Ill Fares the Land

Testament politique de Tony Judt.

L’espoir après le sombre constat.

Tony Judt, dans la frénésie d’écriture qui caractérise les derniers mois de sa vie s’est pris le temps d’écrire un testament politique (souvenez-vous, le cardinal-duc de Richelieu en a aussi écrit un). Lui ne le dédie pas au roi mais à ses enfants (mais aussi au souverain, bien entendu) et embrasse un champ beaucoup moins large que l’action de l’Etat : il veut réhabiliter la social-démocratie en Occident.

C’est clairement le livre le moins historique de T. Judt, même si en bon philosophe pratique, il considère les enseignements de l’Histoire, comme il a pu le faire dans Thinking the Twentieth Century. T. Judt veut s’adresser aux deux côtés de l’Atlantique, et pèche ainsi ses exemples pour répondre à ce besoin, sans se limiter au monde anglo-saxon. Les titres illustrent cette volonté, en plus de montrer l’érudition et l’humour britannique de l’auteur. L’introduction, intitulée « Un guide pour les perplexes » renvoie à Maïmonide (la place du philosophe dans la cité), le troisième chapitre (« The Unbearable Lightness of Politics ») est une très claire référence à Milan Kundera (T. Judt parle le tchèque) en sont des exemples.

L’introduction justement annonce tout de suite la couleur : Il y a quelque de profondément mauvais dans la manière dont nous vivons aujourd’hui (p. 1). Mais avant d’aller plus avant dans son diagnostic, T. Judt prend le temps de distinguer le socio-démocrate du libéral (au sens anglais du terme), de définir son lectorat (devenu plus réceptif avec la crise de 2008) mais qu’il faut encore convaincre que la nécessité n’est pas à un retour temporaire au keynesianisme le temps que tout se stabilise mais bien à un changement complet d’orientation.

Le premier chapitre est, comme presque annoncé, celui du constat. Et ce constat,  il débute avec la constatation que les inégalités de revenus sont redescendues à leurs niveaux des premières décennies du XXe siècle, surtout aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Ces inégalités ont des conséquences sur l’espérance de vie, sur la santé, le crime, mais aussi la honte ou la frustration des pauvres. Dans ces deux pays, les citoyens ont aussi oublié ce que l’Etat a fait pour eux, jusque dans les années 70. L’auteur veut combattre l’économicisme, rappelant que de dire jusque dans les années 60 que l’Etat existe pour faciliter la marche du marché aurait bien fait rire (p. 39).

Le second chapitre passe du constat aux causes, parlant de ce qui n’est plus. T. Judt parle ainsi du « consensus keynesien » dans toute la sphère occidentale (p. 44), s’appuyant sur un marché régulé, la méritocratie et l’universalisme. Les deux guerres mondiales avaient introduites des méthodes de planifications par l’Etat, tout comme les régimes totalitaires avaient montré quels pouvaient en être les excès. Et les Etats-Unis n’étaient de loin pas les derniers sur cette voie (p. 57-58) ! Mais les avantages  de la collectivité (mais pas du collectivisme) n’étaient que parce qu’il y avait une communauté, une suspension de de la suspicion à l’encontre des autres. Il ne peut y avoir de paiement de l’impôt sans confiance que son produit sera aussi utilisé à notre profit, dans le cadre de la Nation (et où la taille et l’homogénéité sont des questions cruciales, p. 69). La dernière partie de ce chapitre insiste sur l’Etat-providence, ses origines et ses buts.

Le troisième chapitre poursuit la description entamée dans le chapitre précédent, en nuançant le propos pour le lecteur qui tomberait un peu trop dans la nostalgie et oublierait que tout n’était pas non plus parfait : les banlieues mal construites, l’eugénisme stérilisateur scandinave, l’autoritarisme intellectuel (Le Corbusier p. 82). Mais déjà les baby-boomers commençaient à oublier le pourquoi de l’Etat-providence d’après 1945, prenant le monde dans lequel ils avaient grandi comme définitivement acquis. C’est pour l’auteur, un conflit de génération qui a traversé les classes sociales et les nations, à mettre en parallèle avec la fin du prolétariat, remplacé par la « nouvelle gauche » dans le rôle de la victime par les femmes, les noirs, les étudiants etc. L’universalisme cédait la place aux droits individuels (p. 87) et le discours public faisait de plus en plus de place à l’identité (même si en même temps, la « nouvelle gauche, toujours selon l’auteur, ne rechignait pas à des mesures venues d’en haut si cela concernait des peuples lointains, genre les Khmers, p. 89). C’est sur ce terreau qu’à lieu ce que T. Judt appelle « la revanche des Autrichiens » : le gain en influence à partir de la fin des années 60 de théoriciens comme F. Hayek, J. Schumpeter, L. von Mises, K. Popper et P. Drucker. Ces derniers tiennent en effet pour responsables de la Seconde Guerre Mondiale la Gauche européenne (dans leur cas, autrichienne) dans sa tentative de gestion de l’après 1918 (avec comme point central la gestion de la ville de Vienne à partir de 1919). T. Judt continue son analyse (après avoir décorrélé liberté économique à la mode de Chicago et impuissance de l’Etat p. 107) en s’attaquant aux privatisations (« un culte » couteux quand il s’agit des monopoles naturels) et au déficit démocratique et l’atomisation qui naît de la rétractation de la sphère publique (p . 119) : qu’avons-nous en commun avec les autres ? Avec les habitants des gated communities (des parasites pour l’auteur p. 127) Mais les démocraties ne peuvent pas survivre à l’indifférence de leurs citoyens (p. 131) …

