La ruée vers la voiture électrique

Entre miracle et désastre
Essai historique et d’ingénierie sur la voiture électrique par Laurent Castaignède.

Bzzt bzzt.

L. Castaignède s’était dans un ouvrage précédent intéressé à la pollution générée par la voiture et aux moyens de la réduire, principalement par une baisse de la consommation de carburant et donc des rejets. Ici, l’ancien ingénieur automobile continue sa réflexion en détaillant les conditions de l’essor impressionnant qu’a connu la production et l’usage des voitures électriques.

La première partie du livre est historique. La voiture électrique n’est en effet pas plus jeune que celle à moteur thermique (ou à vapeur). Le marché est très concurrentiel aux débuts de l’automobile et l’électricité n’empêche pas la vitesse : en 1899 la première voiture à dépasser les 100 km/h est une voiture électrique. De nombreux taxis à Paris à la même époque sont à moteur électrique. Mais l’autonomie de la voiture électrique n’évolue pas au même rythme que celle du moteur thermique. Il faut en effet pour recharger la batterie se rendre dans des garages spécialisés (et y attendre) alors que les jerricans d’essence se trouvent dans les épiceries sur la route. Dès avant 1914, le véhicule électrique est un marché de niche et le reste jusqu’aux années 2000, malgré quelques tentatives de développement. Il y a bien quelques camionnettes ou des voiturettes de golf, mais rien qui puisse induire de nouveaux besoins infrastructurels.

Dans les années 2000 arrive en Europe le premier modèle hybride de grande série, suivi dans les années 2010 de modèles purement électriques qui rencontrent le succès commercial. Ce succès procède de plusieurs facteurs principaux : les normes anti-pollution de plus en plus draconiennes, les scandales autour du diesel s’étendant au moteur thermique en général et enfin le prix du carburant (et la prise de conscience de la finitude des stocks d’énergie fossile). En 2023, quand ce livre est écrit, une autre étape a été franchie, avec la fin programmée du moteur thermique dans l’Union Européenne en 2035 et en Norvège dès 2025.

Dans un second chapitre, l’auteur entreprend de décrire les limites du tout électrique. La première difficulté dans le fait de vouloir faire passer toutes les voitures (et pourquoi pas les camions) l’électrique réside dans la capacité à trouver les ressources métalliques nécessaires à la construction des voitures, et en premier lieu des batteries. Il faut presque le triple de cuivre dans une voiture électrique par rapport à une thermique (p. 63), sans parler des nombreux kilos d’autres minerais. Si d’ici 2040, la demande en lithium doit être multiplié par 16, il a falloir ouvrir de nombreuses mines, après les avoir découvertes bien entendu, avant de pouvoir raffiner le matériel extrait. Cela amènera sûrement à des tensions commerciales et géopolitiques, puisque les ressources ne sont pas également réparties sur la Terre. La multiplication de véhicules électriques va aussi changer les infrastructures routières, avec une grande attente envers les pouvoirs publics, et en premier lieu la question des bornes de recharge, puisqu’une voiture électrique actuelle n’atteint que la moitié de l’autonomie d’une thermique mais a besoin de bien plus de temps pour refaire le plein d’énergie. Une station essence sur une autoroute lors de grands départs en vacances voit passer des milliers de véhicules par jour : peut-elle avoir à disposition, en nombre de bornes, l’équivalent de ses pompes sans que les clients attendent des heures ? Enfin, la multiplication de nouveaux véhicules électriques ne va juste pas déplacer les véhicules thermiques ailleurs (plus d’essence disponible), avec donc un effet d’addition du nombre de véhicules au niveau mondial, en lieu et place d’un remplacement ?

Dans le chapitre suivant L. Castaignède aborde les biais induits par l’électrification. Présentée comme propre (le joli A vert des émissions de CO2 des publicités), c’est avant tout un éloignement des nuisances. Celles de la construction, comme celles de la production d’électricité, qui ne peut être produite que par des énergies renouvelables (avec leurs propres problèmes) ou nucléaires. En plus, la consommation par km ne baisse pas, avec « l’autobésité » que l’auteur avait déjà dénoncée dans son livre précédent. Il s’agit de faire se déplacer des voitures de plus en plus lourdes et de moins en moins profilées, et cela coûte toujours plus d’énergie.

