Comprendre le malheur français

Pamphlet de philosophie politique de Marcel Gauchet.

Remettre l'église au milieu du village, même dans la brume.
Remettre l’église au milieu du village, même dans la brume.

M. Gauchet n’est pas qu’un philosophe tutoyant l’empyrée des idées, il aime aussi partager son savoir. Et comme de nombreux philosophes, dont certains mêmes sont barbus et grecs, il peut choisir la conversation comme médium. C’est ce qu’il fait dans ce livre, interrogé par le journaliste Eric Conan et le philosophe François Azouvi (EHESS/CNRS, disciple de Paul Ricœur).

Le point de départ de l’ouvrage est le décalage qui existe entre comment les Français jugent leur situation propre et son évolution et la situation de la France. Si une majorité de Français considère sa situation comme pas si mauvaise, leur inquiétude se tourne vers la France. Ce pessimisme (et la défiance généralisée qui une caractéristique de la société française) est le thème du premier chapitre et déjà s’esquisse le fossé qui semble s’agrandir entre les élites et ceux qui sont les perdants de la mondialisation. Le second chapitre démarre une partie de l’ouvrage qui a pour objectif de retracer la généalogie de ce pessimisme, depuis le sommet que fut le règne de Louis XIV jusqu’à nos jours. Le rythme est assez rapide, puisque le chapitre passe par 1789, l’instauration de la République après 1870, les Guerres Mondiales et la IVe République. La discussion débouche sur les années De Gaulle dans le troisième chapitre, où le rythme de la progression chronologique ralentit fortement. Pour l’auteur, C. De Gaulle est celui qui enfin fait la synthèse entre un gouvernement stable et efficace et le principe de la souveraineté populaire, dilemme qui existait depuis 1789 (p. 76). La conception gaullienne de l’Etat (et son rapport à l’économie), la vision gaullienne de l’Europe et l’abandon de son héritage par ses successeurs (p. 95) sont aussi discutés. Mais voilà la crise (chapitre quatre) … Pour M. Gauchet, on entre dans la mondialisation avec la crise de 1973, qui marque la fin de l’impérialisme politique. Si V. Giscard-d’Estaing modernise, il perd néanmoins face à F. Mitterrand en 1981 devant la prise de conscience par les Français que la crise ne prenait pas fin, dans un contexte international de thatchérisme et de reaganisme (p. 113-114).

Le chapitre suivant est celui de F. Mitterrand et de ses successeurs. Le « tournant de la rigueur », l’antiracisme, l’Acte Unique européen, le culte de la personnalité du second septennat, les conditions de l’abrogation de la peine de mort (fruit de la conception néo-libérale de  l’individualisme, p. 120), tous ces thèmes sont portés sous une lumière crue par les auteurs qui reprochent à F. Mitterrand une absence de convictions à la différence de ses prédécesseurs (p. 140). Mais ce que laisse principalement F. Mitterrand en 1995, c’est le choix de l’Europe, jamais infléchi par la suite et qui, pour M. Gauchet, est un des problèmes de la France aujourd’hui. Les deux derniers quinquennats en date de la Ve République ne sont pas épargnés non plus par les critiques : « il est que l’élection d’un président de la République n’est pas le tirage au sort d’un Français moyen à peu près équilibré et honnête (p. 156) ». De l’Europe, il est encore question dans le sixième chapitre (qui inaugure une troisième partie dans l’ouvrage), sous le titre peu flatteur de « Le piège européen » mais où le philosophe explicite sa position. Déficit démocratique, affaiblissement de l’influence française, mais surtout manque de poids stratégique international, telles sont les premières critiques, mais la principale reste l’absence de discussion (ou son impossibilité) sur les résultats et conséquemment, l’absence de sanctions (p. 164). Son souhait qui clôt le chapitre (faisant suite à une somme d’analyses assez poussées) est celui du réalisme …

