Cochrane vs Cthulhu

Roman d’horreur cosmique uchronique de Gilberto Villarroel.

Sans les tigres.

Le roman lovecraftien ne se sent pas obligé de se cantonner au XXe et XXIe siècles (quelques exemples ont été vus dans ces lignes), il peut aussi aller chatouiller le XIXe siècle. Cela est même indiqué, dans un but littéraire, dans des espaces qui se revendiquent au sortir des Lumières de suivre les chemins de la Raison, de les confronter aux horreurs cosmiques. L’Homme devenu mesure se retrouve face aux éternités pour lesquelles l’humanité est moins que négligeable. Avec Gilberto Villarroel, le lecteur évite même l’ère victorienne pour être coupé du monde pendant les Cent Jours dans un Fort Boyard achevé bien plus tôt que dans la réalité (en 1815 au lieu de 1866, pour des travaux débutés en 1803).

Au maintenant très connu Fort Boyard (vous entendez la musique?), l’auteur associe un noble écossais, officier de marine, inventeur et aventurier ayant participé aux indépendances sud-américaines : Thomas Cochrane, dixième comte de Dundonald, qui gagne justement à être connu.

Ce dernier se trouve être fait prisonnier avec l’équipage de son canot par la garnison du fort, commandée par le capitaine Eonet des Dragons de la Garde Impériale, alors qu’ils étaient dans la rade des Basques. Habilement, Cochrane s’échappe de sa cellule, libère ses marins mais son évasion échoue parce que est arrivé sans être annoncé le commissaire Durand, second du ministre Fouché, en mission secrète et accompagné de deux sommités qui doivent déchiffrer une étrange inscription retrouvée sur le banc de sable lors de la construction du fort. Son escorte de grenadiers maîtrise les Anglais. La situation dans le fort change. Durand y donne maintenant les ordres et les éléments commencent à se déchaîner autour du fort qui perd le contact visuel avec les autres forts défendant les approches de l’arsenal de Rochefort. Fort Boyard sort progressivement du monde régi par la géométrie euclidienne …

L’idée de base est intéressante et son insertion dans la chronologie impériale est faite avec maestria, en utilisant avec efficacité l’attaque anglaise dite des brûlots contre des vaisseaux français devant Rochefort en 1809 (par le Cochrane historique), qui a pour conséquence une accélération de la construction du fort et son entrée en service. Mais la richesse de la vie dudit Cochrane est aussi mise à contribution, avec son séjour en prison, le scandale financier où son oncle trempe, son élection au Parlement ou encore ses inventions. Avec une telle matière romanesque … Conséquemment, le personnage de Cochrane est doté d’une belle épaisseur, à laquelle les autres personnages principaux sont haussés (mais ceux-ci sont sans historicité).

Les dialogues sont bien montés, les éléments principaux d’un roman lovecraftien sont bien là mais sans excès et comme de juste, il ne faut pas s’attacher à tous les personnages. Tous les canons lovecraftiens ne sont pas respectés, mais cela ne conduit pas pour autant à un amoindrissement de la qualité. Seule anicroche, mais sans doute pour les besoins de l’intrigue, le décalage d’Austerlitz à 1809 (p. 20). Là, ça pique un peu beaucoup … Mais la fin est bien !

(le Pacifique c’est pas si loin finalement … 7,5)

Celle qui n’avait pas peur de Cthulhu

Roman humoristico-lovecraftien de Karim Berrouka.

Attention, rien de japonais !

Ingrid Planck est une parisienne trentenaire terre-à-terre qui vit de petits jobs dans l’intérim. Dans le métro elle est abordée par un inconnu qui connaît son nom et qui lui dit qu’il en va de l’avenir de l’humanité. Alors s’il en va de l’avenir de l’humanité … Ingrid se demande si elle attire les gens bizarres, avec son ex qui n’était pas le dernier côté délires. Tout ce que lui annonce cet étranger se produit : la DGSE débarque chez elle et l’interroge sur son ex. Mais surtout, une secte d’hommes- poissons prend contact avec elle. Il semblerait qu’elle ait vraiment quelque chose à faire, un rôle à tenir, dans un jugement. Celui de Chtulhu … Doit-il sortir de sa prison de R’lyeh et tout détruire ou y rester ? Cinq sectes, adorants des entités cosmiques immémoriales, doivent le décider et Ingrid est le centre du pentacle et peut-être une voix décisive dans le choix …

Ce roman de 400 pages n’est pas un pastiche qui se plairait à moquer l’œuvre de H.P. Lovecraft. C’est plus un hommage, irrévérencieux le plus souvent, mais un hommage tout de même. Il ne cherche pas non plus l’imitation : rien ici du réalisme, de l’ancrage historique fort (voir microhistorique), géographique du Maître de Providence. Le réalisme est le dernier soucis de K. Berrouka. La logique n’est pas absente, mais ce n’est pas un problème quand Ingrid passe alternativement de la méfiance au non questionnement de ce qui lui est dit. La légèreté sans doute … Cela donne par contre une histoire très solide et surtout extrêmement plaisante. La connaissance de la production lovecraftienne est par contre requise, rien que pour identifier les allusions dans les titres de chapitres et pour bien comprendre l’ironie de certains dialogues. Tout n’est d’ailleurs de ce côté-ci pas toujours juste il nous semble (p. 147). Les portraits des différentes factions sont délirants et drôles, le final est totalement foutraque et inattendu (sans être pour autant éloigné de la doxa lovecraftienne) et tout ne s’explique pas. Et il y a bien sûr des livres. Y aura-t-il un Arabe fou ?