Le quatrième chapitre revient sur la double décennie 1989-2009 qui pour l’auteur marque une étape de plus. La fin du système communiste n’a pas conduit à conclusion qu’une autre gouvernance mondiale était nécessaire, mais surtout, la fin du communisme a grandement endommagé la social-démocratie. Et l’après-communisme n’est pas toujours très plaisant pour tout le monde (tout en rappelant avec vigueur  que le capitalisme n’est pas un système politique,  p. 145). Que devons-nous apprendre de 1989 ?

C’est à cette question que tente de répondre le chapitre suivant. La première réponse est qu’une société doit toujours ménager une place à la pluralité d’idées, à la contestation (même si ses extrêmes peuvent être désagréables). La seconde est qu’il faut restaurer un débat public de qualité (T. Judt est très critiques sur le non-débat sur l’identité nationale en France p. 172), qui passera nécessairement par une rénovation langagière (comme en 1989). La question sociale, avec les conséquences des évolutions technologiques et  centrale au XIXe siècle, doit selon T. Judt  à nouveau faire partie du paysage. Enfin, la morale, appuyée ou non sur des arguments théologiques, doit être replacée au centre de la politique : que voulons-nous, où voulons-nous aller ?

Là encore, ces questions sont approfondies dans le sixième et dernier chapitre de ce livre de 235 pages. T. Judt rappelle que la globalisation n’est pas une donnée pour toute éternité (p. 193). Après tout, c’est ce que l’on pensait en 1914, en plus de croire qu’une guerre était devenue ainsi impossible. T. Judt, avec la crise de 2008, voit pourtant que la Nation a encore son mot à dire. Son dernier exemple pour montrer la nécessité réaffirmée de l’Etat, c’est son cher rail (p. 207, encore un aperçu de ce que son livre sur le sujet aurait pu être). Enfin, dans une dernière section, T. Judt conclut ce chapitre avec l’affirmation que la social-démocratie a encore des choses à dire et à apporter dans un monde qui voit la stabilité s’étioler et la peur refaire surface.

La conclusion revient sur l’évolution qu’a connu l’Occident depuis 1945 et rappelle que la critique et l’interprétation doivent amener à penser et à agir pour le changement.

Hormis le sujet, essentiellement politique comme nous l’avons dit, ce livre est une œuvre de T. Judt, avec tout ce que cela comprend : c’est très bien écrit, avec toujours à l’esprit la compréhension du lecteur, appuyé sur d’énormes connaissances qui ne se limitent pas à ses sujets de recherche. Bien entendu, il y a le ton qu’on lui connaît, franc et parfois avec une petite note d’acidité qui sait frapper le lecteur (p. 37 par exemple, sur la souffrance mais imposée aux autres). Il peut bien sûr ne pas toujours avoir raison. Sept ans après, la bulle irlandaise, qu’il voyait dégonflée pour longtemps, a déjà bien repris des couleurs (p. 28). Mais par rapport à 2010, on ne peut pas dire que la situation qu’il analyse (la disparition de l’environnement moral qui a donné naissance au capitalisme, et donc mise en danger de la confiance p. 38) ait beaucoup changé. L’auteur est très critique envers le personnel politique occidental (le consumérisme émotionnel, p. 134-135), très critique sur le niveau des débats politiques et espère que le langage fatigué de la social-démocratie pourra se renouveler, à l’heure où tout le monde est devenu social et démocrate (p. 144). C’est pour cela, selon lui, que la colère, préalable à l’action, est nécessaire (p. 161). S’il est inévitablement des différences entre les gauches et les droites de chaque côté de l’Atlantique (p. 223) et que le livre ne peut aller aussi profondément dans les détails, les descriptions de T. Judt sont presque toujours d’une grande justesse.

T. Judt n’hésite pas non plus (ou plutôt continue de ne pas hésiter) à se faire des amis du côté des studies (p. 129), des business schools (p. 236 par exemple) mais aussi chez les sociologues (une communauté sur internet n’est pas une communauté, p. 121). Ce qui donne des pages d’anthologie dans cette œuvre : les pages 145 (sur le capitalisme comme non-système politique) ou 172-173 (sur la suppression du débat authentique) sont tout bonnement géniales.

