The Assassins

A Radical Sect in Islam
Essai d’histoire de l’Islam par Bernard Lewis. Publié en français sous le titre Les Assassins, terrorisme et politique dans l’Islam médiéval.

Non non, c’est pour mon saucisson.

Après la lecture du roman Alamut, il nous est apparu qu’il nous plairait de déterminer ce qui relevait de la littérature de ce qui relevait de sources historiques dans ce roman. Et avec le livre de B. Lewis c’est une bonne tranche d’ismaélisme nizârite qui est proposée au lecteur, par un spécialiste, islamologue et orientaliste, qui a eu une activité politique plus disputée à partir de la fin des années 1990 (sans parler de positionnements scientifiques, disons particuliers, sur le génocide arménien ou l’antisémitisme importé en terre d’Islam). En 1957, c’est lui qui a inventé le terme « choc des civilisations ». Mais en 1967, il est encore loin des ors de la Maison Blanche (et de la justification d’une politique aux conséquences encore bien visibles et désastreuses) et se spécialise dans les relations entre l’Islam et l’Occident.

De manière très intéressante, le livre débute sur la manière dont l’Occident a pris connaissance de l’existence de cette secte musulmane, en prenant comme point de départ l’introduction dans le vocabulaire du mot assassin (comme chez Dante par exemple, en Enfer, XIX, 49-50, dans le premier quart du XIVe siècle). Louis IX lui-même échange des cadeaux diplomatiques avec le chef syrien de la secte en 1250. L’existence des Assassins est donc connue, voire reconnue comme un acteur politique, par les Croisés alors qu’ils ne sont pas parmi les cibles prioritaires de leurs assassinats. Ces dernières sont en effet les dirigeants politiques sunnites qui visent à la réunification de l’Islam ou pourraient le faire : un calife, un vizir, un sultan seldjoukide, jusqu’à Saladin lui-même. Les études scientifiques sont bien sûr plus tardives, mais relativement précoces, puisque dès 1603, une étude lexicographique parle des Assassins. En 1809, l’orientaliste Silvestre de Sacy lit un mémoire entièrement consacrée à ce sujet à l’Institut de France.

Le second chapitre quitte l’historiographie pour plonger dans la théologie musulmane et décrire ce qu’est l’ismaélisme, la matrice de la secte des Assassins. Logiquement, tout commence avec la mort de Mahomet et le choix qui doit être fait entre la succession familiale ou la succession par les compagnons. Les Chiites, partisans d’Ali le gendre de Mahomet, se transforment avec les années en confession autonome. Mais le massacre d’Ali et d’une grande partie de sa famille en 680 lance un processus axant le chiisme sur le dolorisme et la succession des imams, dont certains peuvent disparaître (et doivent revenir sous la forme du Messie pour la fin des temps). Mais tous doivent être issus d’Ali, par son seul fils survivant. Le chiisme se construit donc autour de la succession des imams, mais est aussi traversé par des courants révolutionnaires pouvant contester une succession. Celle du sixième imam en 765 est compliquée et aboutit à une séparation en deux courant, celui des Chiites duodécimains (reconnaissant douze imams, comme c’est le cas en Iran) et celui des Ismaélites. Ces derniers trouvent un public chez les perdants économiques des IXe et Xe siècle dans tous les territoires contrôlés par l’Islam. En 909, des Ismaéliens du Yémen sortent de la clandestinité et établissent un Etat et même une dynastie en Egypte en 969 : les Fatimides. Ces derniers ne prennent pas le contrôle de l’Oumma ni ne renversent tous les pouvoirs sunnites, principalement à cause de l’arrivée sur le devant de la scène des Seldjoukides. Le pouvoir fatimide se délite, et l’Ismaélisme subit une nouvelle sécession par la non reconnaissance par tous du calife cairote à la fin du XIe siècle. Si le prince rebelle Nizâr est tué, ses soutiens survivent et quittent l’Egypte.

Le chapitre suivant arrive enfin à Hassan-i Sabbah, le fondateur des Assassins et comment il passe du chiisme duodécimain à l’Ismaélisme grâce à un exilé d’Egypte puis s’engage dans la prédication. Il est notamment présent au nord de l’Iran, zone déjà travaillée par l’Ismaélisme et aux volontés d’indépendance vis à vis de Bagdad. Au bout d’un temps, le vizir de Bagdad veut justement mettre un terme aux entreprises ismaéliennes. Problème, Hassan a pris le contrôle du château d’Alamut et d’une série d’autres places fortes qui lui permettent de résister à une action de vive force du pouvoir de Bagdad (mais aussi aux Seldjoukides), qui justement échoue. Pour que cela ne recommence pas, Hassan-i Sabah commande son premier assassinat, celui du vizir Nizam Al Mulk.

L’arme de l’assassinat continue d’être utilisée par Alamut et ses dirigeants dans les années qui suivent dans les combats qui les opposent aux autres pouvoirs musulmans locaux. En interne, certains changements doctrinaux (une abolition de la Loi en 1164?, p. 72) conduisent à des dissensions. Mais c’est l’avancée mongole qui va se révéler un problème insurmontable pour les Assassins de Perse. Entre 1258 et 1270, ils sont dépossédés de leurs places fortes et finalement le dernier imam et sa famille sont exécutés au retour d’un voyage à Karakorum où il n’est pas reçu par le Khan (p. 95).

Un autre pôle nizârite existait cependant (cinquième chapitre). Dès le temps de Hassan-i Sabbah, les efforts de prédication en Syrie permettent l’établissement de fortes bases des Assassins venus de Perse, principalement dans les villes. En 1103 a lieu à Homs le premier meurtre qui peut leur être attribué. En 1106, ils ont pris possession de la citadelle d’Afamyia, mais Tancrède d’Antioche leur reprend dans la foulée. En 1126, ils ont la main sur la forteresse de Banyas, accordée par le Turc Dodequin qui règne sur Damas et peuvent acquérir d’autres places dans les années qui suivent. En 1175-1176, les Assassins essaient d’éliminer Saladin par deux fois et l’assassinat en 1192 de Conrad de Montferrat, roi de Jérusalem (alors que la ville n’est plus sous contrôle franc), serait selon l’auteur aussi à attribuer aux Assassins, dans une de leurs rares actions contre des Chrétiens.

La secte existe toujours comme pouvoir politique en Syrie jusque dans les années 1260. La menace mongole est combattue, mais c’est le sultan mamelouk d’Egypte qui les oblige à payer tribut. En 1271, ils lui sont soumis alors que Alamut n’est déjà plus.

