24 vues du Mont Fuji, par Hokusai

Roman de science-fiction de Roger Zelazny.

Brumes et encre de chine.

Encore un petit retour auprès d’un auteur que l’on n’avait pas eu le plaisir de côtoyer depuis très longtemps. R. Zelazny propose ici un roman qui base sa structure sur vingt-quatre estampes de Hokusai, chacune d’elles représentant un paysage comprenant le mont Fuji (parmi les 46 que compte la série). Ce sont ces estampes, ainsi que le fantôme du peintre, qui accompagnent l’héroïne dans son voyage. Mari, l’héroïne en question, accompli une sorte de pèlerinage autour du mont Fuji pour retrouver où s’est tenu le peintre. Ainsi, elle se prépare à rencontrer son ancien époux, pas vraiment mort puisqu’il s’est transféré dans le réseau et y bénéficie de pouvoirs divins. Le trépassé sait se faire pressant et envoie de fréquents rappels. Il l’a décidé, elle doit le rejoindre. Toujours en vue du Fuji, à pied ou dans une barque de pêcheurs, Mari se remémore des pans de sa vie, se prépare à l’inéluctable rencontre puisqu’il y a des réseaux partout, même dans les lieux les plus retirés.

Superbe idée que de se baser sur la plus internationale des productions iconographiques japonaises du début du XIXe siècle pour écrire un roman qui se déplace lentement, à pied, sujet aux éléments et aux rencontres. La poésie, centrale et puissante, ne se limite pas au registre champêtre et la bruine néonisée a une odeur de Blade Runner. Les références (allusives ou directes et qui sont sans doute aussi un peu celles de l’auteur) font plus qu’abonder, elles déferlent. Mais c’est précisément le but, le trop-plein avant l’absence. Le changement d’ère. Quelques mots en japonais achèvent de transporter le lecteur, qui pour une fois n’est pas à Seattle, mais pas non plus dans un Japon de préjugés. On attend finalement très longtemps avant de savoir quel est l’état d’avancée technologique du monde, avec ce qui permet au livre d’atteindre l’intemporalité.

Est-ce que ce livre aurait gagné à comprendre des reproductions des estampes citées ? Au-delà du coût de production (et des objectifs de la collection), il est difficile de trancher la question. Il est probable que les descriptions et comparaisons faites par le narrateur perdraient ainsi leur force et, d’un autre côté, le réseau peut justement y pourvoir …

Court, efficace, inspiré. Et donc justement détenteur du Prix Hugo 1986.

(ah cette odeur de poisson, de vieux prêtre et d’île sortant de l’eau que l’on peut sentir de loin p. 50-53 et qui finit dans le kawaï … 8,5)

La foi des ancêtres

Chrétiens cachés et catholiques dans la société villageoise japonaise, XVIIe-XIXe siècles.
Essai d’histoire religieuse du Japon rural pré-moderne et moderne par Martin Nogueira Ramos (tiré de sa thèse).

On se choisit toujours des ancêtres.

En 1614, quand le gouvernement du shogun interdit le christianisme au Japon, il y a peut-être 300 000 chrétiens dans le pays. Comme beaucoup ont été convertis de force par les seigneurs féodaux, leur nombre baisse très vite au travers d’apostasies de masse. Mais ceux qui persistent encourent la répression, avec au bout du chemin l’exil ou la mort (et autres joyeusetés avant cela). Les prêtres, très majoritairement des jésuites ou des franciscains d’origine ibérique, sont soit expulsés, soit retournés, soit exécutés. Tout retour des missionnaires est interdit sous peine de mort et le Japon limite ses contacts avec l’extérieur qu’à travers quelques ports très surveillés.

Très rapidement, les chrétiens autochtones se retrouvent sans prêtres. Et donc sans sacrements, sauf le baptême qui peut être administré par des laïcs. Il en résulte que ces communautés, qui ont conscience du manque de ce qui devrait être au centre de leur pratique religieuse, attendent le retour des prêtres. Séparés des autres catholiques, ils deviennent des « séparés », des crypto-chrétiens ou des chrétiens cachés. Leur attente va durer 250 ans.

