Padre Pio

Miracoli e politica nell’Italia del Novecento.
Essai historique sur Padre Pio et son temps par Sergio Luzzatto. Traduit en français sous le titre Padre Pio. Miracles et politique à l’âge laïc.

Saint et martyre ?

Son image est partout en Italie, dans des cafés, sur des camions, mais aussi partout dans le monde où se trouvent des Italiens. Il est l’équivalent du t-shirt du Che. Padre Pio est cette figure barbue portant des mitaines faisant partie du paysage normal pour les Italiens, adeptes ou non, croyants ou non. En premier lieu, c’est un moine capuçin canonisé (en 2004) que des gens encore vivants aujourd’hui ont pu voir et à qui ils ont pu parler, puisqu’il est mort en 1968. Dans tout le répertoire des saints, c’est une particularité. Son autre particularité, c’est de porter des stigmates, comme François d’Assise au XIIe siècle mais, cas unique, en étant prêtre. A ce titre, il devient un Autre Christ. Pour la Sainte Eglise Romaine, ce devrait être le ravissement. Eh bien, non …

Padre Pio, dans son couvent du Gargano, est supposé avoir reçu les stigmates le 20 septembre 1918. Par un effet convergent de la Contre-Réforme tridentine, de scientisme post Première Guerre Mondiale et de conservatisme antidémocratique, le Vatican de manière générale ne voit pas d’un bon œil l’émergence d’un saint vivant, à la réputation de producteur de miracles et stigmatisé et qui draine lettres (700 par jour en 1919 p. 57), foules et offrandes (même si la hiérarchie ecclésiale n’est pas univoque).

Pour ne pas prêter le flanc aux sceptiques de tous ordres, l’Église catholique est en effet devenue méfiante devant le miracle depuis le XVIe siècle (pour ne pas se retrouver à nouveau avec des saints lévriers ou devoir gérer une imposture dévoilée). De plus, dans un environnement saturé en gueules cassées (stigmatisés du modernisme p. 7) mais aussi devant l’automutilation de combattants, l’apparition d’un stigmatisé répond peut-être à un besoin de sacralité identificatoire mais rend aussi certains médecins mandatés très suspicieux. Chez ces derniers ont soupçonne l’usage de moyens chimique, et cela va chez le Père Gemelli (futur premier recteur de l’université catholique de Milan tout de même et qui donnera son nom à l’hôpital universitaire catholique de Rome où sont soignés les papes) jusqu’à détecter des maladies mentales chez Padre Pio. Enfin, dans une Eglise italienne qui pleure encore la prise de Rome en 1870 et qui ne voit pas forcément un problème dans la montée en puissance squadriste contre le bolchevisme, la piété incontrôlable qui touche toutes les classes sociales dans ce Mezzogiorno reculé et arriéré qui se transforme en culte d’un moine à peine formé théologiquement n’est pas la bienvenue. L’Église va retrouver son magistère moral et son influence sur les classes dirigeantes en Italie et ce qui peut être un terrible imposteur peut tout mettre par terre. Les stigmates sont des signes de Dieu au XIIe siècle, des preuves au XXe, avec des réactions forcément différentes (p. 11), même si, à partir de 1926 en Italie, l’Autre Christ c’est Mussolini (p. 192).

S. Luzzatto présente dans ce livre l’irruption de la sainteté publique et éclatante dans une Italie qui vient de passer au travers d’une Première Guerre Mondiale dévastatrice et au résultat qui ne pouvait être que décevant. Il montre certes les effets sur la piété populaire de Padre Pio mais surtout les conséquences politiques, dans l’Église et en dehors. Il est ainsi entouré de notables locaux, fascistes de la première heure pour certains, d’affairistes (dont un qui régnera en grande partie sur le marché noir de la France occupée), de fils et filles spirituels qui agiront dans le but de son acceptation par le Saint Siège et pour accroître sa renommée. Si la période allant de 1919 à la veille de la guerre est surtout marquée par la répression, Pie XII est plus conciliant. L’après 1945 voit tout de même la captation de fonds américains pour la construction d’un hôpital proche de son couvent … Mais les papes suivants restent méfiants (résumé p. 385), sans pour autant retourner à la répression (quasi interdiction des activités pastorales) et aux volontés d’exiler Padre Pio loin de sa base (le gouvernement italien s’y oppose toujours pour des raisons d’ordre public avant 1945).

S. Luzzatto n’est visiblement pas un adepte de Padre Pio (mais il est aussi peu probable qu’il soit catholique …), et ce livre est très loin de l’hagiographie. La lecture commence presque avec le plagiat par le Padre du témoignage d’une autre stigmatisée pisane (p. 30-31) ! L’auteur est aussi plus que sceptique en ce qui concerne la réalité des stigmates, preuve à l’appui, sans cependant pouvoir être 100 % sûr. Les miracles sont à peine évoqués, assez souvent le texte est à deux doigts de la raillerie ou ils servent d’introduction à un bon mot (p. 292). Mais l’auteur est équanime, parce qu’il n’est pas avare ni dans la description des profiteurs de Padre Pio ni de tout ce que tentent ses ennemis (le père Gemelli ne s’avouera jamais vaincu, même dans les années 60). Il est tout de même question de la damnatio memoriae d’un vivant (p. 174) !

Le texte en italien est exigeant. D’une très haute qualité littéraire et avec ses petites touches caustiques, il demande un petit temps d’adaptation. S. Luzzatto a toutes les armes pour guider le lecteur dans les temps troublés italiens qui font suite au premier conflit mondial et aux luttes qui y prennent place, y compris dans ce petit village des Pouilles qu’est San Giovanni Rotondo avec sa société principalement analphabète, son histoire propre et les échos encore en 1920 des violences du Plébiscite de 1860 (p. 105). Mais il faut aussi avoir quelques bases en réducisme, en biennio rosso et en post-fascisme des années 60 (un milieu qui voit beaucoup d’hagiographes de Padre Pio, p. 382-383) où la nostalgie pour Mussolini rencontre la passion pour Padre Pio, doublé par un grand besoin de miracles dans ce tourbillon de changements en Italie … Le problème viendrait plus des reproductions de photographies dans le texte qui ne sont pas légendées. Certes elles sont étroitement en relation avec le propos mais ce n’est pas toujours évident. Il n’y a pas plus de bibliographie générale dans ce volume qu’il n’y a de table des illustrations.

Un livre capital pour comprendre l’Italie contemporaine à l’ère du média de masse et après.

(Padre Pio serait apparu à des aviateurs de la RAF, p. 292, pour les dissuader de bombarder le Gargano …8,5)

Dante

Biographie de Dante Alighieri par Alessandro Barbero.
Existe en français sous le même titre.

Le poète stellaire à hauteur d’yeux.

Tu proverai sì come come sa di sale

lo pane altrui, e come è duro calle

lo scendere e ‘l salire per l’altrui scale.

Tu sauras comme a saveur de sel 

le pain d’autrui, et comme est dur chemin

la descente et la montée des escaliers d’autrui.

(Paradis, XVII, 20)

 

Les personnages marquants de l’Histoire ne flottent pas dans leur temporalité. Socrate l’Athénien était avant tout un citoyen, servant sa cité comme hoplite (dans la Guerre du Péloponnèse), avant d’être philosophe. Dante lui aussi ne s’est pas limité à être un poète et a combattu, comme cavalier, à la bataille de Campaldino de 1289 (et vraisemblablement pas que celle-là), sous haubert et épée à la main, en première ligne même. De même, ces personnages marquants ne sont pas nés vieux. Chez Dante, ce point est particulièrement important, puisque l’un des évènements les plus importants de sa vie intérieure a eu lieu alors qu’il avait neuf ans, quand il vit Béatrice dei Portinari (huit ans, plus ou moins une voisine) pour la première fois et en tomba amoureux (la deuxième fois neuf ans plus tard, il rêve d’elle nue la nuit suivante p.76). Et la Divine Comédie sans Béatrice …

Le livre commence avec cette susdite bataille de Campaldino qui oppose les Guelfes florentins aux Gibelins arétins. Dante y est cavalier, parce que ses revenus le lui permettent (mais pas adoubé, p. 16). Mais plus encore, il est en première ligne pour recevoir la charge des Arétins, avec d’autres cavaliers désignés par les capitaines de sextiers (les quartiers de Florence). Les Florentins sont victorieux. Après cette entrée en matière violente mais qui a le mérite de poser le décor et de donner le ton du livre, A. Barbero s’attache à définir l’environnement familial de Dante, à commencer par son trisaïeul Cacciaguida (né à la fin du XIe siècle), qui semble avoir été chevalier. Puis l’auteur passe à ses ascendants plus directs et comment la famille se gagne un nom de famille (et pas seulement un prénom et un patronyme au sens strict) grâce à son élévation dans la hiérarchie sociale florentine, sans pour autant atteindre les cercles les plus restreints, dit des magnats. Dante est le premier de sa famille à pouvoir vivre de rentes, dans un idéal aristocratique, fruit de l’activité de changeurs de ses ancêtres. Mais Dante n’a pas attendu d’être majeur (et en possession de son patrimoine) pour participer à la vie littéraire florentine. Il échange très jeune des sonnets avec d’autres apprentis poètes et c’est ainsi qu’il se constitue un réseau parmi les cercles dirigeants de la ville (peut-être la plus riche d’Italie, forte de 100 000 habitants). Sa fratrie n’est pas oubliée, comme ses cousins, oncles et tantes. Son éducation se fait auprès de Brunetto Latini, avant d’aller quelques temps à Bologne pour parfaire ses dons (ou pas, puisque qu’il semble que cela ne lui a pas trop plu sur place).

Comme tout homme qui ne se destine pas à la prêtrise ou au monastère, Dante se marie (pour l’auteur en 1292, à l’âge de 28 ans, mais les avis sur la date du mariage sont très divergents parmi les spécialistes) avec Gemma di Manetto Donati. C’est un mariage au-dessus de sa condition qui lui donnera trois fils (Pietro, Giovanni et Iacopo, des prénoms qui ne sont pas dans la tradition familiale) et une fille prénommée Antonia mais qui prendra l’habit sous le nom de … Béatrice.

En matière de politique, là encore rien d’anachronique chez Dante. Comme beaucoup d’hommes florentins (du moins ceux qui n’en sont pas exclus par idéologie ou statut par le gouvernement dit populaire), Dante participe au gouvernement de la ville au travers de sa participation à de multiples conseils et assemblées. Mais un engagement plus poussé lui permet de devenir l’un des douze prieurs (la fonction suprême à Florence) de l’année en 1300. Comme dans toute l’Italie mais pas que, la politique est un sport dangereux et Dante est exilé en 1301 à la faveur de la prise de pouvoir par les Guelfes Noirs (il est du parti des Blancs). C’est le début de vingt ans d’exil. Il ne reverra plus l’intérieur de la ville.