Le septième chapitre explore le modèle français, souvent évoqué dans le débat public, de sa naissance à sa crise. M. Gauchet définit quatre traits principaux et historiques de ce modèle (p. 206-2011): l’universalisme, la république, un antagonisme intrinsèque (souvent qualifié de guerre civile par les observateurs politiques) et la réincarnation permanente de l’Ancien Régime (les statuts, les grands corps, les concours, la Légion d’Honneur, etc.). Les auteurs échangent sur l’Etat, la Nation comme dépassement (p. 238), la laïcité, le jacobinisme et la décentralisation (un échec, p. 224-230), la place de l’école et de la culture (p. 244-245), l’Islam, l’altérité vraie (p. 253). M. Gauchat insiste particulièrement sur le système comme forment la citoyenneté, l’école (qui ne forme plus de futurs citoyens à utiliser la Raison dans l’espace public, c’est-à-dire politique, voire est même scindée en deux, selon qu’elle soit destinée à l’élite ou aux masses, p. 271), la laïcité et la culture (p. 242). Ce chapitre contient aussi d’intéressants passages sur la tolérance universelle, sorte d’ethnocentrisme contemporain (« Nous sommes tous pareils », à comparer avec le premier ethnocentrisme « Nous sommes supérieurs aux autres », p. 252) ou encore sur la vague utopique de « Je suis Charlie » (p. 262-263) et la haute culture, où l’auteur est sombre et drôle à la fois (p. 275).

Le huitième chapitre est moins éclectique et revient à la politique stricto sensu. M. Gauchet explique le rapport particulier de la France à la politique, avant de se concentrer sur la transformation de la Droite et de la Gauche sous l’action du néo-libéralisme, amenant ainsi l’émergence d’une troisième force (p. 284). Tous les partis sont passés en revue (les Verts sont particulièrement croqués p. 287), puis le philosophe passe à la haine de soi (p. 301-307) juste avant d’envoyer quelques missiles sur S. Hessel et B.-H. Lévy (p. 307-308). La difficulté à seulement poser un diagnostic qui puisse être consensuel (sans préjuger même des remèdes) continue de l’effarer (p. 267 et p. 309). Enfin, le dernier chapitre cherche à démontrer que nous n’avons pas quitté le règne de l’idéologie. M. Gauchet y montre les conséquences du primat de l’économie sur la famille (p. 329), tout comme le fait que le néo-libéralisme a asséché la production d’utopies politiques (p. 333). La place de la politique elle-même a changé, passant de la superstructure à l’infrastructure, ce qui induit aussi un sentiment de dépossession démocratique malgré l’augmentation des droits. Le chapitre est marqué en sa fin par une tonalité assez pessimiste : M. Gauchet fait remarquer que Platon voit l’euphémisation du langage comme un prélude à la tyrannie (p. 354).

La conclusion (qui n’est plus sous la forme d’une conversation, comme la préface) est à l’inverse plus optimiste, voire même presque volontariste. Elle reprend les thèmes abordés, tout en rajoutant celui de la puissance. Certes la France ne sera plus une grande puissance, mais elle a toujours son mot à dire.

Comme ce (court) résumé vous a pu le montrer, le livre est dense mais pourtant se lit avec une très grande facilité. D’une part parce que l’on a l’impression d’entendre M. Gauchet parler en le lisant. L’oralité, qui est très loin d’être son point faible, est bien rendue dans ces conversations à trois voix (où les relanceurs/interviewers sont néanmoins assez indistincts tout en étant d’une indéniable hauteur de vue eux aussi). Ce livre peut très bien se dévorer.
D’autre part parce que ces mêmes conversations ne s’adressent pas à des étudiants en philosophie, se cantonnant à délimiter des problèmes sans forcément faire appel à des notions trop lourdes (pas de circonvolutions, du direct, même si quelques connaissances historiques sont le bienvenu). Deux passages peut-être cherchent du côté de la métaphysique (où M. Gauchet s’excuse d’ailleurs, comme par exemple p. 299). Le Désenchantement du monde (voir ici), entre autres, y est une référence en filigrane.

