L’Amérique fantôme

Les aventuriers francophones du Nouveau Monde
Essai d’histoire des marges et des aventuriers francophones en Amérique septentrionale par Gilles Havard.

Deux époques révolues.

Une fois que l’on s’est échangé des objets entre Français et Indiens (comme l’explique admirablement L’Histoire de la Nouvelle France de Laurier Turgeon), on commence à se parler. Et pour se parler, comme aucun de deux groupes ne devient totalement bilingue, il y a la nécessité d’avoir des traducteurs, des médiateurs, au point de jonction des deux cultures. Ceux qui canalisent le troc des peaux de castor en vivant au sein des groupes indiens sont les plus indiqués pour occuper ces fonctions, mais les profils se diversifient assez vite, entre le jésuite missionnaire et le captif qui revient vers les établissements du Saint-Laurent après avoir appris la langue de sa nouvelle famille (en fuite ou ayant accepté son nouveau statut d’Indien).

Le commerce des peaux reste central pour les francophones, français comme canadiens, qui sont en contact avec les groupes indigènes et qui s’aventurent de plus en plus loin, en remontant le Saint-Laurent, navigant sur les Grands Lacs, descendant le Mississipi, le Missouri et cheminant des mois durant dans la Prairie. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, les coureurs de bois qui parcourent le monde indien, les marges de la « civilisation » en Amérique du Nord, parlent le français et c’est ce que montre G. Havard (CNRS) dans ce livre en se basant sur dix portraits d’hommes aux parcours contrastés mais semés de privations, de souffrances, de dangers, de morts, de rencontres, de cadeaux, de rites et de choix de vie.

L’introduction raconte comment l’idée de ce livre est venu à l’auteur. En mars 2007, dans la réserve de Fort Berthold au Dakota du Nord, l’auteur reçoit une ceinture de perle (un cadeau traditionnel) de la main d’un Indien arikara appelé John Morsette, « de Français à Français » (p. 12). C’est là le signe de deux faits culturels distincts et divergents : en France, la vision d’une Amérique du Nord modelée par l’industrie étatsunienne du divertissement, peuplée de cow-boys anglophones de tous temps (en fait, une mythologie de la fin du XIXe siècle, voire début du XXe) et en Amérique du Nord, une topologie et des mémoires familiales qui montrent une prégnance très forte d’éléments français, entre Saint-Laurent et Rocheuses. Et pour montrer l’importance primordiale desdits éléments dans ces très vastes territoires jusqu’au milieu du XIXe siècle et les mondes dans lequel ils s’insèrent, G. Havard se base sur les biographies de dix hommes d’aventure, entre 1564 et le dernier quart du XIXe siècle.

Les premiers cas (Pierre Gambie, Etienne Brûlé, Pierre-Esprit Radisson et Nicolas Perrot) sont nés en France mais sont actifs en Amérique du Nord (en Floride pour le premier, avec une expédition de colonisation décidée par l’amiral de Coligny entre 1562 et 1564). Ils sont principalement des interprètes (des « truchements ») mais gagnent aussi leur vie en faisant commerce. Leur émigration n’est par ailleurs à cette époque (et ce jusqu’au début du XVIIIe siècle) pas un billet sans retour. L’Atlantique n’est pas une barrière et Samuel de Champlain, le fondateur de Québec, traverse cet océan à 27 reprises entre 1599 et 1627 (p. 61). Les biographies suivantes sont celles de personnes nées en Amérique (le plus souvent au Québec) et qui n’ont plus de liens familiaux avec le royaume, en plus du fait que le traité de Paris (en 1763), faisant suite à la Guerre de Sept Ans, les rend sujets britanniques. Mais en fin de compte, aucun royaume ni aucune république n’exerce sa souveraineté jusqu’au milieu du XIXe siècle dans le Haut-Missouri et les Rocheuses, malgré les prétentions (de toutes façons incomprises des Indiens, p. 193 et p. 414). Celui qui ne s’est pas placé sous la protection d’un groupe en y intégrant une famille (ce qui peut se faire de plusieurs manières) est constamment en danger en pays indien. La guerre elle-même est faite dans le but d’accroitre sa famille (et de montrer son courage), soit par l’adoption des captifs, soit par l’accaparement des femmes (p 102). Et la volatilité de la politique indienne n’aide pas à garder ses possessions ou sa vie …