Dans les premiers temps, il milite et combat pour le retour des Bancs au pouvoir. Mais après quelques années, lassé par la compagnie des autres exilés (certains Florentins sont en exil depuis plus de 30 ans !) ou pessimiste sur les chances de succès, il se détache du parti Blanc et cherche la protection de seigneurs à Forli, Pise, Vérone (chez des seigneurs dans les montagnes, puisqu’il est peu en sûreté dans les cités des plaines p. 206), auprès de l’empereur Henry VII venu se faire couronner à Rome, voyage peut-être à Paris, pour finalement s’établir à Ravenne en 1318. A chaque fois il met à leur service sa grandissante gloire littéraire (il est connu dans toute l’Italie à sa mort) mais surtout ses compétences en matière d’écriture politique. Il meurt en 1321, non sans avoir réussi à mettre à l’abris du besoin ses enfants grâce à ses appuis bolognais et ravennates.

Comme nous venons de le voir, cet ouvrage n’a pas pour but de montrer le génie de Dante ni comment il a écrit son œuvre et quelles furent ses sources. A. Barbero veut replacer, comme historien, le Florentin dans son temps et son espace. Et il réussit particulièrement bien, apportant le regard, acéré et parfois avec humour, un peu extérieur de celui qui est certes médiéviste, mais pas spécialiste ni de Dante ni de la Toscane (étonnante diplomatie des reines et comtesses p. 234). Ce qui lui permet aussi avec maîtrise de faire part au lecteur des controverses historiographiques, et ainsi d’expliquer les choix faits. Et cette biographie n’est pas une hagiographie, ne cherchant pas à ajouter une pierre à la statue de l’inventeur de la littérature italienne (et de l’autofiction ?). Dante a-t-il cherché, loin d’un idéal de pureté et de dédain princier, le pardon de Florence pour pouvoir rentrer ? C’est fort possible (p. 202-205, avec une de ses chansons sur ce thème déjà connue du public en 1310). A-t-il fait de l’abus de bien social en tant que prieur ? L’Enfer (chants XXI-XXIII) peut être un aveu, avec des démons tourmenteurs des corrompus qui le poursuivent. De plus, Dante peut varier dans ses choix idéologiques, ou pour le moins dans ses écrits (p. 231).

Et puis il est des choses qui restent traditionnelles en Italie, même avec les siècles qui passent. Ainsi le campanilisme n’est pas mort quand il s’agit de savoir où Dante a séjourné dans ses années d’exil, facilité par le manque de documents (p. 249). Et il peut, comme au XXIe siècle, avoir beaucoup voyagé (p. 252).

Un très bon livre qui se lit avec avidité, une excellente commémoration pour le 700e anniversaire de la mort du poète.

(deux de ses fils commentent son œuvre …8,5)

How Western Soldiers Fight

Organizational Routines in Multinational Missions
Essai sur le comportement de troupes occidentales en mission par Cornelius Friesendorf.

Ombres et lumières.

Quels sont les facteurs qui conduisent les soldats en opération à agir comme ils le font ? Sont-ils en premier lieu influencés par la doctrine, par les institutions politiques nationales ou par ce que des instances internationales peuvent attendre d’eux ? Cornelius Friesendorf explore dans ce livre la part des routines dans la prise de décision et la conduite des opérations, sans pour autant exclure ces facteurs susmentionnés. Voulant s’extraire des débats universitaires sur la notion de culture, il emploie le concept de routine comme une partie d’une culture, un schéma de comportements continuellement répétés (ou des capacités organisationnelles déclenchées par des stimuli adéquats). Plus le répertoire des routines est important, plus une organisation peut effectuer de tâches. Ainsi l’auteur s’intéresse non pas à la stratégie mais à son implémentation sur le terrain, en étudiant les usages de la force mais pas sa préparation (renseignement).

Nanti de sa grille de lecture (types de routines, formes possibles d’adaptation à une nouvelle situation), l’auteur analyse les réactions de quatre armées à des situation qu’il décrit comme non conventionnelles (qu’il faut ici comprendre ici comme ne ressortant pas du combat mais de la lutte contre le crime violent ou la gestion de foules hostiles) : l’armée des Etats-Unis d’Amérique, l’armée britannique, l’armée allemande et les Carabiniers italiens. Considérant environ vingt années d’opérations de ces quatre entités militaires, l’auteur suit leurs évolutions d’abord en Bosnie, puis au Kosovo et enfin en Afghanistan.

En Bosnie, les Etats-Unis, dès le départ peu emballés par la mission, se contentent de démonstrations de force et ne se préoccupent pas de combattre le crime violent (malgré les textes définissant la mission, aux formulations certes vagues et au grand regret de l’auteur). La protection positive des populations en pâtit. Les Britanniques (à l’expérience nord-irlandaise encore fraîche) sont plus actifs contre le crime, arrêtant plusieurs suspects de crime de guerre tout comme les Allemands. Ces derniers, dont c’est la première mission hors du pays depuis 1945, rechignent tout de même à quitter leurs bases et à patrouiller (sous l’effet premier du micromanagement du niveau politique). Les Carabiniers sont quant à eux dans leur élément et d’une certaine manière agissent comme sur leur sol national. Leurs actions sont bien plus problématiques quand ils commencent à suppléer les Etats-Unis dans leur lutte contre le terrorisme et leurs violations des droits de l’Homme après 2001.

Au Kosovo, les postures des différents contingents évoluent peu. Les Etats-Unis ont toujours comme premier objectif la protection de leurs forces. La lutte contre le crime se fait avec cet objectif, si bien qu’il peut arriver qu’un hélicoptère Apache soit dépêché pour empêcher un pillage (p. 143) ou que des gaz lacrymogènes soit largués d’hélicoptères pour disperser une émeute. Les Etats-Unis font aussi le choix de déléguer la fonction de police dans leur secteur au Corps de Protection du Kosovo, émanation directe de l’UCK, contre la volonté de l’ONU. Avec le remplacement de troupes d’active par la Garde Nationale, l’auteur observe un rééquilibrage des objectifs en faveur de la sécurité des populations civiles. Les Britanniques optent pour l’autre extrémité du spectre. Leurs troupes vont à pied, sans gilet pare-balle et font de l’îlotage. Ils vont jusqu’á dormir dans des appartements serbes pour protéger leurs habitants. L’armée allemande veut certes défendre les droits de l’Homme au Kosovo, mais sa propre sécurité est au premier rang de ses préoccupations, au détriment des minorités. Son impréparation devant des foules hostiles est telle que des unités se laissent enfermer dans leur base par des émeutiers en 2004. Très critique d’un commandement allemand craignant pour sa carrière, C. Friesendorf note toutefois les capacités d’adaptation de l’armée allemande, tant en entraînement qu’en matériel après 2004. Les Carabiniers sont au Kosovo en pointe contre le crime et investis dans la formation de la police locale, mais pour l’auteur, cela a aussi eu des conséquences négative sur la protection des minorités : des Serbes à qui on a pris leurs armes illégales se retrouvaient en état de danger face à une police kosovare majoritairement composée d’anciens combattants de l’UCK.

L’Afghanistan est le cadre de la troisième opération multinationale considérée par l’auteur. Pour les Etats-Unis, passé la première phase de destruction des Talibans et des combattants d’Al Qaida, il faut aussi prendre en considération la population locale pour améliorer sa sécurité. De ce point de vue, la publication de la doctrine étatsunienne de contre-insurrection en 2006 marque un changement, mais qui n’est cependant pas total. A tel point que la définition de ce qu’est un chef taliban à éliminer devint très large (les officiers ont des objectifs chiffrés) et malgré un accent mis sur la protection de la population, les pertes civiles ont augmenté après 2006. Les troupes britanniques ne font pas mieux en termes de pertes civiles et si les Allemands s’en sortent un peu mieux, c’est surtout du fait de leur réticence à combattre (qui viennent en premier lieu de Berlin). Enfin, les Carabiniers sont chargés de la formation de la police afghane, au profil tellement militarisé qu’elle pense pouvoir se doter d’artillerie. Dans un pays où 75 policiers sont assassinés chaque semaine, les bases du combat enseignées par les Carabiniers semblent adaptées à la situation pour l’auteur.

La conclusion propose une analyse générale de la part des routines dans les comportements des soldats et met en avant quelques voies de recherche dans l’analyse du comportement des forces armées en se basant sur plus de microanalyse et un accent mis sur la multicausalité. Pour peut-être idéalistiquement aller vers une meilleure protection des populations par une répartition plus égalitaire des risques encourus par les troupes étrangères et la population dans les interventions militaires ?

Avec cet ouvrage au titre légèrement trompeur, C. Friesendorf met en perspective les entretiens qu’il a pu conduire entre 2005 et 2013 et décrit avec précision les différentes approches des armées prenant part à une opération militaire multinationale. Allant au-delà de l’étude des différentes doctrines et de leurs évolutions dans le temps, il analyse les interactions entre celles-ci et le terrain en se demandant in fine si le résultat a été positif pour les populations locales. Même si l’on peut discuter de définitions présentées, comme celles de la non-conventionnalité ou de l’asymétrie, ce livre est assis sur de très solides fondations théoriques permettant une analyse de grande clarté des données de terrain, recueillies à tous les niveaux et pendant une longue période.

Au moment où l’intervention otanienne prend fin en Afghanistan et que de moins en moins de militaires en activité ont connu les opérations dans les Balkans, C. Friesendorf transforme avec une grande précision la mémoire de ces opérations en processus historique, à charge pour le lecteur de placer d’autres armées ayant agi sur ces théâtres sur le spectre ainsi élaboré ou d’interroger ses propres routines et leurs origines.

(un Apache pour faire fuir des pillards, il y a une certaine ironie … 8)

The Greeks Overseas

Their Early Colonies and Trade
Essai d’archéologie et d’histoire grecque de John Boardman.

Ils vont de ville en ville.

Cet ouvrage écrit par J. Boardman en 1964 est resté un classique pour tout ce qui touche à la colonisation grecque sur une bonne partie du pourtour méditerranéen, de la Propontide et de la Mer Noire. Dans la quatrième édition de 1999, l’auteur a ajouté un épilogue qui évalue sa production de 1964, tous les autres chapitres ayant été repris à l’identique (y compris les mentions de Léningrad comme lieu de conservation de certains artefacts). La période visée est identique aux livres de Robin Lane Fox (en 2010) et A.J. Graham (en 2011) que nous avions déjà croisés dans ces lignes et va du VIIIe au VIe siècle avant notre ère (des derniers feux de la période géométrique au début de la période classique).

