Afghanistan : Autopsie d’un désastre

2001-2021 Quelles leçons pour le Sahel ?
Essai historique de l’action militaro-humanitaire en Afghanistan par Serge Michailof.

Sobre et direct.

En 2021, les Etats-Unis et les derniers membres de l’OTAN encore présents militairement dans le pays pliaient les gaules. Suite à un accord à Doha en 2020, les Talibans reprennent les rênes du pays presque vingt ans après avoir été chassés du pouvoir. Un échec monumental au vu des milliards qu’ont coûté les opérations militaire sur place après le 11-Septembre, l’accompagnement humanitaire et technique et les milliers de morts et de blessés de toutes parts. Le signal donné était détestable, avec des répercussions géopolitiques dans le monde entier, mais surtout un effondrement de l’économie afghane qui était sous perfusion, un nouvel exode, des populations prises au piège et des Talibans incapables de nourrir convenablement une population de 40 millions d’habitants et une capitale réceptacle d’un exode rural massif depuis 2001.

Pour S. Michailof, ce retentissant échec est le fruit de très nombreuses décisions, tant dans le pays qu’ailleurs en Asie ou aux Etats-Unis. L’auteur est bien placé pour en faire l’analyse, ayant occupé les fonctions de directeur des opérations à l’Agence Française du Développement et été l’un des directeurs de la Banque mondiale. L’objectif étant, comme un leitmotiv tout au long de ce livre de 190 pages, de ne pas refaire les mêmes erreurs au Sahel. C’était avant les développements au Mali et au Niger …

Passé une petite introduction (qui mentionne notamment le grand nombre de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail en Afghanistan et que l’économie ne peut absorber), S. Michailof porte d’abord son regard sur la possibilité d’éviter la guerre en 2001. Sa conclusion est sans appel et se conclut par la négative, entre opinion publique étatsunienne chauffée à blanc qui a tout précipité (à cause du climat) et empêché une négociation et les déclarations diverses sur les objectifs de l’intervention. La conduite de la guerre a ensuite grandement été hypothéquée, entre autres, par la guerre en Irak (prioritaire et qui a drainé les ressources), par l’incompréhension des Talibans, une coordination des troupes confinant à la voltige (deux opérations distinctes, des armées otaniennes avec de nombreux caveats, la rivalité Army/Marines etc.), l’absence de stratégie de sortie et un désintérêt profond dans les premières années pour l’administration de l’Afghanistan, alors qu’il était encore possible de sécuriser le pays. Mais le point le plus important reste le double-jeu pakistanais et ceci dès le début : les Talibans sont leurs créatures. Ils en ont besoin et les protègent donc, en plus de les ravitailler. Les lignes logistiques étatsuniennes passant par le Pakistan, il ne fallait donc pas trop les chatouiller en retour.

Sur place règne la corruption généralisée et s’il n’a jamais été question de « Nation Building », le « State Building » a été très compliqué (p. 82). La police n’a jamais été assainie, la justice jamais réformée, l’armée une illusion en grande partie. La sélection des cadres, hors exceptions, n’a jamais pu se départir du clanisme, du népotisme et des « commandants » locaux. Quand on peut acheter au président un poste de gouverneur de province pour 100 000 dollars alors que le salaire dudit poste est de quelques centaines, c’est qu’il y a moyen de toucher des à-côtés (p. 92) … Le président Karzaï justement, avec toute sa famille, étant une partie du problème.

Le quatrième chapitre se tourne vers l’aide internationale, que l’auteur voit comme faisant partie du problème mais pas comme la première cause de l’échec. Il y en premier lieu un oubli des espaces ruraux, surtout quand le niveau de sécurité permettait d’y travailler. Mais la coordination de l’aide devait se débattre entre volonté de ne pas alimenter la corruption locale et inattention aux besoins locaux, avec des projets trop esseulés. Construire une école c’est visible et rapide, mais s’il n’y a pas de maître (p. 132-134)… L’aide a aussi déréglé le marché du travail afghan en profondeur. Pourquoi travailler dans l’administration locale si des ONG paient cinq fois mieux ? De plus les Afghans qui sont revenus au pays pour l’aider ont été surtout vus par les locaux comme des gêneurs, pas insérés dans les réseaux claniques mais comprenant le système et ont souvent été démotivés et placardisés.

