Gormenghast III : Titus errant

Roman fantasy de Mervyn Peake.

Suis-je celui que je crôôa ?

Avec Titus errant, M. Peake nous sort du château de Gormenghast pour nous emmener de par le vaste monde. De fait, Titus, le 77e comte de Gormenghast, passe au travers du miroir. Si dans les deux premiers tomes de la série, seul existe Gormenghast, dans ce troisième et dernier tome, c’est son existence qui est mise en doute. Parce que dans les lieux où arrive Titus, personne ne connaît ni ce château, ni ce comté … La ville dans laquelle il arrive est elle-même très différente de son château. Tout y est transparence et ordre. La population y est surveillée au travers d’artefacts sophistiqués ou de policiers aux allures robotiques. Parmi cette population insipide, Musengroin et Junon sont des exceptions. Musengroin possède une sorte de zoo et agit en original. Junon de son côté est animée d’une passion pour Titus après qu’il lui soit tombé dessus (et à travers une verrière) lors d’une réception. Mais Titus est tellement hors-norme pour cette société qui ne supporte pas le mystère qu’il n’est pas dit que même ces deux-là croient aux histoires du jeune homme …

Mais même sans le château, le roman ne délaisse pas le baroque pour autant, toujours tangent avec l’absurde à la Ionesco. La fête est à ce titre emblématique : décrite comme une houle (p. 50-51), une masse presque indifférenciée d’invités, ces derniers échangent platitudes sur platitudes, ne s’écoutent pas, sont ectoplasmiques. Mais Titus errant n’est pas un décalque du château dans une ville, prétexte aux mêmes portraits. Dans cette ville, il y a l’électricité (p. 103), des voitures et des avions mais on sent que la science-fiction n’est pas à exclure (les scientistes, l’usine, la boule, le rayon p. 177). Les thèmes même changent dans ce troisième tome. Si couleur n’est pas devenu inintéressante (p. 225 par exemple), M. Peake se concentre sur la lumière (p. 88) tout en décrivant un autre type d’architecture (p. 46), tout en transparence et de ce qui est peut-être un mi-chemin entre le style international et le monumentalisme totalitariste (du moins en a -t-on l’impression à la lecture). Le niveau de langage, à un tel niveau, permet tout de toute manière (les « contours coruscants » p. 88 !). L’histoire en elle-même montre un Titus jeune adulte pas facile à vivre, mais qui expérimente alors que son enfance ne l’y prédisposait pas. Il y gagne des amis, se fait des ennemis, tout ce qu’il n’avait pas à Gormenghast. Mais surtout il se construit un point de départ dans la vie, un point d’origine de ceux que l’on ne retrouve jamais mais dont la certitude de l’existence permet justement de s’en éloigner. Un très grand roman qui peut perdre son lecteur dans son kaléidoscope aux multiples surprises.

(la préface aurait du être une postface … 8,5)

Gormenghast II : Gormenghast

Roman de fantasy de Mervyn Peake.

Hiboux bijoux …

Titus d’Enfer grandit et il est pour lui temps d’aller à l’école, comme n’importe quel garçon de Gormenghast. Le corps professoral du château n’est pas ce que l’on qualifier de très appliqué. Chacun d’eux s’attache à en faire le moins possible, sous la direction très lointaine du principal Baillâmort. Mais Titus ne peut pas être un élève comme les autres. Il est le 77e comte de Gormenghast et doit donc à ce titre quotidiennement participer à des rites abscons. Il développe une aversion pour sa charge et commence à développer des envies d’évasion, ce qui est côtoyer la traîtrise pour le château. Brigantin, le maître des rituels, n’a cure de son jeune âge et de ses envies. Finelame de son côté a su se rendre indispensable comme assistant de Brigantin et de fait renforce son emprise sur le château, encore inattentif à son pouvoir grandissant. Mais Finelame n’a pas la patience du château et il veut accélérer son mouvement vers le sommet, quitte à commettre une erreur et donner la puce à l’oreille à la comtesse ou aux loyaux serviteurs de la tradition. Par hasard, Titus trouve le moyen de sortir incognito du château et goûte à la liberté et à la passion, avec tous ses dangers. Si les relations de Titus avec sa mère sont toujours distantes, sa sœur Fuchsia l’aide tout en prenant garde à ne pas outrepasser les limites. Le docteur Salprune, très proche lui aussi des enfants d’Enfer doit aussi prendre en considération les envies de mariage de sa sœur Irma, qui a décidé de trouver un mari parmi les professeurs …

Nous voilà de retour à Gormenghast, tentaculaire labyrinthe castral menaçant ruine. L’attention coloriste de l’auteur ne faiblit pas dans ce second tome (les couleurs s’animent même) et sa réflexion sur la liberté se développe dans une autre direction. Si dans le premier volume, le comte Lord Tombal était dans un exil intérieur qui s’achève quand brûle sa bibliothèque, M. Peake montre au lecteur qu’il existe bel et bien un dehors que les habitants du château ne veulent pas voir. C’est dehors que Titus quitte l’enfance et s’il se révèle en comte de plein exercice, son plus profond souhait reste de ne justement pas l’être, de partir pour des contrées où son patronyme ne signifiera rien. Ainsi, l’artiste s’élèvera contre le symbole (et l’auteur contre les institutions étouffantes). Dans ce paysage thématique, le motif des oiseaux est central (annoncé p. 102). Le plaisir de l’auteur est aussi visible dans la galerie de portraits, très caustiques, que lui permet le corps professoral. Pris ensemble, la charge contre les enseignants et l’école peut être très rude. Les philosophes insincères en prennent aussi pour leur grade (chapitre XIII). C’est avec ces professeurs, mais aussi avec une foule de serviteurs et gardes, que se peuple Gormenghast, bien plus que dans le premier volume qui pouvait laisser à penser que seules dix personnes y avaient vraiment élu domicile.