Le dernier chapitre discute des buts et des fins des Assassins de manière générale. L’assassinat politique n’est bien sûr pas leur invention et le régicide est une constante en Islam depuis la mort de Mahomet, où les martyrs demandent vengeance et où la justification religieuse du meurtre de dirigeants illégitimes est constante. D’autres sectes chiites pratiquent le meurtre ritualisé (par étranglement, p. 128). L’innovation se situe dans l’usage planifié et continu du meurtre politique, très efficace dans des sociétés où la continuité politique est dynastique au mieux. Les ordres de moines combattants, qui reçoivent un temps tribut des Assassins, les craignent sans doute moins, du fait de leurs mécanismes de succession de type électif (p. 130).

La lecture du livre n’est pas toujours simple, non parce que l’auteur est adepte de circonvolutions inutiles, mais parce que du fait des alliances changeantes, mais aussi de faits qui courent sur plusieurs siècles, les interactions sont très mouvantes. Heureusement il y a des cartes. Les photos en cahier central sont assez inutiles, parce que majoritairement de mauvaise qualité ou pas assez explicitées.

Il peut aussi par moments manquer un peu de contexte. Le passage sur l’abolition de la Loi à Alamut est peu clair et B. Lewis n’arrive pas à expliquer comment un tel changement de doctrine, suivi d’un retour à la situation ante, peut avoir été possible (puisqu’il pense cet épisode véridique), surtout dans une ambiance sectaire tout de même peu propice à ce genre de virages brusques. L’auteur, nous semble-t-il, fait l’économie de nous mentionner des hypothèses qu’il ne retient pas mais qui ne sont pas plus improbables. C’est le cas par exemple avec la mort de C. de Montferrat. Certes la série vidéoludique Assassin’s Creed met l’assassinat sur le compte des Ismaélites, mais le roi de Jérusalem avait d’autres ennemis, et comme le dit justement l’auteur dans son dernier chapitre, ces derniers n’avait de loin pas de monopole (sans parler des sources peu loquaces). N’excluons cependant pas l’influence que le format du livre peut avoir sur la suppression de développements qu’un éditeur pourrait voir comme superflus. Les notes en fin d’ouvrage sont assez peu nombreuses mais apportent un grand plus sur les questions de sources. Par contre les translittérations nous ont parues étranges, surtout pour un arabisant du calibre de l’auteur, mais c’est peut-être là une pratique anglophone (éventuellement datée) qui ne nous est pas connue.

Après cette lecture, nous pouvons juger le roman de V. Bartol comme très solidement et profondément ancré dans les faits historiques, avec une bonne utilisation de personnages historiques reliés entre eux par le romancier mais aussi certaines compressions chronologiques (dont justement le moment nihiliste).

(synonyme de zèle, foi et sacrifice avant d’être celui de meurtre …7)

Dictionnaire utopique de la science-fiction

Dictionnaire de l’utopie en science-fiction par Ugo Bellagamba.

Nulle part ailleurs sera-t-on mieux !

Le juriste est parfois rêveur. Certains spécimens ne se contentent pas de discourir sur les modes d’occupation de l’espace public chez les Romains, ils se mettent à rêver de mondes où les gens ne cherchent pas à contourner les lois et donc sont contents en tous points de leur gouvernement, c’est à dire se dotent d’institutions parfaites qui sont donc, comme telles, acceptées. Des utopies donc, car de tels lieux ne peuvent exister (particulièrement chez les Latins ?). U. Bellagamba est justement historien du droit, il était donc tout indiqué, puisque lui-même aussi auteur de SF, pour écrire un tel dictionnaire.

Comme chaque dictionnaire, il est structuré en entrées, une fois passé l’introduction. Mais ici pas question ni d’œuvres ni d’auteurs, l’approche se fait par concepts généraux qui peuvent apparaître dans des œuvres de science-fiction à caractère utopique (dans une conception assez large). Ainsi l’Age d’or ouvre-t-il le bal en montrant le renversement qui s’opère. Si chez les poètes arcadiens (mais avant tout chez Hésiode), il est conjugué au passé, dans la SF, il est au futur, la destination. Mais il est aussi une période de la SF étatsunienne, celle des années 1930 et 1940 avec sa diffusion dans des magazines aux coûts modiques.

Les entrées, à chaque fois grosses de plusieurs pages, ne se contentent pas de quelques phrases abruptes mais laissent de la place à la polysémie. Le lecteur pourra ainsi naviguer, sans évidemment être contraint par un ordre de lecture mais étant renvoyé à d’autres entrées par des mots en gras, entre des concepts tels que Architecture, Cyberpunk, Mars, Gouvernements, Machines, Justice, Codes, Uchronies, Solarpunk ou Convention.

L’auteur est historien du droit, cela se sent à beaucoup d’endroits, mais sa spécialité ne va pas jusqu’à lui éviter de dommageables erreurs, à notre sens, sur d’autres questions historiques. Le plan hippodaméen n’est de loin pas la norme dans la cité antique gréco-romaine (p. 33), la vision de la femme médiévale présentée dans ce dictionnaire est bien trop tributaire du XIXe siècle et laisser penser que le despotisme éclairé mène directement au génocide est un peu simpliste (p. 84). Mais ces quelques imprécisions sont rattrapées par les connaissances littéraires très étendues, non seulement des textes, mais aussi de leurs analyses (que nous ne reprendrons pas toutes, comme avec Paul Atréides p. 178). Le lien entre paléontologie (p. 164-168, avec ici aussi des imprécisions) et SF, nées au même moment et partageant des auteurs, est étonnant. U. Bellagamba est aussi très convaincant sur le Nautilus du Capitaine Némo comme premier vaisseau-monde de la SF (p. 215-216). Le rappel de quelques idées d’architecture utopique des années 1980 (Aqualab de J. Rougerie) nous a aussi fait un grand bien.

Un livre avec de nombreuses bonnes idées (de lecture évidemment!) bien amenées, beaucoup éveillant la curiosité et certaines conduisant à un approfondissement, mais plombé quelque peu par une relecture déficiente.

(le roman historique, une uchronie qui ne s’assume pas p. 210 …7)

Le mythe du grand silence

Auschwitz, les Français, la mémoire
Essai d’histoire culturelle de François Azouvi.

Découvrir ce que l’on sait déjà, le retour.