Une réussite, ciselée et enjouée, qui a le bon goût de ne pas vouloir cocher toutes les cases.

(Beaucoup de choses impies et cyclopéennes, mais pas d’ichor irisé … 8,5)

Oeuvres III

Recueil de textes de Howard Philipp Lovecraft.

Ouh !

Ne pensez pas pour autant que les spéculations fantastiques sur l’univers ou sur la vie m’indiffèrent, même si je n’y adhère pas. Au contraire, comme les rêves mystérieux qui m’inspirent mes histoires fantastiques, elles m’intéressent d’autant plus que je n’y crois pas. p. 1223

Le troisième et dernier tome des œuvres de H.P. Lovecraft peut être considéré comme rallongé. Il est au minimum très inégal. S’il côtoie les sommets, il est aussi alourdi par les collaborations posthumes de August Derleth (à qui il faut reconnaître le grand mérite d’avoir sans relâche diffusé l’œuvre de l’écrivain de Providence) dont on peut aisément se passer.

Ce volume est d’une grande variété, en plus d’être très épais. Il est divisé en plusieurs sections, d’inégales longueurs et importances. La première partie est constituée par les écrits inspirés des rêves de l’auteur. Aux nouvelles (parmi lesquelles les très connues La Malédiction de Sarnath, Le Témoignage de Randolph CarterPolaris, La Quête d‘Iranon ou Les Chats d’Ulthar) succède la suite de Kadath l’Inconnue (composée de A la Recherche de Kadath, La Clé d’argent et A travers les portes de la clé d’argent). Puis dans le chapitre « Rêves et Chimères », l’éditeur a rassemblé diverses lettres de H.P. Lovecraft où ce dernier explique les liens entre ses rêves et ses écrits ou l’origine de certains motifs. De ces textes, il faut faire ressortir La Quête d’Iranon et le cycle de Kadath (sauf peut-être son dernier épisode) qui pour nous sont très au-dessus du lot. Il y a du Alice dans le cycle. Le rêve …

La partie suivante rassemble les écrits satiriques et les pastiches pour lesquels H.P. Lovecraft est sans doute le moins connu et qui n’étaient sans doute pas non plus destinés à la publication. Les notes et l’introduction de l’éditeur aident fortement à la compréhension de ces courts textes. Au lecteur il est ensuite proposé une très longue suite de textes de A. Derleth, à partir de canevas de H.P. Lovecraft. C’est là que le contraste est violent, car au niveau du style, tout oppose les deux auteurs et amis. Quand Lovecraft va à l’efficacité et conduit son récit à la première personne, Derleth use de la polyphonie et délaie de manière outrancière. On peut éventuellement croire à des idées originales de Lovecraft, mais le traitement est battu et rebattu. La lecture en est très pénible mais montre en creux les qualités de l’auteur principal de ce recueil. L’espoir que le rythme s’accélère est constamment déçu.

La section suivante collationne divers textes, allant du guide touristique au récit de voyage pour aboutir à des essais portant sur la superstition ou sur F. Nietzsche. Le guide de voyage décrit Québec en démarrant par l’histoire de la Nouvelle-France. Il est écrit à l’usage personnel de l’auteur (sans modification substantielle de l’éditeur au vu d’incohérences comme la chapelle russe grecque orthodoxe de la p. 1160 ou les charmes médiévaux p. 1069) et long de 180 pages. Fusionnant recherches et visite sur place, ce guide présente de manière synthétique l’histoire du Canada français, avec quelques redites (pas trop gênantes et finalement assez classique dans ce genre de littérature) mais aussi quelques défauts. La Grande Paix de 1701, fondamentale pour la compréhension des rapports sociaux en Nouvelle France et leur grande spécificité, n’est pas évoquée. La description de la ville en 1930 propose des circuits de visites dans tous les quartiers du plus ancien établissement encore actif au Nord du Rio Grande. H.P. Lovecraft, qui ne perd jamais une occasion de crier « God save the King » (les Etatsuniens sont des barbares p. 1057), p, montre que son attention pour l’architecture ne se limite pas à la Nouvelle-Angleterre, et que s’il ne cache pas son inclination pour l’Angleterre et les loyalistes de 1774 (sa dévotion vieil-anglaise p. 1005, sa complaisance pour la déportation des Acadiens p. 1017), il admire les réalisations des colons français et le courage de leurs explorateurs (mais pas la religion papiste et ses reliques, p. 1132, dont il s’amuse. La page 996 voit un concentré des positions lovecraftiennes : contre la standardisation et le mécanisme, les choses anciennes contre « rempart à la désillusion de la décadence ».

