Dante

Biographie de Dante Alighieri par Alessandro Barbero.
Existe en français sous le même titre.

Le poète stellaire à hauteur d’yeux.

Tu proverai sì come come sa di sale

lo pane altrui, e come è duro calle

lo scendere e ‘l salire per l’altrui scale.

Tu sauras comme a saveur de sel 

le pain d’autrui, et comme est dur chemin

la descente et la montée des escaliers d’autrui.

(Paradis, XVII, 20)

 

Les personnages marquants de l’Histoire ne flottent pas dans leur temporalité. Socrate l’Athénien était avant tout un citoyen, servant sa cité comme hoplite (dans la Guerre du Péloponnèse), avant d’être philosophe. Dante lui aussi ne s’est pas limité à être un poète et a combattu, comme cavalier, à la bataille de Campaldino de 1289 (et vraisemblablement pas que celle-là), sous haubert et épée à la main, en première ligne même. De même, ces personnages marquants ne sont pas nés vieux. Chez Dante, ce point est particulièrement important, puisque l’un des évènements les plus importants de sa vie intérieure a eu lieu alors qu’il avait neuf ans, quand il vit Béatrice dei Portinari (huit ans, plus ou moins une voisine) pour la première fois et en tomba amoureux (la deuxième fois neuf ans plus tard, il rêve d’elle nue la nuit suivante p.76). Et la Divine Comédie sans Béatrice …

Le livre commence avec cette susdite bataille de Campaldino qui oppose les Guelfes florentins aux Gibelins arétins. Dante y est cavalier, parce que ses revenus le lui permettent (mais pas adoubé, p. 16). Mais plus encore, il est en première ligne pour recevoir la charge des Arétins, avec d’autres cavaliers désignés par les capitaines de sextiers (les quartiers de Florence). Les Florentins sont victorieux. Après cette entrée en matière violente mais qui a le mérite de poser le décor et de donner le ton du livre, A. Barbero s’attache à définir l’environnement familial de Dante, à commencer par son trisaïeul Cacciaguida (né à la fin du XIe siècle), qui semble avoir été chevalier. Puis l’auteur passe à ses ascendants plus directs et comment la famille se gagne un nom de famille (et pas seulement un prénom et un patronyme au sens strict) grâce à son élévation dans la hiérarchie sociale florentine, sans pour autant atteindre les cercles les plus restreints, dit des magnats. Dante est le premier de sa famille à pouvoir vivre de rentes, dans un idéal aristocratique, fruit de l’activité de changeurs de ses ancêtres. Mais Dante n’a pas attendu d’être majeur (et en possession de son patrimoine) pour participer à la vie littéraire florentine. Il échange très jeune des sonnets avec d’autres apprentis poètes et c’est ainsi qu’il se constitue un réseau parmi les cercles dirigeants de la ville (peut-être la plus riche d’Italie, forte de 100 000 habitants). Sa fratrie n’est pas oubliée, comme ses cousins, oncles et tantes. Son éducation se fait auprès de Brunetto Latini, avant d’aller quelques temps à Bologne pour parfaire ses dons (ou pas, puisque qu’il semble que cela ne lui a pas trop plu sur place).

Comme tout homme qui ne se destine pas à la prêtrise ou au monastère, Dante se marie (pour l’auteur en 1292, à l’âge de 28 ans, mais les avis sur la date du mariage sont très divergents parmi les spécialistes) avec Gemma di Manetto Donati. C’est un mariage au-dessus de sa condition qui lui donnera trois fils (Pietro, Giovanni et Iacopo, des prénoms qui ne sont pas dans la tradition familiale) et une fille prénommée Antonia mais qui prendra l’habit sous le nom de … Béatrice.