Jamais l’Histoire n’avait tant ressemblé à l’Ancien Testament ! Albert Béguin, le 24 août 1945 dans Témoignage Chrétien, cité p. 54

Nous avons, il semble, pris la trilogie par le milieu en lisant Français, on ne vous a rien caché. La Résistance, Vichy, notre mémoire de F. Azouvi. Si rien ne manquait à la lecture de ce livre pour permettre sa compréhension, l’auteur avait changé d’avis sur le « Syndrome de Vichy » après l’écriture du Mythe du Grand Silence. Il reste que les deux sujets ne sont pas liés que chronologiquement, ils sont aussi liés dans la manière dont ils sont perçus à partir des années 1970 : la « découverte » de ce qui était connu de quasi tous mais où ces mêmes personnes veulent se persuader que c’est un scandale nouveau. Ce nouveau paradigme, français et occidental, qui voit la victime supplanter le héros entre 1945 et les années 1970, se met en place de manière très progressive et, bien sûr, avec de multiples facteurs.

F. Azouvi commence donc son analyse en 1944 avec la manière dont l’opinion publique apprend de manière libre, avec la reparution des journaux, la génocide des Juifs. Entre l’été 1944 et le début de l’année 1945, de nombreux articles parlent du sujet dans des journaux tant nationaux que locaux, confessionnels ou militants. Les déportés font clairement partie des « catégories d’absents » (W. d’Ormesson cité p. 25) et les photos de charnier ne sont pas absentes. Assez rapidement, une production littéraire apparaît, basée sur ce qui est su à la fin de la guerre. La souffrance spécifique des Juifs est donc connue des Français, mais elle prend place au sein d’un paysage de résistants fusillés et déportés et de victimes des combats. Il y a la volonté chez certains auteurs (y compris le grand rabbin de France p. 69) d’héroïser le déporté juif pour le placer au même niveau que le résistant déporté pour ses actes et pas pour ce qu’il est. Cette approche « franco-judaïque », être victime parce que Français, est aussi une manière de ne pas donner rétrospectivement raison aux Nazis (p. 41). D’autres enfin, plutôt catholiques, tentent de christologiser les victimes de l’Holocauste (le terme qui justement marque cette « annexion » chrétienne). Au sortir de la guerre, les élites intellectuelles françaises ne peuvent ignorer le sort des Juifs français et européens, un événement qui intègre les manuels scolaires dès la fin des années 40 (p. 64).

Le second chapitre explore l’entrée du génocide dans le monde de la fiction, tant romanesque que filmée. Les témoignages, nombreux dans les années 40, se raréfient dans les années 1950. De nombreux romans paraissent en France, essayant de rendre l’expérience concentrationnaire, vécue ou nom. Le Prix Goncourt récompense des romans qui abordent le génocide de près ou de loin en 1953, 1955, 1956, 1957 et 1959 (p. 121) ! Déjà en 1952 était publié un roman se plaçant du côté du bourreau avec Robert Merle: La mort est mon métier. Paru en 1950, le Journal d’Anne Frank est adapté au théâtre en 1957 et au cinéma en 1960. Les chiffres de vente du livre sont très important. Dès décembre 1945, le cinéma s’empare du sujet et une étape de plus est franchie en 1948, quand sort le film polonais La Dernière Etape, filmé à Auschwitz même. La décennie 1950 ne voit pas cette production s’assécher, tout comme la suivante.

La seconde partie du livre est consacrée par F. Azouvi à la place du génocide dans l’espace public. Au début des années 60 , deux évènements occupent l’espace public : le procès d’A. Eichmann à Jérusalem en 1961 (un consensus) et le succès polémique de la pièce de théâtre Le Vicaire (de R. Hochhuth) à partir de 1963. Le scandale du Vicaire, qui attaque frontalement Pie XII et son action durant la Deuxième Guerre Mondiale, prend justement place pendant le Concile Vatican II, moment de redéfinition des liens entre le catholicisme et le judaïsme. En fin de processus (en 1965), l’accusation de déicide à l’encontre des Juifs est retiré du Canon et disparaît de la liturgie pascale. Le lien entre le projet de réforme et le génocide est clairement fait par le cardinal Béa en 1963 (p. 196). En 1963 aussi, en même temps que sous l’influence de H. Arendt se trouve interrogée la « passivité » et la « collaboration »des Juifs, le génocide se trouve une métonymie : Auschwitz (p. 209).

Enfin, dans une dernière partie, F. Azouvi détaille à partir des années 1970 le changement de pied gouvernemental vis à vis du génocide, en même temps que s’impose la thèse du refoulé psychanalytique (p. 377, en France comme aux Etats-Unis) et que le génocide perd son horizon d’universalité (p. 329). En 1972 est révélé que le président Pompidou (en total décalage avec l’opinion publique p. 296) a gracié Paul Touvier, ancien milicien, en même temps qu’il demandait l’extradition de Klaus Barbie (ancien chef de la Gestapo à Lyon) à la Bolivie. Ce changement de pied se matérialise dans une politique judiciaire, bien dynamisée (souvent contre son gré) par S. Wiesenthal et les époux Klarsfeld. Le « consensus antitotalitaire » est fort, il y a une demande de compte générationnelle (pour qui sont-ils morts ? Pour Dieu, la France, rien ? p. 220), mais la libéralisation des médias permet aussi l’arrivée à lumière non seulement du révisionnisme mais aussi du négationnisme (p.317).

En 1987 a enfin lieu le procès Barbie. Celui qui a torturé J. Moulin est jugé pour la déportation des enfants d’Izieux. Pour l’auteur c’est la fin d’un processus de reconnaissance et de mémorisation du génocide en France (p. 382). L’Église catholique a fait acte de repentance en 1986, la même année où le maire de Paris J. Chrirac parle déjà de la responsabilité de la France au Vél d’Hiv’, annonçant le discours de 1995. En 1989, une plainte est déposée contre René Bousquet (ancien secrétaire général de la police de Vichy), un intime du président F. Mitterrand, que ce dernier ne peut plus protéger.

L’épilogue, enfin, aborde le devoir de mémoire et ses difficultés (Ricoeur et Todorov, Auschwitz comme tentation d’innocence p. 333) mais aussi l’attraction victimaire, chez les descendants ou d’autres groupes, mais également suscitant la mythomanie (fausse confession parue en 1995, p. 400).