Les nouvelles publiées dans les autres tomes l’ont montré, H.P. Lovecraft est très conscient de l’influence hollandaise en Nouvelle-Angleterre (p. 1081). Il résume une partie de ses connaissances dans un court texte, qui fait suite à celui qu’il a retravaillé pour son ex-épouse Sonia Greene (suite à son voyage en Europe). On peut clairement y voir insérées les propres idées de Lovecraft (comme le signale dans une courte notice S.T. Joshi) mais aussi que S. Greene a assisté à un discours d’Adolf Hitler à Wiesbaden en 1932 (p. 1162). S. Greene n’est pas très tendre avec les commerçants français, toujours prêts à arnaquer le touriste (p. 1163) même si elle voit Paris comme la Nouvelle Athènes, tout comme V. Hugo en 1841 dans Choses vues.

D’autres textes peuplent cette dernière partie, que l’on peut diviser en deux sous-parties. La première rassemble des écrits sur l’astronomie, la religion, le temps et la linguistique. La seconde partie est plus ancrée dans l’actualité, avec des sujets allant du monde anglo-saxon (il est pour l’aristocratie p. 1245), à la Première Guerre Mondiale, à l’histoire de l’art contemporain (contre le fonctionnalisme p. 1232) et aux relations entre matérialisme, idéalisme et nietzschéisme. Mais l’auteur n’est pas toujours très bien renseigné, quand il met dans la même catégorie l’autocratie russe et le régime impérial allemand en 1915 (p. 1246).

Le volume est complété par une bibliographie fournie et un répertoire francophone de la critique lovecraftienne, arrêtée en 1991 (la seconde édition de 2016 n’a pas actualisé cette liste). La traduction est efficace, sans être irréprochable (décade pour décennie p. 159) ou toujours plaisante (p. 1159, p. 1244 en note).

Certaines pages, il faut le dire, relèvent du combat. Les nouvelles de A. Derleth sont très dispensables et ne valent que pour permettre la comparaison avec le style lovecraftien et imaginer ce que cela aurait pu donner si le concepteur des synopsis avait écrit le texte. Les textes d’actualité, par leurs outrances et leur lien avec la guerre ne sont pas les meilleurs, mais font partout des premiers publiés. Les articles philosophiques jettent par contre une lumière très appréciable sur ce que fait l’auteur dans ces récits fantastiques, annihilant toute tentation de voir de l’ésotérisme dans l’œuvre (Matérialisme et idéalisme). Les autres lettres (après le Cycle de Kadath) renseignent avec intérêt le lecteur sur le processus créatif de H.P. Lovecraft. Le volume n’aurait donc rien perdu à être un peu plus fin. Mais il n’aurait pas forcément élargi son public potentiel, qui est bien celui des gens qui veulent connaître le maximum de cet auteur et ne pas se limiter aux quelques nouvelles du Mythe de Cthulhu. La bibliographie et le répertoire des études lovecraftiennes, bien que daté, vont bien dans ce sens.

Avec plus de 1300 pages et des textes aussi différents que ceux rassemblés dans ce dernier volume des Œuvres, il ne pouvait pas que y avoir un haut niveau constant de qualité. Mais la lecture en valait assurément le coût !

(comment marier son loyalisme envers la couronne britannique et son athéisme, il ne donne pas la solution … 6,5)

 

Le piège de Lovecraft

Le livre qui rend fou.
Roman fantastico-horrifique de Arnaud Delalande.

Un peu de géométrie non-euclidienne ?

Au Québec, David Arnold Millow est étudiant en littérature. Il est membre d’un cercle d’apprentis écrivains et les membres se lisent leurs productions. Mais un groupe concurrent, des rôlistes, leur pique le membre le plus prometteur du groupe, le dénommé Spencer. Ce dernier se retire petit à petit du campus mais fait emprunter pour son usage des recueils de Lovecraft et des livres ésotériques. Intrigué, le héros essaie de reprendre contact. Mais une fois sa piste retrouvée, l’ancienne ferme délabrée au bord de la forêt est moins tranquille que prévue. David ressort du lieu un brin secoué, mais sans avoir vu trace de Spencer. C’est lui qui prend l’initiative : il revient sur le campus et tire sur des étudiants, au hasard. Une étudiante avec qui David était en train de parler et qui s’était amourachée de Spencer est tuée devant ses yeux. David est convaincu que tous ces éléments sont reliés entre eux : ce qu’il a vu dans la grange, le massacre du campus, Lovecraft et son Necronomicon et bien sûr le groupe de rôlistes sur internet appelé le Cercle de Cthulhu. Ce même cercle qu’avaient rejoint non seulement Spencer mais aussi Deborah, l’étudiante tuée sur le campus … Son doctorat en cours sur les œuvres imaginaires en littérature lui permettra-t-il démêler ce terrible écheveau ?

