Rise and Kill First

The Secret History of Israel’s Targeted Assassinations
Essai d’histoire des assassinats ciblés israéliens par Ronen Bergmann.
Publié en français sous le titre Lève toi et tue le premier.

Pas de fumée sans feu.

Un pays, petit et peu peuplé par rapport à des voisins qui souhaitent sa destruction, en vient vite à utiliser tous les moyens à sa disposition pour affaiblir ses adversaires ou empêcher la mise en œuvre de ses plans. Dans le cas d’Israël, c’est dès avant la création de l’Etat qu’il y a recours à des assassinats ciblés en Palestine mandataire, que ce soit contre des dirigeants arabes ou des fonctionnaires anglais. Avec la création de l’Etat en 1948, la décision de telles actions revient exclusivement au Premier Ministre (le monopole étatique prenant la suite de l’anarchie des différents groupes indépendantistes du Yichouv). Mais ses exécutants restent multiples : Armée de défense d’Israël (dans ses trois composantes terre, air et mer), renseignement intérieur et renseignement extérieur, avec des collaborations possibles si l’opération nécessite de gros effectifs.

Les cibles de ces assassinats ciblés répondent aux exigences politiques du moment. Dans les années 50, ce sont les organisateurs (jordaniens et égyptiens) des incursions de fedayins palestiniens qui sont ciblés. Il y a très peu de chasse aux anciens nazis, tout simplement parce qu’ils ne sont plus une menace. Dans les années 60, les opérations aux frontières continuent, avec comme menace principale les efforts égyptiens d’armement employant des scientifiques et techniciens allemands. Après l’échec de l’envoi de courriers piégés pour tuer ou faire fuir, le Mossad parvient à stopper les travaux en recrutant Otto Skorzeny, l’ancien officier SS. Les années 70 sont marquées par la traque des participants à la prise d’otage des Jeux Olympiques de Munich (1972) et par l’élimination de nombreux membres des différents groupes palestiniens (c’est la haute époque du détournement d’avion). Dans les années 80, la lutte contre les mouvements palestiniens se double de l’intervention israélienne au Liban contre le Fatah et de l’occupation du Sud du pays. La lutte contre les groupes palestiniens n’est pas exempte de bavures, comme en 1984 avec la prise d’otage du bus de la ligne 300 où l’exécution sommaire des preneurs d’otages est couverte par le Shin Bet en accusant faussement un général, rien de moins. Au cours des années 90, le Hamas remplace le Fatah comme cible principale des assassinats ciblés. La seconde Intifada (2000-2005) étend la pratique de l’assassinat ciblé (jusqu’à ce moment-là limitée aux cadres dirigeants d’importance du Hamas, du Jihad Islamique et du Hezbollah) aux organisateurs et artificiers des attentats suicides. Leur nombre augmente donc en proportion, triplant en cinq ans le nombre total de victimes d’assassinats ciblés d’avant 2000.

Mais l’élimination en 2004 du cheikh Yassine, le chef du Hamas, démontre aussi que l’élimination de dirigeants n’est pas pour autant abandonnée, comme c’est aussi le cas en 2008 du général Souleimane, le responsable du programme nucléaire syrien. Le nouveau siècle voit le drone faire l’objet d’une utilisation de plus en plus intensive comme moyen de surveillance et de frappe (première utilisation en 1995). Avec l’augmentation très forte des assassinats, la communication officielle change elle aussi, avec des revendications et des justifications de la part du gouvernement israélien. La Cour Suprême israélienne, saisie par des militants du Comité public contre la torture en Israël, déclare légitime sous conditions les opérations d’assassinats ciblés en 2006. Enfin, les années 2010 sont celles des opérations en Iran contre les scientifiques atomiques (par supplétifs locaux interposés). Mais pour toutes les périodes, la logique de la communauté israélienne du renseignement reste la même : il vaut mieux quelques morts, y compris des dommages collatéraux, que beaucoup plus lors d’un conflit conventionnel avec à la clef de nombreuses victimes y compris chez l’ennemi.