Le monde de M. Peake reste, comme dans le premier tome, à la lisière de la fantasy, dans une ambiguïté qui s’appuie sur l’absurde (mais un absurde délicieux). Mais on n’est pas pour autant dans un monde ouaté, car la violence peut toujours faire irruption, sans appel (p. 156 par exemple).

Si l’hommage aux billes donne le sourire au lecteur (p. 213), le ton général reste très pessimiste, à la limite du désespéré (p. 582). Cela se conçoit si l’on compare la stase de Gormenghast à une religion romaine où absolument plus personne ne comprendrait les rituels. Mais ce désespoir ne peut être séparé de son incroyable écrin de mots, envoyant au lecteur sans relâche ses visions colorées, aux rythmes changeants et au final haletant (et harmonieusement développé de surcroit).

Personne ne ferait l’impasse sur le troisième volume !

(la quatrième de couverture parle bêtement deux fois de la fin du livre … 8,5)

Gormenghast I : Titus d’Enfer

Roman fantasy de Mervyn Peake.

Un éclair après l’autre !

Il n’y a que le château de Gormenghast. Autour, rien, ou si peu de choses. Il y a bien ces Brillants Sculpteurs, dans leurs huttes, et un de peu de bois, de collines et de lacs. Mais par rapport au château de Gormenghast, montagne devenu château ou l’inverse, avec ses souterrains sans fin, ses couloirs innombrables, ses chambres insoupçonnées, ses terrasses oubliées de tous … Dans ce château tout entier tourné sur lui-même règne Lord Tombal, le 76e comte d’Enfer. La vie du comte, réglé par un immémorial rituel d’airain, est troublée dans sa mélancolie par la naissance de son héritier Titus. Sa mère, l’imposante comtesse Gertrude n’est intéressée que par les oiseaux et les chats. Elle ne souhaite voir son fils qu’à partir de sa sixième année de vie et Titus est donc confié à la nurse Nanny Glu. L’aînée des d’Enfer, Lady Fuchsia, a du mal à encaisser de n’être plus la seule enfant du couple.

La domesticité et les autres habitants du château sentent aussi souffler le vent du changement, même ceux qui ne sortent pas de leur lieu de travail retiré comme le conservateur de la galerie de sculptures. Si la nurse Nanny Glu est inoffensive en plus d‘être complexée et pleurnicharde, le chef Lenflure et le premier valet Clacrosse sont autrement plus dangereux et ennemis. Finelame, commis de cuisine, parvient à trouver le moyen de s’échapper des sous-sols où il était à la merci du sadique Lenflure. Son ambition, sa volonté et son intelligence peuvent lui permettre une ascension sociale au château, ce dont il ne va pas s’abstenir. Mais à quel prix …

Ce livre n’est pas qu’un très très bon roman, c’est aussi un très long poème naturaliste et absurde. Tout est ciselé, les descriptions sont d’une affolante justesse, conduisant à une œuvre baroque et jubilatoire. Ce qui choque le plus, c’est la présence souveraine et impressionnante des couleurs. L’auteur est peintre et illustrateur, il ne peut pas le cacher : son don pour l’observation et la retranscription chromatique est sublimé dans ce roman. Le lecteur est amené à participer au récit, que ce soit par les rares interpellations du lecteur par le narrateur (p. 455 par exemple) ou par la volonté de rapprocher le monde de Gormenghast du notre : on parle d’Arabie (p. 348), on fait référence au christianisme (p. 93 par exemple). Le niveau technologique du monde est cependant assez indéterminé.

Et la traduction est en plus de tout premier ordre, avec comme morceau de bravoure le poème p. 166-168 et des formules vieillies mais délicieuses (p. 219 par exemple, ou l’emploi du mot « vesces » p. 531 pour des plantes fourragères). Le niveau de langue est stratosphérique.

Pour lecteur, en plus du côté esthétique, c’est comme la traversée d’un asile de fous que l’on observerait en train de jouer une pièce, comme Sade mettant en scène les internés de Charenton. Tous sont affectés de problèmes mentaux, même Finelame que l’on peut penser exempt au premier abord. C’est peut-être même lui le Sade metteur en scène. La violence est souvent présente, tantôt ouverte, tantôt affleurante entre les personnages (le lecteur peut se demander s’il a bien lu au tout début avant de rencontrer Lenflure pour la première fois). Le façonnage des personnages est au niveau du reste.

Le huis clos est renforcé par le fait que le comte est enfermé doublement : à la fois, il est le château (donc on découvre néanmoins certaines particularités en fin de volume), mais en plus il est le point focal de rites qu’il doit accomplir chaque jour sous la supervision de Grisamer, le Maître du rituel. C’est l’intemporalité qui est mise en danger avec la naissance de Titus et une simple brise peut maintenant apporter la tempête sur Gormenghast. Une tempête précédée d’une désespérance très profonde à la fin du livre.

Un livre magnifique, qui a la très grande chance d’avoir une suite.

(mais il n’y a pas que la haine comme sentiment dans ce livre …8,5/9)