Faire du Lovecraft sans tomber dans la caricature ou la servilité n’a rien de facile. La lecture des collaborations posthumes de Auguste Derleth avec H.P. Lovecraft est là pour en convaincre. Alors oui, l’auteur coche beaucoup des cases qu’il y a à cocher : la géographie lovecraftienne est là (Arkham), la Nouvelle Angleterre sous la forme de la Nouvelle France, les maisons à colonnettes (du genre de celles de Providence ou Dunwich), un récit à la première personne, un narrateur avec une profession intellectuelle et une ascendance, des cultistes … Mais A. Delalande ne fait pas que décalquer ces éléments au XXIe siècle, il y a tout de même de sa sauce. Le massacre sur le campus saute aux yeux comme marque de la contemporanéité et de nombreux clins d’œil veulent aussi faire prendre conscience au lecteur que l’on est plus en 1920 : les jeux de mots dans les titres des chapitres (World of Lovecraft p. 74), les titres de nouvelles du Maître de Providence qui surgissent au détour d’un paragraphe (« Anne-Lise était ma couleur tombée du ciel » par exemple p. 68), mais aussi le passage mi narratif mi informatif sur la postérité de Lovecraft p. 7, sur la carrière de Stephen King (p. 246) ou sur les différents Necronomicon p. 116-118. L’auteur, dans son roman, se base sur des analyses de critiques contemporains. Mais là où se situe la différence, c’est au niveau de la relation au corps : A. Delalande est bien plus gore et ne se limite pas à la sidération devant les étendues cosmiques et à la folie comme protection devant l’envers du décor. Du côté de la folie, les choses sont très bien amenées, sans platitudes et sans que l’on puisse se dire que le narrateur est mythomane. On peut croire en sa paranoïa. De même, il y a un jeu avec le lecteur qui se dévoile avec beaucoup de finesse et d’humour, jusque dans les remerciements.

A. Delalande a néanmoins du mal à stabiliser le statut de son narrateur. Il est tour à tour étudiant, professeur, doctorant ou professeur émérite (p. 216, p. 243). Pourtant l’aventure ne s’étale pas sur des décennies …

C’est donc à un jeu avec des éléments lovecraftiens, authentiques ou renouvelés, que nous invite A. Delalande. Un jeu qui semble dangereux, destiné en premier lieu aux connaisseurs, mais que l’auteur déploie avec une grande maîtrise.

(Werner Heisenberg s’appelle Heiselberg p. 114 … dommage … 7)

Mör

Roman policier/thriller de Johana Gustawsson.

La mör qui tue.

La Suède : ses lacs, ses exportations à base de bois, sa boulange et ses tueurs en série sadiques. C’est un peu ceux à quoi nous invite Johana Gustawsson dans ce roman qui ne prend pas de pincettes.

Une actrice connue qui disparaît à Londres et voilà qu’un tueur en série sadique refait surface. Tout son mode opératoire y est, rendant son identification certaine. Seul problème : il a été arrêté il y a dix ans et est toujours dans un hôpital-prison. Le pire c’est que le criminel se déplace, puisqu’un corps mutilé selon le même rituel, avec les mêmes détails, est retrouvé sur les bords d’un lac en Suède. L’enquête va donc être conjointe, entre la Suède et l’Angleterre. Mais que cherche-t-on ? Est-ce le même tueur, avec un innocent en prison ? Un imitateur qui aurait eu accès à des données connues de la seule police ? Un complice qui ne s’était pas fait pincer à l’époque mais qui, fait rare, reproduit exactement les mêmes exactions sans son acolyte de l’époque ? La profileuse canadienne Emily Roy est dépêchée en Suède par Scotland Yard et l’écrivain française Alexis Castells, dont le compagnon a été tué par le tueur en série, est contrainte de se replonger dans son passé.

Le polar nordique a tout emporté sur son passage, avec Millenium comme tête de proue, et le succès ne se dément pas. Mais le style n’est pas réservé aux seuls écrivains dont les noms finissent en –son. C’est ici le cas mais l’auteur est française (dotée d’un pseudonyme admirativo-commercial ?), marseillaise de surcroit (ou même ciotadenne ?), et vit avec un Suédois à Londres. Les ambiances découlent donc directement de son expérience personnelle, avec l’apport français en plus (le personnage de Alexis Castells, française en diable, avec son côté alter-ego). Mais on sent la volonté de montrer ce parcours de vie : le lecteur doit comprendre qu’elle connaît la Suède et Londres, avec à l’appui de nombreuses références culturelles qui ont pour but de crédibiliser le récit mais qui font trop appuyées quand on les ajoute aux placements de produits (c’est dans le cahier des charges du genre ? c’est enseigné dans les cours d’écriture ? l’auteur attend-t-il une rétribution ?). Le récit, parallèle à l’enquête, d’épisodes de la vie d’une immigrée suédoise à Londres dans les années 1880 a la bonne idée de mettre en scène cette immigration peu connue et de rappeler que la Scandinavie n’a pas toujours été cette zone économiquement bien portante. Cependant, l’auteur décrit une ambiance dickensienne surdéveloppée qui pourrait faire penser que le crime naît de la seule misère.

Au-delà de ça, que l’on dirige le lecteur vers l’histoire de Jack l’Eventreur  est d’une gênante transparence (p. 25). Quand p. 142 Sade est expressément cité, on se demande s’il n’y aurait pas derrière ce roman l’envie d’imiter cette grande figure, mais en ajoutant aux excentricités sexuelles une couche de gore qui prend la place du noyau de philosophie.

