Comment parler à un alien ?

Essai de linguistique appliquée à la science-fiction de Frédéric Landragin.

C’est le jour de la tentacule.

Que se passerait-il si des extraterrestres arrivaient demain sur Terre ? Comment communiquer avec eux, s’ils le veulent bien ? Ce livre n’a bien entendu pas la réponse à ces questions (cela dépend beaucoup desdits extraterrestres), mais liste tout de même une partie des éléments qui entrerons en jeu dans ce cas-là. Il s’aide pour cela de ce que la science-fiction a déjà pu mettre en œuvre, dans un roman ou un film, pour parvenir à communiquer avec des êtres inconnus.

L’introduction commence avec quelques notions de base, la plus importante étant la différence entre langue (système de communication) et langage (faculté de parler). Mais il est aussi question des quatre facettes du signe (p. 21) et des fonctions du langage. La linguistique est elle aussi décrite, avec ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas.

Puis l’auteur s’attache à montrer comment la SF a donné naissance à une sous-branche du genre appelée linguistique-fiction. Cette dernière utilise des théories de la linguistique pour bâtir des histoires, voir faire d’une notion un personnage. F. Landragin cite les exemples de L’Enchâssement de Ian Watson (publié en 1973 et qui place au centre de son récit la notion d’enchâssement des phrases), Les Langages de Pao de Jack Vance et de Babel 17 de Samuel Delany. Tout cela nous mène aux théories de Noam Chomsky et à la thèse dite Sapir-Whorf, avec toujours au centre l’articulation entre langue et perception de la réalité.

Le second chapitre se concentre sur l’origine et l’évolutions des langues naturelles (le français, le javanais, le patagon etc.). Il faut d’abord faire la différence entre l’oral et l’écrit, avec une plus grande facilité de description pour ce dernier. Leurs relations sont évoquées, de même que leurs évolutions. Il n’existe aucune évolution obligatoire qui ferait passer une langue d’un stade isolant à un stade agglutinant puis enfin à un stade flexionnel (p. 98).

Le troisième chapitre passe aux langues artificielles et imaginaires. Parmi les langues artificielles (qui ont un haut taux d’hapax dans leurs textes p. 135), la plus connue est sans aucun doute l’esperanto mais elle est loin d’être la seule (volapük, cablese, loglan etc). Parmi les nombreuses langues fictionnelles, on peut dénombrer le sindarin, le klingon, le mechanese. Il est évident que ces langues tout comme les néologismes sont un élément essentiel de l’émerveillement que ce doit de susciter une œuvre de SF.

Le chapitre suivant va plus loin dans la description des langues en détaillant certains éléments constitutifs que sont le lexique, la phonétique, la prosodie (pauses et accentuations à l’oral), la morphologie, la syntaxe, la sémantique, la pragmatique et la stylistique. Le panorama est très vaste mais tout est très bien décrit en s’appuyant toujours sur des exemples issus de la SF.

Une fois que tout ceci est bien en tête, on peut enfin rencontrer nos extraterrestres. Le contact est facilité si l’on a préalablement découvert des archives que l’on a pu exploiter (déchiffrer). Le contact lui-même peut s’effectuer à distance (communication lumineuse) ou en face-à-face. C’est là que la désignation prend une importance considérable avec les notions de « je » et « tu » (p. 211). Puis après, il faut avoir quelque chose à se dire …

La conclusion pose la question de l’avenir de la linguistique-fiction, avant de laisser place aux notes, à la bibliographie et à un index des notions.

L’exposé est, comme pressenti, très solide. Les exemples sont variés et la SF française du début du XXe siècle n’est pas oubliée. Le propos est très accessible, très clair. Certaines théories sont même très habilement résumées grâce à des onomatopées (l’origine des langues, p. 79-80) mais leur rejet en bloc nous paraît en revanche beaucoup plus hasardeux. Pour ce qui est de l’indo-européen apparaissant vers 6000 a. C. (p. 89) et les premières écritures vers 10 000 a.C. (p. 73), là encore nous doutons au vu des découvertes archéologiques récentes. Sur la prononciation contemporaine du français en France (p. 96), les conclusions sont très abusives. De même place sur un même plan de comparaison le Gom Jabbar et la cuve axolotl comme termes nécessitants obligatoirement une explication de l’auteur (dans Dune) nous semble fausse (puisque l’axolotl qui donne son nom à la cuve est un animal aux vertus justement régénératives). La racine latine de « dormitoir » (dans Les Monades urbaines de R. Silverberg, ici p. 140) n’est pas non plus vue par F. Landragin. Enfin, certains effets tombent à plat (p. 75), mais on ne peut pas gagner à tous les coups … Mais le passage sur l’importation de phonèmes en français (p. 155) et le nombre de noms différents pour désigner une coccinelle en Corse (24, p. 152) rattrapent aisément ces faibles désaccords.

