Station Metropolis Direction Coruscant

Essai de géographie de la ville du futur par Alain Musset.

Etemenanki !

Il y a peu d’œuvres de science-fiction sans une présence massive de l’élément urbain. Dune compte peut-être parmi les grandes œuvres où la ville est de peu d’importance, mais que l’on pense à Coruscant, la planète-ville de la Guerre des Etoiles, à Trantor chez Asimov ou Los Angeles dans Blade Runner/Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, et chez chacun des images viennent en tête. Cependant, l’image qui est en donnée est rarement méliorative (les Cavernes d’Acier chez Asimov peut-être) : le délabrement peut régner, la plus grande richesse côtoyer la plus extrême pauvreté, la violence peut être présente à chaque coin de rue et il y a des pénuries d’air ou d’eau, on est le plus généralement dans le contre-mythe arcadien.

Alain Musset (géographe à l’EHESS) nous faire voir ici toutes les facettes de la ville telle que décrite dans la science-fiction, quel que soit le média (roman, film, bande dessinée, jeu vidéo). De courtes pages sur le contexte culturel occidental de défiance envers la ville (la Babylone biblique, le romantisme) ouvrent ensuite sur quatre parties contenant à chaque fois trois chapitres.

La première partie s’intitule « De la mégalopole à la monstruopole » et le premier chapitre commence par la première caractéristique de la ville de science-fiction : son gigantisme. Dans la SF, le processus d’urbanisation est souvent arrivé à son point le plus extrême. Parfois même, comme à Coruscant, il n’y a plus rien de naturel sur la surface de la planète. Plus de mer, de montagne. Tout est recouvert par la ville, et on parle en centaines de milliards d’habitants. Et par conséquence, la ville prend de la hauteur (second chapitre), là encore de manière astronomique. Les tours font très vite plusieurs kilomètres de haut et peuvent abriter des millions d’habitants (seulement des centaines de mille dans des Monades urbaines de R. Silverberg). La tour babylonienne de Metropolis est ici iconique (et est en couverture). Mais si l’énergie vient à manquer à ces tours ? Alors tout se dérègle (troisième chapitre). La surpopulation règne, tout comme souvent la faim et la soif, avec un maximum de pollution en sus. Les déchets forment des montagnes … De ces images est née l’arcologie, qui a pour but de marier écologie et habitat. Mais est-ce, là encore, utopique ?

La seconde partie s’intéresse aux structures sociales dans la ville de science-fiction, principalement sous le prisme des classes sociales et des castes. La ville SF est le royaume des inégalités (ceux qui mangent des fruits et de la viande dans Soleil vert et ceux qui mangent le pâté vert p.82). De manière assez inattendue, de nombreux romans de l’univers de la Guerre des Etoiles sont de ce point de vue très critiques (p. 85-88). L’inégalité ne concerne pas que l’argent mais peut aussi prendre la forme du temps, de l’eau ou de l’air. Les plus basses classes sociales urbaines sont le thème du chapitre suivant. La robotisation ou la numérisation des processus de productions sont les premières causes de déclassement. Mais tout n’est pas figé de toute éternité et les beaux quartiers peuvent aussi être atteints par la ruine ou une nature qui reprend ses droits. Avec de telles disparités sociales, la dialectique haut / bas est très présente dans les environnements urbains de science-fiction (sixième chapitre). Léonard de Vinci déjà imaginait une ville sur deux niveaux, l’un pour la noblesse et l’autre pour le reste du peuple (p. 120)

La partie suivante poursuit dans l’exploration des bas-fonds, et de leur matérialisation : les bidonvilles. Ces derniers ne sont d’ailleurs pas forcément sur la terre ferme, comme c’est déjà le cas à Bangkok (p. 146). Qui dit bas-fond dit aussi criminalité, comme on peut le voir dans Robocop, avec son lot de violence. Le dernier chapitre de cette partie concerne les murs à l’intérieur de la ville. Il y a dans la SF de nombreuses reprises du thème des quartiers privés (ou résidences privées), nés aux Etats-Unis dans les années 50. Vient à l’esprit la Zone du dehors de A. Damasio.