Puis S. Michailof revient plus en détail sur la corruption endémique, où les rares tentatives de contrôle se heurtent aux têtes de réseaux qui se trouvent justement au sommet de l’État afghan. Lutter contre le trafic d’opium quand la famille du président en a fait son activité, et qu’en plus ces derniers sont les obligés de la CIA, même le général Petraeus a renoncé. Le livre s’achève sur douze leçons que dégage l’auteur pour le Sahel. En premier lieu, il s’agit de savoir repartir, de ne pas réformer les forces de sécurité locales en voulant en faire des clones des forces occidentales, de négocier si cela est possible, et de se concentrer sur l’aide au secteur régalien. Mais pour cela, il faut que le gouvernement local le veuille bien, et là …

L’auteur est indéniablement un réaliste. En Afghanistan comme au Sahel, il est de l’avis que seul un pays comme la Belgique peut se gérer sans gouvernement pendant des mois et qu’il ne sert à rien de prétendre que les ethnies ne sont rien et que les pays souhaitent en premier lieu la démocratie (et en cela il rejoint B. Lugan p. 105). Les conseils/leçons sont indéniablement de bon sens mais politiquement pas toujours faciles à mettre en œuvre, entre la volonté d’aider de la puissance intervenante, les opinions publiques (parfois travaillées par des opérations d’influences de tiers …), la volonté de ne pas dire à l’adversaire d’attendre juste que les forces armées soient reparties ou, en premier lieu, l’absence de volonté des gouvernements ayant appelé à l’aide de régler le problème.

D’une lecture aisée, avec quelques notes infrapaginales mais sans bibliographie, ce livre demande néanmoins au lecteur quelques bases sur ce que sont les Talibans. Il est un excellent résumé, bien que peut-être trop court, des vingt ans de guerre en Afghanistan au XXIe siècle, d’un praticien à destination d’autres praticiens.

(comme en Irak, toujours cette méconnaissance des usages locaux qui rend tout plus difficile … 7,5)

L’imposture américaine

Splendeur et misère de l’Oncle Sam
Essai de de psycho-politique étatsunienne de Jean-Philippe Immarigeon.

Portrait au charbon.

La suite de American parano est plus courte et complète ce volume trois ans après, en 2009.

L’avant-propos narre avec férocité l’allégresse générale qui a saisi la presse française avec l’élection de Barack Obama. L’auteur y voit l’arrivée au pouvoir d’un nouveau Gorbatcheff, rien de moins. Mais, comme de juste et d’usage, avec quelques arguments, comme celui de vouloir corriger les inégalités inscrites dans l’ADN étatsunien depuis 1776 (p. 13). Le premier chapitre commence avec l’intervention russe en Géorgie à l’été 2008, analysée comme le point de bascule de la puissance étatsunienne, incapable et/ou sans envie de venir aider la Géorgie (qui a cru à l’aide étatsunienne comme la Convention dans le traité d’alliance de 1778, p.23). Puis l’on passe aux changements dans la continuité de B. Obama en Irak et en Afghanistan, avant que toute la fin du chapitre soit une longue charge contre le libéralisme. Le second chapitre poursuit, dans un développement assez demandant, sur l’influence du cartésianisme conjugué au libéralisme aux Etats-Unis, dans une société d’égaux sans liberté (ce qui est assez contre-intuitif …). L’auteur en profite pour comparer avec les principes de Rousseau (Le contrat social), qu’il juge très éloignés de ceux mis en œuvre aux Etats-Unis. Pour le Genevois, la loi est l’expression de la majorité, pas un donné de toute éternité dans les affaires humaines (p.79). S’en suit un peu de droit constitutionnel comparé, de manière très claire.

Le troisième chapitre explore la relation des Etats-Unis au machinisme, son influence sur la science et ses conséquences dans le domaine militaire. Enfin, le quatrième et dernier chapitre fait un peu de prospective en essayant de définir la crise qui attend les Etats-Unis. F. Fukuyama y prend pour son grade (il est aussi devenu un bouc émissaire commode en tous lieux) et les discours de B. Obama son aussi scrutés à la loupe. Sa volonté de corriger certaines inégalités sur lesquelles sont fondées les Etats-Unis, est-ce seulement réalisable (p. 141), se questionne l’auteur ?