Mais comme L. Castaignède est un ingénieur, il a quelques idées d’améliorations qu’il a rassemblées dans un quatrième chapitre et qui y sont évaluées. La première est de réduire le format des voitures, comme c’était déjà l’idée dans les années 1910. Une autre peut être l’utilisation de l’énergie de l’air comprimé, de l’hydrogène, de panneaux solaires directement sur le véhicule, de l’essence électrique (même si Porsche n’est pas un constructeur bavarois p. 129) ou de différents types d’hybridation. Une autre voie évoquée peut être la voiture électrique vue comme un élément de la ville dite intelligente, intégré à un système électrique en tant que batterie.

Enfin, le dernier chapitre est un plaidoyer pour une électrification raisonnée, sans dépendance envers un seul producteur, pour un non remplacement complet des véhicules via un rétrofit, pour l’amélioration de l’autonomie de manière ponctuelle via une extension externe (batterie sur remorque pour les longs trajets par exemple) et une hiérarchisation des besoins (poids du véhicule, vitesse maximale). L’objectif, c’est la soutenabilité.

Comme dans son précédent livre, L. Castaignède fait œuvre de clarté avec un état de l’art sans technoidôlatrie aucune. Avec de très bonnes explications, une pédagogie efficace à coups d’ordres de grandeur parlants, l’auteur met son expérience à disposition du lecteur en défrichant pour lui le chemin des évolutions futures de la mobilité individuelle. La première partie, pourtant bien plus historique, ne détone pas dans l’ensemble avec une recherche importante et une présentation qui ne tombe pas dans un sec catalogue d’innovations successives (l’auteur n’étant pas historien). Les petites illustrations entre les chapitres font de sympathiques transitions, avec souvent un angle humoristique. Pas uniquement centré sur la technique, l’auteur prend aussi en considération les besoins et la psychologie du consommateur. Cela est particulièrement vrai dans le passage sur la voiture comme partie de la ville dite intelligente (qui voudrait retrouver déchargée une voiture mise en charge la veille?). Le paragraphe sur les sources réelles (d’où vient le kW/h suivant?) de l’énergie électrique nécessaire à la recharge est lui aussi brillant. Réaliste sur le fait que l’électrique ne favorise pas les transports en commun (on continue à vendre des voitures), il est très sceptique sur la réussite du plan d’interdiction des moteurs thermiques de 2035, et pense non sans fondement que les constructeurs traditionnels tablent sur un abandon à moyen terme de cet objectif.

Un excellent ouvrage, somme toute assez court avec 170 pages de texte, qui renseigne de matière efficace sur les tenants et les aboutissants du nouveau modèle de vertu mobile.

(une station essence, c’est 3200 bornes de recharge publiques et privées p. 76 …8,5)

Airvore

Chronique d’une pollution annoncée
Essai d’écologie des transports par Laurent Castaignède.

Back in black.

La pollution de l’air n’est pas une invention de la fin du XXe siècle. Elle est déjà constatée aux tout débuts de la révolution industrielle et inquiète très vite certains médecins et autorités soucieuses de la santé des ouvriers et des habitants. La pollution industrielle est certes la plus connue au début du XIXe siècle mais celle des transports n’en est pas moins ignorée. Il y a une raison pourquoi la troisième classe des premiers chemins de fer britannique est constituée de voitures ouvertes juste derrière la locomotive et pourquoi la première classe est en fin de convoi (et couverte sans bagages sur le toit) : la combustion de la chaudière est très incomplète, la fumée est très dense et transporte sur plusieurs mètres de petits bouts de charbon incandescents … L’arrivée des moteurs thermiques ne va pas améliorer les choses. Là encore, la nocivité des rejets est connue presque dès la conception et des moyens techniques de la réduire sont conçus très rapidement. Mais cela ne veut pas dire que l’utilisation desdits dispositifs se répande …