 Plus gênant encore, il n’y a aucune réaction mesurée. Toutes les émotions sont passées à l’amplificateur, potentiomètre sur 12 (p. 75 par exemple). Le côté marseillais ? Les paroles « giflent » constamment, et de nombreux personnages sont toujours au bord de défaillir à la moindre remarque ou allusion. Ces personnages, dont chacun a au moins une demi-douzaine de traumatismes (anciens et nouveaux), sont parfois difficiles à différencier. A tel point que Emily Roy et Alexis Castells pourraient être finalement le même personnage. La profileuse tient bien évidemment de la voyante extralucide et la criminologue suédoise, avec son syndrome d’Asperger, est bien sûr l’impertinence personnifiée. Cela dit, les autres policiers du roman sont aussi à ranger dans la catégorie « je me contrefous de la hiérarchie ». La fin du roman est cependant bien construite, avec un bon rythme qui fait monter la tension avec doigté mais abouti sur un dénouement à notre sens assez tarabiscoté et qui réintroduit des longueurs.

(c’est sympathiquement amené et peut-être vécu le coup de la suédoise qui se moque de l’accent français d’une personnage parlant anglais p. 259-261 …4,5)

Lovecraft

Au cœur du cauchemar
Recueil d’articles autour de H.P. Lovecraft, dirigé par Jean-Laurent Del Socorro et Jérôme Vincent.

Que serait la renommée d’Euclide sans Lovecraft ?

Il est indéniable que H. P. Lovecraft a durant les dernières décennies énormément gagné en visibilité, surtout du fait que sa création la plus connue fait maintenant partie intégrante de la culture populaire occidentale. Cet état de fait contraste bien évidemment avec la notoriété qui fut la sienne durant les années où il fut actif en tant que romancier, nouvelliste et essayiste (avec une conséquence directe sur ses revenus). Ce livre interroge, en plus de 450 pages, cette évolution et cette reconnaissance (qui touche aussi d’autres auteurs étasuniens des années 20 et 30).

Le structure générale du livre ne prétend pas à l’inédit. Il s’articule, très logiquement, en trois parties centrées successivement sur l’homme, son œuvre et sa postérité.

La première partie semble avoir pour but premier de lutter contre la mythologie entourant l’auteur de Providence, vendu après sa mort comme reclus, psychiquement faible ou occultiste. Les trois premiers articles s’attachent ainsi à mettre en lumière la personnalité, la philosophie et les rencontres (de visu ou épistolaires, avec une production de peut-être 100 000 lettres) avec l’aide de B. Bonnet, C. Thill et le grand spécialiste S. T. Joshi. Les deux articles suivants inaugurent l’aspect géographique (qui reviendra par la suite) avec les lieux qu’a fréquenté Lovecraft (M. Manchon) et la relation du voyage à Providence qu’à fait le traducteur F. Bon sur les traces du maître. Puis, au rayon des liens que Lovecraft entretenait avec d’autres écrivains, l’accent est mis sur Robert Howard (B. Bonnet), avec une sélection de lettres qu’ils s’échangèrent (P. Louinet). La partie s’achève sur l’activité de conseil et de correction/réécriture/nègre de Lovecraft, une partie de sa vie d’écrivain encore à même de connaître des découvertes (T. Spaulding). Le seul commanditaire qui semblait payer correctement fut le magicien H. Houdini (la première collaboration date de 1924). Mais sa mort en 1926 a brisé net le projet de livre sur la superstition qu’il avait chargé Lovecraft d’écrire.

La seconde partie (l’œuvre) commence avec une histoire de l’édition des textes de Lovecraft (C. Thill), pour vite passer au personnage de Cthuluh. Ce dernier est l’objet d’une analyse (E. Mamosa) avant d’être le sujet d’une interview de R. Granier de Cassagnac.  Puis B. Bonnet présente de manière étendue ce qu’il considère comme étant les 25 œuvres essentielles de Lovecraft. L’entretien avec C. Thill qui suit vient appuyer cette présentation avec un point de vue plus synthétique. Puis F. Montaclair montre comment Lovecraft, loin d’être un écrivain à part, s’insère très bien dans la production littéraire de son temps, avec en particulier une analyse comparée entre Le cauchemar d’Innsmouth (1931) et Manhattan Transfer de John Dos Passos (paru en 1925). Les analyses s’enchaînent ensuite, avec la science de Lovecraft (E. Gorusuk), l’anti-héroic fantasy qu’aurait écrite ce dernier (très axé sur l’héritage de Lord Dunsany puis avec sa distanciation, C. Thill), l’introduction de D. Camus pour sa traduction des Montagnes hallucinées et une mise en perspective des différentes traductions depuis 1954 (M. Perrier). D. Camus complète la très bonne analyse de M. Perrier dans la reproduction de sa préface aux Contrées du rêve où il explique ses choix de traduction. Cette seconde partie prend fin avec un entretien de M. Chevalier sur la poésie de Lovecraft, et plus particulièrement les Fungi de Yuggoth.

La dernière partie est presque exclusivement composée d’entretiens. Seuls les articles sur Cthuluh dans la bande dessinée (A. Nikolavitch) et Lovecraft au cinéma (S. Azulys) n’en sont pas. Sont ainsi interrogés P. Marcel sur Lovecraft en tant qu’héros de fiction, J.-M. Gueney sur le jeu vidéo, F. Baranger, N. Fructus  et P. Caza (les deux derniers illustrent aussi en partie cet ouvrage avec Goomi, E. Vial, Zariel et G. Francescano) sur Lovecraft en image, ainsi que C. Ferrand et les éditions Sans-Détour sur le jeu de rôle. Avant la présentation des différents auteurs de ce recueil sont rassemblées les impressions sur Lovecraft et son œuvre d’une foultitude de gens interrogés par les éditeurs (visiblement des gens de lettres, mais nous avouons n’en connaître qu’une très petite partie et M. Houellebecq, pourtant auteur d’un livre sur Lovecraft, n’en fait pas partie).