Ouvrage très dense, documenté de manière très large, ce livre bénéficie en plus de l’usage d’une langue claire et légère. Ne s’interdisant pas des structures de chapitres complexes, il se lit avec un grand plaisir de lecture qui touche quand même à la dévoration. Mais sans se départir de sa scientificité, l’auteur laisse paraître un agacement face au phénomène de redécouverte, alors qu’à tout moment les informations sont là, distillées d’une infinie de façons, pour qui les cherche et enseignées de manière très précoce. Il y a bien sûr certains faits saillants, que nous ne pouvons tous citer ici, qui montrent que la réinvention de l’eau tiède est assez répandue. En 1947 par exemple est publié le premier livre consacré à la Résistance juive, distinguant ainsi héros et victimes, dans une claire échelle de valeurs (p. 69). Mais aussi qu’en 1953 est construit le premier monument commémoratif à Paris, avant Yad Vashem à Jérusalem. Un livre d’histoire des mentalités comme il y en a peu, un indispensable pour ceux qui veulent interroger les liens entre Histoire et Mémoire.

(les années 1970, c’est la mémoire chacun chez soi p. 329 … 8,5)

40 Years of Eternity

Souvenirs en photos et texte d’une tournée du groupe Laibach par Teodor Lorenčič.

Le voyage n’a pas encore pris fin.

Le début de carrière du groupe avant-gardiste Laibach dans la Slovénie dans les toutes premières années de la décennie 1980 est assez compliqué. En 1980, leur premier concert est interdit et leur participation à un festival à Zagreb en 1982 déclenche le scandale et son arrêt par la police. Le 21 décembre de la même année 1982, le chanteur Tomaž Hostnik se suicide. C’est dans ce contexte que s’organise pour avril 1983 une tournée du groupe (avec le groupe anglais Last Few Days) en Europe centrale et occidentale, avec quinze concerts donnés dans sept pays. Teodor Lorenčič est du voyage en tant que co-organisateur, photographe, remplaçant musicien occasionnel mais surtout possesseur d’une voiture. Les photos qu’il avait faites sur la tournée avaient été rangées dans une boîte et plus retrouvées. Mais en 2018, à la faveur d’un déménagement, la série refait surface et c’est l’occasion d’une exposition et d’une publication sous la forme de mémoires.

Ce sont des mémoires appuyées par les photographies comme le dit l’auteur lui-même et qui font la description d’une tournée d’un groupe d’à peine deux ans d’âge, composé de vingtenaires mais qui malgré les conditions technologiques de l’époque (ils n’ont encore enregistré aucun disque) et l’environnement politique (frontières, idéologies) attire un public et permet la tenue de concerts qui ne semblent pas être des bides. C’est pour le lecteur une plongée dans une ambiance qui a peu à voir avec les palaces et la tisane, avant le sida. Il y a des passages de frontières où les bagages sont fouillés mais où se remarque aussi une détente et en même temps la persistance, dans le Pacte de Varsovie, de différences et de stéréotypes nationaux : « Vous savez comment sont les Tchèques » ou encore « Si les Souabes vous ont contrôlé alors passez, on trouvera rien de plus ». Il est difficile à voir dans le récit quelle est l’influence de la nationalité yougoslave dans la facilité où les difficultés du voyage, mais le groupe anglais qui tourne avec eux ne semble pas être un poids supplémentaire.

Les photographies, toutes en noir et blanc, sont de deux ordres. Certaines comme à Berlin au Stade Olympique sont posées, d’autres sont prises sur le vif en extérieur (visite de villes) ou en intérieur. Celles des concerts pâtissent des conditions de lumières, compliquées. Mais il y a une certaine qualité, on peut constater que ce n’est pas fait au polaroïd et si les légendes sont parfois absentes, d’autres sont des révélations, comme la mention du portrait de Lénine dans le portrait de Marx (la fameuse statue à Chemnitz, p. 79). Dans la relation de la tournée sont insérés quelques textes postérieurs à 1983, comme de la poésie ou des paroles de chanson et les protagonistes sont décrits en début de volume (avec leurs pseudonymes !). On y apprend aussi la mauvaise interprétation du motif de la croix noire, qui n’aurait rien à voir avec Malévitch (mais nous ne sommes pas obligés de tout croire). La traduction du texte est par contre perfectible, cela donne un anglais parfois bizarre.

Un très bon voyage dans le temps, entre musique électronique, Yougoslavie finissante, le début de quatre décennies au moins de production artistique variée et une jeunesse aventureuse.

(mouvementée la Pologne sous Jaruzelski ! 8)

L’alchimie de la pierre

Roman de fantasy urbaine de Ekaterina Sedia.

Des océans derrière le masque.

Mattie est une automate émancipée. Faite de rouages et de ressorts, elle possède une conscience, le libre arbitre (mais pas d’âme) et peut ressentir la douleur. Le Mécanicien Loharri, son créateur, lui a donné sa liberté et lui a permis de devenir une Alchimiste. Mais il ne lui a pas donné la clef qui lui permettrait de se remonter elle-même. Les gargouilles, qui sont censées avoir bâti une bonne partie de la ville il y a très longtemps, font appel à Mattie pour les aider. L’une après l’autre, ces dernières se pétrifient et retournent à la pierre. Le seul moyen de pouvoir continuer à veiller sur la ville est pour elles de trouver le moyen d’échapper à ce sort. Mattie accepte cette tâche, en plus des commandes de Loharri et d’autres clients. Mais pourra-t-elle contenter tout le monde dans une ville en proie à la concurrence entre Mécaniciens et Alchimistes, où la moindre étincelle peut tout faire exploser ?

Dans cette version steampunk du XIXe siècle, au lieu de se limiter à la vapeur et ses maîtres, E. Sedia mâtine son monde avec des alchimistes et une zoologie « utile », comme des lézards de bât. C’est une particularité intéressante, avec comme clef de voûte ambiguë l’héroïne qui appartient aux deux mondes. Un monde qui tient plus de New-York et ses migrants méridionaux que de la Londres dickensienne, déjà parce qu’il y a des escaliers de secours (p. 137). Tant pour l’automate que en ce qui concerne les gargouilles (oxymoriquement), l’auteur met l’accent sur les sens de manière très belle, bien servie en cela par une traduction de tout premier ordre. Si c’est intéressant au niveau langue, c’est un peu plus compliqué au niveau scénario, où les trous nous ont semblé nombreux. Question personnages, il y a d’intéressantes fausses pistes et Loharri se voit assigné un développement plutôt intéressant. La fin est très rapide (mais pas sans points forts), contrastant avec un développement assez lent. Il manque des éléments au lecteur, mais la lecture n’a pas été désagréable.

(Mattie l’automate s’interroge sur la Liberté p. 81 … 6,5/7)

Towards the Borders of the Bronze Age and Beyond

Mycenean Long-Distance Travel and its Reflection in Myth
Essai sur le voyage à l’époque mycénienne par Jörg Mull.

Et revoilà Olympias !