En matière de politique, là encore rien d’anachronique chez Dante. Comme beaucoup d’hommes florentins (du moins ceux qui n’en sont pas exclus par idéologie ou statut par le gouvernement dit populaire), Dante participe au gouvernement de la ville au travers de sa participation à de multiples conseils et assemblées. Mais un engagement plus poussé lui permet de devenir l’un des douze prieurs (la fonction suprême à Florence) de l’année en 1300. Comme dans toute l’Italie mais pas que, la politique est un sport dangereux et Dante est exilé en 1301 à la faveur de la prise de pouvoir par les Guelfes Noirs (il est du parti des Blancs). C’est le début de vingt ans d’exil. Il ne reverra plus l’intérieur de la ville.

Dans les premiers temps, il milite et combat pour le retour des Bancs au pouvoir. Mais après quelques années, lassé par la compagnie des autres exilés (certains Florentins sont en exil depuis plus de 30 ans !) ou pessimiste sur les chances de succès, il se détache du parti Blanc et cherche la protection de seigneurs à Forli, Pise, Vérone (chez des seigneurs dans les montagnes, puisqu’il est peu en sûreté dans les cités des plaines p. 206), auprès de l’empereur Henry VII venu se faire couronner à Rome, voyage peut-être à Paris, pour finalement s’établir à Ravenne en 1318. A chaque fois il met à leur service sa grandissante gloire littéraire (il est connu dans toute l’Italie à sa mort) mais surtout ses compétences en matière d’écriture politique. Il meurt en 1321, non sans avoir réussi à mettre à l’abris du besoin ses enfants grâce à ses appuis bolognais et ravennates.

Comme nous venons de le voir, cet ouvrage n’a pas pour but de montrer le génie de Dante ni comment il a écrit son œuvre et quelles furent ses sources. A. Barbero veut replacer, comme historien, le Florentin dans son temps et son espace. Et il réussit particulièrement bien, apportant le regard, acéré et parfois avec humour, un peu extérieur de celui qui est certes médiéviste, mais pas spécialiste ni de Dante ni de la Toscane (étonnante diplomatie des reines et comtesses p. 234). Ce qui lui permet aussi avec maîtrise de faire part au lecteur des controverses historiographiques, et ainsi d’expliquer les choix faits. Et cette biographie n’est pas une hagiographie, ne cherchant pas à ajouter une pierre à la statue de l’inventeur de la littérature italienne (et de l’autofiction ?). Dante a-t-il cherché, loin d’un idéal de pureté et de dédain princier, le pardon de Florence pour pouvoir rentrer ? C’est fort possible (p. 202-205, avec une de ses chansons sur ce thème déjà connue du public en 1310). A-t-il fait de l’abus de bien social en tant que prieur ? L’Enfer (chants XXI-XXIII) peut être un aveu, avec des démons tourmenteurs des corrompus qui le poursuivent. De plus, Dante peut varier dans ses choix idéologiques, ou pour le moins dans ses écrits (p. 231).

Et puis il est des choses qui restent traditionnelles en Italie, même avec les siècles qui passent. Ainsi le campanilisme n’est pas mort quand il s’agit de savoir où Dante a séjourné dans ses années d’exil, facilité par le manque de documents (p. 249). Et il peut, comme au XXIe siècle, avoir beaucoup voyagé (p. 252).

Un très bon livre qui se lit avec avidité, une excellente commémoration pour le 700e anniversaire de la mort du poète.

(deux de ses fils commentent son œuvre …8,5)

Ravage

Roman de science-fiction de René Barjavel.

Pas que le lait qui finit par terre.

Elle avait ces traits reposés et cet âge indéfini des femmes à qui les satisfactions de l’amour conservent longtemps la trentaine. p. 12

Paris, 2052. La ville a d’une certaine manière appliqué le plan Voisin (p. 23). Entourée d’autoroutes, desservie par des bus aériens, munie de lignes de métro sur cinq niveaux, d’énormes tours ont été de plus construites, sur le modèle corbuséen. La ville a absorbé tout son environnement, les cimetières ont été remplacés par des conservatoires domestiques des morts. Elle est ceinturée de jardins et de fermes, mais au-delà, c’est le désert, ou plus exactement une savane jaunie par une température caniculaire. De l’autre côté de cette savane, une autre ville et ainsi de suite. Il n’y a quasiment plus de campagne, rien que des villes, congestionnées de voitures, minérales et étouffantes.