La dernière partie propose au lecteur de voir la ville sous l’angle du contrôle, avec en premier lieu le centre commercial (très bon jeu de mot en titre avec « L’ombre du mall » p. 189). Qui dit univers dit consommation de masse. Et donc centre commercial, avec son architecture spécifique qui doit encourager l’acte d’achat. Dans le second chapitre de cette partie, l’auteur discute de la ville dans son rapport au totalitarisme et à la dictature. Mais il ne faut pas non plus oublier les transnationales (ou parfois mégacorporations). Certains portent comme nom de famille le nom de leur employeur (p. 217). L’ordinateur n’est bien sûr pas absent de ces jeux de pouvoir. Le dernier chapitre a pour objet la ville en tant que panoptique. Big Brother, le Cerclon de A. Damasio, le Truman Show mais aussi le puçage et la ville virtuelle sont abordés par A. Musset.

Le tout dernier chapitre forme la conclusion de l’ouvrage, rappelant que seule une minorité de villes ne sont pas dystopiques dans la SF. La dystopie a ici clairement vaincu l’utopie.

Mitigée est notre réaction une fois refermé ce livre de 250 pages (plus une longue bibliographie). Nous nous attendions à plus de géographie et d’urbanisme, alors que la partie sciences sociales domine outrageusement. Un problème d’équilibre, par rapport à nos attentes. Corollaire de ce déséquilibre, le propos est assez marqué politiquement, avec un peu d’autocritique (p. 62). Cette teinte politique conduit à des erreurs factuelles, comme par exemple ce qui peut se dire sur la responsabilité de Goldman Sachs en Grèce et lors de la crise dite des subprimes (p. 86). Le libéralisme indéfini est l’accusé facile de tous les mots, c’est presque la faute au destin (p. 167 par exemple ou p. 191 avec « l’ultralibéraliste » M. Friedman). Quant à la sortie sur D. Trump (p. 184), elle confine à l’inutilité. Les excursions hors du sujet sont périlleuses tant quand il est question d’Ovide soi-disant contempteur des villes (il ne cesse pourtant, de son exil au bord de la Mer Noire, de vouloir revenir à Rome p.13) que quand on parle démocrature dans le onzième chapitre. Reste, au final, une forte impression de délayage. Ce livre aurait pu être plus court et moins saucissonner les thèmes. A. Musset, auteur d’autres géofictions ayant attrait à la SF, veut semble-t-il aussi faire le pont entre ses différentes aires de recherche.

D’un autre côté, A. Musset fait découvrir des auteurs oubliés, surtout français (p. 99-100, l’Age d’Or de la SF étatsunienne a recouvert beaucoup de choses). Il annexe un peu de la fantasy urbaine (Miéville p. 145), mais cela n’est pas sans justification. L’aspect physique du livre, avec ses très belles illustrations et les photos dans le texte, est une grande réussite, déjà annoncée par une couverture de grande classe.

A mi-chemin donc, tant pour la forme que pour le fond.

(les Pinçon-Charlot ou la sociologie la plus éloignée possible de la science p. 112 … 6,5)

3 réflexions sur « Station Metropolis Direction Coruscant »

  1. Bonjour
    Merci beaucoup pour votre compte-rendu très détaillé. Bien entendu, je ne suis pas complètement d’accord avec vous sur certaines de vos critiques, mais c’est normal:
    1. « la partie sciences sociales domine outrageusement ». Vous avez peut-être mal lu le sous-titre du livre: « Ville, Science-fiction et sciences sociales » (et pas urbanisme ou géographie)
    2. J’assume complètement mon regard politique et critique marxien sur la ville et la société, le néolibéralisme et le capitalisme, mais je comprends qu’on ne soit pas d’accord avec moi
    3. Même le Figaro, qu’on ne peut pas accuser de verser dans le complot communiste, souligne le rôle de Goldman-Sachs dans les déboires économiques de la Grèce: https://www.lefigaro.fr/economie/le-scan-eco/decryptage/2015/09/07/29002-20150907ARTFIG00257-comment-la-grece-a-maquille-ses-comptes-publics-depuis-1997.php
    4. Ovide pleurait d’être en exil parce qu’il était loin de la gloire et du pouvoir. Mais son discours anti-urbain est très clair aussi bien dans les Géorgiques que dans les Bucoliques: « Trop heureux l’habitant des campagnes s’il savait apprécier son bonheur !  »
    5. Parler d’Ovide ou de démocrature fait partie intégrante de mon projet qui consiste à croiser en permanence les regards de la SF et les réflexions critiques portées par les sciences sociales.
    En tout cas, je suis vraiment désolé de ne pas avoir été à la hauteur de vos attentes.