Le bronze de l’Age de Bronze nécessite la combinaison de deux minerais qui ne se trouvent en général pas au même endroit. Pour se procurer l’un ou l’autre (ou les deux) de ces composants, il est donc nécessaire de le faire venir. Et parfois, en quantités non négligeables si l’on considère que pour la taille des blocs de la pyramide de Kheops, 70 tonnes de cuivre ont été nécessaires pour fabriquer les outils de taille (et c’était avant l’introduction du bronze en Egypte). Mais même si les besoins sont moins grands (toutes entités politiques autour de la Méditerranée n’ont de loin pas la grosseur de l’Egypte à la fin du IIe millénaire avant J.C.), il faut faire venir le minerai (en « lingots »), ce qui sous-entend non seulement des cadeaux entre aristocrates mais aussi des échanges commerciaux.

Les textes en grec (en linéaire B donc) qui relatent ces voyages et les liens commerciaux ne nous sont pas parvenus, seules quelques mentions dans les textes égyptiens ou hittites donnent quelques idées vagues sur des contacts. L’archéologie est bien sûr présente, mais la datation n’est pas toujours aisée, et encore moins l’est l’évaluation des productions minières et ce qui est finalement transporté, même si quelques hauts lieux de production sont connus (Chypre a la première place en Méditerranée pour la production de cuivre comme son nom l’indique). Il y a quelques épaves.

Tous ces éléments sont présents dans le livre mais le cœur du propos de l’auteur est l’utilisation des mythes grecs comme indications de contacts au long cours, sorte d’histoire transmise sous forme de mythe. Prenant comme terminus ante quem la Guerre de Troie, J. Mull compte de génération en génération pour remonter jusque vers 1500 a.C. dans une chronologie recomposée. Ménélas, fils d’Atrée, fils de Pélops, fils de Tantale, lui-même fils de Zeus, voilà qui permet les datations relatives des voyages (p. 66). L’auteur entre ensuite dans le détail avec, pour chaque destination les preuves historiques et archéologiques puis l’interprétation d’épisodes mythiques. On commence par l’Anatolie, avant de passer au Levant, à Chypre, à l’Egypte, à l’Italie et ses îles principales avant d’arriver à l’Ibérie et ce qui se passe au-delà des Colonnes d’Hercule (Gaule, Maroc). La Mer Noire n’est pas oubliée et J. Mull finit son périple avec l’Ethiopie, la Grande Bretagne et la Scandinavie. Une bibliographie (ne reprenant pas tous les livres cités dans le texte) complète l’ouvrage.

L’ouvrage n’est pas terriblement critique de ses sources, pour le moins, et cette sorte de crédentialisme, faisant fi de tout ce que les études indo-européennes ont pu dire des mythes (voire plus large encore avec le Déluge de Deucalion p. 98), est assez étonnant. Non que certains épisodes ne soient pas colorés par certaines réalités historiques (les Hittites en arrière fond de la Guerre de Troie par exemple), mais de là à en faire des simili-preuves de liens commerciaux, où chaque équidé un peu rapide est forcément la métaphore d’un navire rapide … Venant de la part de celui qui est le directeur financier de Volkswagen Chine, il faut sans doute voir ce livre comme une toquade. Nous cherchons encore le point de vue différent de l’économiste cité en quatrième de couverture. Non que tout soit faux (les mines par exemple), mais beaucoup de choses y sont comme étirées et forcées (la vitamine C bonne pour les marins des oranges du Jardin des Hespérides …). Les Peuples de la Mer servent de voiture balais ramasse-tout grâce au jeu des ressemblances les plus aventureuses. Des Sardes, des Etrusques parmi eux, vraiment ? Quant à la présence minoenne en Norvège (p. 142), sur quoi repose-t-elle ? La bibliographie est récente, voire même trop, et les citations dans le textes sont la plupart du temps des platitudes dispensables, ne cachant pas les trous du raisonnement.

Une déception.

(la métaphorisation à pleins tubes … 5)

 

La ruée vers la voiture électrique

Entre miracle et désastre
Essai historique et d’ingénierie sur la voiture électrique par Laurent Castaignède.

Bzzt bzzt.

L. Castaignède s’était dans un ouvrage précédent intéressé à la pollution générée par la voiture et aux moyens de la réduire, principalement par une baisse de la consommation de carburant et donc des rejets. Ici, l’ancien ingénieur automobile continue sa réflexion en détaillant les conditions de l’essor impressionnant qu’a connu la production et l’usage des voitures électriques.

La première partie du livre est historique. La voiture électrique n’est en effet pas plus jeune que celle à moteur thermique (ou à vapeur). Le marché est très concurrentiel aux débuts de l’automobile et l’électricité n’empêche pas la vitesse : en 1899 la première voiture à dépasser les 100 km/h est une voiture électrique. De nombreux taxis à Paris à la même époque sont à moteur électrique. Mais l’autonomie de la voiture électrique n’évolue pas au même rythme que celle du moteur thermique. Il faut en effet pour recharger la batterie se rendre dans des garages spécialisés (et y attendre) alors que les jerricans d’essence se trouvent dans les épiceries sur la route. Dès avant 1914, le véhicule électrique est un marché de niche et le reste jusqu’aux années 2000, malgré quelques tentatives de développement. Il y a bien quelques camionnettes ou des voiturettes de golf, mais rien qui puisse induire de nouveaux besoins infrastructurels.

Dans les années 2000 arrive en Europe le premier modèle hybride de grande série, suivi dans les années 2010 de modèles purement électriques qui rencontrent le succès commercial. Ce succès procède de plusieurs facteurs principaux : les normes anti-pollution de plus en plus draconiennes, les scandales autour du diesel s’étendant au moteur thermique en général et enfin le prix du carburant (et la prise de conscience de la finitude des stocks d’énergie fossile). En 2023, quand ce livre est écrit, une autre étape a été franchie, avec la fin programmée du moteur thermique dans l’Union Européenne en 2035 et en Norvège dès 2025.