C’est évidemment un tour de force d’écrire un tel livre, même dans une démocratie, mais Ronen Bergman avait toutes les cartes en main : avocat, docteur en histoire et disciple de Christopher Andrew (l’historien officiel du MI6, déjà vu plusieurs fois dans ces lignes), il est journaliste spécialisé dans les questions de défense et de renseignement en Israël et aux Etats-Unis. Rassemblant sources écrites et surtout le fruit de plus de mille entretiens à tous les niveaux de la chaîne de commandement (dont certains n’ont jamais laissé de traces écrites), ce livre a certes pour prisme les assassinats ciblés à faible signature mais élargit son propos à d’autres opérations (l’élimination de l’Etat-Major égyptien juste avant Suez en 1956, l’assaut à Entebbe en 1976, l’abordage de la Flotille de la Paix en 2010 par exemple) pour des raisons de contexte et de compréhension des enjeux politiques israéliens, et formant de ce fait une histoire beaucoup plus large. L’auteur ne s’engage clairement pas dans une hagiographie tonitruante et commence même son livre avec la délicate question de la moralité d’une telle politique, sur le fait de conduire des opérations de neutralisation parfois juste parce qu’on le peut (sortant ainsi du champs politique, échangeant parfois une victoire tactique pour une défaite stratégique), en mettant le Premier Ministre sous pression. Ce livre se distingue aussi de nombreux autres sur ce genre de sujet par la qualité de son appareil critique. Sur la question morale non plus, l’auteur ne se départ pas d’une distance scientifique mais invite tout de même le lecteur à considérer ce que serait son choix s’il était le Premier Ministre d’Israël.

Critique mais réaliste, ce livre fourmille de renseignements et force l’admiration du lecteur par la masse travail qu’il a nécessité, la ténacité de l’auteur devant les obstacles et surtout devant la facilité avec laquelle se lit ce livre. L’auteur possède une grande qualité de conteur, et c’est sans doute nécessaire au vu de la dureté de ce qui est raconté. La qualité de l’ouvrage n’est amoindrie que par un système de renvoi aux notes très peu pratique (dans la version anglaise seulement, semble-t-il). Certains évènements auraient pu bénéficier d’encore plus de contextualisation. C’est par exemple le cas de la prise d’otage de Munich et les échecs de la police allemande (outre son refus de l’aide extérieure, notamment israélienne). Mais l’auteur ne précise pas que l’Allemagne ne possède pas encore d’unité spécialisé dans ce type de mission. Le GSG9 allemand est créé juste après la prise d’otage, le GIGN l’étant en 1974. Le lecteur aimerait aussi parfois en savoir encore plus sur certains points ou sur certains types de cibles, mais avec 640 pages de texte, il devient difficile d’en rajouter.

Un ouvrage qui fera date dans ce champ d’études.

(il y a eu vraiment beaucoup de monde en roue libre … 8,5)

Service B

Enquête historique sur le service de renseignement communiste pendant la Seconde Guerre Mondiale par Roger Faligot et Rémi Kauffer.

La face B du PCF.

Dans le fourmillement des mouvements dits de la Résistance qui naissent après la défaite de mai-juin 1940, il en est un qui possède déjà une très solide expérience de la clandestinité et de ce que signifie et le combat et le renseignement. Les Francs-Tireurs et Partisans (l’appellation date de mars 1942), émanation directe du Parti Communiste, bénéficie de plusieurs apports constitués dans les années 1920 et 1930. Premièrement, c’est le lieu de rencontre naturel des anciens combattants des Brigades Internationales (actives principalement entre 1936 et 1939 en Espagne). Deuxièmement, le PC reçoit ses ordres du Komintern, c’est-à-dire directement de Moscou. De ce fait, il aide l’URSS dans ses besoins en renseignements de tous ordres, avec ce que cela suppose de clandestinité et de moyens de télécommunication secrets (la France est une terre accueillante pour les agents soviétiques, y compris ses tueurs avant-guerre comme le montre les Archives Mitrokhine). Il a pour se faire recours à l’Organisation Spéciale, un organe renforcé avec l’interdiction du Parti le 26 septembre 1939. Enfin, sa Section des Cadres fonctionne comme une police politique, qui n’hésite pas non plus à liquider ceux qu’elle désigne comme traîtres. On le voit, le fossé est grand avec les autres mouvements de la Résistance.