L’auteur parvient aussi à replacer les expériences de ces coureurs de bois ou de plaines dans la trame de leur époque. Si certains anciens captifs des Indiens écrivent des relations, c’est aussi le cas de ceux qui ont pu quitter leurs ravisseurs du Maghreb au XVIIe siècle (p. 90, dans le cas de Radisson) et si certains actes de soins corporels ritualisés ou l’animisme (des Hurons par exemple, p. 57) nous semblent aujourd’hui étranges, ils étaient beaucoup moins éloignés de ceux que connaissaient des Français ou des Canadiens de l’époque moderne (p. 187 et p. 210).

G. Havard réaffirme à plusieurs reprises que cet effacement de l’héritage français au cœur de l’Amérique du Nord doit beaucoup à la volonté étatsunienne, dont la Destinée Manifeste ne s’accommode pas de prédécesseurs qui n’ont pas le bon goût d’être anglophones. Sans les Indiens et leur guide français Toussaint Charbonneau, jamais Lewis et Clark n’auraient atteint le Pacifique et pour l’auteur, c’est un ressentiment présent à Washington. Dans la culture populaire, ce même T. Charbonneau n’a pas le plus beau rôle (p. 341). Est-ce la jalousie ? T. Charbonneau a voyagé avec sa femme indienne tout du long (p. 353) … L’auteur détaille aussi à de nombreuses reprises les effets sur les populations et la faune de l’expansion vers l’Ouest et du commerce des peaux : la baisse du nombre de bisons est constatée par les praticiens du pays indien (après le castor) et n’a rien d’un phénomène soudain (p. 431) tandis que la population indienne disparait à 90% à cause des épidémies (p. 315).

Cette galerie de personnages permet à l’auteur de s’interroger sur la conception de la virilité des coureurs de bois (une thématique présente dans chaque chapitre) et comment l’Ouest permet une démocratisation de l’équitation (d’autant plus recherchée par les Indiens que cela rencontre l’idée d’élévation des chefs en plus d’un démultiplicateur de locomotion, p. 311). Les derniers chapitres montrent le déclin de la langue française dans l’Ouest, puisqu’il semble que Saint-Louis-des-Illinois ne parle plus français majoritairement en 1850, sur fond de mouvement nativiste (p. 445). Il y a sur place une claire fossilisation folklorique dès 1847 (p. 467). Dans la Plaine, le français reste la lingua franca encore quelques années (les caravanes de marchands dans les Rocheuses le sont à 90% en 1834, p. 426).

Le volume est doté d’un cahier central d’illustrations en couleurs en plus de nombreuses illustration monochromes dans le texte. Une carte, essentielle, ouvre chaque nouveau chapitre. Un glossaire des peuples autochtones, les notes fournies, une bibliographie conséquente et un index rajoutent du poids à 500 pages de texte très renseignées. Si parfois certaines informations sont « éclatées » entre différents passages (sur le fonctionnement des bateaux à vapeur sur le Missouri et leurs voyages de deux mois par exemple p. 440), l’auteur réussi à merveille à rendre vivants ses personnages, parfois peu sourcés directement, en abreuvant avec constance et à propos le lecteur d’informations permettant de comprendre et l’homme et son monde, une quantité que nous ne pouvons que très imparfaitement rendre ici. Que de gens aux parcours virevoltants et parfois même improbables, comme Jean-Baptiste Charbonneau (le fils de Toussaint), métis indien et filleul de W. Clark, locuteur d’au moins six langues, éduqué en Europe et chasseur dans les Rocheuses !

Une réussite qui se dévore comme les meilleures parties d’un castor après deux semaines de voyage sans nourriture sous la neige.

(il y a une certaine émotion dans cette introduction … 8,5)

Une histoire de la Nouvelle-France

Français et Amérindiens au XVIe siècle
Essai d’histoire culturelle française et orientalo-canadienne au début de la période moderne par Laurier Turgeon.