C’est donc une vision particulière de la vie politique et de la psyché française qui est proposée ici, assez éloignée de ce que peuvent dire (dans un temps souvent bien plus contraint, et/ou avec moins de fond) les commentateurs politiques habituels. De là à dire que ce livre doit avoir rang d’évangile … Il démontre cependant à notre sens la difficulté pour le philosophe d’exister en démocratie (M. Gauchet ne cache pourtant pas son ancrage à gauche, y compris dans cet ouvrage) tout en étant pas loin d’être un manuel pour être français, le devenir, le re-devenir. Au minimum, il permet de bien mieux comprendre où en est la France.

Le malheur français n’est pas celui des Yéménites, il n’en pas moins sérieux.

(les Verts, champions des libertés qui souhaitent la contrainte p. 287 … 8,5)

 

La mort de Louis XIV

1er septembre 1715
Apogée et crépuscule de la royauté
Essai historique de Joël Cornette.

Un pays à la baguette jusqu’au dernier souffle.

Joël Cornette, le grand spécialiste de l’absolutisme en France, démontre dans ce livre la centralité pour le XVIIIe siècle français de la date du 1er septembre 1715. Pour l’auteur, professeur à Paris-VIII, cette date n’est pas que celle de la mort de Louis XIV mais aussi celle de la fin d’une époque, démarrée en 1661, qui fut celle de l’éloignement et de la haute noblesse et du Parlement de Paris du gouvernement du Royaume.
En effet, dès le lendemain, le 2 septembre, le Parlement se replaçait à l’intérieur du système décisionnel en appuyant les prétentions du duc d’Orléans à une régence en titre (le testament du roi prévoit juste pour le duc la présidence du conseil de régence, sans prééminence) et la polysynodie (gouvernement des conseils, mais plutôt éloigné des soviets) marquait de son côté le retour de la haute noblesse aux ministères dans les semaines qui suivirent. Tout ce que Louis XIV avait combattu pendant des décennies …

En plus de 300 pages et treize chapitres, J. Cornette explore dans le détail la fin du règne le plus long de l’Histoire de France, 72 ans, dont 54 de règne personnel. Passé la courte introduction qui justifie le choix d’une telle date, l’auteur commence naturellement son récit par la mort du roi, au bout de 23 jours de souffrance en public. Malgré le mal qui le ronge (la gangrène que le médecin personnel Fagon s’acharne à croire une sciatique, p. 23), Louis XIV honore tous ses rendez-vous et suit tous les rituels que la cour attend. Il faut maintenir jusqu’au bout la jonction des deux corps du roi, le physique (qui a survécu à quantité de maladies) et le spirituel, celui de l’Etat. Le 24 août, Louis XIV a pris conscience que la fin approche et commence à prendre ses dispositions. Dans ses adieux, les témoins parlent tous de la grande maîtrise du roi, de son autorité et de son humanité. Le dimanche 25 août, le roi reçoit les derniers sacrements, montrant une grande piété, mais travaille pourtant encore le jour même avec ses ministres. Il fait ses adieux à ses fils légitimés, confie le Dauphin au maréchal de Villeroy, puis le 26 fait ses adieux aux princes du sang. Le 28, il perd plusieurs fois connaissance et le lendemain, un charlatan est même autorisé à utiliser un remède miracle contre la gangrène (qui bien sûr échoue). Le 30, plus aucun courrier n’est autorisé à quitter le palais de Versailles (pour contrôler l’information de la mort du roi) et Mme de Maintenon quitte à jamais le château. Le 31 août, Louis XIV arrive encore à réciter la prière des agonisants à haute voix malgré son extrême faiblesse. Puis enfin, le 1er septembre à 8 heures et quart, il passa de vie à trépas.