Une très petite préface présente cette quatrième édition avant de passer au premier chapitre, tout de méthodologie des sources, suivi d’un chapitre sur le contexte, sur ce qui se passe entre la fin des grands centres mycéniens et le début de la colonisation. Le troisième chapitre est consacré à la présence grecque sur la côte levantine et son arrière-pays, avec une place spéciale pour la colonie d’Al-Mina, située dans l’estuaire de l’Oronte. Cette dernière serait à l’origine de l’orientalisation de l’art grec au VIIIe siècle. Autant dire que les liens entre la Grèce et la côte levantine sont constants et très importants, mais pas uniquement dans le sens Est-Ouest. La Lydie, la Phrygie (l’influence en matière de musique se retrouve encore aujourd’hui dans des noms de gammes) et la Perse ne sont pas en reste.

Le chapitre suivant nous transporte plus au sud encore, en Egypte. L’Egypte n’est pas une terre de colonisation, mais les rois locaux ont permis l’installation de quelques établissements habités par des Grecs (certains sont des camps de mercenaires) dont le plus célèbre est la ville commerçante de Naucratis (fondée vers 600 a.C., comparable à Shanghai d’avant la Deuxième Guerre Mondiale p. 132), entreprise conjointe de plusieurs cités dans l’Ouest du delta du Nil, à 70 km de la mer. L’influence égyptienne en matière d’architecture monumentale et de statuaire de grande taille n’est plus à démontrer, mais l’auteur rappelle que cette influence peut aussi se voir à Délos avec l’allée de lions renvoyant directement à celles des sphynx menant à certains temples égyptiens (p. 145). Le chapitre se poursuit ensuite plus à l’Ouest, avec la Lybie et la Cyrénaïque, le domaine de colons plus tournés vers la terre que le commerce.

Le cinquième chapitre est celui consacré aux fondations en Italie du Sud et en Sicile. Les Eubéens sont là encore parmi les premiers à envoyer des colons vers l’Ouest. Vers 770 a.C., Pithekussai est fondée face à la côte campanienne, juste avant Cûmes et les colonies qui contrôlent le détroit de Sicile. Doriens, Rhodiens et Crétois suivent en Sicile, précédant les Achéens et des Spartiates tout au Sud de la péninsule. Syracuse (fondée par les Corinthiens en 734 a.C. selon Thucydide) poursuit le mouvement en fondant elle-même des colonies sur une bonne partie de la côte sicilienne. Des cités d’Asie Mineure achèvent le maillage colonial à la fin du VIe siècle avant notre ère. Mais si les Grecs s’installent en Campanie, ce n’est pas seulement pour la richesse des terres, c’est aussi pour les marchés intéressants qui s’offrent à eux (les Eubéens ne sont pas à Ischia pour le vin et les hôtels nous dit l’auteur p. 168). Chez les Etrusques par exemple, ils obtiennent du minerai en échange de leurs productions de céramiques (souvent produites spécialement). Les Phéniciens sont présents en Sicile et en Espagne, et avec eux aussi les échanges sont soutenus, avec des étapes dans le Sud de la France. Marseille est fondée vers 600, mais a sans doute été précédée par une fondation rhodienne non loin (p. 217).

Le chapitre suivant revient vers l’Est pour se diriger vers la côte thrace en passant par les îles de l’Adriatique et atterrir dans la Propontide et la Mer Noire. Il y a là encore un essaimage, sur tout le pourtour, jusqu’au fin fond de la Mer d’Azov. Les Samiens et les Milésiens sont à la manœuvre, mais Athènes aussi finit par lancer quelques entreprises à destinées stratégiques. La rencontre avec les Scythes est pleine de fruits que l’on peut retrouver jusqu’en Europe centrale. L’ouvrage s’achève sur la destinée des colonies du Pont devant l’avancée perse de la fin du VIe siècle, et l’on voit que l’on peut faire un parallèle entre Vercingétorix et Miltiade (en tant qu’Athénien exilé à Sigée). Les deux sont un temps au service de leur futur adversaire (p. 266).

Dans l’épilogue J. Boardman revient, 35 ans après la première parution, sur ce qu’il a écrit pour corriger certaines affirmations. Depuis 1964, non seulement de nombreuses choses ont été publiée (c’est la non-publication qu’il fustige déjà p. 11, pire que les pilleurs) mais surtout la fin de l’URSS a permis une communication bien plus aisée avec de nombreux chercheurs en plus de l’accès à de nombreux artefacts. Exercice d’humilité par toujours évident avec un chercheur de ce calibre, mais ce dernier ne sape pas l’œuvre de sa vie. Il prend acte de l’état des connaissances en 1999 (et nul doute qu’une nouvelle édition en 2021 verrait un second épilogue du même tonn… amphore).

De ce fait, une bonne partie des critiques que l’on peut faire à ce livre fondamental sur la question (à l’amplitude géographique ahurissante, aux illustrations par centaines et écrit sans les moyens de communication du XXIe siècle) tombe avec cette dernière partie. Nous ne suivrons pas l’auteur sur l’uniformité du statut de colonie vis-à-vis de sa métropole (p. 163, en suivant A.J. Graham), ni sur les Grecs comme seules sources artistiques des Etrusques pour la période orientalisante (p. 199). Sur ces mêmes, J. Boardman est partisan en 1964 du fait qu’ils ne comprennent pas les mythes grecs (p. 200), ce en quoi nous disconvenons (en suivant N. Thomson de Grummond). Il corrige dans l’épilogue sa vision des villes côtières étrusques sur l’Adriatique et la Mer Tyrrhénienne (mais pas son analyse erronée de la plaque Campana de la p. 206).

Des détails sur les fondations auraient été appréciables, mais l’axe est très archéologique et ajouter du texte sur chacune des colonies déjà décrites aurait alourdit de beaucoup. Pour ses seules parties sur la méthodologie et les changements historiographiques entre 1964 et 1999 (sur les Phéniciens toujours plus sexy que les Syriens p. 273 au sujet d’Al Mina, sur l’influence assyro-lydienne en architecture p. 278, sur les dangers du structuralisme et de l’abus d’analogie p. 282), au début de l’ouvrage ainsi qu’à la toute fin, ce livre vaut d’être ouvert.

Le reste, et quel reste, c’est déjà du bonus, signé par le plus grand céramologue hellénisant vivant.

(il est toujours plaisant de réentendre parler de Tiglath-Pileser III p. 44 …8)

 

Urban Legends

Civic Identity and the Classical Past in Northern Italy. 1250-1350.
Essai d’histoire médiévale nord-italienne de Carrie Beneš.

Comme l’épigraphe de ce chapitre le suggère, ces traductions sont à but légal, moral ou historique comme pour l’amusement. Elles cherchent à rendre le passé classique plus accessible parce qu’il était pertinent pour le vécu concret, non parce qu’il était drôle ou intrinsèquement supérieur. p. 156

Une légende faite sienne.

Dans le panier de crabes de la politique italienne du Moyen-Age central, où tous types de pouvoirs féodaux se confrontent, on ne se contente pas des mercenaires, des statuts et privilèges octroyés par l’empereur ou le pape, des assassinats et des alliances de revers mais on veut aussi s’affirmer et démontrer son bon droit et sa prééminence au travers de fondateurs illustres et, surtout, anciens. Mais pour présenter aux autres un récit cohérent et intimidant, il faut avoir les ressources intellectuelles pour élaborer ce dernier. Et donc avoir sous la main ou à proximité des spécialistes de l’histoire ancienne, c’est-à-dire romaine, avec des artistes ou des poètes pour la mise en forme.

Parmi tous ces pouvoirs, l’auteur a fait le choix de se limiter à quelques communes (dont l’émergence est souvent récente) du nord de l’Italie : Padoue, Sienne, Gênes et Pérouse. Mais avant cela, il y a une introduction présentant l’objet de l’ouvrage puis un premier chapitre ayant pour objet la redécouverte du passé romain en Italie. Ainsi, au tout début du XIVe siècle, un auteur florentin qualifie sa ville de « fille et créature de Rome », une ville qui monte pendant que sa génitrice décline (p. 15). Dante parlait à l’identique de la même Florence (mariant Fiesole, Troie et Rome).  Il illustrait les trois manières possibles pour une ville de se rapprocher de l’Urbs, référence ultime même sans la papauté déplacée à Avignon : directement fondée par Rome, fondée parallèlement à Rome (par un Troyen par exemple) ou être d’une fondation plus ancienne que la Ville Eternelle.

C’est bien sûr ce qui se passe aussi pour nos quatre exemples à venir : Padoue est fondée par Antênor, Gênes par le prince troyen Janus, Pérouse par le Troyen (ou le Grec) Eulistes et Sienne par les deux fils jumeaux de Rémus. Parmi les villes qui se disent fondées par des Grecs (malgré le fort penchant pour Troie des sources romaines), on peut compter Pise, fondée par Pélops. Un auteur pisan raconte même que les Pisans aidèrent les Achéens devant Troie (p. 19). Milan prétend aussi antidater Rome, sous le nom de Subria. De manière générale, de nombreuses villes revendiquent être la première ville fondée en Italie (un parallèle avec la ville biblique de Caïn, en Genèse 4, 17) : Fiesole, Ravenne, Gênes au travers d’un autre Janus … A ces histoires sont associées des lieux ou des monuments, comme à Rimini, où l’on remplace au XVe siècle une stèle plus ancienne commémorant le discours de Jules César après le passage du Rubicon (p. 24). A chaque fois, il y a un but double à ces fondations mythique : un regain de gloire municipale mais aussi un véhicule pour l’unité des bourgeois renvoyés à une origine commune (p. 35).

Le second chapitre inaugure la partie des études particulières avec la ville de Padoue. Ces études sont toujours conduites selon le même schéma : une carte ouvre le chapitre, puis suis une contextualisation (naissance de la commune, autres seigneuries d’importance aux frontières, développement de la ville, fonctionnement etc.), comment la commune adopte officiellement l’histoire fondatrice et quelles sont les manifestations physiques que cela engendre, avec quelles intentions et quels moyens. Dans le cas de Padoue, on fait appel à Virgile et Tite -Live pour les sources (p. 44) et cela se matérialise dans la reconstruction de la tombe d’Antênor à côté de la cathédrale en 1283 après avoir fait graver sur une porte de la ville un poème sur Antênor dès 1210. Un cercle préhumaniste est à l’origine de la rénovation de la tombe, comprenant une très forte représentation de professions juridiques.