Et finalement si peu de gens …

La fondation de Québec en 1608 peut sembler être la première étape de la colonisation française en Amérique du Nord. Mais c’est faire fi des 80 années qui séparent cette importante fondation des voyages de Jean de Verrazane et Jacques Cartier, qui ne furent pas que tournées vers les conflits européens. Et même avant 1524, qui peut dire où naviguèrent les pêcheurs bretons, normands et basques quand ils cinglèrent vers le Nord-Ouest …  Des navires firent voile vers les terres nouvellement découvertes, pour y pêcher et incidemment rencontrer les habitants des lieux. Tout comme en Europe, les rencontres ne sont pas toutes pacifiques, mais après des objets, les deux groupes échangent bientôt des mots.

Pour conduire son étude, Laurier Turgeon a choisi quatre biens qui sont échangés (ou prélevés sans opposition) par les Français et les Amérindiens (de groupes divers, sur la façade atlantique comme plus à l’intérieur des terres) : la morue, la peau de castor, le chaudron en cuivre et les perles de verre.

L’introduction est un modèle du genre, avec une claire énonciation des buts du livre : les Amérindiens ont aussi des objectifs au travers du commerce et ne voient pas les objets échangés de la même manière que les Français (ou les Européens de manière générale). Ici, l’auteur veut faire voir les conséquences de l’échange dans les deux cultures (p. 13), ce qui lui semble beaucoup trop rarement fait. Ces « biographies des objets » ne sont possibles qu’en utilisant les sources écrites et archéologiques provenant des deux côtés de l’Atlantique. Ce qui importe pour l’auteur c’est l’appropriation, la consommation (au sens physique, celui fortifiant le corps), la réattribution de fonction et la domination qui en découle. Mais ceci pour les deux groupes.

Ainsi en premier lieu la morue. Au XVIe siècle, elle est importée en grande quantités en France alors qu’elle n’est consommée que très marginalement au Moyen-Age. Comme ce poisson ne rentre pas vraiment dans le régime de la plupart des groupes indiens de la côte, il n’y a pas de concurrence avec les pêcheurs européens. Profitant de plusieurs voyages exploratoires anglais et portugais de la fin du XVe siècle, des Normands vont faire des repérages à Terre-Neuve dès 1506. Puis en 1508, le premier navire dieppois est armé pour la pêche et deux ans plus tard on a la première mention dans les archives d’un navire breton vendant sa cargaison à Rouen. En 1517, on en a la mention à Bordeaux et les Basques se mettent de la partie eux aussi, à partir de 1512. Le nombre de bateaux impliqué augmente rapidement pour atteindre la centaine dans les années 1520, de même que les différents ports d’attache. En 1580, il y aurait 500 navires français pêchant la morue de Terre-Neuve (p. 36).

Très loin d’être un espace marginal, Terre-Neuve est un pôle qui fait jeu égal avec les Antilles et qui représente le double de la mobilisation en hommes et en navires de l’Amérique du Sud. Pour pouvoir sécher le poisson et extraire la graisse, les pêcheurs s’installent à terre et bientôt naissent des établissements saisonniers (on ne pêche que l’été), puis permanents. Une activité proto-industrielle s’y déploie pour vider, découper, saler et sécher le poisson (un seul pêcheur peut en prendre jusque 400 dans la journée, p. 41). Mais la pêche à la morue verte se pratique tout entière à bord du navire, pendant 12 semaines. Tout ceci exige un capital très important, avec des réseaux de financement complexes. Le produit de la pêche est distribué dans tout le royaume, et toutes les couches de la population mangent de la morue (mais pas les mêmes parties. Son exotisme est partie intégrante de la valeur qu’on lui prête et elle participe au système des denrées coloniales, principalement vivrières, qui asservissent le Nouveau Monde.