Le second chapitre poursuit la progression chronologique en montrant le basculement immédiat dans l’après-Louis XIV. La mort du roi est annoncée, et sa succession dans la foulée. Les courtisans rendent à la fois hommage au souverain mort, exposé dans sa chambre, mais surtout au jeune Louis XV, habillé en grand deuil. Dès le 2 septembre au matin démarraient les opérations d’embaumement du cadavre, avec autopsie et extraction du cœur. Ceci fait, le corps est placé dans un cercueil de plomb, aussitôt soudé, lui-même placé dans un cercueil de chêne cerclé. Le 4, les entrailles du roi rejoignent celles de son père Louis XIII à Notre-Dame de Paris. Le 6, le cœur du roi est déposé en l’église St-Louis des Jésuites, où il rejoint là aussi celui de son père. Enfin le 9 septembre, le cercueil quitte Versailles pour Saint-Denis en une longue procession de plus de mille personnes, de toutes qualités, qui contourne Paris par l’ouest. Là encore, Louis XIV est séparé du peuple. Le 10 septembre, vers 7 heures, le char funèbre atteint l’abbaye royale. Là, dans une chapelle ardente, la dépouille royale attend quarante jours avant que soit procédé à l’inhumation. Enfin, le 23 octobre suivant, les funérailles (que beaucoup de témoins jugent sans grande pompe) eurent lieu en l’absence du jeune Louis XV.

Cette absence de pompe est-elle un symptôme visible de la grande lassitude que semble avoir engendrée la très grande longueur du règne (chapitre troisième) ? La parole se libère comme le rapporte les lieutenants de police, et ces voix ne sont pas automatiquement réprimées, et du moins pas aussi sévèrement que cela l’était avant le 1er septembre. Des hommes d’église même se permettent des critiques et à la cour le deuil n’est pas des plus démonstratifs. De nombreux libelles paraissent, attaquant le défunt roi sur quantités de sujets et leurs auteurs sont parfois des exilés qui avaient déjà fait circuler des textes en France du vivant de Louis XIV. Tout ceci contribue à une déconstruction de la figure du prince (p. 69), mais c’est une régénération qui est attendue, pas une révolution.

J. Cornette arrête là son récit chronologique (déjà un peu chahuté dans le troisième chapitre) pour dans le chapitre suivant revenir à l’année 1661, celle de la prise en main de l’Etat par Louis XIV (alors âgé de 22 ans). Le 9 mars 1661, le jour même de la mort du cardinal Mazarin, le roi, à la surprise générale, édicte ses résolutions lors d’un conseil : pas de Premier Ministre, un chancelier hors du Conseil (lui-même réduit) et ne pouvant rien sceller sans l’avis royal et les quatre secrétaires d’Etat aux ordres directs du souverain (p. 72). Fouquet, Le Tellier et Lionne font seuls partie du Conseil restreint. Mais en cela, le roi ne fait que suivre les conseils de son parrain : le cardinal Mazarin. Mais Fouquet (dont l’arrestation toute en douceur montre qui est le maître) est vite remplacé par Colbert. L’auteur fait sur ce sujet un long développement qui montre toute la complexité dans laquelle le roi fait un choix qui est un choix stratégique en plus d’un choix de personne (p. 81-87).

Le chapitre suivant revient sur ce qui fut le grand traumatisme de l’enfance de Louis XIV : la Fronde. Il est par exemple question de février 1651, quand la régente, pour calmer la foule en dehors du palais, l’autorise à voir le petit dans son lit et où ce même roi âgé de 12 ans feint le sommeil. Foule furieuse en entrant, la voilà apaisée par la seule grâce du corps du roi, ce dont ce dernier se souviendra. Mais la Fronde permet aussi au roi de voyager et de découvrir son royaume. La Fronde prend fin en 1652, par l’arrestation du cardinal de Retz, ordonné en personne par le roi, à l’étonnement même de son confesseur, qui découvre un Louis XIV qu’il ne connaît pas (p. 102). Les enseignements que tire le roi de la Fronde se manifestent par la mise au pas des parlements, exclus de la gestion des finances, et à la très forte limitation du droit de remontrance et à la réorganisation du système des faveurs en remettant le roi au centre. Et autour de ce centre, ce fut Versailles … Cette expérience et ces leçons (dont la solitude du souverain), Louis XIV les mis à l’écrit dans ses Mémoires, dictés à partir de 1667 pour le dauphin et contenant des maximes qu’il donnera aussi à son petit-fils, Philippe V d’Espagne.