A Gênes (troisième chapitre), c’est le célébrissime Jacques de Voragine, archevêque, qui prend les choses en main. Il agrège trois différentes histoires (se basant sur Isidore de Séville, Paul Diacre, Solinus, Jacopo Doria etc.), chacune ayant un Janus comme héros, pour les fondre en une seule (p. 76) : un Janus vient de Terre Sainte régner en Italie à partir de Gênes juste après le Déluge, un second Janus vient de Troie et un dernier d’Epire et sera divinisé par les Romains. Ainsi, l’un fonde, l’autre agrandit et embellit et le dernier est vénéré des Romains (sous la république, ce qui n’est pas sans importance). Toutes les cases sont cochées. Aux textes s’ajoute une monumentalisation dans la cathédrale de Gênes.

Le chapitre suivant s’attaque à Sienne. Cette dernière a la particularité de mettre en scène deux jumeaux allaités par une louve, ce qui peut paraître un honteux plagiat mais qui ne l’est pourtant pas, puisque l’emblème de Rome à ce moment-là est le lion (ce que l’auteur ne semble pas dire dans ce livre). Mais ces deux enfants ne sont pas Romulus et Rémus mais Aschius et Senius, fils de Rémus. On retrouve ainsi la louve en sculpture sur la Porte Romaine et sur le Palais Public (la mairie) mais aussi divers loups vivants logés dans ce même palais. Des peintures dans le palais reprennent ce motif, tout comme le SPQR romain.

Pour ce qui est de Pérouse, le besoin d’un aqueduc (parmi d’autres projets édilitaires) permet de faire construire entre la cathédrale et le palais public (deux bâtiments mis au goût du jour à la toute fin du XIIIe siècle) une fontaine monumentale. C’est là qu’intervient Eulistes, un roi étrusque, mentionné dans le commentaire de l’Enéide par Servius (p. 121). La nouvelle fontaine, bâtie en 1278 sur la place principale de Pérouse, lui rend hommage en le plaçant parmi les douze statues qui la scandent. Les Pisano père et fils sont responsable de la partie artistique du projet. La littérature vient ensuite, avec la commande par la commune à Boniface de Vérone d’un poème sur le fondateur, suivie d’une version en prose une fois l’œuvre acceptée.

Le dernier chapitre du livre explore plus en profondeur la relation entre connaissance du monde classique et service de la commune. Plusieurs types de personnes sont impliquées dans l’utilisation des sources antiques pour célébrer des fondateurs et utiliser leur aura. Il y a ainsi ceux qui commanditent et ceux qui exécutent, ceux qui maîtrisent le latin et ceux qui n’ont pas cette éducation, le tout dans des réseaux de toutes sortes (familiaux, professionnels, religieux, de patronage) qui voient circuler les idées dans toute l’Italie et au-delà. L’élite éduquée, celles de ceux passés par les universités parle avec la bourgeoisie des guildes, riche mais ne pouvant lire que des traductions, tout en étant dans le même bain de traditions orales que toute la population de la commune. Un processus bidirectionnel (p. 154) se met donc en place, permettant la participation de chacun aux rituels communaux, promouvant une identité civique.

La conclusion revient sur le concept de conscience historique : les Italiens du XIIIe siècle ont bien à l’esprit que l’histoire de Rome est la leur. Difficile de l’oublier, tant les pierres le rappelaient à tout bout de champs. Les communes, qui doivent gérer leurs affaires dans un monde très concurrentiel, cherchent des modèles et ceux de la Rome républicaine ont montré leur efficacité.

L’ouvrage est complété par un répertoire biographique très utile (tous les gens cités ne sont pas connus et leurs liens connus que des spécialistes), les notes (du très sérieux), la bibliographie et un index.

Ouvrage très intéressant et creusant admirablement ses exemples, on ne peut que regretter qu’il ne prenne que ces quatre exemples et qu’il n’élargisse pas à d’autres types de pouvoir (cela existe ailleurs). On sent que c’est pleinement dans les cordes de l’auteur, quand on voit comment, en plus des innombrables exemples ne touchant pas aux quatre cités, sont traités les cas de réfutations de prétentions par des cités rivales. Comme celui-ci le dit très clairement (p. 4), l’appropriation du passé antique par les cités-Etat italiennes atteste d’un intérêt bien plus large pour l’Antiquité qu’il est généralement perçu pour cette période. Et cet intérêt classicisant dans un environnement municipal complète le christianisme avec intelligence (p. 164). Mais parmi cette excellence et cette maîtrise de tous les instants (y compris au niveau de la forme), apparaît étrangement l’étonnante remarque que les républiques médiévales ne sont pas démocratiques au sens du XXIe siècle (p. 152) … Qui n’a jamais prétendu que république et démocratie sont des synonymes ?

Quelques graphiques des réseaux auraient été un plus, avec l’accumulation de noms et la bougeotte qui caractérise certains artistes et les exils d’autres. Mais le livre se dévore.

(Pise dans le Sud de la Toscane p. 19 ? …8)

Railways and the Formation of the Italian State in the Nineteenth Century

Essai d’histoire politico-économique des chemins de fer en Italie par Albert Schram.

J’aime quand un plan se déroule sans accroc.

Quatorze années après la première ligne anglaise, en 1839, la terre italienne entre elle aussi dans l’ère de la locomotion vapeur terrestre. Mais le plus étonnant, c’est que cette première n’a pas lieu dans le Royaume de Sardaigne, le plus avancé au plan organisationnel, mais dans le Royaume des Deux-Siciles, le moins avancé socialement. D’ailleurs ce premier tronçon relie Naples au palais royal de Portici … Mais très vite, la folie ferroviaire envahie toutes les parties et principautés italiennes et les projets fleurissent. Les réalisations prennent plus de temps. En 1842, la ligne Padoue-Mestre est inaugurée (en Vénétie autrichienne) et en 1853, au Piémont, Turin est relié à Gênes. En six ans, les lignes piémontaises auront rejoint toutes les frontières du royaume (suisse, française et austriaco-lombarde). Mais l’unification italienne, effective en 1860, fait naître d’autres horizons, rend caduques des lignes pensées comme internationales et fait apparaître de nouveaux besoins. Les réponses vont varier au gré des gouvernements … A. Schram embrasse toute cette période dans ce livre, en prenant en considération non seulement l’installation de ce nouveau moyen de transport en Italie, comment il est vu par les différentes entités politiques et son effet sur l’économie italienne.

Comme ce livre est tiré d’une thèse, il est assez normal qu’il débute par une mise au point historiographique (sans doute très réduite par rapport au texte d’origine). Puis, dans un premier chapitre, A. Schram plante le décor en analysant les différentes conditions faites a chemin de fer en Europe et aux Etats-Unis : influence minimale de l’Etat au Royaume-Uni et aux Etats-Unis (où subventions ou achat de terres sont très rares) ou la nationalisation en Prusse en 1879 par exemple. Les considérations stratégiques sont très fortes pour les Etats de l’Europe continentale (et les campagnes des différentes guerres d’Indépendance italienne ont montré l’importance du train pour les mouvements de troupes), et cela a une influence sur la capitalisation des compagnies et leurs actions en cas de conflit (p. 15). L’auteur détaille aussi les deux lois majeures qui régulent le chemin de fer en Italie, à savoir celles de 1865 (portant sur l’investissement, l’expansion du réseau et la tarification) et de 1885 (nationalisation des infrastructures mais transport par trois compagnies privées avec participations étatiques avec pour objectif d’unir le Sud au Nord du pays). En 1905, ces trois compagnies sont nationalisées devant leur incapacité à offrir un service de qualité. Conséquemment, l’auteur propose (p. 25-26) quatre phases dans le développement du chemin de fer transalpin : de 1839 à 1865 (compagnies privées et étrangères et un réseau principalement construit entre 1861 et 1865), de 1865 à 1885 (cinq compagnies privées et la compagnies piémontaise est privatisée et acquisition des infrastructures à partir de 1878), puis de 1885 à 1905 (répartition géographique stricte des compagnies, seconde vague de constructions entre 1885 et 1890) et enfin de 1905 à nos jours.

A. Schram met en lumière la multiplicité des approches dans les différents Etats italiens d’avant 1860. Dans le royaume lombardo-vénète, la ligne Milan-Monza (ouverte en 1840) est la seconde construite dans l’empire d’Autriche (p. 35) et la première ligne piémontaise n’est ouverte qu’en 1848. Ces Etats se concertent dans des conférences, avec pour but d’ouvrir des lignes les reliant entre eux. Si la Toscane est un peu à la traine, les Etats pontificaux bénéficient de l’expérience française (avec ses objectifs stratégiques propres de garnison) après avoir échoué à imposer son plan de lignes à bâtir en premier aux potentiels investisseurs (sans garanties tarifaires p. 38). Mais l’auteur montre aussi les grandes difficultés économiques que rencontre le rail italien : en 1875, un km de rail rapporte 18 700 lires en Italie, pour 55 962 lires en Grande-Bretagne et 42 000 en France …

Ces comparaisons sont très présentes dans cet ouvrage, qui se trouve être un bon mélange entre histoire politique et économétrie (consciente de ses limites). On en retrouve beaucoup, avec plusieurs tableaux, dans le second chapitre. La comparaison entre les différents réseaux nationaux européens s’y poursuit (même s’il n’y a aucune définition de l’Allemagne, qui peut désigner des agrégats très différents entre 1840 et 1900, p. 69), avec une analyse des marchandises transportées par km de voie, leur nombre pour 1000 habitants ou encore la densité du réseau ou sa répartition par région. Pour A. Schram, ces analyses montrent que l’unification économique a été trop rapide pour l’économie du Sud qui n’a pas eu le temps de s’adapter. Les acteurs économiques du Mezzogiorno, et principalement ceux de l’industrie, n’étaient pas prêts devant les importations du Nord (p. 83-84) mais que cela ne conduit pas pour autant tout de suite à l’émigration de ces mêmes populations : Celles-ci ne partent d’ailleurs qu’une génération plus tard, dans les années 1890, bien après les habitants de la Vénétie (p. 85-86), qui n’avaient pas profité des investissements de 1860 à 1865 puisque toujours possession autrichienne. De ce fait, l’auteur combat l’idée (une fin de comète en 1997 quand paraît ce livre) que le Nord a colonisé le Sud (dont l’espace est organisé de manière bien différente, p. 87 et qui a reçu plus d’investissement, p. 161). Pour lui, le développement du Nord s’est fait avec ses propres forces (p. 96, comme un petit pays p. 160), pour qui tout n’était pas rose non plus (plus de maladies et de malnutrition en Toscane qu’en Campanie par exemple).