(les recherches sur l’origine des langues et la langue universelle ont été proscrites à la fin du XIXe siècle en France et au Royaume -Uni  p.82 … trop de fantaisistes …7)

La foi des ancêtres

Chrétiens cachés et catholiques dans la société villageoise japonaise, XVIIe-XIXe siècles.
Essai d’histoire religieuse du Japon rural pré-moderne et moderne par Martin Nogueira Ramos (tiré de sa thèse).

On se choisit toujours des ancêtres.

En 1614, quand le gouvernement du shogun interdit le christianisme au Japon, il y a peut-être 300 000 chrétiens dans le pays. Comme beaucoup ont été convertis de force par les seigneurs féodaux, leur nombre baisse très vite au travers d’apostasies de masse. Mais ceux qui persistent encourent la répression, avec au bout du chemin l’exil ou la mort (et autres joyeusetés avant cela). Les prêtres, très majoritairement des jésuites ou des franciscains d’origine ibérique, sont soit expulsés, soit retournés, soit exécutés. Tout retour des missionnaires est interdit sous peine de mort et le Japon limite ses contacts avec l’extérieur qu’à travers quelques ports très surveillés.

Très rapidement, les chrétiens autochtones se retrouvent sans prêtres. Et donc sans sacrements, sauf le baptême qui peut être administré par des laïcs. Il en résulte que ces communautés, qui ont conscience du manque de ce qui devrait être au centre de leur pratique religieuse, attendent le retour des prêtres. Séparés des autres catholiques, ils deviennent des « séparés », des crypto-chrétiens ou des chrétiens cachés. Leur attente va durer 250 ans.

L’introduction propose au lecteur une courte histoire du catholicisme au Japon, puis un point historiographique avant de mettre en lumière la question des sources utilisées par l’auteur.

Le premier chapitre commence logiquement avec le XVIIe siècle et les origines du crypto-christianisme. La répression fait 2000 morts en 30 ans et le christianisme joue un rôle dans certaines révoltes paysannes, comme celle de Shimabara-Amakusa (1637-1638). Le gouvernement du shogun fait rechercher des chrétiens avec une administration propre sur ses terres en administration directe mais encourage aussi les féodaux à le faire. Des groupes de chrétiens sont ainsi démantelés jusque dans les années 1680 et il se mets en place un contrôle religieux des populations. En face, les communautés chrétiennes qui subsistent s’organisent autour de confréries (qui avaient déjà été instituées du temps de la présence des missionnaires) et mettent en place un secret autour de leurs croyances et rites (p. 73).

Le second chapitre couvre la période allant de 1790 à 1865. Entre la fin du XVIIe siècle et la fin du XVIIIe siècle, les communautés crypto-chrétiennes sont passées sous le radar des autorités. Elles ont réussi à ne pas faire parler d’elles et la répression a cessé. Mais à la fin du XVIIIe siècle, les autorités féodales conduisent quelques enquêtes pour s’assurer de racontars, dans un contexte religieux qui voit une effloraison de mouvements religieux hétérodoxes au sein du bouddhisme (p. 88), dont beaucoup trouvent des adeptes dans le sud de l’archipel. Mais les chrétiens cachés du XIXe siècle ne cherchent pas le martyr. Ce sont des paysans respectueux des lois, avec justes quelques rites inhabituels pour les autorités. Hétérodoxes mais pas hérétiques. Et comme en plus les autorités ne recherchent pas vraiment des chrétiens, ou plutôt n’ont pas envie d’en trouver … L’auteur détaille aussi dans ce chapitre l’organisation interne des communautés, leurs chefs, les réseaux de solidarité (la mobilité paysanne p. 51) et l’importance de la maîtrise du calendrier (qui peut différer selon les lieux, p. 109). Les inhumations se font comme la loi y oblige avec un bonze et une cérémonie additionnelle a lieu après.

En 1865 débute la seconde évangélisation du Japon (troisième chapitre). La Japon est ici à replacer dans tout un mouvement d’évangélisation de l’Asie, principalement sous a conduite de la Société des Missions Etrangères de Paris (fondée en 1658, mais active en Asie à partir de 1831). L’évangélisation du Japon est projetée dès 1844 (apprentissage de la langue aux Ryūkyū p. 146) mais la présence de prêtres n’est possible qu’avec les traités de 1858. Ces derniers sont limités aux cinq ports autorisés et au service des étrangers. Mais la première rencontre en 1865 à Nagasaki avec des chrétiens cachés va les amener à se déplacer illégalement. Pendant deux ans, cela ne pose pas vraiment problème mais en 1867 a lieu le premier cas de refus d’inhumation par les bonzes par une famille de nouveaux catholiques. La répression reprend contre ceux qui troublent l’ordre public, avec tortures, emprisonnements, déportations dans d’autres parties du Japon et décès (p. 150). Les difficultés ne cessent qu’á partir de 1873 avec la première constitution de l’ère Meiji. A la différence d’autres zones géographiques, les nouveaux convertis japonais sont demandeurs. Ils veulent d’abord s’assurer qu’ils ont bien fait en l’absence des prêtres. La présence de ces mêmes prêtres modifie aussi l’organisation des communautés. Le chapitre s’achève avec des portraits de convertis, permettant de définir des profils sociologiques.