François Deschamps et Blanche Rouget, deux amis d’enfance, viennent d’un de ces endroits reculés en Provence, éloignés de tout, où l’on cultive encore à l’ancienne, dans la terre et pas dans ces usines agroalimentaires qui pourvoient à tous les besoins des villes. François étudie à Paris pour devenir ingénieur agronome (et est peintre amateur) et Blanche y poursuit aussi sa scolarité (ménagère). Mais Blanche a été sélectionnée pour devenir la prochaine vedette de la station de télévision Radio-300, tout en éveillant l’intérêt du directeur Jérôme Seita, un homme richissime et influent. Ce dernier, sentant que François est un danger pour ses plans concernant Blanche, fait capoter l’admission de François et couper l’eau et l’électricité de son logement déjà spartiate (très bohême par ailleurs).

Au moment où doit débuter la soirée qui doit lancer la nouvelle vedette, une panne d’électricité générale arrête l’activité citadine, démagnétise les aimants (qui garnissent aussi de nombreux habits) et rend inutilisables les objets ferreux … Plus rien ne fonctionne et plus rien ne se remet en marche. Plus de locomotion, plus de télécommunication, plus d’eau courante, plus d’usine d’alimentation … La catabase commence.
François part retrouver Blanche pour la sauver du cataclysme qui engloutit inexorablement la civilisation quand les besoins primaires ne peuvent plus être assouvis dans une ville moloch.

Le thème de ce livre est maintenant à la mode et il est assez étonnant que personne n’ait déjà fait un film avec un tel scénario, alliant la science-fiction à quelques éléments fantastiques. La classification de l’œuvre elle-même peut varier dans le temps : en 1943, c’est clairement de la science-fiction mais en 2021, on peut voir un glissement vers l’anticipation (liseuses dans les trains p. 20, parmi d’innombrables exemples). Plein d’inventions de 2052, sans doute étonnantes au moment de l’écriture, nous sont déjà connues mais surtout l’aspect climatique est aujourd’hui moins rocambolesque.

Au niveau de l’écriture, on est dans un récit cru, un peu manichéen dans certaines oppositions (François et Jérôme), parfois sans trop d’épaisseur dans les personnages (Blanche perd beaucoup de temps d’action au cours du livre par exemple, disparaît presque une fois partie de Paris) et avec un héros qui se révèle du jour au lendemain, passant du gentil garçon provincial (et vieux moraliste p. 70) au survivant parfait logisticien et prêt à tout, jusqu’au meurtre de sang-froid, pour parvenir en Provence (et s’échapper de Sodome et Gomorrhe, p. 175-176 ?).

Le texte est parsemé de références plaisantes, tout en ironie. Les artistes et les médecins n’évitent pas les piques (p. 25-26 par exemple) et quand on parle de vivre dans « l’ère de Raison » (p. 16), on sait que cela va mal tourner ! On a quelques petits moments absurdes (une photographie du cuirassé Strasbourg dans la chambre de Blanche p. 37, même si au vu du contexte on peut aussi interpréter différemment ce motif). L’expression est poétique, mais beaucoup moins que dans L’Aube des temps (voire ici), mais c’est aussi 25 ans d’expérience qui entrent en jeu chez l’auteur. Des « défauts » de jeunesse que l’on peut aussi voir à notre sens dans quelques trous d’air du récit, qui ne font pas tourner les pages aussi vite que l’on pourrait le vouloir.

