nombreuses illustrations dans le texte, dont certaines en couleur. Un bel exemple de ce qui se fait de nos jours dans le monde anglo-saxon et assimilé dans l’étude de la Scandinavie alto-médiévale. Mais le coup de l’introduction reste un peu en travers de la gorge …

(beaucoup de premières pierres dont on espère voir le chemin qu’elles deviendront … 7,5)