Dans un second chapitre, l’auteur entreprend de décrire les limites du tout électrique. La première difficulté dans le fait de vouloir faire passer toutes les voitures (et pourquoi pas les camions) l’électrique réside dans la capacité à trouver les ressources métalliques nécessaires à la construction des voitures, et en premier lieu des batteries. Il faut presque le triple de cuivre dans une voiture électrique par rapport à une thermique (p. 63), sans parler des nombreux kilos d’autres minerais. Si d’ici 2040, la demande en lithium doit être multiplié par 16, il a falloir ouvrir de nombreuses mines, après les avoir découvertes bien entendu, avant de pouvoir raffiner le matériel extrait. Cela amènera sûrement à des tensions commerciales et géopolitiques, puisque les ressources ne sont pas également réparties sur la Terre. La multiplication de véhicules électriques va aussi changer les infrastructures routières, avec une grande attente envers les pouvoirs publics, et en premier lieu la question des bornes de recharge, puisqu’une voiture électrique actuelle n’atteint que la moitié de l’autonomie d’une thermique mais a besoin de bien plus de temps pour refaire le plein d’énergie. Une station essence sur une autoroute lors de grands départs en vacances voit passer des milliers de véhicules par jour : peut-elle avoir à disposition, en nombre de bornes, l’équivalent de ses pompes sans que les clients attendent des heures ? Enfin, la multiplication de nouveaux véhicules électriques ne va juste pas déplacer les véhicules thermiques ailleurs (plus d’essence disponible), avec donc un effet d’addition du nombre de véhicules au niveau mondial, en lieu et place d’un remplacement ?

Dans le chapitre suivant L. Castaignède aborde les biais induits par l’électrification. Présentée comme propre (le joli A vert des émissions de CO2 des publicités), c’est avant tout un éloignement des nuisances. Celles de la construction, comme celles de la production d’électricité, qui ne peut être produite que par des énergies renouvelables (avec leurs propres problèmes) ou nucléaires. En plus, la consommation par km ne baisse pas, avec « l’autobésité » que l’auteur avait déjà dénoncée dans son livre précédent. Il s’agit de faire se déplacer des voitures de plus en plus lourdes et de moins en moins profilées, et cela coûte toujours plus d’énergie.

Mais comme L. Castaignède est un ingénieur, il a quelques idées d’améliorations qu’il a rassemblées dans un quatrième chapitre et qui y sont évaluées. La première est de réduire le format des voitures, comme c’était déjà l’idée dans les années 1910. Une autre peut être l’utilisation de l’énergie de l’air comprimé, de l’hydrogène, de panneaux solaires directement sur le véhicule, de l’essence électrique (même si Porsche n’est pas un constructeur bavarois p. 129) ou de différents types d’hybridation. Une autre voie évoquée peut être la voiture électrique vue comme un élément de la ville dite intelligente, intégré à un système électrique en tant que batterie.

Enfin, le dernier chapitre est un plaidoyer pour une électrification raisonnée, sans dépendance envers un seul producteur, pour un non remplacement complet des véhicules via un rétrofit, pour l’amélioration de l’autonomie de manière ponctuelle via une extension externe (batterie sur remorque pour les longs trajets par exemple) et une hiérarchisation des besoins (poids du véhicule, vitesse maximale). L’objectif, c’est la soutenabilité.

Comme dans son précédent livre, L. Castaignède fait œuvre de clarté avec un état de l’art sans technoidôlatrie aucune. Avec de très bonnes explications, une pédagogie efficace à coups d’ordres de grandeur parlants, l’auteur met son expérience à disposition du lecteur en défrichant pour lui le chemin des évolutions futures de la mobilité individuelle. La première partie, pourtant bien plus historique, ne détone pas dans l’ensemble avec une recherche importante et une présentation qui ne tombe pas dans un sec catalogue d’innovations successives (l’auteur n’étant pas historien). Les petites illustrations entre les chapitres font de sympathiques transitions, avec souvent un angle humoristique. Pas uniquement centré sur la technique, l’auteur prend aussi en considération les besoins et la psychologie du consommateur. Cela est particulièrement vrai dans le passage sur la voiture comme partie de la ville dite intelligente (qui voudrait retrouver déchargée une voiture mise en charge la veille?). Le paragraphe sur les sources réelles (d’où vient le kW/h suivant?) de l’énergie électrique nécessaire à la recharge est lui aussi brillant. Réaliste sur le fait que l’électrique ne favorise pas les transports en commun (on continue à vendre des voitures), il est très sceptique sur la réussite du plan d’interdiction des moteurs thermiques de 2035, et pense non sans fondement que les constructeurs traditionnels tablent sur un abandon à moyen terme de cet objectif.

Un excellent ouvrage, somme toute assez court avec 170 pages de texte, qui renseigne de matière efficace sur les tenants et les aboutissants du nouveau modèle de vertu mobile.

(une station essence, c’est 3200 bornes de recharge publiques et privées p. 76 …8,5)

Le drame de 1940

Mémoires d’André Beaufre sur 1940.

Balades impromptues.

La jeunesse n’a pas toutes les qualités, mais l’expérience est un fardeau dont il est difficile de se dégager pour raisonner vraiment juste. (p. 88)

André Beaufre est un cas à part parmi les quatre généraux qui ont le plus contribué à mettre au point la doctrine de dissuasion nucléaire française. Si en mai-juin 1940, les « Quatre généraux de l’Apocalypse », Lucien Poirier (à Saint-Cyr), Pierre-Marie Gallois (à l’état-major de la 5e région aérienne à Alger) et Charles Ailleret (officier dans l’artillerie) sont déjà militaires, A. Beaufre est le seul à être au Grand Quartier Général. Il est aux premières loges pour suivre ce qui est peut-être la plus grande surprise géostratégique du XXe siècle.

Mais avant de conter ce qu’il a vu au printemps 1940, l’auteur veut décrire son parcours. Ses jeunes années parisiennes, la fin de la Première Guerre Mondiale (Prologue), son passage à Saint-Cyr à partir de 1921 où tout transpire le dernier conflit. Il y croise pour la première fois un ancien combattant qui y est son professeur d’histoire, le capitaine De Gaulle. Il choisit ensuite comme affectation le 5e Régiment de Tirailleurs à Alger. Au cours d’une mission de routine au Maroc débute la Guerre du Rif. Son baptême du feu a lieu en mai 1925 (p. 68) et il est sérieusement blessé. A l’hôpital de Rabat, il rencontre Lyautey. C’est aussi l’occasion de réflexions sur ce que fut la dernière guerre coloniale et A. Beaufre ne voit clairement pas la colonisation comme un échec (p.80-86). « Des remords non, beaucoup de regrets … » (p. 86). En 1929, avec une croix de guerre et trois citations, on lui refuse la possibilité de présenter l’Ecole de Guerre. En 1930, il est admis. Il y trouve l’enseignement très conformiste, arrêté à 1918, même si en 1932 on lui parle (déjà) de la bombe atomique. Breveté, il est envoyé en Tunisie mais est bientôt muté à l’Etat-Major à Paris. Là il découvre une machine à la pensée libre, mais aux chefs décevants. La modernisation se fait à pas comptés et le chef d’Etat-Major interdit toute diffusion d’idées sur la mécanisation et la motorisation. Passent les années, l’auteur est en charge de la réorganisation de l’Armée d’Afrique. Arrive l’été 1939, quand on propose à A. Beaufre d’accompagner la mission militaire franco-britannique en URSS en qualité d’interprète. C’est l’occasion de dresser un état des lieux de la situation en 1939, pour mettre en relief le poids de la victoire de 1918 et les avantages de la défaite pour les Allemands : pas de généraux victorieux à contenter, pas de fossilisation de la doctrine, pas de matériel déjà dépassé à faire durer, mais surtout comme en France après 1871, un esprit de revanche.