L’influence de mai-juin 1940 semble immense dans ce roman, avec par réfraction, celle de 1918. La fin d’un monde, c’est clairement ce qui est vécu en France et à Paris à l’été 1940. L’exode, la privation, l’abandon, l’ensauvagement, tous sont d’actualité à des degrés divers trois ans avant la parution de ce livre, avec son corolaire du retour à la campagne, voire à la terre. Est-ce pour autant un livre pétainiste ? Certes, l’auteur est très féroce avec le gouvernement (ses ministres baroques, son chaos, son incompétence, ses militaires archaïques p. 186) dans lequel on pourrait reconnaître une Troisième République (vue par les collaborationnistes ?). Mais l’alternative proposée, une fois la cendre retombée, n’est pas non plus une Arcadie hors du temps. Si l’on pousse un peu et que l’on met de côté l’antimachinisme, on pourrait presque y voir quelques bouts de Führerprinzip (p. 299-300) … On ne peut pas dire que la réapparition d’un roi-prêtre à la mode mésopotamienne après la tabula rasa soit auréolée de la préférence de l’auteur (dans le traitement ironique de la nouvelle organisation sociale, dans ce retour à l’Age de Bronze p. 298-299). A lui aussi, son pouvoir est limité et la fin de l’histoire n’est qu’une illusion. Mais nous racontons déjà bien trop de la fin du roman, tout en désirant en dire beaucoup plus sur ce roman plein de pépites (le bon temps de 1939, p.86).

Ce que R. Heinlein craint dans Waldo en 1942 se réalise la même année dans Ravage.

(l’auteur fait détruire sa propre ville de naissance p. 296 … 6,5)

Gormenghast III : Titus errant

Roman fantasy de Mervyn Peake.

Suis-je celui que je crôôa ?

Avec Titus errant, M. Peake nous sort du château de Gormenghast pour nous emmener de par le vaste monde. De fait, Titus, le 77e comte de Gormenghast, passe au travers du miroir. Si dans les deux premiers tomes de la série, seul existe Gormenghast, dans ce troisième et dernier tome, c’est son existence qui est mise en doute. Parce que dans les lieux où arrive Titus, personne ne connaît ni ce château, ni ce comté … La ville dans laquelle il arrive est elle-même très différente de son château. Tout y est transparence et ordre. La population y est surveillée au travers d’artefacts sophistiqués ou de policiers aux allures robotiques. Parmi cette population insipide, Musengroin et Junon sont des exceptions. Musengroin possède une sorte de zoo et agit en original. Junon de son côté est animée d’une passion pour Titus après qu’il lui soit tombé dessus (et à travers une verrière) lors d’une réception. Mais Titus est tellement hors-norme pour cette société qui ne supporte pas le mystère qu’il n’est pas dit que même ces deux-là croient aux histoires du jeune homme …

Mais même sans le château, le roman ne délaisse pas le baroque pour autant, toujours tangent avec l’absurde à la Ionesco. La fête est à ce titre emblématique : décrite comme une houle (p. 50-51), une masse presque indifférenciée d’invités, ces derniers échangent platitudes sur platitudes, ne s’écoutent pas, sont ectoplasmiques. Mais Titus errant n’est pas un décalque du château dans une ville, prétexte aux mêmes portraits. Dans cette ville, il y a l’électricité (p. 103), des voitures et des avions mais on sent que la science-fiction n’est pas à exclure (les scientistes, l’usine, la boule, le rayon p. 177). Les thèmes même changent dans ce troisième tome. Si couleur n’est pas devenu inintéressante (p. 225 par exemple), M. Peake se concentre sur la lumière (p. 88) tout en décrivant un autre type d’architecture (p. 46), tout en transparence et de ce qui est peut-être un mi-chemin entre le style international et le monumentalisme totalitariste (du moins en a -t-on l’impression à la lecture). Le niveau de langage, à un tel niveau, permet tout de toute manière (les « contours coruscants » p. 88 !). L’histoire en elle-même montre un Titus jeune adulte pas facile à vivre, mais qui expérimente alors que son enfance ne l’y prédisposait pas. Il y gagne des amis, se fait des ennemis, tout ce qu’il n’avait pas à Gormenghast. Mais surtout il se construit un point de départ dans la vie, un point d’origine de ceux que l’on ne retrouve jamais mais dont la certitude de l’existence permet justement de s’en éloigner. Un très grand roman qui peut perdre son lecteur dans son kaléidoscope aux multiples surprises.

(la préface aurait du être une postface … 8,5)

Gormenghast II : Gormenghast

Roman de fantasy de Mervyn Peake.