Le chapitre suivant quitte les domaines chronologiques et organisationnels pour s’intéresser aux croyances des crypto-chrétiens. Le but premier est le salut. Le secret, nécessaire à la survie au début de la répression, devient une valeur religieuse en soi avec les années (et un obstacle futur à la diffusion du catholicisme, p. 206-207) et les autres religions sont très profondément méprisées. Pour l’auteur, la forme prime sur le fond doctrinal dans les pratiques des chrétiens cachés (p. 201). La conversion au catholicisme après 1865 (dans un contexte millénariste) ne se détache pas vraiment non plus de la culture japonaise qui met un fort accent sur le culte des ancêtres : la conversion est un parachèvement de la volonté des ancêtres.

Le cinquième chapitre analyse les réactions des autorités face au retour du christianisme revendicatif entre 1865 et 1889. La première phase, jusqu’en 1867, est caractérisé par un attentisme. Le préfet de Nagasaki souhaite avant tout ne pas se retrouver à nouveau avec une révolte chrétienne. Puis la répression reprend, après l’échec dans la recherche de compromis, avec une radicalisation des chrétiens cachés devenus catholiques, jusqu’en 1873. Les choses s’apaisent, même si le christianisme reste interdit. En 1889, le gouvernement japonais reconnait la liberté de culte.

Le chapitre suivant se pose ensuite la question de savoir si le catholicisme rural de la fin du XIXe siècle est une contre-société. Très vite des prêtres japonais sont ordonnés (la conversion conduit à l’alphabétisation mais aussi peut-être à une occidentalisation des populations p. 332-339), mais il y a encore plus de religieuses, des églises sont construites et on ne se réuni plus dans des maisons particulières. A la fin du siècle, l’influence du clergé missionnaire sur la population s’est beaucoup développée et les catholiques ont abandonné tout contrôle sur leur vie religieuse (p. 338). C’est peut-être ce qui contrarie les communauté crypto-chrétienne qui ne se sont pas converties (la conversion se fait en groupe de manière ultra-majoritaire, à cause des implications socio-économiques). Le catholicisme ne rajoute cependant pas de tensions dans les villages, elles existaient déjà antérieurement (minorités et majorités p. 355).

La conclusion redit à la fois la réalité d’une répression après 1614 mais limitée dans le temps et surtout limitée dans ses moyens. Respectant en apparence toutes les lois, ces paysans un peu spéciaux n’avaient nul besoin de se retirer dans des lieux inaccessibles pour échapper à des autorités dont c’était rarement l’intérêt de les trouver. L’auteur dresse aussi quelques parallèles avec d’autres mouvements religieux interdits avant d’évoquer les suites possibles à cette étude. Un glossaire des termes japonais, une liste des villages crypto-chrétiens et/ou catholiques au XIXe siècle, une bibliographie rangée par types de documents et par langue et enfin un index.

Ce livre a le premier avantage de permettre de lire en français sur un thème, certes pas inconnu, mais qui parvient souvent au curieux par l’intermédiaire d’une forme qui se rapproche souvent du martyrologe. Il détaille au maximum des sources l’organisation et l’idéologie des chrétiens cachés, tout en replaçant celles-ci dans le contexte socio-religieux local. M. Nogueira Ramos (qui enseigne à Kyoto) n’oublie pas pour autant de faire des parallèles avec l’expérience religieuse française commune de la fin du XIXe siècle (qui nous est de plus en plus étrangère elle aussi) et avec le christianisme chinois. Concernant le formalisme de la pratique crypto-chrétienne, on peut éventuellement regretter une sous-valorisation non expliquée (à l’image des Romains de J. Scheid, p. 283).

Une connaissance du contexte japonais est conseillée pour cette lecture, mais le plus grand problème est de comprendre les différences entre les écoles bouddhiques, et surtout les schismatiques et/ou clandestines. La relecture pèche un peu, comme par exemple p. 143, mais sans que cela soit un obstacle. On a laissé passer dans cette relecture une décade pour un intervalle de dix ans p. 174, erreur hélas bien trop classique … Mais la lecture est aisée, avec un bon équilibre entre la partie chronologique et la partie plus analytique. Les illustrations (cartes et photographies) sont nombreuses. Pour finir, un autre avantage du livre est l’ouverture qu’il permet sur les avancées historiques japonaises sur la question tout en se détachant d’un point de vue trop catholique. Les connaissances en langues de l’auteur sont à l’évidence pour beaucoup dans la qualité de ce travail.

(les statuettes mariales dites Maria Kannon en forme de bouddha, choix esthétique ou syncrétisme p. 225 ? … 8)