Mais quand s’achève le Pacte germano-soviétique avec l’invasion de l’URSS, le PCF reçoit enfin l’ordre de soutenir la Résistance. Sont créés les FTP, et avec eux un service de renseignement ayant pour but de renseigner l’Etat-Major FTP, ainsi que les Alliés, avec au premier rang d’entre eux l’URSS. Mais le Service B (le terme de 2e Bureau faisait trop romantico-militaire, p. 33) a aussi eu des contacts avec divers services anglais, étatsuniens mais aussi avec le BCRA (au sein d’une interface appelée FANA). Mais si après la guerre, les réseaux de résistants affiliés à des services étrangers se dissolvent en très grande majorité, le Service B eut peut-être encore un rôle à jouer …

Le livre démarre sur le parcours de trois des futurs dirigeants du Service B, qui se sont rencontrés en 1927 à l’Ecole de Physique et Chimie industrielle de la Ville de Paris : Georges Beyer, René Jugeau et Roger Houët. Tous sont membres du Parti Communiste, d’abord à titre secret puis officiellement. Ce premier chapitre évoque aussi, après une description des mesures prises par les communistes après 1940 et jusqu’au début de l’opération Barbarossa, les tout débuts du Service avec un dénommé Martinez à sa tête, mais qui disparaît sans laisser de traces en mars 1942. Le second chapitre évoque quant à lui la première livraison d’arme des gaullistes aux communistes, par l’intermédiaire des Anglais en Bretagne. C’est le premier contact entre le Service B et les BCRA de Londres. Le chapitre suivant se concentre sur Marcel Hamon, un militant breton (qui a traduit l’internationale en langue bretonne p. 46) et professeur de philosophie. C’est lui qui devient en janvier 1943 le nouveau chef du Service B, aidé de G. Beyer et Victor Gragnon. Le quatrième chapitre décrit brièvement les réseaux et les agents qui renseignent le Service B sur les unités de l’Armée Vlassov, dont beaucoup sont stationnées en France. Mais ce chapitre s’intéresse aussi à la transmission aux Soviétiques d’information sur l’installation d’un poste radio en Finlande qui doit aider les troupes allemandes.

Le cinquième chapitre porte l’éclairage sur les liens entre le Service B et le réseau appelé « Orchestre Rouge » et des radios, avant de passer dans le chapitre suivant aux femmes qui furent les agents de liaison entre les différentes cellules compartimentées. Le septième chapitre s’attache lui plus à décrire comment le BCRA de Londres voyait le Service B. C’est aussi l’histoire de rendez-vous manqués, de transferts de fonds et de personnes qui se rejettent la responsabilité d’échecs. Le chapitre suivant détaille une journée type dans la vie de V. Gragnon, entre les rendez-vous, les relevages de boîtes aux lettres, la reproduction des messages et des plans, des exemples de renseignements (provenant de Vichy par exemple).

Le neuvième chapitre porte son regard sur la Zone Sud, celle qui n’était pas occupée jusqu’en novembre 1942. Là-bas y commandent d’autres communistes, des anciens d’Espagne, dont Boris Guimpel. Son parcours en Espagne est retracé, comme la manière dont il devient le chef du Service B pour le Sud de la France et quels sont ses rapports avec la Main d’Œuvre Immigrée (MOI), dont quelques communistes allemands réfugiés en France. Le chapitre suivant continue de raconter les opérations menées par le Service Sud  (le contact avec la famille du général Giraud p. 182-183) et donne quelques exemples de renseignements collectés.

Le onzième chapitre met l’accent sur la ville de Lyon, « capitale de la trahison ». Il y est d’abord question du renseignement que recueille le Service B auprès de la SNCF, y compris ses plus hautes instances. Il y est aussi question du chef de la Zone Sud, B. Guimpel, qui échappe à une arrestation et aux actions de Klaus Barbie qui mettent à mal tout le réseau. Le chapitre suivant raconte au lecteur les ramifications du Service B dans les milieux culturels et le treizième chapitre est celui qui met en valeur le réseau breton du Service B, celui où la fille du peintre Henri Matisse faisait office de liaison et qui tombait presque entièrement à cause de manque de cloisonnement. Le quatorzième chapitre raconte la Libération et les trajectoires des membres du Service avec la fin de la clandestinité. Enfin, le dernier chapitre est entièrement consacré à Lucien Iltis, celui qui serait à l’origine de la chute de la tête du réseau Sud mais qui fut aussi utilisé dans des combats d’appareil au sein du Parti Communiste après 1945. Le volume est complété par des photographies, des reproductions de documents, un appendice sur le premier chef du Service B (Martinez), des notices biographiques et un index.

