Alamut (Laibach)

Symphonie historique en neuf mouvements, composée par Luka Jamnik, Idin Samimi Mofakham et Nima Atrkar Rowshan et créé en septembre 2023.

Culte de la personnalité.

Inspiré par le roman de V. Bartol, le groupe de musique électronique slovène Laibach propose en 2023 sa vision d’Alamut dans une production qui rassemble le groupe, l’orchestre symphonique de la radio-télévison slovène, le Human Voice Ensemble (de Téhéran), le Gallina Vocal Group, AccordiOna Disharmonic Cohort et le tout dirigé par Navid Gohari. Ce qui fait beaucoup de monde sur scène.

Pour ce nouveau projet (pas encore joué à Téhéran mais c’est le but), il ne fallait pas être venu pour la mélodie, une denrée rare dans cette symphonie alternant les nappes de son et les blasts avec un travail sur la modularité et la spatialisation tant des sons électroniques que des instruments de l’orchestre (et des accordéons de Chtulhu!). Un grand contraste est créé entre la musique et les parties chantées en persan de Human Voice Ensemble (qui achève l’oeuvre a capella), plus le chant guttural caractéristique de M. Fras (Laibach). La symphonie, longue de 1h40, est accompagnée par une projection vidéo de tout premier ordre (comme toujours avec Laibach), où les motifs d’architecture ordonnée et de désagrégation/délitement progressif jouent des rôles centraux. La vidéo souligne aussi la diversité des langues utilisées dans l’œuvre. Avoir une connaissance de l’oeuvre-source (fidèlement suivie, y compris dans son nihilisme final mâtiné d’optimisme) est un avantage conséquent pour suivre le propos et les citations.

Les moments dérangeants, voire douloureux du milieu (la guerre, avec sa recomposition d’un Guernica yougoslave présenté semble-t-il au concert du Musée Reina Sofia en 2017) le disputent à la plénitude astrale la seconde méditation, presque épiphanesque, après être passé par la lenteur et la fureur du rêve sous psychotrope. Quelques éléments se rapprochant de ce qui avait été fait avec Olaf Trygvasson de E. Grieg nous auraient fait plaisir aussi …

(à nouveau une réflexion sur le pouvoir chez Laibach qui embarque le spectateur …8)

Alamut

Roman historique de Vladimir Bartol.

Des fleurs dans le désert.

Au Nord de l’Iran, dans le massif de l’Elbourz, en 1092. Deux jeunes gens arrivent à Alamut, la forteresse des Ismaéliens nizârites. La première est Halima, jeune et splendide esclave vendue à Bukhara et qui se retrouve dans le harem paradisiaque d’Alamut en compagnie d’une vingtaine d’autres filles. Et puis il y a Avani Ibn Tahrir, petit-fils d’un martyr connu de l’ismaélisme et que son père envoie à la forteresse pour servir son maître, Hassan Ibn Saba. Ce à quoi est destiné Halima reste obscur pour le lecteur comme pour la jeune femme pendant assez longtemps, mais ce que devient Ibn Tahrir est assez vite clair : il devient un soldat de la forteresse, mais dans un genre particulier. L’entraînement ne se limite pas au maniement des armes et aux exercices physiques, il se complète par une formation médicale, poétique, mathématique mais surtout dogmatique. Le but, former des combattants d’élite, aux ordres directs d’Ibn Saba le nouveau Prophète. Mais pour que ces combattants se transforment en « couteaux humains », aptes à remplir toutes les missions au mépris de leur vie, il faut leur donner un avant-goût du paradis, un paradis qu’ils aspireront de toutes leurs forces à retrouver. Et c’est là que les trajectoires d’Ibn Tahrir et ses compagnons fedayins d’un côté, et d’Halima et les autres courtisanes de l’autre, vont se croiser.

Le roman s’appuie sur un fond historique très solide, qui est celui de la secte ismaélienne (branche du chiisme) des Hashashins, établie en une sorte de royaume indépendant entre le XIe et et le XIIIe siècles au Nord de l’Iran actuel. Militairement peu nombreuse, la communauté acquiert historiquement le respect de ses voisins chiites, sunnites (seldjoukides) et chrétiens (en Syrie) en pratiquant l’assassinat ciblé de princes et le roman prend place dans les deux premières années de l’établissement de la secte à la forteresse d’Alamut. Historiquement fondé, mais pas sans remaniement par l’auteur. On peut en effet plus que douter que Hassan Ibn Saba ait développé en tant que chef ismaélien une pensée aussi nihiliste après un parcours philosophique aussi complet. Cet aspect nous semble plus à rattacher à l’objectif du slovène V. Bartol de démontrer que la politisation de la religion amène à la terreur, que la moralité peut-être abolie ou que les adeptes peuvent avoir des doutes (et être idéologiquement plus sincères) mais suivent tout de même le maître. Dans le contexte de 1938 dénoncer l’aveuglement idéologique à tendance mystique peut vous attirer des ennemis venant d’endroits différents … Mais si l’on compare à des évènements historiques encore plus récents, dans les années 1980, ce n’est pas mieux dans la même zone géographique avec un vieux monsieur qui envoie lui aussi des jeunes gens fanatisés à la mort (par vagues cette fois-ci). Pour revenir à la fin des années 30, l’auteur est plus précis quand il fait dire à Hassan Ibn Saba qu’il souhaite créer un « homme nouveau » (p. 270), marqueur s’il en est de deux totalitarismes qui se veulent des modèles en Europe. Le roman nous a aussi fait penser à Dune, certes de part sa thématique (et certains termes, fatalement), mais aussi au travers de la figure de Minutcheher, le chef militaire d’Alamut, que l’on peut rapprocher de Stilgar réalisant que le charisme religieux animant des « enragés » met la compétence martiale au second plan (p. 407-408).

Il y a certains moments un peu mous vers le premier tiers du livre, la traduction des poèmes (élément central du personnage de Ibn Tahrir) ne leurs rend sûrement pas justice, mais le final est très enlevé en mêlant l’action à des éléments de contexte géopolitiques de manière très habile (même si on peut considérer comme un peu bâclée la dernière scène avec Ibn Tahrir), en ménageant des rebondissements pas téléphonés tout en cochant les cases de ce que doit être un roman sur les Assassins comprenant des scènes de harem.

Un roman solide, qui a encore des échos aujourd’hui en Slovénie comme en Iran, comme nous le verrons.

(c’est ce roman qui est à l’origine de la série vidéoludique à succès Assassin’s Creed … 7,5)