Les deux chapitres suivants sont consacrés au fonctionnement du gouvernement, avec un roi qui se doit d’avoir un œil sur tout, d’avoir la connaissance la plus parfaite de la réalité, pour pouvoir agir en père. Mais pour ce qui est du fonctionnement au jour le jour, les documents manquent et il faut ainsi se contenter des relations entre les trois collaborateurs les plus proches : Lionne, le Tellier et Colbert pour les premières années du règne. Tous sont jaloux de leurs prérogatives, et si le Tellier ne cherche pas trop le conflit avec Colbert, Louvois son fils est bien plus offensif (p. 124). Le roi aime ces lignées ministérielles, celles qui accumulent une expérience que n’ont pas les hommes nouveaux. Mais à la fin, c’est toujours le roi qui décide en son conseil (qui avait lieu trois fois par semaine), après avoir écouté l’avis de tous les ministres (jamais plus de cinq sur toute la durée du règne, et le Grand Dauphin n’y entre qu’à ses trente ans en 1691). Mais Louis XIV ne travaille pas politiquement que dans son conseil, il passe ses journées à s’entretenir avec ses ministres et les responsables des grandes administrations (les Fortifications par exemple). Ces réunions peuvent durer des heures, et parfois en présence de Mme de Maintenon dans la seconde partie du règne. En plus de cela, le roi gère les opérations militaires en correspondant avec ses généraux. Et la bureaucratie que cela induit, non seulement grossit au fil du règne, se spécialise, gagne en expérience mais surtout se détache de l’esprit de clientèle qui l’animait encore dans les années 1660 (p. 150). « L’Etat demeurera toujours » a dit le Roi-Soleil …

Autre aspect du règne sur lequel revient J. Cornette dans le huitième chapitre, la fabrique de la grandeur, qui démarre avant la naissance du roi puisque sa naissance n’a lieu que 23 années après le mariage de ses parents. La seconde grosse opération de relations publiques est son mariage, qui donne lieu à plus de 150 publications (Racine, Perrault, Corneille et Mme de Scudéry sont du lot). Louis XIV a considéré toute sa vie qu’il était en représentation et qu’il n’est pas un particulier (p. 165) et il confie sa scène à la Petite Académie qui rassemble des artistes à qui sont passées des commandes et qui fait partie de tout un mouvement d’étatisation de la culture. Il n’y a qu’un but : stimuler l’obéissance (p. 168), et ceci dans toutes les parties du royaume.

Les artistes doivent rendre visible la gloire royale, et cette gloire que Louis XIV doit fournir à ses artistes, il la tire principalement de la guerre (chapitre 9). Le roi est parfois accompagné par des écrivains (p. 178) ainsi que des peintres et des graveurs et les victoires du roi sont mises en musique par Lully (les artistes remplacent les juristes dans la fabrique de la grandeur royale). Le roi participe aux campagnes jusqu’en 1693, particulièrement aux sièges, en prenant les décisions après avoir concerté ses maréchaux. Après 1693, Louis XIV gère les guerres depuis Versailles, la guerre ne pouvant plus le tenir éloigné des autres affaires de l’Etat mais continue de connaître de manière très poussée ses armées (jusqu’au nom des soldats auteurs d’actes de bravoure ou les noms des officiers).

J. Cornette montre ensuite dans le dixième chapitre le revers de la médaille de la politique belliqueuse du roi, qui explique les expressions de mécontentements après 1715. Dès 1673, il n’y a plus de budget en équilibre, ce n’est plus qu’une constante course en avant pour pouvoir couvrir les dettes l’entretien de centaines de milliers de soldats (p. 199). Ces difficultés financières aggravent les crises frumentaires des années 1691-1694 ou 1708-1711 qui causent plus de deux millions de morts (peut-être 20% de la population adulte, p. 202-203 !). La crise de 1709 est du fait de l’expérience de 1693, bien mieux gérée avec une très forte intervention de l’Etat, mais les séditions n’ont pu être évitées et les critiques parviennent à Versailles, certains pensent dès 1710 l’après-Louis XIV. Ainsi on discute de réformes constitutionnelles en milieu noble mais pas en milieu bourgeois (p. 214-216).