Voici un livre assez étrange … Passons sur l’habillage mercatique, c’est tout de même normal, et encore plus pour un livre qui a pour sujet un service de renseignement, paru à une époque (1985) où encore beaucoup des protagonistes sont encore vivants. Mais ce qui gêne plus, c’est que c’est assez mal écrit. Ce n’est pas écrit de manière scientifique, mais cela peut encore passer, les deux auteurs étant journalistes et tout de même plus proches de leurs entretiens que de la littérature sérieuse sur le sujet. Mais tout de même … C’est très oral, parsemé de remarques étranges, voir à la limite de préjugés xénophobes (patriotisme et famille suisse protestante p. 215 ou les Italiens voleurs, p. 217). Ce livre est aussi entaché d’une relecture déficiente (en deux pages, on passe d’un avion Heinkel III à un Heinkel 111 p. 178-179), laissant passer des fautes de grammaires assez douloureuses (p. 283), avec des redites qui sont sans doute le fait de l’écriture à deux mains. Historiquement, c’est aussi assez bancal, et la priorité est donnée au sensationnel : il est question de la bombe atomique allemande et des installations qui auraient dû permettre de la lancer vers la Etats-Unis (p. 151), alors que les savants atomistes allemands n’ont même pas réussi à fabriquer une pile atomique … Quant au fait que cette bombe atomique eu pu être délivrée par un canon V3 (p. 150), comment dire … De même, parler de l’Okhrana, la police politique tsariste, comme très efficace (p. 155), alors même que l’on parle dans ce livre de la Gestapo et du NKVD, c’est presque comique. Pour autant le dernier chapitre, celui sur la fin de la guerre et sur les années qui suivent est plein d’enseignement et aurait mérité plus de développements.

Ce livre pâtit donc d’une structuration très faible, où tout n’est non pas imbriqué mais mélangé. Néanmoins, il rend il nous semble assez bien l’ambiance de la clandestinité, le danger permanent, le climat particulier induit par fait d’être conduit par la tête du Parti Communiste clandestin, les objectifs immédiats et à moyen-terme , les parcours des agents et les stratagèmes déployés pour parvenir à rassembler des renseignements avant de le faire parvenir hors de France où il pourra être analysé (pour le renseignement d’ordre stratégique) ou le faire parvenir à des résistants qui pourront l’exploiter. Un livre unique, parce que le seul à notre connaissance traitant de ce sujet, mais dont la forme est très loin d’être parfaite.

(C’était encore l’époque où les gens ne revenaient pas de Moscou et où on ne se posait pas de question …6)

 

Auftrag: Menschenraub

Entführungen von Westberlinern und Bundesbürgern durch das Ministerium für Staatssicherheit der DDR
Thèse en histoire contemporaine allemande de Susanne Muhle.

Qui vole un œuf vole un keuf.

En 1949, prenant acte de la distance installée entre les alliés occidentaux et l’allié soviétique, se constituent deux Etats allemands : la République Fédérale d’Allemagne et la République Démocratique d’Allemagne. La première regroupe ainsi sans les fusionner les trois zones d’occupation française, britannique et étatsunienne et la seconde s’établit dans la seule zone soviétique. Il va sans dire que leurs accointances politiques reflètent ces relations. Le cas de Berlin, ville divisée elle aussi en quatre zones, est particulier. En 1949, la ville n’est officiellement rattachée à aucun Etat, aussi Berlin-Ouest ne fait pas partie de la RFA et des lois différentes s’y appliquent. Deux administrations s’y font, dès l’arrivée des troupes d’occupation, concurrence. La volonté soviétique d’obtenir une Allemagne unifiée dans son orbite et une capitale totalement intégrée à sa zone d’occupation est mise en échec (après blocus). Pire, le manque de légitimité de la RDA, qui se matérialise par la fuite ininterrompue de ses habitants vers Berlin-Ouest, conduit la dictature du SED (Parti Socialiste Unifié, le parti unique) à s’en prendre à des organisations et des personnes considérées comme non comme dangereuses mais comme ennemies. Tombent dans cette catégorie sans nuance et toute stalinienne non seulement les agents de services de renseignement occidentaux (en grand nombre à Berlin-Ouest), mais aussi les bureaux en charge de la RDA dans les partis politiques de RFA, les organisations d’émigrés russes, les opposants ouest-allemands à la dictature, les démocrates est-allemands réfugiés, ceux qui aident à fuir mais aussi les anciens membres de l’appareil du SED, les anciens policiers ou douaniers et les anciens de la Stasi (il y 456 transfuge travaillant à la Stasi ou en étant retraité, p. 91, dont 108 reviennent bon gré mal gré en RDA p. 151-152).