L’introduction propose au lecteur une courte histoire du catholicisme au Japon, puis un point historiographique avant de mettre en lumière la question des sources utilisées par l’auteur.

Le premier chapitre commence logiquement avec le XVIIe siècle et les origines du crypto-christianisme. La répression fait 2000 morts en 30 ans et le christianisme joue un rôle dans certaines révoltes paysannes, comme celle de Shimabara-Amakusa (1637-1638). Le gouvernement du shogun fait rechercher des chrétiens avec une administration propre sur ses terres en administration directe mais encourage aussi les féodaux à le faire. Des groupes de chrétiens sont ainsi démantelés jusque dans les années 1680 et il se mets en place un contrôle religieux des populations. En face, les communautés chrétiennes qui subsistent s’organisent autour de confréries (qui avaient déjà été instituées du temps de la présence des missionnaires) et mettent en place un secret autour de leurs croyances et rites (p. 73).

Le second chapitre couvre la période allant de 1790 à 1865. Entre la fin du XVIIe siècle et la fin du XVIIIe siècle, les communautés crypto-chrétiennes sont passées sous le radar des autorités. Elles ont réussi à ne pas faire parler d’elles et la répression a cessé. Mais à la fin du XVIIIe siècle, les autorités féodales conduisent quelques enquêtes pour s’assurer de racontars, dans un contexte religieux qui voit une effloraison de mouvements religieux hétérodoxes au sein du bouddhisme (p. 88), dont beaucoup trouvent des adeptes dans le sud de l’archipel. Mais les chrétiens cachés du XIXe siècle ne cherchent pas le martyr. Ce sont des paysans respectueux des lois, avec justes quelques rites inhabituels pour les autorités. Hétérodoxes mais pas hérétiques. Et comme en plus les autorités ne recherchent pas vraiment des chrétiens, ou plutôt n’ont pas envie d’en trouver … L’auteur détaille aussi dans ce chapitre l’organisation interne des communautés, leurs chefs, les réseaux de solidarité (la mobilité paysanne p. 51) et l’importance de la maîtrise du calendrier (qui peut différer selon les lieux, p. 109). Les inhumations se font comme la loi y oblige avec un bonze et une cérémonie additionnelle a lieu après.

En 1865 débute la seconde évangélisation du Japon (troisième chapitre). La Japon est ici à replacer dans tout un mouvement d’évangélisation de l’Asie, principalement sous a conduite de la Société des Missions Etrangères de Paris (fondée en 1658, mais active en Asie à partir de 1831). L’évangélisation du Japon est projetée dès 1844 (apprentissage de la langue aux Ryūkyū p. 146) mais la présence de prêtres n’est possible qu’avec les traités de 1858. Ces derniers sont limités aux cinq ports autorisés et au service des étrangers. Mais la première rencontre en 1865 à Nagasaki avec des chrétiens cachés va les amener à se déplacer illégalement. Pendant deux ans, cela ne pose pas vraiment problème mais en 1867 a lieu le premier cas de refus d’inhumation par les bonzes par une famille de nouveaux catholiques. La répression reprend contre ceux qui troublent l’ordre public, avec tortures, emprisonnements, déportations dans d’autres parties du Japon et décès (p. 150). Les difficultés ne cessent qu’á partir de 1873 avec la première constitution de l’ère Meiji. A la différence d’autres zones géographiques, les nouveaux convertis japonais sont demandeurs. Ils veulent d’abord s’assurer qu’ils ont bien fait en l’absence des prêtres. La présence de ces mêmes prêtres modifie aussi l’organisation des communautés. Le chapitre s’achève avec des portraits de convertis, permettant de définir des profils sociologiques.