C’est un livre touffu, qui s’adresse en premier lieu à des lecteurs déjà connaisseurs et de l’œuvre et de la vie de H. P. Lovecraft. Il est très richement illustré, non seulement dans le texte mais aussi en dehors. Beaucoup d’illustrations n’ont par contre hélas pas été sourcées, ce qui peut laisser parfois le lecteur quelque peu perplexe. Ce livre est aussi un recueil classique, dans le sens où tous les articles ne plaisent pas à un égal degré lors de la lecture. L’article sur les lieux et celui sur les révisions auraient mérités plus d’attention quant au style (le dernier est même parfois très confus), et le ton de connivence du tout premier article nous a très vite ennuyé. Certains articles auraient pu aller plus en profondeur, ou encore s’épargner la confusion comme par exemple celui sur la science (p. 277) qui dit très maladroitement que « dans un monde du XXe siècle où la société, le capitalisme, les guerres et les dictatures règnent, il n’est pas étonnant de constater que Lovecraft ait pu déceler dans la science un moyen destructeur pour l’homme de se rendre compte de tout ce qui le dépasse et qui le mène potentiellement à sa fin » (sic). Le même article parle du site archéologique de Salem (p. 278) … De la même eau, l’explication du contre-sens sur la nature de Kadath (une cité ou un pic ? p. 324) manque justement totalement son but.

Les articles présentent différents points de vue, ce qui fait le sel de l’objet, mais parfois une direction commune semble avoir manqué. Si l’appréciation de la part réelle de Zealia Bishop dans les nouvelles signées par elle (p. 95 et p. 151) ou la perception plus ou moins construite du bestiaire lovecraftien (p. 225) peut différer grandement, il est plus troublant de lire dans la première partie que H. P. Lovecraft est très vite revenu du fascisme et de l’hitlérisme (son racisme est bien connu et abondamment cité dans les réactions de la dernière partie), alors qu’il est qualifié de pro-nazi plus loin (p. 384). De même si l’article sur les 25 œuvres essentielles est très intéressant, il tombe dans l’anachronisme dont il prétend se défier (p. 228).

A contrario, l’article sur le cinéma est d’une très grande tenue, l’interview de S.T. Joshi très éclairante et l’analyse des différentes traductions atteint pleinement son but. Le parallèle entre Lovecraft et la Génération Perdue de la littérature étatsunienne est certes ardu, mais sa solidité est manifeste. L’article sur la bande dessinée fait montre de beaucoup de qualités lui aussi et l’on apprend enfin qui était le Bergier dont il est fait mention dans la nouvelle H.P.L. de R. Wagner (p. 16, p. 144-145 et p. 295-296) !

Certaines notes sont de plus inutiles (les notes lexicales 26 et 27 de la p. 183 par exemple), d’autres références ne sont pas immédiatement claires (p. 279), il y a de trop nombreuses erreurs typographiques et de formes qui auraient pu être éliminées (des lettres graissées p. 253, un numéro de page baladeur p. 323 etc).

Si ce livre est très très loin d’être un cauchemar pour le lecteur, il reste donc très inégal et aurait grandement bénéficié d’un tout petit peu plus de temps de polissage. Tout le spectre est balayé (l’importance du jeu de rôle pour faire connaître les écrits de Lovecraft apparaît nettement), même si d’autres thématiques auraient pu aussi être de la partie (d’autres choix de lettres ? les relations entre Lovecraft et A. Derleth ?), et les illustrations sont d’un grand apport, tant documentaire qu’esthétique. Un livre qui encourage aussi le lecteur à questionner les traductions, que ce soit celles du dandy de Providence, ou d’autres.

(l’apport paradoxal, corrupteur et néanmoins popularisateur, de A. Derleth semble être accepté après une période où il faisait figure de traître abominable … 6,5)

H.P.L.

Biographie imaginaire, nouvelle de steampunk horrifique et interview de Roland C. Wagner.

Providence, LA ville du rock !

Que l’œuvre de Howard Philip Lovecraft soit une source d’inspiration, la chose n’est pas nouvelle. Ce qui est par contre inédit dans la biographie écrite par R. Wagner, c’est que son sujet ne décède pas en 1937 mais en 1991, à l’âge de 101 ans (presque aussi vieux que Ernst Jünger !). Lovecraft gagne ainsi des décennies de production littéraire, qu’il met à profit pour écrire de la SF, se confronter aux autres auteurs majeurs de l’Âge d’Or et passer le flambeau aux auteurs des années 70 et 80 (dont fait partie R. Wagner).  La première partie, jusqu’en 1937 donc, est documentée sérieusement puis après 1937, R. Wagner déploie une carrière sous le signe de la plausabilité, empruntant des textes à d’autres auteurs et en inventant d’autres (et on pense avec émotion à la bibliothèque créée par Frank Herbert), montrant une évolution de la pensée politique de Lovecraft, collant avec les publications, les polémiques et les redécouvertes posthumes, sans oublier un retour vers les premiers amours à la fin de sa pseudo-carrière. Dans l’architecture de cette biographie contrafactuelle, les notes infrapaginales sont d’une importance cruciale et c’est un plaisir pour le lecteur de les analyser pour y départager le vrai du faux.  Dans ce court livre (150 pages) est d’abord présentée la version française de cette biographie et lui fait suite une traduction en langue anglaise (traduite par l’auteur ?).