    1. Merci beaucoup pour votre commentaire. Cela appelle quelques explications supplémentaires :

      1. J’avoue avoir acheté le livre sans avoir pris connaissance du sous-titre … Mais je l’aurais acheté quand même en l’ayant lu, puisque le livre ne peut évidemment se limiter au titre (qui peut en plus ne pas être le choix de l’auteur).
      3. Pour Goldmann-Sachs et la Grèce, il est on ne peut plus vrai que l’entreprise a aidé à maquiller les comptes publics grecs, et ceci au su du reste de l’Union Européenne. Si des voyageurs sur place arrivent à mettre en regard le prix d’un café dans le centre d’Athènes et l’économie grecque dans son ensemble, des économistes ou des observateurs diplomatiques sur place y arriveront aussi. Mais l’impression était d’acheter un café au prix norvégien dans un pays qui a du mal à mettre en place un cadastre. La responsabilité est partagée à mon sens : la Grèce ne voulait pas rater le train de l’euro (ce qui est légitime) et le reste de l’Union envoyait un message aux futurs membres de la zone (les Grecs y arrivent, les fonds structurels ont permis cela etc.) tout en affichant un euro « non-nordique » incluant l’un de nos berceaux civilisationnels. Mais Goldmann-Sachs agit sous la commande grecque. Ou ai-je mal compris votre propos ?
      4 et 5. Nous serons peut-être d’accord pour parler de discours oxymorique d’Ovide. D’un autre côté, Rome et son million d’habitants sont un très grand problème sanitaire comme peut en attester la mortalité due aux maladies dans la famille impériale même. Mais être un citoyen sans être un urbain semble tout de même difficile, et Rome reste une cité, même avec son empire.

      Vous n’avez pas à être à la hauteur de mes attentes quand je ne le suis pas moi-même. Et je vous remercie de m’avoir donné envie de lire les Monades urbaines de R. Silverberg.

      1. Bonjour Spurinna
        Merci de vos précisions sur mes commentaires!
        En ce qui concerne le rôle global de Goldman Sachs, on peut lire le livre édifiant de M. Roche: « La Banque. Comment Goldman Sachs dirige le monde ». Paris: Points Documents, 2011. Il y aussi un documentaire très intéressant en ligne: Fritel J. et Roche M. (Director). (2012), « Goldman Sachs, la banque qui dirige le monde ». Arte Thema. https://vimeo.com/134308032
        Mais, bien entendu, les dirigeants grecs ont aussi leur part de responsabilité dans la faillite du pays!
        Pour Ovide, je suis entièrement d’accord: il y a une grande part de posture dans son mépris affiché de la vie romaine. Mais je crois qu’il n’est pas le seul à proclamer des idées sans avoir vraiment envie de se les appliquer… Il y a un peu d’Ovide en chacun d’entre nous – et le COVID 19 n’a fait que renforcer cet aimable dédoublement de la personnalité. Ce qui est intéressant est que sa posture anti-urbaine (renforcée par les Satires de Juvénal) a marqué l’histoire de toute la pensée occidentale, comme l’ont montré les travaux de Joëlle Salomon Cavin, François Walter, Arnaud Baubérot et Florence Bourillon (entre autres).
        Quant aux Monades urbaines, c’est un vrai monument!
        Bien amicalement

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