Hiboux bijoux …

Titus d’Enfer grandit et il est pour lui temps d’aller à l’école, comme n’importe quel garçon de Gormenghast. Le corps professoral du château n’est pas ce que l’on qualifier de très appliqué. Chacun d’eux s’attache à en faire le moins possible, sous la direction très lointaine du principal Baillâmort. Mais Titus ne peut pas être un élève comme les autres. Il est le 77e comte de Gormenghast et doit donc à ce titre quotidiennement participer à des rites abscons. Il développe une aversion pour sa charge et commence à développer des envies d’évasion, ce qui est côtoyer la traîtrise pour le château. Brigantin, le maître des rituels, n’a cure de son jeune âge et de ses envies. Finelame de son côté a su se rendre indispensable comme assistant de Brigantin et de fait renforce son emprise sur le château, encore inattentif à son pouvoir grandissant. Mais Finelame n’a pas la patience du château et il veut accélérer son mouvement vers le sommet, quitte à commettre une erreur et donner la puce à l’oreille à la comtesse ou aux loyaux serviteurs de la tradition. Par hasard, Titus trouve le moyen de sortir incognito du château et goûte à la liberté et à la passion, avec tous ses dangers. Si les relations de Titus avec sa mère sont toujours distantes, sa sœur Fuchsia l’aide tout en prenant garde à ne pas outrepasser les limites. Le docteur Salprune, très proche lui aussi des enfants d’Enfer doit aussi prendre en considération les envies de mariage de sa sœur Irma, qui a décidé de trouver un mari parmi les professeurs …

Nous voilà de retour à Gormenghast, tentaculaire labyrinthe castral menaçant ruine. L’attention coloriste de l’auteur ne faiblit pas dans ce second tome (les couleurs s’animent même) et sa réflexion sur la liberté se développe dans une autre direction. Si dans le premier volume, le comte Lord Tombal était dans un exil intérieur qui s’achève quand brûle sa bibliothèque, M. Peake montre au lecteur qu’il existe bel et bien un dehors que les habitants du château ne veulent pas voir. C’est dehors que Titus quitte l’enfance et s’il se révèle en comte de plein exercice, son plus profond souhait reste de ne justement pas l’être, de partir pour des contrées où son patronyme ne signifiera rien. Ainsi, l’artiste s’élèvera contre le symbole (et l’auteur contre les institutions étouffantes). Dans ce paysage thématique, le motif des oiseaux est central (annoncé p. 102). Le plaisir de l’auteur est aussi visible dans la galerie de portraits, très caustiques, que lui permet le corps professoral. Pris ensemble, la charge contre les enseignants et l’école peut être très rude. Les philosophes insincères en prennent aussi pour leur grade (chapitre XIII). C’est avec ces professeurs, mais aussi avec une foule de serviteurs et gardes, que se peuple Gormenghast, bien plus que dans le premier volume qui pouvait laisser à penser que seules dix personnes y avaient vraiment élu domicile.

Le monde de M. Peake reste, comme dans le premier tome, à la lisière de la fantasy, dans une ambiguïté qui s’appuie sur l’absurde (mais un absurde délicieux). Mais on n’est pas pour autant dans un monde ouaté, car la violence peut toujours faire irruption, sans appel (p. 156 par exemple).

Si l’hommage aux billes donne le sourire au lecteur (p. 213), le ton général reste très pessimiste, à la limite du désespéré (p. 582). Cela se conçoit si l’on compare la stase de Gormenghast à une religion romaine où absolument plus personne ne comprendrait les rituels. Mais ce désespoir ne peut être séparé de son incroyable écrin de mots, envoyant au lecteur sans relâche ses visions colorées, aux rythmes changeants et au final haletant (et harmonieusement développé de surcroit).

Personne ne ferait l’impasse sur le troisième volume !

(la quatrième de couverture parle bêtement deux fois de la fin du livre … 8,5)

Gormenghast I : Titus d’Enfer

Roman fantasy de Mervyn Peake.