Pour finir, dans un troisième chapitre, A. Schram s’intéresse au trafic. Du fait de la tarification aux mains de l’Etat après 1885, la modulation des tarifs des compagnies privées était presque impossible, ce qui défavorisait les régions déjà moins favorisées. Mais en plus, couplé au système de subventions, si la construction de nouvelles lignes était encouragée, leur utilisation ne l’était pas. Passé un certain trafic, le ligne redevenait déficitaire (p. 120-122) … La présence de lignes dites internationales renforçait ces inégalités territoriales, en vertu d’accord commerciaux internationaux. Selon que le point d’arrivée était sur la ligne internationale ou pas, le prix du transport pouvait doubler (p. 126). Par conséquent, des entreprises déménageaient pour profiter de ces prix plus bas … L’auteur propose ensuite quelques comparaisons, qui montrent aussi les limites rencontrées par le chemin de fer. Le cabotage (qui bénéficie lui aussi des apports de la vapeur), très présent dans le Sud avec ses grandes villes côtières, restait bien plus efficace pour le transport de marchandises entre ces mêmes villes. De même, les liaisons internationales, vers la France, l’Autriche et la Suisse, ne profitent pas vraiment à l’Italie (sauf peut-être pour les productions horticoles du Sud). Le transport par la route lui-même n’est que progressivement éliminé des axes desservis par le train et se réfugie sur les axes secondaires. Sur la ligne Milan-Venise (265 km, précédée comme souvent par une ligne télégraphique), en 1855, le train met 12 heures et 35 minutes tandis que la diligence a besoin de 13 heures. En 1861, on passe à 10 heures et 16 minutes (soit 25 km/h). En 1880, la vitesse atteint les 38-45 km/h et en 1889, elle atteint 48 km/h. Mais sur toute la période, il n’y a que deux trains de passagers par jour (p. 149) …

Dans la partie sur l’effet du chemin de fer sur l’économie italienne, tout n’est malheureusement pas clair, ou manque peut-être d’explications supplémentaires (qui étaient peut-être dans la thèse). Ainsi , sur les industries qui se rapprochent de leurs marchés mais qui en même temps peuvent s’éloigner de leurs sources d’énergie (p. 155), il manque des éléments explicatifs. Où peut se relocaliser une scierie ayant besoin de bois et de houille blanche ? La conclusion de ce troisième chapitre est par contraste d’une très grande clarté, tout comme la conclusion générale de ce livre : devant importer tout ce qui était nécessaire à la construction d’un réseau, rails comme matériel roulant, l’Italie n’était manifestement pas prête pour la révolution ferroviaire (p. 162). Suivent en fin de volume une bibliographie et un index.

La multiplicité des approches est le grand point fort de cet ouvrage bien construit. Passant aisément de statistiques sur les tonnes transportées aux discussions entre actionnaires de compagnies de chemin de fer, A. Schram (à la vie universitaire pour le moins variée et parfois même déplaisante comme le montre son blog) produit ici un livre qui se lit avec plaisir parce qu’il sait cultiver la curiosité du lecteur et que l’auteur sait regarder autour de son sujet (le cabotage). Les illustrations auraient pu mériter encore un meilleur traitement, avec des cartes plus lisibles. La masse de documents consultés a bien entendu été grande et vraisemblablement éparpillée et au vu d’une remarque en note sur le développement des feuilles de calcul, beaucoup de calculs statistiques ont dû être fait de manière artisanale (le travail de recherche a été fait au début des années 90). Il est quelques petites erreurs, comme par exemple parler d’un empire austro-hongrois avant 1867 (p. 37), mais comme souvent, ce sont des épiphénomènes dans un livre qui en plus de faire mieux connaître l’installation du train en Italie éclaire de manière inattendue les différents Etats d’avant l’union.

(la ligne Gênes – La Spezia ouverte en 1970, p. 109,  est souterraine à 60% … 8)

Faire une nation

Les Italiens et l’unité (XIXe-XXIe siècle)
Essai d’histoire du Risorgimento de Elena Musiani.

Toujours le théâtre !

Même si pour l’Italie contemporaine, le Risorgimento a perdu sa centralité au profit de la Seconde Guerre Mondiale et la naissance de la République, la période qui conduit à l’unité italienne marque encore la toponymie de la péninsule. Quelle localité n’a pas sa place Cavour, son cours Victor-Emmanuel II ou une statue de Garibaldi ? Mais E. Musiani (qui enseigne à Bologne) ne se contente pas d’actualiser une histoire du Risorgimento (qu’elle n’est bien évidemment pas la première à faire), elle ausculte aussi comment, dès le lendemain de la création du royaume d’Italie, les évènements qui ont conduit à l’unification sont perçus, tant au niveau de la vie politique et des institutions que dans les arts.

Comme beaucoup de choses au XIXe siècle, le point de départ de l’unification italienne est la Grande Révolution française de 1789. Avec ce bouleversement arrivent en Italie d’abord de nouvelles idées, puis des armées. Le Nord de l’Italie étant sous domination autrichienne, c’est naturellement un théâtre d’opérations pour la jeune république. Bientôt naissent des républiques sœurs et dans le centre et le sud de la péninsule, l’agitation augmente. Avec la présence française, un changement dans la composition des élites dirigeantes s’opère, mariant aristocratie libérale et une bourgeoisie qui a pu profiter de la nationalisation des biens du clergé.

Les restaurations de 1815 ne font pas revenir l’Italie en 1788. De nombreuses principautés n’existent plus, et la conscience de la possibilité d’une union des Italien se fait jour. Le Code Civil reste en vigueur dans de nombreuses contrées. Sa forme n’est pas arrêtée : certains voient le Pape en monarque constitutionnel (la place du catholicisme dans le processus d’unification est majeure p. 65), d’autres imaginent une fédération de princes, et peu imaginent le roi de Sardaigne comme souverain d’une Italie unifiée (malgré de nombreux intellectuels qui se tourne vers la maison de Savoie vue comme plus libérale que d’autres maisons régnantes). L’influence de J. Murat dans la naissance d’une idée politique de l’Italie est de ce point de vue assez inattendue, surtout quant à ses liens avec la société secrète de la Charbonnerie (p. 38 et p. 67). E. Musiani ne peut passer à côté de G. Mazzini, la figure principale du romantisme italien et inspirateur de nombreuses révoltes dans la péninsule (sa vision démocratique et non violente est d’un grand intérêt, p. 98). Un sous-chapitre entier lui est consacré.

Mais 1848 montre l’échec de Mazzini et du modèle des sociétés secrètes formant des conjurations pour renverser les autocraties, chacun dans sa petite ville (comme au Moyen-Âge, p. 77). Et c’est la couronne de Sardaigne qui reprend le flambeau, sous la direction stratégique de Cavour. A Rome et à Venise, le printemps des peuples prend la forme de république à orientation démocratique mais qui ne durent pas. L’Autriche est encore très puissante dans la plaine du Pô et peu de puissances européennes souhaitent la fin de la suzeraineté papale sur Rome, où la France intervient. Mais la France n’est pas insensible à l’idée d’une Italie venant enfoncer un coin dans le flan sud de la monarchie danubienne et Napoléon III va s’engager, avec certaines conditions, en faveur d’une unification italienne sous direction sardo-piémontaise. L’action conjointe des troupes françaises, des volontaires garibaldiens (Garibaldi a été un général de la république romaine) et des troupes piémontaises permet, en plusieurs étapes, d’unir presque toute la péninsule en 1860. Rome étant, condition française, encore indépendante, la nouvelle capitale est transportée à Florence.

Mais quand est proclamé en 1861 le royaume d’Italie, la forme politique a pris beaucoup d’avance sur la réalité sociologique du nouveau pays. Il reste à faire les Italiens. Se pose la question de la langue (seuls 2% des Italiens parlent l’italien, p. 173 même si Manzoni invente la langue nationale au sens du XIXe siècle p. 66), de l’unification économique et administrative. Dans de nombreux cas, on se contente d’envoyer des fonctionnaires piémontais dans le Mezzogiorno, ce qui va avoir des conséquences fâcheuses. Il y a à la fois continuité et fondation : Victor-Emmanuel ne change pas de numéro, il n’y a pas de Constitution, différents systèmes légaux cohabitent encore, la langue italienne est toujours aussi peu parlée qu’en 1815 et le suffrage reste censitaire (p. 165). A la faveur de la guerre franco-allemande en 1870, Rome est annexée au royaume et en devient naturellement sa capitale.

Sitôt après la fin du Risorgimento se met en place son mythe, partagé entre ceux qui se tournent vers les Savoie, les Garibaldiens ou encore Mazzini. Mais la fin du XIXe siècle voit une agrégation de ces différents courants, dans une volonté politique de créer une religion patriotique. On mémorialise, puis on monumentalise (p. 23). Un Autel de la Patrie est donc construit à Rome (concours en 1880), seulement associé et non pas dédié à Victor-Emmanuel comme dans le projet initial. L’Autel inauguré en 1911 mais Mazzini, Garibaldi (et, plus étonnant en 1932, sa femme p. 228) et Cavour ne sont pas oubliés. Initiatives privées et projets communaux se conjuguent. Mais d’un autre côté, la fixation d’une fête nationale continue d’être problématique jusqu’en 1945 (p. 208). Chaque courant politique a bien sûr une vision préférentielle du Risorgimento (p. 206), et les Fascistes sont eux-mêmes influencés par Mazzini, mais une fois au pouvoir, ces mêmes Fascistes s’emploient à séparer les héros de la pensée libérale qui les a animés (exit Cavour, p. 226). En 1947, la toute jeune république s’appuient une nouvelle fois sur le Risorgimento pour asseoir sa légitimité.

Du côté des historiens italiens, les combats ont été âpres comme le montre le septième chapitre du livre. Un très court chapitre se penchent ensuite sur le Risorgimento dans l’opéra, la littérature et le cinéma. Un épilogue clôt le livre et une chronologie, de courtes biographies, une bibliographie, les notes et un index des noms le complètent.

Le fait de ne pas se limiter aux guerres d’indépendance mais au contraire d’élargir jusqu’au XXIe siècle est le grand intérêt de ce livre. Les parties sur l’art aurait cependant mérité un plus grand développement et celle sur les débats historiographiques à réserver à un public déjà averti. Pour qui a le modèle français de construction d’un pays, voilà un modèle très différent et le livre le montre de très belle manière. Mais à la différence de l’Allemagne, pleinement comparable jusqu’en 1860 (toujours contre l’Autriche), l’Italie ne se contente pas d’une fédération mais veut rejoindre l’exemple français (et disons-le latin) de pays centralisé.