Le Bien contre le Bon, telle est donc l’essence de ce livre. Pour l’auteur, la places des biens est bien trop grande dans notre vie, et l’on ne s’interroge plus assez pour savoir si nos décisions politiques sont bonnes, non pas pour l’économie, mais pour nous. Peut-il y avoir des citoyens sans politique ?

(ah l’effet glaçant du mot « socialisme » aux Etats-Unis … 8,5)

Il Trovatore

Livret de Salvadore Cammarano et Emmanuele Bardare, musique de Giuseppe Verdi.
Production de l’Opéra de Francfort-sur-le-Main.

L’opéra rencontre Abou Ghraïb.

Il Trovatore est l’opéra le plus joué dans le monde, signe d’une popularité jamais défaillante. Faut dire que l’œuvre fourmille d’airs plus que connus et qu’il est appuyé sur un livret, qui s’il est parfois très téléphoné, reste solide.

Tout démarre avec le capitaine de la garde qui raconte à ses soldats comment le comte actuel est devenu le seul héritier du trône. Son frère aurait été tué et ses restes brûlés par la fille de la tsigane envoyée au bûcher par son père. Mais le vieux comte ne croyait pas que ce fut les os de son fils et a fait jurer au fils survivant de rechercher son frère. La scène suivante nous transporte dans les jardins d’un château (enfin, en théorie) où Leonora et sa confidente Inès se trouvent. Déboulent le comte Luna puis immédiatement après Manrico, rivaux pour le cœur de Luna mais aussi dans deux camps politiques opposés. Le duel est inévitable.

La scène suivante se passe dans un campement tsigane, où Azucena raconte la mort de sa mère au bûcher et annonce à Manrico qu’elle l’a adopté suite à la mort de son fils, brûlé lui aussi. Manrico raconte qu’une force inconnue l’a empêchée de tuer Luna en duel mais il est interrompu par un messager qui lui annonce que Leonora va prendre le voile. Au cloître, Luna veut avec ses hommes enlever Leonora, mais Manrico et ses gens interviennent. Luna jure de se venger.

Manrico et Leonora se préparent au mariage mais Azucena a été faite prisonnière par Luna et le capitaine l’a reconnue comme étant  celle qui a volé le frère du comte. Elle est promise au bûcher. Manrico s’en va sauver sa mère. Mais son attaque échoue et il se retrouve prisonnier de Luna et attend son exécution avec sa mère. Leonora, au prix de la vie sauve de Manrico, promet à Luna de l’épouser. Juste après, elle s’empoisonne.

Elle meurt dans la prison de Manrico, à qui elle venait annoncer la libération, que celui-ci ne comprend pas. De fureur, Luna fait exécuter Manrico, puis Azucena annonce au comte que Manrico était son frère.

Sur le plateau, c’était tout de même étrange. Le metteur en scène a, semble-t-il fait le choix de placer l’action sur le Front Est lors de la Seconde Guerre Mondiale, et plus précisément, a pris le parti de représenter Luna et ses partisans sous le trait de soldats allemands (toujours pas compris ce que faisait ce tank sur le plateau), auteurs de crimes de guerre (le capitaine est très visiblement un sadique avec ses hommes). Quand on sait que le parti adverse dans l’opéra est lié aux Tsiganes (et qu’ils sont ainsi représentés même si c’était pas du tout l’idée des librettistes, puisqu’ils sont censés être les partisans du comte d’Urgel et que seul la mère de Manrico est Tsigane), on glisse facilement des crimes de guerre (on y a droit aussi sur scène …) vers le crime contre l’humanité. C’est un choix artistique assumé, avec un bûcher en forme de mirador et un drapeau à tête de mort, mais qui interroge plus sur la psyché du metteur en scène que sur son utilité narrative, qui nous semble déjà plus que relative.

Fatalement, un tel choix a des conséquences sur les costumes, très clairement distincts. Uniformes pour les uns, costumes bariolés pour les autres, et bien entendu, pyjama (on a évité les rayures de justesse) pour Manrico lors de la scène finale. Au niveau musical, c’était en place mais émotionnellement pas ébranlant. L’orchestre était en place, même si les cors sonnaient très étouffés. Luna, encore souffrant, a bénéficié d’une doublure vocale qui lui a redonné du coffre. Les divers duos de la partition étaient très bons, mais si les autres personnages étaient présents, l’alchimie n’a jamais vraiment de mise. L’usage de la vidéo, au fond du plateau, était très bien dosé, dans le fond comme dans la forme.

Mais dans l’ensemble, l’œuvre nous semble trahie par la mise en scène, même sans avoir modifié le livret comme cela s’est parfois déjà fait. Il y avait de la place pour autre chose, qui eut pu plus respecter les didascalies (pourquoi ce jardin décharné ?), qui ne serait pas tombé dans ce qui a de grosses chances d’être l’expression d’une haine de soi née d’une interprétation par le petit bout de la lorgnette.

(terrible décalage entre l’enfantin rideau de scène, le fait de graver ses initiales sur des arbres, et cette débauche anachronique et déplacée de violences de toutes sortes  …5,5)