La mission conjointe franco-britannique à Moscou a pour objectif de recréer une tenaille contre l’Allemagne comme en 1914. La Petite Entente a échoué avec l’abandon de la Tchécoslovaquie en 1938. Mais pour être efficace, un soutien soviétique doit pouvoir agir contre les Allemands, ce qui emporte d’avoir des troupes soviétiques traversant des territoires polonais. Refus catégorique de ces derniers, et la mission militaire franco-britannique qui ne s’était pas assuré de ce « détail » avant (c’est cependant de niveau gouvernemental) tente de gagner du temps. A. Beaufre fait le voyage vers Varsovie pour tenter un infléchissement. En passant par Riga et rendant visite au chef d’état-major letton, il dit : « J’avais l’impression de rendre visite à des condamnés à mort … » (p. 223). Ribbentrop allait arriver à Moscou … Le 23 août, le pacte est conclut, une semaine plus tard débute l’invasion de la Pologne depuis l’Ouest et quinze jours plus tard, les Soviétiques viennent prendre leur part du gâteau. Sitôt la signature du pacte connue, la mission était repartie aussi vite que possible, et l’on ne peut pas dire que le futur général ait gardé un souvenir enchanté de son séjour soviétique (p. 245). Quand il arrive à Paris, la mobilisation a commencé.

Puis il ne se passe rien. Une attaque pour soulager les Polonais ? Non. Tout au plus un petit mouvement vers Sarrebruck (comme en 1870 note Beaufre). La production de matériel de guerre n’augmente pas et chaque groupe de pression veut démobiliser qui les fils de veuves, qui ses ouvriers etc. En janvier 1940, A. Beaufre suit le général Doumenc, avec qui il était allé en URSS, au QG Nord-Est. Aide de camp du major général, il voit passer tout ce qui lui est adressé. Il ne peut que constater le déséquilibre des forces, l’absence de solidarité militaire avec la Belgique, une armée « démodée, engourdie et bureaucratique », un commandement non éprouvé, un moral moyen et des citoyens ignorant la gravité de l’heure (p. 297). L’auteur raconte le cauchemar, mais aussi ce qui aurait pu produire un ressaisissement. Ce qui est sûr, il ne l’attendait pas de Gamelin et Weygand arrive bien trop tard, mais avec énergie (p. 314). Dans le repli du QG, l’auteur assiste à la prise de contact entre Churchill et De Gaulle à Briare (p. 341). Dans l’épilogue, enfin, A. Beaufre condense sa pensée sur les évènements (l’inaction à l’extérieur dès 1936) et les hommes, dominés comme les pays par le Destin, s’ils n’ont pas pu prévoir les périls à temps et les conjurer.

Le livre fait évidemment penser à Marc Bloch. Les deux témoignages sont complémentaires, indéniablement, même si A. Beaufre rédige son texte bien plus tard. Il ne peut donc être exempt d’une certaine téléologie. Lui ne voit pas les conséquences du non armement du personnel du service des essences, mais il constate le divorce complet entre la politique extérieure et les armées. Et le réquisitoire final (p. 252), 25 années après les faits, est encore violent, avec un énervement bien palpable. Est-il trop dur avec le refus polonais de l’été 1939 (il y a louvoiement polonais dans les années 30, y compris prise de territoire tchécoslovaque en 1938) ? L’auteur ne dit pas qu’ils ont eu raison, comme les faits le démontrent ensuite. A. Beaufre a une vision très gaullienne (et sans doute teintée de ses observations des années 1960) de l’URSS, pour qui c’est toujours la Russie et ses objectifs impérialistes traditionnels, sous le masque du bolchevisme.

Du point de vue formel, c’est un peu moins bien. Les notes de l’éditeur (auteur reconnu lui-même, dans un autre registre, et dont la présentation remplit bien son œuvre) nous ont semblées mal calibrées pour le public visé, qui ne peut être que déjà informé. Beaucoup des notes infrapaginales nous sont apparues inutiles, d’autres nous paraissaient manquantes. Une même, à la p. 140, nous semble fausse (K. Haushofer comme inventeur du concept politique d’espace vital à la place de F. Ratzel, sur ce point voir Black Earth de T. Snyder). Les noms propres auraient pu être vérifiés (par exemple Trondheim p. 290) et les coulures noires dues à l’impression ne sont pas du plus bel effet … Le livre se dévore et le regard porté par le général sur le lieutenant est intéressant, entre nostalgie du Maroc et conscience que les guerres de décolonisation ont rendu la vie morale des jeunes officiers beaucoup moins simple que ne fut la sienne.

(ce chassé-croisé nationalistes/pacifistes de 1936 est très bien décrit p. 117 …7)

Il santuario ritrovato

Essai d’archéologie romaine dirigé par Emanuele Mariotti et Jacopo Tabolli.
Nuovi scavi e  ricerche al Bagno Grande di San Casciano dei Bagni.

Plouf.

Quand ce livre est sorti en 2021, tout était encore calme. Un an après, le site était le théâtre de la plus grande découverte de statues en bronze depuis celles de Riace en 1972. Mais contrairement à Riace, pas de mer ici. San Casciano dei Bagni est dans la campagne toscane, entre Sienne, Chiusi et Orvieto. Mais il y a de l’eau dans le coin, et pas qu’un peu : la commune compte 37 sources thermales. C’est l’une de ses sources qui alimente le sanctuaire sis au pied du village moderne, avec ses deux piscines d’eau chaude encore aujourd’hui utilisées par les habitants (mais sans doute avec des interruptions depuis l’Antiquité).