 Pour empêcher ces ennemis de nuire, le Ministère pour la Sécurité de l’Etat (Ministerium für Staatssicherheit, abrégé en MfS ou Stasi) est chargé de les amener sur le territoire de la RDA, que ce soit à partir de la RFA ou de Berlin-Ouest. Ils peuvent y être conduits de manière violente ou y être appréhendés « par hasard », en les y attirant ou en leur faisant changer de secteur de manière subreptice ou involontaire. Ensuite, ils peuvent être jugés, secrètement, de manière normale ou lors de procès-spectacles. Ou, souvent pire, envoyés à Moscou chez le donneur d’ordre premier (et qui longtemps conseillé et formé la Stasi). Il y aurait eu entre 1949 et la fin des années 1960 plus de 590 enlèvements ou passage de frontière par la ruse (parfois sous la menace d’armes). Les kidnappeurs étaient autour de 500, tous collaborateurs occasionnels de la Stasi et constitués en groupes de circonstance ou constitués (p. 16). Ils sont le thème central de l’étude Susanne Muhle au long des 600 pages de ce livre.

L’introduction commence bien évidemment par délimiter le sujet, avant de décrire les sources utilisées, son positionnement historiographique (dans la ligne de la « nouvelle criminologie » p. 15 et de C. Brown et son 110e bataillon de police de réserve p. 27) et d’annoncer le plan. Le prologue qui suit est en fait la contextualisation du travail, en ce début de Guerre Froide où en Allemagne, chacun cherche la déstabilisation de l’autre. Il présente les forces en présence, étatiques comme non-étatiques (et ceux qui changent de statut, comme l’organisation Gehlen qui passe sous le contrôle du gouvernement Adenauer en 1955 pour devenir le BND, p. 49). La Stasi y est longuement portraiturée, rassemblant des compétences de police secrète, de police judiciaire et de contre-espionnage (p. 54). Elle rassemble en 1953 sur le territoire de la RDA plus de personnel que n’en avait la Gestapo en 1938 sur tout le territoire du Reich (mais renseignant surtout sur le parti unique, p. 55-56), dont beaucoup d’anciens soldats ou d’Hitlerjugend.

Mais déjà le lecteur est confronté au cœur du sujet dans le premier chapitre, avec une exploration en profondeur de la pratique de l’enlèvement par la Stasi (et dans quelque cas la police aux frontières) p. 59-60). C’est entre 1950 et 1955 qu’eurent lieu 75% des enlèvements (p. 76). Si il y a de claires évolutions dans le temps et des  techniques (notamment en lien avec les conflits au sein du SED p. 76-80), S. Muhle rappelle que les donneurs et les responsables sont très longtemps les mêmes : E. Mielke a tout de même été n° 1 ou n° 2 de la Stasi pendant toute la durée de la RDA ! La branche espionnage de la Stasi (HVA) participe aux actions décidées par les différentes directions mais jamais en première ligne (p. 87).

Le second chapitre passe de l’autre côté de la violence en étudiant les victimes des enlèvements. L’auteur nous présente plusieurs cas, appartenant aux catégories ennemies déjà mentionnées et démontre comment la Stasi était profondément et durablement staliniste dans sa vision du monde, sa culture transmise par le KGB (p. 169-180) et son personnel dirigeant (troisième chapitre). La mort de Staline n’est que l’occasion d’un ralentissement  dans les enlèvements avant que les stalinistes ne soient à nouveau aux commandes (p. 185) et que le nombre de kidnappings reparte à la hausse entre 1958 et 1960.