Si le livre est d’une grande clarté et se lit avec beaucoup de plaisir (il y a des rebondissements), la traduction n’est hélas pas parfaite. Passons sur l’analyse à notre sens incomplète du mot même de Risorgimento (p. 15). Mais le mot italien Campidoglio doit être traduit en français (Capitole, p. 204) ! On peut aussi contester la qualification de réactionnaires pour les Fascistes (p. 231), puisqu’ils sont, comme les Bolchéviques, très clairement révolutionnaires. La question de la fin de l’expansion ou de la complétude de l’Italie n’est pas abordée dans son côté balkanique mais est limitée aux visions africo-méditerranéennes mussoliniennes, quand l’Empire concurrence la Nation dans les années 30.

Un livre plein de pistes, un clef de plus pour la compréhension du temps long italien.

(les critiques p. 233 des célébrations du 100e anniversaire de la proclamation de l’unité furent exactement l’inverse de celles du 50e …7,5)

De Foucault aux Brigades Rouges

Misères du retournement de la formule de Clausewitz
Essai sur l’utilisation de Clausewitz à l’extrême- gauche par Theodor Derbent.

On peut faire plein de choses avec des bayonnettes, sauf …

La formule est la plus connue de C. von Clausewitz, et peut-être même la plus connue ayant attrait à la politique : « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Mais pour T. Derbent, c’est surtout son retournement qui a fait florès à gauche du spectre politique après 1945. Après 1945, puisqu’avant cela le théoricien prussien de la guerre est finalement très peu connu en dehors de l’Allemagne et hors des cercles militaires. La première traduction italienne publiée ne date que de 1970 (p. 109).

A l’aide de R. Aron, l’auteur explique d’abord succinctement ce que signifie l’inversion de la formule clausewitzienne : la guerre est l’état normal des relations entre Etats, peuples et classes (p. 11). C’est bien sûr incompatible avec la pensée de Clausewitz. Mais si l’on se place du côté marxiste, c’est aussi incompatible avec la pensée de Lénine, ce que l’auteur détaille dans son second chapitre.

Mais avant cela, T. Derbent se penche sur M. Foucault et les post-modernes. Chez Foucault, le retournement de la formule revient de plus en plus souvent entre 1971 et 1975. Pour celui qui voit la violence dans l’origine de tout pouvoir, c’est assez logique 8en regardant plus du côté des instruments que des origines, p. 17). T. Derbent voit chez Foucault l’influence non assumée ou inconsciente de Proudhon (« la paix n’est pas la fin de l’antagonisme, elle n’est que la fin du massacre », cité p. 21). Ses continuateurs aussi cherchent chez Clausewitz un appui dans leurs constructions philosophiques. Mais pour T. Derbent, G. Deleuze et F. Guattari triturent tellement la pensée du Prussien qu’à la fin, ils lui font dire ce qu’il ne dit pas (p. 33). Chez A. Negri, il n’y a pas de paix non plus. L’auteur lui reproche surtout de voir comme des nouveautés des actes d’Etats qui existent depuis des décennies (guerre contre le communisme, contre le terrorisme, p. 44). Pour T. Derbent, Negri est bien inférieur à Clausewitz (p. 46).

Dans le second chapitre, T. Derbent s’emploie à démontrer que chez Lénine, il n’y a pas de militarisation de la politique.  En effet, selon T. Derbent, Lénine fait clairement la différence entre l’antagonisme (de classe) et la guerre. L’antagonisme peut déboucher sur la violence, mais peut aussi amener à conclure des alliances (p. 148, mais l’auteur oublie de préciser qu’elles peuvent être de façade), puisque le champ du politique chez K. Marx ne se limite pas à la lutte des classes (s’appuyant ainsi sur K. Marx dans le Manifeste du Parti Communiste qui distingue bien Kampf, le combat, de Krieg, la guerre, p. 53). Le communisme est influencé par Clausewitz au travers de F. Engels, mais Lénine l’a lu à Berne en 1915 (en recopiant certains passages et prenant de nombreuses notes) et emporte le livre dans ses bagages quand il s’exile en Finlande à l’été 1917 (p. 59). Malgré l’absence des guerres civiles chez Clausewitz, Lénine voit dans cet auteur une « approche du marxisme » (p. 73) mais si Clausewitz ne considère que les Etats, Lénine, chef des bolchéviques, élargit la conception d’acteur politique, menant les prolétaires russes, et au-delà, la Nation russe. La suite du chapitre se tourne vers le concept de guerre juste chez Lénine et T. Derbent convoque à nouveau R. Aron pour la critique (p. 82). Ce même chapitre s’achève sur une réfutation de la métaphore militaire souvent utilisée pour décrire le les Bolchéviques en tant que parti et sur la question de la militarisation du marxisme par Lénine. Sur ce dernier point, l’avis de l’auteur est clairement non, Lénine ayant déjà arrêté ses idées sur la guerre civile et al révolution bien avant sa prise de pouvoir en 1917. Il n’y a clairement chez Lénine aucune confusion entre la guerre et la paix.

La troisième partie montre la réception des thèses de Clausewitz chez les Brigades Rouges italiennes (dans leurs évolutions successives). Dans ce processus, ce qui est le plus étonnant est que cette découverte se fait avec l’aide de C. Schmitt, dont on ne peut pas dire qu’il fut du même bord politique, puisqu’il fut pendant quelques années le juriste de référence du IIIe Reich. Renato Curcio, théoricien des Brigades Rouges, élabore en prison le concept de « guerre sociale totale ». L’auteur veut d’abord démontrer que R. Curcio est plus marxien que marxiste, puis va plus loin en dégageant l’influence wébérienne chez R. Curcio (p. 123). Mais l’auteur revient vite vers Clausewitz et analyse les propositions de R. Curcio à l’aune des pensées clausewitziennes et léniniste, pour conclure à leur incompatibilité (p. 130). Cependant, c’est là qu’intervient C. Schmitt, par l’intermédiaire de son ouvrage La théorie du partisan (paru en 1963) : « l’hostilité absolue » schmittienne devient « la guerre sociale totale » curcienne (p. 153). T. Derbent termine son propos en passant au Comité invisible, en attaquant (avec justesse) les tenants d’une séparation irréconciliable entre les arts chinois et occidentaux de la guerre (p. 161) et en affirmant que les Brigades Rouges se sont elles-mêmes ghettoïsées en rejetant le politique (p. 167).

En annexe sont traduits deux textes de brigadistes. Contre Clausewitz de R. Curcio et deux chapitres de sa réponse, Politico e Revoluzione.

C’est un petit livre trapu mais dense, où il faut s’accrocher, parce que tout va très vite. L’auteur est un spécialiste de la pensée militaire (il a aussi écrit sur les débats stratégiques en Union Soviétique dans les années 20), semblant aussi avoir des accointances avec les Brigades Rouges (p. 110), sans pour autant se départir de sens critique (p. 118). Les traductions ne sont pas toutes parfaites (p. 170, p. 172) et une relecture encore plus attentive aurait évité le très beau doublon de la p. 122.

En plus d’une grande maîtrise des textes (et de loin pas seulement de Clausewitz), l’auteur manie avec ardeur le bourre-pif. Les cibles sont nombreuses, de S. Courtois (p. 99) en passant par M. van Creveld (p. 75) et allant jusqu’à R. Girard et A. Glucksmann (p. 106) et au Comité invisible (p. 160, liste non exhaustive). Mais hors du champ polémologique et philosophique, il peut apparaître une lacune, comme celle de voire une phalange représentée sur une stèle sumérienne (note 203 p. 162).

On apprend quantité de choses dans ce livre, surtout que l’on ne peut pas dire que l’histoire des Brigades Rouges soit bien connue en France (et peu de choses y semblent simples). Et si l’objectif de l’auteur reste la réception de Clausewitz à l’extrême-gauche au XXe siècle, il ne perd pas pour autant de vue le penseur prussien. Les avis de l’auteur peuvent par moment paraître péremptoires, mais ils sont à prendre comme des aiguillons, des débuts de chemins.

(« un dernier pour la route » comme titre de chapitre sur A. Negri, c’est dur … 7,5)

Etruscan Myths, Sacred History, and Legend

Essai de mythographie étrusque de Nancy Thomson de Grummond.

Mnrva plutôt bien.

Chaque peuple, quel que soit l’époque, a ses mythes. R. Barthes l’a démontré, le mythe ne se limite pas à l’Antiquité. Mais notre connaissance des mythes et légendes grecs et romains s’appuient sur des textes, à partir desquels, historiquement, une analyse des différentes iconographies a été faite. Quasiment rien de cela chez les Etrusques, dont très peu de textes nous sont parvenus et où la majorité des informations relatives aux dieux, aux héros et à leurs histoires nous ont été passées à travers le prisme d’auteurs non-étrusques (même si certains peuvent avoir, comme Virgile, des liens familiaux ou des connaissances de première main).

Comment alors, avec toutes ces limites, déterminer de manière plausible ce que les Etrusques se racontaient au coin du feu ? Nancy de Grummond propose une voie proprement étrusque, dégagée de l’idée que les représentations mythologiques étrusques seraient des copies ratées (ou avec des « erreurs ») des représentations grecques. Pour cela elle propose tout d’abord au lecteur de se défaire des descriptions basées sur les noms grecs des personnages (on ne voit pas Aphrodite mais Turan). A l’appui de sa thèse, l’auteur démontre au lecteur qu’il n’y a pas de décalque mécanique, notamment parce qu’il y a, à côté de personnages clairement grecs, des personnages que l’on ne retrouve qu’en Etrurie. Et quand des dieux grecs sont représentés, et l’on ne peut pas se méprendre du fait que leur claire dénomination, leurs attributs et leurs actes peuvent varier du tout au tout. Comme de nombreuses représentations ont pour support des miroirs, N. de Grummond est, en tant que spécialiste de ce type d’objet, tout indiquée pour explorer en profondeur l’univers mental étrusque. Les représentations traitées dans ce livre sont distinctes de la pratique religieuse, mais elles ne sont bien évidemment pas sans lien avec cette dernière.