On trouve dans ce livre sûrement des chapitres qui n’avaient pas trouvé de place dans American parano, mais avec en plus une actualisation avec B. Obama et N. Sarkozy (sujet d’un autre livre de l’auteur).  Le style d’écriture a lui aussi changé, avec un lecteur interpellé bien plus directement, mais avec toujours autant de petites phrases bien senties. Comme dans son prédécesseur, il y a de petites pépites, comme la double légitimation étatsunienne, religieuse et scientifique (p. 64), mais aussi hélas quelques simplismes (sur la campagne de Géorgie p. 17, les drones chez les Talibans p. 29, A. Smith p. 71, entre autres). On peut aussi grandement s’éloigner du sujet dans le passage sur le machinisme et la science (p. 96-106) sans que cela apporte vraiment quelque chose. C’est très loin d’être mauvais mais il nous reste l’impression que ces 160 pages de texte n’auraient pas vu le jour sans American parano. Peut-être est-il sorti trop tôt aussi, sans recul sur le mandat Obama. Les simplismes et une recherche peut-être trop effrénée de la formule-choc amoindrissent malheureusement cet ouvrage.

(le Seigneur des Anneaux n’est toujours pas revenu en odeur de sainteté, malgré les années …5,5/6)

American parano

Pourquoi la vieille Amérique va perdre sa guerre contre le reste du monde
Essai de caractérisation des Etats-Unis dans leur relation au monde par Jean-Philippe Immarigeon.

Sans la voix d’Ozzy.

Entre 2001 et 2003, les Etats-Unis surprenaient le monde par leur réaction à l’acte terroriste du 11 septembre. Premièrement, ils déclaraient une « guerre à la terreur », plongeant dans un manichéisme strict et peu réaliste du type « avec nous ou contre nous ». L’Afghanistan, qui donnait refuge aux dirigeants d’Al Qaïda, était bombardé et envahi. Puis, en 2003, démarrait l’invasion de l’Irak. A chaque fois, un déluge de feu et une action rapide mettait à bas gouvernements et forces armées officielles mais un contrôle du terrain très problématique s’ensuivait, avec le refus des populations locales que l’on fasse leur bonheur contre leur volonté. Effet collatéral, la France ayant refusé de s’associer à la guerre en Irak (les armes de destruction massive – terme impropre par ailleurs – n’étant ni produites ni en possession du régime baathiste irakien comme le prouvait la suite), elle est la cible de campagnes de presse extrêmement violentes qui surprirent de ce côté-ci de l’Atlantique. C’est le pourquoi de ces attaques, leur soubassement idéologique, qu’explore ici J.-P. Immarigeon dans un livre paru en 2006.

Comme A. de Tocqueville va beaucoup nous accompagner dans ce livre, il est l’objet principal du premier chapitre. L’auteur analyse et critique les écrits de Tocqueville (l’égalité avant la liberté aux Etats-Unis ? p. 19). Le second chapitre s’attaque au mythe du pays neuf, sans histoire, sorti de rien en 1776. Même ceux qui en 1620 débarquent du Mayflower ont une histoire, en arrivant dans un pays neuf, et une pensée qui est avant tout un refus de l’Europe. Pour l’auteur, c’est de cet idéalisme piétiste que naît cette vision du monde étatsunienne simplifiant tout (p. 40) et ignorant beaucoup. Et Tocqueville n’est pas toujours dans la sympathie : « Ainsi ils nient ce qu’ils ne peuvent comprendre » rappelle l’auteur.