Les deux chapitres suivants détaillent les deux sujets de préoccupation majeurs de Louis XIV sur son lit de mort : la religion et sa famille. Pour ce qui est de la religion, le roi Très-Chrétien (sincèrement très pieux et même encore thaumaturge un mois avant sa mort, p. 227-228) reste attaché à l’unité de la chrétienté et après avoir fortement combattu le protestantisme (avec pour conséquence le départ de 200 000 huguenots), et a combattu tout aussi fortement le jansénisme. Tous deux s’opposaient à la conception de l’obéissance qu’avait Louis XIV (p. 242). La famille royale ensuite. Louis XIV a reconnu pas moins de vingt-deux enfants, dont le Grand Dauphin né en novembre 1661. C’est le seul des enfants légitimes qui ne mourut pas avant les cinq ans. Il eut cinq enfants avec Louise de La Vallière, neuf avec Mme de Montespan, et un enfant mort-né d’Angélique de Fontanges. Les enfants du roi durent cohabiter, ce qui couta au Grand Dauphin, tant son père aimait à favoriser ses bâtards (p. 269). Les dernières années du règne sont accablantes pour le roi : en 1711 et 1712, en l’espace de onze mois, meurent son fils, son petit-fils (et sa femme, très proche du roi) et un arrière-petit-fils. Ne restent parmi ses descendants qu’un arrière-petit-fils, le petit duc d’Anjou, que manquent de faire périr les médecins. Son oncle, le duc de Berry, était le seul membre de la famille royale encore en vie. Que le roi ait légitimé le duc du Maine et le comte de Toulouse n’est pas sans logique dans l’optique d’assurer une succession, quelle qu’elle soit en définitive.

C’est la question de la légitimation qui est à l’ordre du jour de la séance du parlement de Paris le 2 septembre 1715 (chapitre treizième), qui voit le duc d’Orléans devenir le Régent de France, avec un pouvoir plus grand que ne le prévoyait le testament royal (p. 299), avec l’appui du même Parlement (dont les membres ont des prétentions de patriciens romains, p. 289). Cinq jours plus tard, sa place dans l’appareil d’Etat était à nouveau reconnu, lui qui avait su être si accommodant avec le Régent et en 1717, il annihilait toute possibilité de succession pour les bâtards de Louis XIV.

L’épilogue enfin démontre que 1715 n’est pas 1789 et que en trois ans, la patiente construction étatique louis-quatorzienne a été mise à bas mais pas l’Etat lui-même dans ses ramifications administratives en développement, de moins en moins clientélistes et de plus en plus orienté vers l’intérêt commun. En 1715, au travers du Parlement, s’installe au sein de l’Etat la contestation qui va irriguer tout le XVIIIe siècle jusqu’à la Révolution (p. 314).

Le livre est complété par d’abondantes notes, une sélection bibliographique et un index.

Voilà un livre qui est avant tout très très bien écrit, souvent dans un style légèrement archaïsant qui rend naturelle les citations de sources incluses dans le texte (p. 29 par exemple, avec analyse des problèmes de source p. 119). Cette analyse du règne de Louis XIV montre aussi quelle puissance d’analyse possédait Norbert Elias, toujours aussi central dans l’étude du fait de cour. Ran Halévi, spécialiste de la politique sous l’Ancien Régime, est aussi très cité (p. 224-225, le livre lui est dédié). Il n’étonnera pas le lecteur arrivé à ce point de la chronique que cet ouvrage est solidement documenté et que les reproches que l’on peut faire à l’auteur sont assez maigres. Peut-être le choix le décrire Louis XIV comme son propre ministre de la Communication plutôt que comme celui de l’Information (p. 166) peut être retenu contre lui, mais on voit le poids d’une telle erreur … Le lecteur familier de la période y sera comme un poisson dans l’eau, le didactisme de l’auteur faisant le reste, ce dernier pouvant sans doute encore accrocher à sa cordée le lecteur intéressé par l’histoire. On sort de la lecture avec une image de la plus grande clarté sur ce règne exceptionnel et son leg encore sensible aujourd’hui, que ce soit du point de vue des arts comme de celui de l’administration. Il ne dépareille pas à côté du Dimanche de Bouvines de Georges Duby.

(la Princesse Palatine et sa plume acerbe p. 259 … 8)