Le livre est organisé en trois parties, elles-mêmes divisées en neuf chapitres. La première partie fait l’historique de la mobilité motorisée, de Léonard de Vinci aux années 2000. Le XIXe siècle est dominé par le charbon et l’électricité issue du charbon, puis le XXe siècle est celui de la prééminence du moteur à explosion, avec une démocratisation toujours plus grande de la voiture et de l’avion, à peine perturbée par l’instabilité du prix des carburants. Au XXIe siècle, le lien entre changement climatique et pollution atmosphérique n’est plus niable, les réglementations sont en forte croissance mais les villes aussi, tout comme les surfaces qu’elles occupent avec le cycle autoentretenu « plus de ville, plus de voitures » que cela emporte.

La seconde partie se veut analyser le présent (la fin de la deuxième décennie du présent siècle) entre les émissions de toute une vie de voiture, une électricité pas si propre, l’illusion des « biocarburants » et la bonne conscience à peu de frais de la compensation. Le développement technologique permettra-t-il de régler tous les problèmes environnementaux ? L’auteur fait plus qu’en douter. Le drone aérien va juste remplacer dans l’imaginaire l’hélicoptère des années 50. Il n’y aura pas de substitution, il y aura addition, dans l’espoir par avance déçu de pouvoir décongestionner la ville par ce seul moyen. Ces drones consomment pour leur production et leur mise en service, et pas qu’un peu puisqu’ils doivent voler avec une charge. Et les autres exemples sont à l’avenant.

La dernière partie, enfin, veut proposer des solutions loin des incantations. La question d’un nouvel équilibre soutenable ne signifie pas un retour dans le passé. Revenir au cheval, cela signifierait par exemple, devoir aussi gérer les externalités polluantes qu’ils produisent. Si l’on remplaçait tous les véhicules terrestres motorisés de la planète, il faudrait 200 milliards d’équidés et la population humaine ne suffirait pas à s’en occuper (p. 252, et c’est aussi pour cela que l’automobile fut vue comme un progrès). Suivent sept axes sur lesquels il est possible de produire un mieux, avec plusieurs solutions à chaque fois. L. Castaignède est on ne peut plus conscient que toutes ne sont pas facilement mises en œuvre (certaines ne nécessitent rien de moins qu’un gouvernement mondial) mais il les tient pour encore modérées, ce qu’elles sont à l’évidence si l’on considère que certaines décisions, qui pourraient être dictées par un avenir préapocalyptique, pourraient être encore beaucoup moins agréables. Parmi ces axes, il y a l’allégement et la réduction de gabarit des moyens de locomotion, la réduction des vitesses, la responsabilisation des constructeurs (qui peut les rendre propriétaires des moteurs par exemple), l’allocation étatique ou supra-étatique des carburants et des batteries, une redéfinition du partage des espaces et des moyens (reconcentration de la ville, vérité des prix du transport avec la fin de la subvention publique), un travail sur les symboles (sport mécanisé et marketing) et une sanctuarisation des réserves énergétiques (ne plus extraire du sol).

La conclusion (un gros résumé et un commentaire général des solutions proposées) est suivie par deux annexes, constituées d’un glossaire technique très utile et extraordinairement clair et d’une note historique sur « l’optimisation réglementaire » qui démontre que le scandale dit « Volkswagen » n’est que le maillon d’une grande chaîne ayant débuté en 1972 (p. 334). Il n’y a en revanche pas d’index ni de bibliographie générale … Un cahier central d’illustrations en couleurs complète l’ouvrage.

La force de cet ouvrage réside bien sûr dans le fait qu’il dépasse de loin le constat (il est pourtant bien visible, parce que très noir), passe sans un regard devant les imprécations et avance une série très large de propositions. Le fait d’être un ingénieur avec une expérience dans l’industrie automobile n’est évidemment pas un hasard, mais cette connaissance du cambouis est complétée par une bonne dose d’anthropologie, de philosophie et d’économie. Si l’auteur est capitalismosceptique, là encore aucune outrance et on ne peut pas dire qu’il soit béat devant toute initiative à vernis écologique (la COP21, p. 289).  Avec tant de faits et de propos sombres (les morts du smog en Grande-Bretagne p. 47), L. Castaignède arrive encore à mettre un peu d’humour dans son texte. Ce livre n’est cependant pas parfait, certains très rares points demandant à notre sens quelques mots explicatifs (la « machine à bulles » p. 239 par exemple) et il est quelques coquilles (p. 37-38 par exemple). Sur les Amish (p. 254), il est simpliste, mais comme souvent quand il est question de ce groupe religieux dans le débat public français.