Le chapitre suivant quitte les domaines chronologiques et organisationnels pour s’intéresser aux croyances des crypto-chrétiens. Le but premier est le salut. Le secret, nécessaire à la survie au début de la répression, devient une valeur religieuse en soi avec les années (et un obstacle futur à la diffusion du catholicisme, p. 206-207) et les autres religions sont très profondément méprisées. Pour l’auteur, la forme prime sur le fond doctrinal dans les pratiques des chrétiens cachés (p. 201). La conversion au catholicisme après 1865 (dans un contexte millénariste) ne se détache pas vraiment non plus de la culture japonaise qui met un fort accent sur le culte des ancêtres : la conversion est un parachèvement de la volonté des ancêtres.

Le cinquième chapitre analyse les réactions des autorités face au retour du christianisme revendicatif entre 1865 et 1889. La première phase, jusqu’en 1867, est caractérisé par un attentisme. Le préfet de Nagasaki souhaite avant tout ne pas se retrouver à nouveau avec une révolte chrétienne. Puis la répression reprend, après l’échec dans la recherche de compromis, avec une radicalisation des chrétiens cachés devenus catholiques, jusqu’en 1873. Les choses s’apaisent, même si le christianisme reste interdit. En 1889, le gouvernement japonais reconnait la liberté de culte.

Le chapitre suivant se pose ensuite la question de savoir si le catholicisme rural de la fin du XIXe siècle est une contre-société. Très vite des prêtres japonais sont ordonnés (la conversion conduit à l’alphabétisation mais aussi peut-être à une occidentalisation des populations p. 332-339), mais il y a encore plus de religieuses, des églises sont construites et on ne se réuni plus dans des maisons particulières. A la fin du siècle, l’influence du clergé missionnaire sur la population s’est beaucoup développée et les catholiques ont abandonné tout contrôle sur leur vie religieuse (p. 338). C’est peut-être ce qui contrarie les communauté crypto-chrétienne qui ne se sont pas converties (la conversion se fait en groupe de manière ultra-majoritaire, à cause des implications socio-économiques). Le catholicisme ne rajoute cependant pas de tensions dans les villages, elles existaient déjà antérieurement (minorités et majorités p. 355).

La conclusion redit à la fois la réalité d’une répression après 1614 mais limitée dans le temps et surtout limitée dans ses moyens. Respectant en apparence toutes les lois, ces paysans un peu spéciaux n’avaient nul besoin de se retirer dans des lieux inaccessibles pour échapper à des autorités dont c’était rarement l’intérêt de les trouver. L’auteur dresse aussi quelques parallèles avec d’autres mouvements religieux interdits avant d’évoquer les suites possibles à cette étude. Un glossaire des termes japonais, une liste des villages crypto-chrétiens et/ou catholiques au XIXe siècle, une bibliographie rangée par types de documents et par langue et enfin un index.

Ce livre a le premier avantage de permettre de lire en français sur un thème, certes pas inconnu, mais qui parvient souvent au curieux par l’intermédiaire d’une forme qui se rapproche souvent du martyrologe. Il détaille au maximum des sources l’organisation et l’idéologie des chrétiens cachés, tout en replaçant celles-ci dans le contexte socio-religieux local. M. Nogueira Ramos (qui enseigne à Kyoto) n’oublie pas pour autant de faire des parallèles avec l’expérience religieuse française commune de la fin du XIXe siècle (qui nous est de plus en plus étrangère elle aussi) et avec le christianisme chinois. Concernant le formalisme de la pratique crypto-chrétienne, on peut éventuellement regretter une sous-valorisation non expliquée (à l’image des Romains de J. Scheid, p. 283).

Une connaissance du contexte japonais est conseillée pour cette lecture, mais le plus grand problème est de comprendre les différences entre les écoles bouddhiques, et surtout les schismatiques et/ou clandestines. La relecture pèche un peu, comme par exemple p. 143, mais sans que cela soit un obstacle. On a laissé passer dans cette relecture une décade pour un intervalle de dix ans p. 174, erreur hélas bien trop classique … Mais la lecture est aisée, avec un bon équilibre entre la partie chronologique et la partie plus analytique. Les illustrations (cartes et photographies) sont nombreuses. Pour finir, un autre avantage du livre est l’ouverture qu’il permet sur les avancées historiques japonaises sur la question tout en se détachant d’un point de vue trop catholique. Les connaissances en langues de l’auteur sont à l’évidence pour beaucoup dans la qualité de ce travail.