Le chapitre suivant décrit le parcours des kidnappés, avec les premiers interrogatoires et la prison préventive, le procès, puis la détention et le retour en Allemagne de l’Ouest (pour ceux qui ne sont pas morts en détention ou parmi les 26 qui ont été condamnés à mort p. 239), à échéance de la peine, grâce, échange d’agents ou rachat par le gouvernement ouest-allemand (p. 258). L’isolement est souvent le lot des condamnés et le suicide ou les automutilations ne sont pas rares (p. 254). Etrangement, treize personnes restèrent en RDA une fois libérés (p. 261). La grâce était parfois le fruit d’une mobilisation des opinions publiques de par le monde, un monde qui n’était pas ignorant des enlèvements (cinquième chapitre). Les journaux ouest-allemands racontent sans fard les enlèvements. L’auteur met au clair ce que savait le monde des enlèvements de la Stasi, avec comme première difficulté le fait de savoir si c’était un enlèvement ou, comme souvent affirmé par la RDA, une fuite vers une terre de « démocratie réelle » (p. 226, p. 322). Des associations recueillaient des témoignages d’anciens détenus pour bâtir des fichiers de disparus, comme elles l’avaient fait avec les camps du NKVD entre 1945 et 1950, où passèrent 189 000 internés, tous civils, et où y moururent un tiers (p. 305) !

Puis S. Muhle revient du côté des kidnappeurs avec l’étude d’une cohorte de cinquante collaborateurs officieux de la Stasi (dont cinq femmes) qui ont participé à un ou plusieurs enlèvements, et qui sont une toute petite minorité (peut-être 3% furent recrutés pour ce type d’action, p. 369) parmi les collaborateurs occasionnels (plusieurs centaines de milliers de personnes à la fin des années 1980). Elle les répartit en trois types : le premier est caractérisé par son absence de lien avec la cible, le second est chargé de gagner la confiance de la cible et le denier type est déjà un familier de la cible (p. 408). L’auteur détaille leurs biographies et leur milieu d’origine (la moitié sont des Allemands de l’Ouest), leur âge et les effets de génération (la Stasi n’est pas très intéressée par le passé de soldat ou de SS de ses collaborateurs officieux p. 375), leur orientation politique (en général ils ont des affinités avec la gauche p. 378, et n’ont pas été membre du NSDAP et ne sont pas membres du SED), leur éducation et leur milieu professionnel et comment ils ont été recrutés par le Ministère pour la Sécurité de l’Etat (certains sont sortis de prison quelques jours avant l’action prévue p. 395-396). La description se poursuit dans le chapitre suivant avec le questionnement des motivations des gens perpétrant les enlèvements (par conscience politique, sous la contrainte ou pour se racheter, par intérêt matériel, par goût de la violence et du délit, par revanche, par goût de l’aventure ou sensation de puissance). Seule une petite minorité des collaborateurs de l’Ouest ont effectué leur tâche gratuitement (p. 418) et la conviction communiste était préférée par les officiers traitants (p. 420-436, plus chez les types 2 que les type 1  et plus chez les type 3 que les type 2). La pression est inhérente au processus de recrutement de la Stasi même si un refus à très rarement des conséquences. Mais la pression ne fait pas tout, car 16 500 collaborateurs de services de renseignement du Bloc de l’Est fuient pour l’Ouest entre 1950 et 1959 (p. 440).

Devant un tel éventail de motivations possibles, l’auteur se pose naturellement la question de la distance entre la norme voulue par le donneur d’ordre et la pratique (chapitre huit). Comment était reçues les initiatives des « employés » ? Comment étaient gérées les conséquences des activités criminelles des kidnappeurs (dont le fait d’être pris par les polices de l’Est comme de l’Ouest) avec le risque de la fin du secret ? Les collaborateurs pouvaient monter des coups seuls (p. 487) et la source première de conflit, augmentant de plus avec le temps,  avec leurs officiers traitant était d’obtenir plus de contrats pour gagner encore plus d’argent. Certains collaborateurs furent tout même employés pendant plus de 25 ans (p. 516) …

Le neuvième chapitre continue d’exposer le parcours des abducteurs, une fois que ceux-ci ne sont plus utilisés par la Stasi. Certains y continuent leur carrière en tant qu’employés normaux (et peuvent devenir officiers traitants), mais d’autres continuent sur leur trajectoire précédente. Et parfois la justice passe (dixième chapitre), que ce soit avant 1990 (uniquement en RFA) ou après 1990. Mais les suspects n’étaient souvent pas connus ou les preuves étaient insuffisantes avant 1990. Après 1990 se pose la question de la loi à appliquer pour juger les coupables, avec en parallèle la responsabilité générale de la Stasi.