Prenant appui sur le foie en bronze de Plaisance et sur la description par Martianus Capelle du cosmos étrusque (Ve siècle ap. J.-C.), N. de Grummond détaille tous les dieux, héros et esprits dont nous avons des représentations assurées ou probable par ordre d’importance ou de domaine.  Mais avant cela, une introduction (qui forme le premier chapitre) donne au lecteur une idée de ce que furent les Etrusques, avec des aspects tant chronologiques que géographiques. On ne peut pas échapper à la question des origines, mais c’est un domaine que l’on quitte bien vite pour une progression chronologique, axée sur l’iconographie et l’arrivée dans l’art étrusques de représentation de dieux étrangers, mais pas forcément grecs. La question des sources (textes, miroirs, sarcophages, peintures murales, intailles et autres supports) est une partie fondamentale de cette introduction, suivie logiquement par une partie sur la méthodologie employée par l’auteur. Ce dernier précise ce qu’il faut entendre par influence grecque et fait le parallèle entre la méthode combinatoire interne utilisée en linguistique étrusque et les grilles d’analyse proposées dans ce livre. La question de l’usage des mythes et de la nature des dieux (souvent vague quant au nombre, au sexe, à l’apparence et aux attributs comme le dit M. Pallottino cité p. 21) complètent cette introduction d’une très grande tenue, alliant concision, précision et profondeur.

La première phrase du second chapitre sur les prophètes affirme que, comme le christianisme et le judaïsme, la religion étrusque est une religion révélée. Nous pensons que l’on peut apporter de très sérieux contre-arguments pour chacune des trois religions citées, mais l’auteur a raison dans le sens que pour ces trois religions, il existe des prophètes. Pour les Etrusques, Tagès est le plus important, puisque c’est celui qui enseigne la mantique et la signification des éclairs aux Etrusques et dont les paroles sont rassemblées dans des livres. D’autres prophètes sont connus en Etrurie, comme Cacu (représenté comme homme ou comme femme), Vecuvia, Chalchas, Orphée, Ulpan, Umaele (avec une tête dans un sac …). Il est de nombreuses « têtes prophétesses » sur les miroirs. De même, le chant semble être un élément fondamental de la prophétie.

Le chapitre suivant, plutôt court, précise les vues étrusques (enfin, ce que l’on peut en savoir …) quant à la création, au temps et à l’organisation de l’univers. N. de Grummond étudie de manière extensive et croisée le texte de Martianus Capelle et le foie de Plaisance, des documents fondamentaux pour les attributions qu’elle propose par la suite. Et à tout seigneur tout honneur, le quatrième chapitre est consacré à Tinia, correspondant à Zeus/Jupiter. Tinia peut user de trois types d’éclair et est le plus souvent représenté jeune et imberbe. Tinia est aussi en charge des bornes et des frontières et est connecté avec le monde inférieur (avec la fertilité qui lui est associée).

Souvent représentées avec Tinia, Uni, Menrva, Turan, Artumes sont avec Thesan, Cel Ati et Catha les désses abordés dans le chapitre suivant. Comme pour d’autres divinités, il arrive qu’Artumes/Artemis apparaisse sous une forme masculine (p. 102). L’analyse dans ce chapitre des antéfixes du temple de Pyrgi est particulièrement excitante (p. 109). Le chapitre s‘achève avec la statue de la déesse nue d’Orvieto.

N. de Grummond continue dans le sixième chapitre son tour d’horizon avec Fufluns, Turms (avec son double p. 125), Aplus, Usil et Śuri, Sethlans (un Héphaïstos en pleine forme et déjà représentés avant les premiers contacts avec les Grecs p. 135), Tiv (la lune sous forme masculine, alors que Usil le soleil est lui aussi masculin), Laran, Mariś et enfin Nethuns. L’importance rituelle du marteau et du clou est bien mise en relief dans le paragrqphe consacré à Sethlans, une particularité que l’on retrouve aussi à Rome.

A ces grands dieux sont parfois associés des divinités moindres. N. de Grummond ne les oublie pas. Il est donc question dans le chapitre septième de Culśanś (le latin Janus), Cilens, Selvans, Thuf, des esprits et des personnifications (la Santé, la Victoire etc.). Ces derniers participent à des scènes allégoriques.

Mais s’il est des dieux, il est aussi des héros et Hercle/Héraclès est particulièrement apprécié en Etrurie, tout comme les frères Vipinnas, les locaux de l’étape. Hercle n’échappe pas à l’étrucisation, en gagnant par exemple un autre frère jumeau dénommé Vile. Très apprécié dans le Latium, les Dioscures/Tinias Cliniar (mais aussi leur sœur Hélène) sont très présents dans l’iconographie. Persée, Pelé, Ulysse et Achille (qui survit à la prise de Troie selon un miroir) sont aussi présents. Un héro à l’araire clôt ce chapitre.

L’auteur revient ensuite vers les histoires de création en s’intéressant aux héros fondateurs Tyrrhennos, Tarchon et Mézence avant de passer au chapitre sur les Enfers. Ce chapitre rappelle les évolutions dans la conception étrusque de l’au-delà, met en lumière Aita et Persipnei, Vanth, Charun et quelques personnages mineurs.

Ce volume s’achève sur un court précis historiographique, retraçant l’histoire de l’étude des mythes étrusques. Les notes, une bibliographie, un index et un CD contenant des illustrations rangées par sujets, dont celles présentes en très grand nombre dans les chapitres du livre, font monter le nombre de pages à plus de 260 pages.

On peut ne pas toujours être d’accord avec les vues de N. Grummond (elle ne voit pas d’association Olta/Porsenna p. 14, voit sans discussion Macstarna comme un esclave p. 176, ne considère pas la possibilité qu’Usil manie des météores p. 8 ou parle de décapitation dans la tombe François alors que ce n’en est pas une p. 198), l’auteur est toujours d’une grande et très appréciable prudence dans ses interprétations (sauf peut-être avec la tombe Francois p. 178). Elle n’écrit pas d’encyclopédie (l’association de Śuri avec des sacrifices humains aux îles Lipari n’est pas mentionnée p. 133) mais cela reste un travail très impressionnant, donnant en plus un très bon aperçu des débats en cours, et pas uniquement dans la notice finale (p. 166 par exemple). Malgré le fait que le livre puisse ressembler à un catalogue, le style est très loin d’être sec. Il peut manquer ici ou là une note pour contenter le lecteur avisé, mais c’est plus que suffisant dans l’extrême majorité des cas. L’auteur fait plusieurs fois des parallèles avec la mythologie nordique, à raison sans qu’il faille y voir une vérité d’évangile (les Vanths rapprochées des Walkyries p. 224, en plus du lien supposé entre l’alphabet étrusque et l’alphabet runique).

De la lecture on ressort convaincu que la vision étrusque des mythes n’est pas une vision grecque bourrée d’erreurs, mais bien une vision locale (comme il en existe beaucoup en Grèce même par ailleurs), se basant à la fois sur des histoires locales (héros comme dieux) et des histoires grecques importées, digérées et parfois réinterprétées. La masse d’informations transmise par l’auteur est très importante mais elle arrive au lecteur de très belle manière, pour peu que celui-ci ait une connaissance minimale du monde antique.

(pour bien prophétiser, il faut savoir lever le pied gauche … 8,5)

The Etruscans

Ouvrage de vulgarisation scientifique de Lucy Shipley.

Toujours en très bonne compagnie.

Ce livre réussit un tour de force : il allie vulgarisation et actualité de la recherche. Paru en 2017, ce livre intègre des découvertes faites jusqu’au mitan des années 2010, sans pour autant perdre de vue qu’il s’adresse à un public néophyte (mais déjà intéressé par l’Antiquité, comme il semble décrit p. 49). La série à laquelle appartient ce livre s’est donnée pour objectif non seulement de décrire le parcours, l’émergence, l’efflorescence et la fin de grandes civilisations et de peuples de l’Antiquité, mais aussi de savoir ce qu’il nous en reste dans notre monde actuel. Et c’est que le bât peut amener à blesser …

L’introduction explicite tout d’abord ce qu’il faut entendre par civilisations perdues. Au XIXe siècle, les choses sont claires : des explorateurs ou des savants qui font le constat que les habitants d’un territoire ne sont pas dignes de leurs ancêtres, voire qu’ils n’ont rien en commun (p. 13). L’erreur inverse, c’est de considérer que ces personnes nous sont identiques. Et ces deux mythes nous ont été transmis, avec parfois une origine dès l’Antiquité. L. Shipley, une fois ces bases posées, peut passer à la question suivante : pourquoi les Etrusques nous importent ?

La réponse à cette question se trouve dans le premier chapitre, qui comme chaque chapitre de ce livre, est dominé par un artefact archéologique. Dans ce premier chapitre, c’est le Sarcophage des Epoux du Musée du Louvres. Il permet à l’auteur d’aborder les questions de l’archéologie, de la périodisation de l’archéologie étrusque (et les problèmes que cela emporte), les limites techniques (la datation au carbone 14 et sa marge d’erreur p. 22-23). Le lecteur peut à ce moment remarquer quelques traits assez britanniques dans le texte, entre un humour qui rend le propos encore plus plaisant et une attention très marquée pour le paysage, dans la lignée de J.B. Ward Perkins. Et le paysage qu’a connu le couple du sarcophage, dominé par la forêt, c’est ce qui permet à l’auteur de glisser vers la description du territoire étrusque et de parler des sources de la richesse étrusque : l’agriculture productrice de surplus et la métallurgie, elle aussi exportée à grandes distances.

Le second chapitre reste dans le domaine funéraire, se concentrant d’abord sur la crémation à partir d’une urne-cabane de Tarquinia. De cette cabane, la question de la maison et donc des origines découlent (et c’est amené d’une manière très différente des autres ouvrages du même genre). Les différentes théories sur l’origine des Etrusques, dont certaines étaient déjà débattues dans l’Antiquité, sont évoquées : l’origine anatolienne, l’origine alpine ou l’autochtonie italienne. L’auteur discute avec très grand intérêt des analyses ADN des dernières décennies (p. 41-45), celles concernant les Hommes comme celles étudiant des bovidés d’une race locale. Les résultats de ces études ainsi que la reprise des premières études peuvent avoir fait avancer un peu les choses … Mais ce chapitre n’est pas que celui des vieilles questions te des mythes originels, c’est aussi celui du passage de la civilisation villanovienne à la culture étrusque urbaine au VIIIe siècle avant J.-C., avec des phénomènes de synœcismes (rassemblement de villages pour former une ville) donnant naissance aux cités et une rarification des établissements aristocratiques autonomes. Avec l’essor des cités se développent aussi les contacts dans tout l’espace méditerranéen, avec un attrait particulier pour l’art oriental (ce que les spécialistes appellent la période orientalisante, au VIIe-VIe siècle). La fin du chapitre, dans sa volonté de faire des rapprochements entre migrations antiques et réfugiés du XXIe siècle, se fourvoie complètement, entre erreurs factuelles et propos au minimum aventureux (p. 45). Qu’a à voir la situation de l’Europe au néolithique avec le XXIe siècle ?