Le livre contient énormément d’informations, ossature d’un argumentaire très convaincant. En particulier sur le sort que L. Castaignède à la voiture dite autonome p. 236-238 …

(en 1928, la Taxe Intérieure sur le Pétrole remplace l’impôt sur le sel en France p. 65 …8)

Le métro

Inconscient urbain
Essai sur le métropolitain parisien de Luka Novak.

Neurones et synapses ?

Dans ce tout petit livre de 75 pages, Luka Novak (auteur, éditeur, politicien et homme de médias slovène) décrit le métro, un moyen de transport sans lequel il n’y aurait selon lui pas d’urbanisme.

L’auteur tire en partie le propos de son livre de son expérience, ayant passé une partie de sa jeunesse dans les années 70 à Paris. Mais il est très loin de s’en contenter, avec quelques apports plus intellectuels que sensoriels à chercher parmi les penseurs du langage, par exemple.

Passée l’introduction sur la place du métro dans le cinéma, l’auteur décrit son expérience au début des années 70 à Paris, à la découverte de nouvelles lignes, de nouveaux tunnels, de nouvelles rames, à l’affut de fentes dans les tunnels. Dans le second chapitre, l’auteur compare le métro parisien à l’édification d’une autoroute au-dessus du Bronx à New-York dont l’effet a été ségrégationniste, séparant la population enjambée du reste de la ville (qui ne possède pas de vrai réseau de métro selon l’auteur, car sans connexions entre les lignes). Au contraire (troisième chapitre), à Paris, le métro est un système de transport démocratique, desservant chaque quartier et structurant son inconscient en termes lacaniens (p.28).

Dans le chapitre suivant, l’auteur veut démontrer que le métro parisien n’est pas fonctionnaliste (à la différence du londonien, p. 33 ou du tokyoïte, p. 40). L. Novak fait ensuite un retour au sens, avec l’odorat. Jeune il appréciait beaucoup l’odeur du caoutchouc et de la vieille terre des tunnels, réfutant l’idée de puanteur. Pour l’auteur, les passages (à Paris ou à Milan par exemple) sont les ancêtres du métro (il s’appuie sur ce point sur W. Benjamin, p. 49). Mais pour L. Novak, le métro n’est pas seulement un inconscient, il est aussi un langage au sens de Wittgenstein. Il a révélé le sens de la ville (p. 61), son auto-réflexion. Le métro a abolit le hasard (p. 62).

Il n’y a donc (dernier chapitre) pour l’auteur pas de vraie ville sans métro ou sans tramway. L’économie mondiale en est même fortement dépendante (les traders doivent bien rejoindre Manhattan).

Le livre aurait mérité des développements plus amples, mais les idées maîtresses surnagent sans difficulté : sans réseau structurant de transports en commun, pas de métropole et le sous-sol révèle la surface. Ce livre montre aussi l’instruction de l’auteur, familier de la philosophie du XXe siècle et du cinéma (d’où sont tirés de nombreux exemples). Le problème c’est que le concept vole en escadrille et que du coup on s’approche dangereusement d’un alignement de noms, et si certaines phrases sont percutantes, le lecteur continue de s’interroger sur leur validité. La quatrième de couverture nous annonçait de l’humour, mais nous ne l’avons pas vu …

Néanmoins ce livre garde de l’intérêt dans ce qu’il permet au lecteur, sans aller jusqu’au structuralisme, de se faire une idée de comment les infrastructures de transport sont pensées et quels sont leurs effets sur la ville.

(le métro et Sigmund Freud … bien bien bien … 6,5)