J.-P. Immarigeon passe ensuite à la place de la religion aux Etats-Unis. Comme le laissait supposer le chapitre précédent, la place de cette dernière ne peut pas y être petite. L’auteur n’y va pas par quatre chemins : les Etats-Unis sont une théocratie (p. 60). La cause du départ des Pères Pèlerins, c’est qu’en Europe la loi des Hommes commence à supplanter la loi de Dieu (p. 69). Le quatrième chapitre reste dans la thématique religieuse mais l’aborde en revanche du côté du panthéisme que l’auteur veut voir dans la recherche étatsunienne d’une loi universelle, alliée au scientisme et à la prédestination calviniste. Pour l’auteur, il y a forcément déni de l’altérité porteuse de vérité (p. 78). Le chapitre compare aussi brièvement les deux acceptions, étatsunienne (1783) et française (1791), de la démocratie et les déclare opposées : on ne pourrait faire nul choix politique majeur dans l’interprétation étatsunienne. Le despotisme éclairé (p. 92).

Le cinquième chapitre revient ensuite sur le 11 septembre et ses suites. Il rappelle le débat sur la torture, envisagée sérieusement dans de nombreux éditoriaux. La détention arbitraire et indéfinie n’est pas plus un problème (à Guantanamo). Et toujours sans modification de la constitution de 1787. Naturellement, on glisse vers la censure (chapitre suivant), qui pour l’auteur est exercée par la majorité aux Etats-Unis en utilisant l’ostracisme (p. 120). Toujours explorant les conséquences de 2001, l’auteur s’attache ensuite à expliquer le soutien des intellectuels à la guerre en Irak mais aussi cet atavisme anti-Français qui épisodiquement prend les Etatsuniens (dès avant l’indépendance). Ensuite, dans un huitième chapitre, J.-P. Immarigeon veut faire la part des choses entre empire universel et Etat barricadé refusant les charges de l’empire. Il reprend la formule de Niall Ferguson, « l’empire dénié » (auteur d’un très bon Empire, d’un moins bon Colossus, mais qui n’est pas toujours tendre avec les Etats-Unis, p. 159).

Le neuvième chapitre quant à lui s’intéresse à la conduite de la guerre en Irak, marquée par le technicisme mais aussi une très grande incompréhension de la manière de faire des ennemis. Et si en plus on ne comprend pas un traître mot de ce qu’ils disent … Enfin dans un dernier chapitre, l’auteur envisage les évolutions de la relation transatlantique, en y voyant une inexorable et lente dégradation. Se détacher enfin de l’Europe nous dit l’auteur, une sorte de parricide (p. 226).

Une postface en forme de conclusion récapitulative et les notes complètent cet ouvrage de 230 pages de texte.

Pour le moins, ce livre est stimulant. Il va très loin dans l’analyse, avec parfois des passages assez durs à suivre quand on s’aventure dans la philosophie mais l’auteur est un très bon connaisseur du pays (et de Tocqueville, bien entendu). La lecture en est agréable, tonique, et, si tous les arguments avancés n’ont pas le même poids, ce dernier n’est jamais nul. On peut discuter de la notion de féodalisme appliquée aux Etats-Unis (p.72 par exemple, qu’il faut nous croyons comprendre comme une société de statuts). J.-P. Immarigeon n’échappe pas, de temps à autres, à certains simplismes (sur la barbarie du cinéma étatsunien et de la Guerre des Etoiles en particulier p. 211). De manière générale, sa connaissance des jeux vidéo nous semble très faible (p. 219) et ses jugements cinématographiques (en relation avec la psyché étatsunienne) sont beaucoup trop rapides. Que vient faire le Seigneur des Anneaux dans le puritanisme ? De même, il y a une sorte d’indécision (ou de grand mélange) à vouloir placer les Etatsuniens comme marqués (et encore guidés) par la prédestination calviniste tout en étant le fruit de la théologie luthérienne (p. 224). Le versant juriste de l’auteur se marie à ses autres talents pour nous livrer un portrait aux forts contrastes, et où, parfois, se glisse encore un peu d’admiration. Nous ne reviendrons pas sur l’utilisation, toujours imprécise, du mot « Amérique » dans tous le livre (mais une demande de l’éditeur n’est pas forcément à exclure).

Nous verrons si la suite, L’imposture américaine, est de la même veine.

(si, comme à la p. 81, ce n’est pas le peuple le souverain mais la constitution, cela éclaire sous un autre jour les théories habermassiennes sur le patriotisme constitutionnel et son origine … 8)