Un éclair après l’autre !

Il n’y a que le château de Gormenghast. Autour, rien, ou si peu de choses. Il y a bien ces Brillants Sculpteurs, dans leurs huttes, et un de peu de bois, de collines et de lacs. Mais par rapport au château de Gormenghast, montagne devenu château ou l’inverse, avec ses souterrains sans fin, ses couloirs innombrables, ses chambres insoupçonnées, ses terrasses oubliées de tous … Dans ce château tout entier tourné sur lui-même règne Lord Tombal, le 76e comte d’Enfer. La vie du comte, réglé par un immémorial rituel d’airain, est troublée dans sa mélancolie par la naissance de son héritier Titus. Sa mère, l’imposante comtesse Gertrude n’est intéressée que par les oiseaux et les chats. Elle ne souhaite voir son fils qu’à partir de sa sixième année de vie et Titus est donc confié à la nurse Nanny Glu. L’aînée des d’Enfer, Lady Fuchsia, a du mal à encaisser de n’être plus la seule enfant du couple.

La domesticité et les autres habitants du château sentent aussi souffler le vent du changement, même ceux qui ne sortent pas de leur lieu de travail retiré comme le conservateur de la galerie de sculptures. Si la nurse Nanny Glu est inoffensive en plus d‘être complexée et pleurnicharde, le chef Lenflure et le premier valet Clacrosse sont autrement plus dangereux et ennemis. Finelame, commis de cuisine, parvient à trouver le moyen de s’échapper des sous-sols où il était à la merci du sadique Lenflure. Son ambition, sa volonté et son intelligence peuvent lui permettre une ascension sociale au château, ce dont il ne va pas s’abstenir. Mais à quel prix …

Ce livre n’est pas qu’un très très bon roman, c’est aussi un très long poème naturaliste et absurde. Tout est ciselé, les descriptions sont d’une affolante justesse, conduisant à une œuvre baroque et jubilatoire. Ce qui choque le plus, c’est la présence souveraine et impressionnante des couleurs. L’auteur est peintre et illustrateur, il ne peut pas le cacher : son don pour l’observation et la retranscription chromatique est sublimé dans ce roman. Le lecteur est amené à participer au récit, que ce soit par les rares interpellations du lecteur par le narrateur (p. 455 par exemple) ou par la volonté de rapprocher le monde de Gormenghast du notre : on parle d’Arabie (p. 348), on fait référence au christianisme (p. 93 par exemple). Le niveau technologique du monde est cependant assez indéterminé.

Et la traduction est en plus de tout premier ordre, avec comme morceau de bravoure le poème p. 166-168 et des formules vieillies mais délicieuses (p. 219 par exemple, ou l’emploi du mot « vesces » p. 531 pour des plantes fourragères). Le niveau de langue est stratosphérique.

Pour lecteur, en plus du côté esthétique, c’est comme la traversée d’un asile de fous que l’on observerait en train de jouer une pièce, comme Sade mettant en scène les internés de Charenton. Tous sont affectés de problèmes mentaux, même Finelame que l’on peut penser exempt au premier abord. C’est peut-être même lui le Sade metteur en scène. La violence est souvent présente, tantôt ouverte, tantôt affleurante entre les personnages (le lecteur peut se demander s’il a bien lu au tout début avant de rencontrer Lenflure pour la première fois). Le façonnage des personnages est au niveau du reste.

Le huis clos est renforcé par le fait que le comte est enfermé doublement : à la fois, il est le château (donc on découvre néanmoins certaines particularités en fin de volume), mais en plus il est le point focal de rites qu’il doit accomplir chaque jour sous la supervision de Grisamer, le Maître du rituel. C’est l’intemporalité qui est mise en danger avec la naissance de Titus et une simple brise peut maintenant apporter la tempête sur Gormenghast. Une tempête précédée d’une désespérance très profonde à la fin du livre.

Un livre magnifique, qui a la très grande chance d’avoir une suite.

(mais il n’y a pas que la haine comme sentiment dans ce livre …8,5/9)