La présence d’un sanctuaire est connue depuis 1585 et quelques petites fouilles amateures ont eu lieu au XIXe siècle. L’étude scientifique débute en 2014, suite à d’autres découvertes dans des localités proches. Suivent des prospections en 2016 et 2019, une première tranchée de sondage en 2019. Enfin, entre juillet septembre 2020 prennent place les premières fouilles. Mais le présent livre ne fait pas que relater le déroulé de ces fouilles et leurs résultats. Son objectif est bien plus ample. Il s’intéresse aussi au site à la préhistoire, ainsi qu’aux confins sud du territoire clusinien au début de l’Age du Fer et à la période étrusque. La question des eaux sacrées en Toscane intérieure étrusco-romaine est l’objet d’un chapitre, tout comme les évolutions du paysage clusinien, entre sources, population et échanges.

Le regard des antiquaires sur le sanctuaire du Bagno Grande n’est pas oublié, avec plusieurs gravures du XVIIe siècle portant sur les différents modes de cure pratiqués sur place tout comme est étudié ce qu’il est advenu d’une collection privée d’artefacts originaires de San Casciano. Enfin, passé tous ces éléments de contexte très variés, l’étude du site commence vraiment avec la partie topographique, suivie de la relation des fouilles de 2019 et 2020 au Bagno Grande. Les fouilles ont mis au jour un sanctuaire dédié à Apollon, la Fortune Primigène, Esculape, Isis et Hygie, dont les plus anciennes structures architectoniques sont datées entre la fin du IIe et le début du Ier siècle avant notre ère (p. 152). Au début du Ier siècle ap. J.C. s’opère une monumentalisation du site avec l’édification d’une structure quadrangulaire doté d’un bassin ovale encadré par des colonnes (un impluvium, en lien avec une source à proximité). Peu de temps après et suite à un incendie, un petit portique à colonnes est rajouté, donnant accès à la structure quadrangulaire. Au milieu du IIe siècle de notre ère sont ajoutés les autels au bord du bassin, essentiellement dédié à la santé de membres d’une famille sénatoriale. Au IVe siècle, le sanctuaire bénéficie d’une rénovation importante du mur périmétral, puis entre la fin de ce siècle et le début du suivant, le sanctuaire est « mis en dormance » (p. 159) par la mise bas méthodique des éléments porteurs et le renversement des autels et des statues. A un angle du sanctuaire, une structure mal définie est ensuite érigée.

Les matériaux utilisés, les techniques de construction et la décoration sont ensuite abordés plus en détail, en utilisant le protocole de description AcoR. Les inscriptions sont au centre du chapitre suivant, tant celles retrouvées avant la fouilles que celles que la fouille a pu dégager. Une analyse du paysage religieux, de ses espaces et de ses acteurs, conclut la partie textuelle de ce livre avant de laisser la place à un catalogue décrivant les autels, la statue en marbre d’Hygie, les ex votos anatomiques en bronze, les statuettes d’oiseau en bronze et en marbre, les autres objets en métal et enfin la céramique. La bibliographie ferme la marche d’un ouvrage très richement illustré en couleur comptant 250 pages.

Fouiller dans de la boue chaude pendant qu’à quelques mètres des gens se baignent, voilà des conditions de fouille qui peuvent être frustrantes. Mais le lecteur lui n’est pas frustré, loin de là. Le livre est d’un très bon niveau et si certains articles peuvent être arides, le plaisir de lire les analyses sur les techniques édilitaires ou l’interprétation religieuse, entre les Prénestins adorateurs de la Fortune qui visitent Délos et les oreilles en bronze destinées aux dieux qui écoutent, il est lui bien réel. Une grande variété d’articles, de belles descriptions tant de bâtit que d’œuvres plastiques, des références à jour forment un travail de grande qualité et très complet. Alors oui, ce n’est pas le Parthénon (ou l’Ara della Regina tarquinienne pour aller moins loin), mais les sanctuaires des eaux non dédiés aux nymphes ne sont pas si nombreux. C’est donc un très bon début et la prochaine livraison portera forcément sur les découvertes de 2021, sur l’usage des piscines attenantes au sanctuaire et peut-être d’autres aires sacrées ou bâtiments. Et même si la population à l’époque étrusque semble assez faible dans la zone, peut-être que seront mis au jour des états plus anciens du sanctuaire. Comme sanctuaire des confins, les pèlerins ne sont pas obligés de vivre à côté. Il y a une incitation à publier !

(le lien entre Isis et les oreilles offertes en ex-voto, voilà qui avale les kilomètres …7,5)

Ormeshadow

Roman fantastique de Priya Sharma.

Même le rugissement commence imperceptiblement.

Sur la côte anglaise, pas loin de Bath, dans la seconde partie du XIXe siècle. Gideon Belman et ses parents John et Clare ont quitté la ville pour retourner, contraints, dans la ferme qui a vu grandir John, à Ormesleep dans la région d’Ormeshadow. La moitié de la ferme appartient à John, qu’il a quittée pour aller étudier. L’autre moitié est à Thomas son frère, qui y règne en tyran. La vie pour Gideon y est peu agréable, entre sa chambre-cagibi, ses cousins violents et la vie économique de la ferme. Son père, conteur émérite, insiste heureusement pour l’école et l’emmène aussi à la découverte des terres qui entourent la ferme. La légende raconte qu’un dragon se serait posé en bord de mer, il y a des siècles, après un rude combat. L’ancêtre des Belman aurait veillé sur lui jusqu’à ce que la terre recouvre le dragon et que ce dernier se fonde dans le paysage. Sa charge, il l’a transmise à ses descendants, jusqu’au réveil du dragon. Qui dit dragon, dit trésor. Mais le jeune Gideon pense plus à survivre dans son nouveau chez lui qu’à chercher de l’or, d’autant que le monde des adultes est encore moins plaisant que celui des enfants.

La première œuvre lue de Priya Sharma nous ayant forte impression, il était logique de voir si l’auteur avait fait d’autres belles choses. Ici, rien de contemporain, mais un roman court situé très indistinctement à l’ère victorienne. On a droit à la misère à la Dickens, mais sans l’industrie. Par contre le thème de la famille hautement dysfonctionnelle est lui resté, tout comme la science du sous-entendu de l’auteur, qui parvient ainsi à créer des mondes parallèles avec leurs possibilités. Mais ce qui nous a semblé le mieux fait, c’est la façon dont le paysage semble hanter le roman. Il serait un peu hasardeux de rapprocher cette impression du Chien des Baskerville de A. Conan Doyle, d’autant que ce n’est pas du tout le même coin (la lande de Dartmoor pour Holmes et ici une côte fictive), mais il nous a semblé que ce n’était pas sans similitudes.

La fin n’est pas celle d’un détective londonien de Baker Street.

(il est des amis insoupçonnés … 8)