Quittant Tarquinia, L. Shipley nous emmène vers le Nord, à Vulci, pour détailler le mobilier très composite de la Tombe d’Isis. Des artefacts de Syrie, d’Anatolie et d’Egypte sont la preuve du réseau dans lequel les occupants de la tombe se mouvaient à la fin du VIIe siècle. L’auteur s’aventure dans l’époque napoléonienne (Lucien Bonaparte a fait faire beaucoup de travaux archéologiques en Italie centrale) dans le cadre de ses interrogations sur l’exotisme. Déjà sur le XIXe siècle, tout n’est pas au point : L. Bonaparte n’a pas épousé une ancienne reine d’Etrurie (p. 54). De plus, comparer des princes étrusques (dont l’auteur surinterprète l’usage du terme dans un sens littéraliste qu’il n’a jamais eu) aux maharadjas n’a aucun sens. Mais quand on glisse de la Tombe d’Isis à l’EI (ISIS en anglais), c’est le fin du fin …

Le quatrième chapitre nous conduit toujours plus au Nord, cette fois-ci vers la cité de Chiusi et son kylix (coupe à boire) athénien. Les vases étrusques furent très en vogue, au point de déclencher une étruscomanie au XVIIIe siècle. Mais vînt J. Winckelmann, dont les travaux démontrèrent l’origine grecque de ce que l’on pensait des œuvres étrusques. Les Etrusques, pales imitateurs, barbares ou même voleurs, étaient forcément inférieurs aux Grecs ou aux Romains aux yeux de J. Winckelmann. Leur place dans les sciences de l’Antiquité (p. 70) s’en ressent encore aujourd’hui … L. Shipley développe ensuite quelques idées sur le commerce gréco-étrusque, dont le fait que les potiers et peintres athéniens produisent spécifiquement pour le marché étrusque, et que cela influence aussi leur production destinée aux Athéniens. Différentes interprétations peuvent ainsi être passés en revue.

Le chapitre suivant est centré sur l’un des sites iconiques de l’étruscologie, la résidence aristocratique de Poggio Civitate. L. Shipley détaille les différentes phases du site (où elle a travaillé p. 90), sa décoration et ses différentes fonctions. La présence de chevaux est attestée, mais jusqu’en 2012, on n’avait nulle trace des habitations des ouvriers et du personnel du complexe (p. 88). Le sixième chapitre explore un thème classique, lui aussi visiblement discuté dès l’Antiquité : la femme étrusque. Il y est question d’une tombe découverte à Tarquinia en 2013, celle dite de l’Aryballe suspendue, contenant les reste d’une femme munie d’attributs guerrier. A partir de cette découverte, exceptionnelle, l’auteur élargit son propos à la place de la femme dans la société étrusque, dans les couches les plus favorisées (p. 99) mais aussi dans des strates sociales plus basses. Une comparaison avec la vision romaine est faite p. 102, où dans le récit de la fin des rois étrusques de Rome voit opposée à la femme étrusque qui banquette la pieuse vertu de Lucrèce la romaine, filant sa laine (la figure de Tanaquil, épouse de Tarquin l’Ancien, est curieusement épargnée, p. 103). La tradition littéraire européenne s’est emparée des figures de Tanaquil et de sa petite-fille Tullia, mais surtout pour y inscrire un personnage intrigant et à la morale relâchée. La fin du chapitre, échafaudant un parallèle entre femme étrusque et publication de photos intimes sur internet. Dire que dans l’introduction on parle des péchés d’anachronismes du XIXe siècle …

Le principal problème de l’étruscologie jusqu’à récemment fut sa grande dépendance aux contextes funéraires (septième chapitre). Mais là encore, dans les dernières décennies, le paysage a beaucoup changé. Si beaucoup des villes étrusques ne sont pas accessibles aux recherches archéologiques parce que leurs sites sont toujours des sites urbains (qui souhaite détruire la Pérouse de la Renaissance ?), la ville de Marzabotto (dénommée Kainua en étrusque, p. 110, une découverte qui a à peine trois ans !), entre Florence et Bologne, peut être étudiée plus à loisir. De plan hippodaméen (mais plus ancienne qu’Hippodamos de Milet), c’est une colonie au même titre que Spina sur la côte adriatique. En plus des maisons rectangulaires regroupées par îlots, la ville a bien sûr des espaces sacrés et d’assemblée (p. 113). L. Shipley discute l’appartenance de Marzabotto à la catégorie « ville » selon les critères romains et grecs, avant d’évoquer de manière succincte les différentes magistratures étrusques. Le chapitre s’achève, presque inutilement, sur le récit du massacre e Marzabotto, qui vit périr 770 personnes de tous âges en 1944 (p. 121).

Le huitième chapitre de ce livre nous voit quitter les montagnes du Nord pour revenir en Etrurie intérieure, auprès des falaises de tuf de cité d’Orvieto. Dans la nécropole de la Cannicella à la sortie de la ville, a été retrouvée une statue de marbre blanc haute d’un mètre représentant une femme nue (produite vraisemblablement à la fin du Vie siècle, bien antérieurement à l’Aphrodite de Cnide, le premier exemple grec, datée de 350-340 avant notre ère). C’est l’occasion pour L. Shipley de revenir sur l’image de liberté sexuelle associée dès l’Antiquité aux Etrusques (mais en étant imprécise sur les utilisations variées du terme de Vénus …). Cette sensualité étrusque, pas mise en rapport avec les représentations contemporaines grecques ou romaines (p. 124), a beaucoup inspiré l’auteur D. H. Lawrence, qui prend le contrepied d’un Théopompe très rigoriste. Ce chapitre court renseigne bien sur les interprétations possibles que l’on peut avoir de la statue de la Vénus de Cannicella (qui en elle-même est un artefact de tout premier ordre sur de nombreux plans), mais les explications tripartites de la fin du chapitre (et Dieu sait à quel point nous estimons G. Dumézil) sont loin d’être convaincantes (p. 158 et p. 174).

Le chapitre suivant s’attaque au mystère suivant, celui de l’écriture. Il a fait couler beaucoup d’encre depuis plus d’un siècle et est un passage obligé de n’importe quel ouvrage de vulgarisation. L’auteur brosse à grand traits le paysage : il reste très peu de textes étrusques (p. 139), principalement parce que les supports d’écriture étaient périssables. Le second problème est que le langage, s’il est lisible (l’alphabet est d’origine grecque), est difficilement compréhensible. De nombreux rapprochements ont été tentés (la langue étrusque n’est pas partie du groupe indo-européen), avec presque toutes les langues connues sans doute, mais pour l’instant rien n’a été concluant (même si, pour le louvite, on pourrait avoir une parenté). La méthode combinatoire semble donner plus de résultats, mais a l’inconvénient de la lenteur (p.145). L. Shipley présente ensuite l’un des textes étrusques les plus célèbres : les tablettes en or de Pyrgi, une bilingue étrusco-punique à la gloire du rénovateur du sanctuaire portuaire de la cité de Caere. Et si c’est affiché de manière aussi voyante, c’est qu’il y a des gens pour le lire (p. 148), en grand nombre.

Le neuvième chapitre en parle, mais ce n’est que dans le dixième que l’on propose au lecteur une présentation de la spécialité étrusque qui a survécu jusque dans l’âge paléochrétien : la divination. Cette dernière aurait été révélée aux Etrusques par le prophète Tagès, le vieux jeune homme (p. 155). L’auteur fait la description de plusieurs rites, reparle des rituels tripartites déjà évoqués plus haut, de quelques sanctuaires et de divinités étrusques, mais il manque beaucoup d’aspects de la thématique. Le tournant du IVe siècle est mentionné, mais sans aller vers l’explication (p.162), sans envisager un éventuel polycentrisme dans la relation entre la déesse étrusque Uni et la déesse phénicienne Astarté (p. 161). Les soi-disantes réminiscences étrusques dans la peinture médiévale n’arrivent pas à convaincre (p. 164 et p. 175).

Le dernier chapitre, enfin, traite de la Fin. Pour un peuple qui a tant investi dans l’apparat funéraire, c’est évidemment un thème central. L’auteur ne développe pas outre mesure les différentes conceptions de l’au-delà repérable dans la production artistique étrusque mais se concentre sur les démons (Charun, Vanth) et prend pour artefact central dans ce chapitre la tombe dite du Chariot infernal de Sarteano (découverte en 2003). L’interprétation est pessimiste, presque victimiste, et on n’est pas obligé d’adhérer à tout ce qu’écrit l’auteur (surtout pour l’intégration des croyances étrusques à Rome p. 163 ou sur Charun p. 174). L. Shipley poursuit avec l’utilisation des Etrusques dans le cinéma horrifique, pour finir dans une brève conclusion sur un ton élégiaque et plein d’espoir. Le volume est complété par de nombreuses pages de notes, par une bibliographie indicative et un court index.

Le lecteur, avec cette lecture du plus grand intérêt, accomplit avec l’aide de l’auteur un triple voyage : géographique, temporel, épistémologique. L’écriture est claire, alerte, dans des chapitres admirablement construits. Si nous avons été critiques avec la volonté de faire des parallèles avec le XXIe siècle (mais c’est dans le cahier des charges de la collection), tout non plus n’est pas à négliger de ce côté-là. Le chapitre sur l’écriture est l’un des meilleurs, dans un livre pourtant d’une très haute tenue. On peut regretter quelques erreurs, attribuable à l’inattention comme la mauvaise localisation du sarcophage de Seianti Hanunia Tlesnasa (à Florence et pas à Londres p. 178), ou à la volonté, forcée, en fin de chapitre de faire des parallèles (Jésus de Nazareth qualifié de prophète p. 163 pour en faire un pendant à Tagès). Pour la datation de mythes grâce à des drainages (p. 156), là nous n’avons pas d’explications plausibles … Un très grand soin a été apporté aux notes, qui ne contiennent pas que des références bibliographiques, mais sont un véritable plus pour le lecteur curieux. Il y a de nombreuses illustrations couleurs dans le texte.

De petits défauts mais rien qui puisse atteindre la très haute qualité générale de ce livre qui réussit à allier acquis de la recherche et nouveautés importantes, sérieux et humour, clarté et enthousiasme communicatif mais aussi hauteur de vue et approches originales.

(la dernière entrée de la chronologie qui ouvre ce livre mentionne V. Raggi comme la première femme à régner, dans un style certes différent, sur Rome depuis Tullia … 8,5)