La seconde partie du livre est une nouvelle de steampunk horrifique qui prend place aux Etats-Unis dans les années 1890 (ce qui permet une distanciation d’avec l’élément victorien que ne semble pas apprécier l’auteur pour son côté puritain, selon l’interview donnée à ActuSF en fin de volume). Une révolte indienne reçoit l’aide de mystérieuses créatures dotées d’armes produisant des rayons mortels. Les forces militaires fédérales sont constamment battues et la Frontière recule, recule … Le gouvernement étatsunien ne peut donc qu’accepter l’aide que souhaite lui fournir d’autres créatures tout autant mystérieuses. Tout ceci ne peut que troubler Martin Lévêque, un professeur d’occultisme français, qui veut tirer au clair cette affaire avec l’aide de Kit Carson. C’est l’occasion pour lecteur de rencontrer une ribambelle de figures connues de l’Ouest sauvage (dans une version très secouée): Buffalo Bill, les Dalton, Jesse James, les agents de Pinkerton et leur chef, Doc Holiday etc. Mais dans ce monde existe aussi un livre maudit, peut être la clef de la compréhension de l’arrivée sur Terre de ces êtres technologiquement avancés. Cette nouvelle est dotée d’un ton enjouée et humoristique, d’un rythme particulièrement plaisant et de dialogues frais qui montrent avec éclat le plaisir qu’a eu l’auteur à l’écrire. C’est court, efficace, très prenant, grinçant et avec quelques clins d’œil légers et fins et avec un brin de militance (aux saveurs très années 70 il faut dire). Un délice.

Le volume est enfin complété par deux entretiens donnés par R. Wagner au site internet ActuSF en 2006 et en 2007. Dans la première interview,  il explique comment lui est venue l’idée de la biographie alternative et dans la seconde il détaille les choix et les lectures qui ont présidé à l’écriture de la nouvelle (presque sans retouche, p. 157).  Cette dernière partie est très succincte mais apporte quelques renseignements très intéressants sur la cuisine où ont été mitonnés les deux précédents textes.

Pour avoir une compréhension minimale des textes, une connaissance préalable de H.P Lovecraft et de son œuvre est impérative, sous peine de passer au travers de tout ce qui fait le sel de l’ouvrage. Mais si cette connaissance (qui n’a pas besoin d’être encyclopédique, loin de là) est présente, c’est une heure  de plaisirs divers qui attend le lecteur. Et un excellent premier contact avec R. Wagner pour ceux qui comme nous n’avaient encore rien lu de cette figure de la science-fiction francophone.

(étrange note sur un tout aussi étrange personnage que  J. Bergier p. 31 …8,5)

Le petit-neveu de Pickman

Bande dessinée de Nicolas Fructus.

L’art comme thérapie ?

Le petit-neveu de Pickman rassemble 40 planches monochromes, sans dialogue, et formant une histoire inspirée du monde de H.P. Lovecraft. Le titre, très directement inspiré du Modèle de Pickman (1926), du même auteur, ne peut pas le démentir.

Comme dans la nouvelle, le personnage principal est un artiste produisant des œuvres horrifiques. Sa compagne cherche peut-être à le libérer de ses rêves mais le rituel ne tourne pas comme prévu …

L’absence de dialogue permet évidemment à l’imagination du lecteur, et pour ainsi dire à chaque lecture, de s’imaginer une multiplicité d’histoires à partir de la base graphique que propose N.  Fructus. Mais même si la parenté avec Lovecraft, comme c’était déjà le cas dans Gotland du même N. Fructus (avec Thomas Day), est indéniable (le titre, le sujet, la référence explicite au Mythe de Cthulhu), les différences sont très grandes : le narrateur est ici omniscient, l’influence africaine très prégnante (dans la décoration, mais à contre-emploi de ce qu’en faisant le Maître de Providence) et le côté psychologique est quasiment absent, au profit d’une sensualité affirmée, pouvant même tourner au gore. On sent bien que l’auteur veut faire voir au lecteur l’éventualité d’une autofiction (le fait que le dessinateur du livre ne ressemble pas trait pour trait à N. Fructus n’est pas dirimant), mais ce petit livre bien dessiné montre aussi la difficulté à faire de l’horreur cosmique sans texte, même si le dessin suggère très bien le mouvement.

Un livre court, qui se renouvelle de lui-même, mais qui est affecté des mêmes faiblesses et des mêmes points forts que le Gotland.

(la fin est ambigüe à souhait … 6,5)

Gotland

Recueil de nouvelles d’horreur fantastique de Nicolas Fructus et Thomas Day.

Poulpe poulpe pidou pou.

Faire le pari de produire du Lovecraft sans Lovecraft et en plus de richement illustrer le résultat, ce pari, Nicolas Fructus (auteur de deux nouvelles du recueil et illustrateur) et Thomas Day (auteur d’une nouvelle) l’ont tenté. Est-il pour autant réussi ?