Le volume est clos par un épilogue, qui est un très bon résumé du livre, des remerciements et des appendices (abréviations, un récapitulatif des cinquante kidnappeurs étudiés, une bibliographie et un index).

La Guerre Froide, toujours si près et étonnamment si lointaine. Et si le MfS n’a conduit qu’un nombre limité d’enlèvements après la construction du Mur de Berlin, ce n’est pas pour autant qu’il avait arrêté d’en planifier, comme il planifiait aussi des homicides (p. 108-112 et p. 397). Mais le besoin ne se faisait plus aussi pressant : le SED avait assis sa dictature, la situation semblait gelée pour des décennies et le Mur compliquait l’organisation d’actions tout en coupant les services occidentaux de leurs sources. De plus les organisations d’opposants étaient moins actives, découragées.  Pourtant ce qui était la norme pour le MfS ne l’était pas du tout pour les services alliés (à moins que des ouvertures d’archives démentent ce point, mais c’est tout de même peu probable). In fine, ces enlèvements avaient deux finalités, l’une externe et l’autre interne. Externe, car ils visaient des agents à Berlin-Ouest ou en RFA et faisaient planer un sentiment d’insécurité que même la fin du Mur n’a pas totalement éradiqué chez les victimes (l’auteur a conversé avec l’une d’elles, p. 377). Mais aussi interne, puisse que les membres des « organismes armés » (Stasi, police, garde-frontières, armée) savent ce qui peut les attendre en cas de défection (p. 557).

Ce livre porte donc un éclairage très puissant sur les enlèvements, leurs victimes et ceux qui les commettent, en exploitant une masse très importante de documents (et en premier lieu les dossiers des collaborateurs et ceux de leurs missions) et en sachant aussi s’en extraire pour en apprécier leur insertion dans un ensemble plus large, celui de la Stasi et du parti unique qu’elle protège d’ennemis situés hors de son territoire. On peut reprocher à l’auteur un manque ponctuel d’indicateurs temporels dans son texte, nuisant en de rares cas à sa clarté, tout comme l’utilisation un peu trop poussée de pourcentages avec deux décimales, pourcentages artificiels quand on parle de 50 occurrences.  Mais des ratios auraient-ils été plus indiqués ? Ce ne sont toujours et encore que 50 cas et en étudier plus aurait été une adjonction très importante de travail qui n’aurait pas rendu les statistiques plus vraies, sauf à étudier tous les kidnappeurs (mais il manque des dossiers …). Et le texte n’aurait pas gagné en légèreté, la présentation en série de cas d’enlèvement se fait un peu au détriment de la synthèse. Des comparaisons de données sur les collaborateurs auraient aussi bénéficié par moments de comparaisons avec la société est-allemande des années 50. On sait ce que gagne un malfrat engagé pour un enlèvement à Berlin-Ouest mais comme on ne connaît pas le salaire moyen, comment savoir si c’est une grosse somme ou une très grosse somme ?

Malgré les petites redites et les peu nombreuses erreurs typographiques, l’effet est tout de même parfois glaçant à la lecture de ce livre. Il y a le cas d’une fille contrainte par la maladie de sa mère de livrer son père, ce dernier étant ensuite condamné à mort, ou le cas d’un enfant de deux condamnés à mort qui est confié à un employé de la procurature générale et qui ne lira la lettre d’adieu de sa mère que 56 ans après sa mort (note 616 p. 240).

Le livre nécessite une bonne endurance, le sujet étant peu propice à l’humour et certaines parties étant un peu arides mais saura récompenser le lecteur familier de l’allemand (on peut douter d’une prochaine traduction en français …) par une bien meilleure connaissance des relations inter-allemandes au début de la Guerre Froide et de la vie dans un pays divisé, alors que les ruines encombrent encore de nombreuses rues.

 (une victime passée par le goulag et le camp de concentration goûte encore à l’isolement complet dans les geôles de la Stasi p. 245 … 7,5)