(les statuettes mariales dites Maria Kannon en forme de bouddha, choix esthétique ou syncrétisme p. 225 ? … 8)

La Voie du Sabre I

Roman fantasy de Thomas Day.

Pas vraiment des petits baigneurs.

Nous sommes au XVIIe siècle dans un Japon qui n’a pas totalement refusé la technologie occidentale, entretien des liens avec l’Europe et est dirigé par un empereur qui est un dragon. Au château des Nakamura, un rônin (un samurai sans maître) arrive et fait montre de ses qualités. Le seigneur du lieu, pour le moins impressionné, lui confie son fils et héritier Mikédi, charge à lui de lui enseigner la voie du sabre qui a fait de lui le plus grand combattant des Quatre Poissons-Chats. Ainsi, il pourra selon le vœu de son père, s’unir à Nagâ, la fille de l’empereur et enfanter l’héritier au trône, avec tout ce que cela signifie de pouvoir. Mais le rônin, Miyamoto Musashi, n’est pas du genre facile et n’hésite pas à défendre des villageois contre les samurais du père de Mikédi. Ce dernier commence son apprentissage par deux années dans les cuisines d’un chef, avant de devoir obtenir un masque au sommet de la Pagode des Plaisirs. Cette épreuve lui prend aussi deux ans. Puis, sensibilisé par les veuves pensionnaires de la Pagode, il part avec Musashi combattre le seigneur qui a attaqué le village de la mine d’ambre. Mais Mikédi progresse-t-il sur la voie du sabre ? Son maître peut-il seulement lui enseigner ? Où fait-il fausse route depuis le tout début ?

Les sources d’inspirations, que l’auteur a la gentillesse en plus de l’honnêteté de donner en fin de volume, le montrent avec éclat : la série cinématographique Baby-Cart sert presque de canevas à cette aventure (les noms sont très transparents). Dans cette série, un ancien exécuteur shogunal devient un rônin après le meurtre de sa femme et voyage avec son fils tout en devant se défendre contre les assassins du clan Yagyu. On a de cela ici : un grand maître du sabre qui peut tout faire, japonais au carré (ce que l’auteur ne ache pas au lecteur). Le résultat n’est pas un plagiat mais un très bon roman qui joue avec les codes du genre, mais sans se départir de la sauce T. Day (comme lors de sa collaboration avec Fructus) : on n’hésite pas à raconter le jour le jour des personnages, y compris leurs intimités dans tous leurs aspects. Mais on peut aussi penser à Elric en lisant ce livre, avec un sabre dont on sait peu de chose mais que l’on dit posséder une âme et être maudit (p. 68). L’auteur se fait aussi quelques petits plaisirs (et renforce le côté irréaliste de sa fantasy) en allant chercher un autre bestiaire que le japonisant (dans la grange du magicien …), en faisant des allusions aux Thermopyles (p. 196) et à Don Quichotte (p. 240). Il y a peut-être un début un peu trop de termes japonais pour crédibiliser le récit, mais passé l’exposition, il en fait un usage beaucoup plus restreint. Ce scénario de roman d’initiation (mais où le maître lui-même est incontrôlable) n’est pas construit sur un scénario follement original mais il en est fait de belles choses, avec des récits insérés qui ne coupent pas artificiellement la trame principale et une écriture efficace (et les aphorismes ne sonnent pas comme des cheveux sur la soupe). On en fait pas ici dans l’impressionnisme mais veut rendre la brutalité du monde, la brièveté des vies et où la beauté ne peut être séparé de l’éphémère.

Un bon livre, pour ceux qui peuvent apprécier l’extrême-orientalisme composé.

(des premières pages qui mettent en bouche … 8)