Le livre se présente sous la forme d’un grand format, à la couverture embossée. A l’intérieur sont rassemblées trois nouvelles, sensiblement d’égale longueur, contenant chacune une illustration dépliable. Entre chaque nouvelle, elle-même illustrée dans un style différent mais liée aux autres par une typographie commune, sont rassemblées des illustrations complémentaires (architecturales, « animales ») sur plusieurs pages.

La première nouvelle donne son nom au volume et Nicolas Fructus en est son auteur. Evidemment, c’est aussi le lieu de l’action, où Björn passe au travers d’un cercle de pierre et se retrouve confronté très vite à la disparition d’enfants dans son village. D’autres phénomènes inexplicables conduisent Björn à s’intéresser à certains amoncèlements de pierres qui vont le conduire à un voyage souterrain. Cette nouvelle, prenant place à une époque difficilement cernable (Moyen-Âge ? Epoque moderne ? Antiquité ?), bénéficie d’un twist final très plaisant et pouvant laisser le lecteur interloqué.

La seconde nouvelle est signé Thomas Day et transporte le lecteur au XXIe siècle, à Forbach en Lorraine. Un jeune homme franco-brésilien prénommé Matteo arrive dans cette cité (même sans élément fantastique, ce lieu évoque l’effroi, ce qui est rudement bien trouvé pour une nouvelle d’inspiration lovecraftienne) pour régler la succession de son grand-père, retrouvé mort dans l’observatoire de son manoir. Il vient avec sa petite-amie Lin mais les choses ne vont pas aussi vite que prévu. La lecture d’une lettre retrouvée cachetée dans le coffre du défunt va conduire Lin à s’aventurer dans l’immense propriété pour retrouver Matteo dont la disparition nocturne, dans l’observatoire, ne peut être qualifiée que d’inquiétante. N’utilisant pas la narration à la première personne mais une succession de scènes remontant le temps, T. Day écrit ici une nouvelle au versant sensuel affirmé, dans la ligne de ses autres productions. La violence n’y est pas que mentale, dans un univers qui s’autorise quelques écarts avec le canon lovecraftien mais qui par sa localisation moins imaginaire et parlant peut être plus au lecteur francophone de par son inscription temporelle, permet à l’histoire d’obtenir une épaisseur (et une poisseur) plus que convenable.

Enfin, N. Fructus revient pour la troisième et dernière nouvelle. Elle met en scène Homan, un journaliste peut-être, qui au milieu des années 1930 interroge Mme Maréchal, la veuve d’un ingénieur actif dans la construction de routes en Amérique du Sud. Homan remarque sur une photo dans la demeure de la veuve la présence d’un poulpe géant et parvient à mettre la main sur une série de plaques photographiques de l’ingénieur après le décès de la veuve. C’est le début d’une enquête basée sur ces photos qui montrent des créatures plus étranges les unes que les autres. Mais Maréchal semble être le seul à pouvoir les voir, les autres témoins disparaissant sans laisser de trace. En traitement, l’ingénieur est autorisé par son médecin à courir le monde pour photographier, ce qui lui permet de rencontrer d’autres personnes pouvant voir ces créatures des failles. Mais ces personnes singulières commencent elles aussi à mourir … Si l’on revient à une narration à la première personne, la fin sonne étrangement aux oreilles du lecteur engagé de H.P. Lovecraft. Il manque ce sentiment d’inéluctabilité, de destinée grise et sans espoir où le personnage principal n’attend pas la mort mais quelque chose de bien pire. L’accumulation de scène ne semble pas être une gradation mais plus un inventaire à la Prévert, et l’on s’approche dangereusement des limites du fantastique avec l’incohérence.

De ce fait, la troisième histoire nous semble la plus faible. Même si l’on se rapproche le plus du contexte lovecraftien, il manque des éléments. Certes, le poulpe géant est transparent, mais il est aussi assez mal utilisé comme clin d’œil. De manière général, le recueil joue avec les codes lovecraftiens, qu’ils soient symboliques (l’écrivain éternel, les Grands Anciens, les espaces périphériques) temporels (la contemporanéité de Forbach, les années 30 de la dernière nouvelle), spatiaux (les espaces non-euclidiens)  ou de narration (narration à la première personne ou justement son non-emploi qui contribue à la constitution d’une histoire à rebours d’un même lieu maudit). D’un côté on n’a donc une inspiration qui jamais ne tombe dans la servilité et de l’autre côté, il manque certains éléments, peut-être même caricaturaux (aller, allons jusqu’au sans doute !), qui font le goût rhodinésien, intensément lovecraftien. Où sont les géométries non-euclidiennes, l’ichor, les irisés, les horreurs éthiques, purement mentales ? Les archaïsmes voulus et travaillés du Maître de Providence, arrivé au bout de la lecture, il nous a semblé, pour le meilleur ou pour le pire, qu’ils auraient pu avoir une place. Si infime soit-elle.

Etait-ce trop trop physique et pas assez métaphysique ? Le diamant était incontestablement là, mais il n’a pas été poli au maximum de ses possibilités au niveau du texte, mais l’écrin des illustrations est très loin d’en abaisser les reflets.

(représenter de l’architecture perverse, ça reste difficile tout de même …6,5/7)