Avec le castor, les rapports avec les Amérindiens sont forcément moins fortuits ou épisodiques. Le castor n’est pas inconnu en Europe, on l’appelle bièvre au Moyen-Age (mot gaulois et latin, en allemand Bieber et en anglais beaver) mais à partir de 1587, le mot grec castor le remplace en français (p. 147). Plus intellectuel, et devant dénommer une nouvelle réalité exotique. Largement consommé par les Indiens (viande et peau), il est échangé avec les Français pour se procurer des objets métalliques (haches, couteaux, chaudrons etc.) et des perles de verre. Dans la seconde moitié du XVIe siècle, le commerce des peaux passe d’occasionnel lors de la pêche (commerce dit de pacotille, c’est-à-dire hors contrat d’armement, p. 94) à organisé. Les « conquêtes » du castor et de la morue (terme d’époque, révélateur de la colonisation pour l’auteur p. 141) sont étroitement liées, souvent combinées en une expédition de plusieurs navires (p. 125). Si avec le castor, on échange d’autres peaux (orignal, cerf, caribou, loutre et martre), la part du castor est prépondérante et est transformée en France pour assouvir la formidable demande en chapeaux, manteaux, doublures et manchons. En miroir de son usage au Canada …

La fin du chapitre porte de manière très intéressante sur le castor utilisé comme métaphore politique au XVIIIe siècle, dans une discussion sur les mérites de la république et de la monarchie (p. 153-158).

Le troisième chapitre traite des chaudrons de cuivre échangés contre les peaux (mais on en exporte aussi en grandes quantités en Afrique p. 165). Le cuivre vient de toute l’Europe pour la fabrication des chaudrons, mais d’objet usuel banal en Europe, il se pare d’un statut tout autre arrivé dans les mains indiennes, rituel (p. 179-182), et chasse le cuivre produit localement (p. 168). Les chaudrons servent lors des grandes occasions (« faire chaudière ») mais aussi pour des inhumations. Certains sont découpés pour en faire des bijoux mais continuent de signifier la collectivité.

Dernier chapitre et dernier objet, les perles de verre. Là encore, cette production n’est pas extrêmement valorisée en France et ces perles ne se retrouvent que dans les couches basses de la population. Comme pour les chaudrons, du fait de leur exotisme, leur statut est diamétralement opposé parmi les Indiens d’Amérique du Nord, avec une autre utilisation (moins sur les habits, plus près du corps et avec des significations complexes). De fait, ces mêmes Indiens voulaient ces perles et considéraient ces échanges comme justes (vue hémiplégique p. 162). Les perles de verre sont très recherchées, mais celles en coquillages ne le sont pas moins et la très grande majorité de celles retrouvées dans les fouilles sont d’origine européennes (p. 194). L. Turgeon établit un parallèle entre Europe et Canada, où pierres précieuses et perles de verre sont investies des mêmes significations et d’une même valorisation des origines lointaines (p. 218).

La conclusion sacrifie aux thèmes actuels de restitutions d’artefacts par les musées et l’auteur parle de la réappropriation par les institutions « euro-canadiennes » (archéologues, gouvernements) des artefacts retrouvés lors de fouilles, dans une « resacralisation muséale » (p. 223-224). Mais il donne tout de même quelques éléments sur la naissance de l’intérêt pour l’archéologie des Peuples Premiers. Suivent les notes, conséquentes, et une bibliographie.

Nous avons eu du mal avec certains concepts utilisés par l’auteur, notamment celui de l’appropriation de l’espace par la nourriture (p. 62), mais pour un lecteur très novice dans les choses septentrionales des Amériques, ce livre est excellent en plus d’être d’une grande clarté. Sa facilité de lecture doit grandement au talent de L. Turgeon pour passer d’un sujet à l’autre sans à-coups à l’intérieur des chapitres. Avec quelques petites redites inévitables, les quatre chapitres se veulent assez autonomes et permettent une lecture séquencée (p. 113). On apprend bien évidemment une quantité astronomique de choses, comme la présence d’Indiens en France dès les années 1540 (p. 130) qui permettront le dialogue une fois revenus mais aussi que c’est le contact avec les Européens qui crée les contacts entre tribus indiennes (p. 201) pour l’échange des biens européens.

La relecture a connu quelques ratés négligeables (p. 164 par exemple) et, point plus embêtant, un index manque à ce volume.

Une belle fenêtre sur les relations entre deux groupes qui se connaissent de plus en plus, jusqu’à que les Français deviennent une tribu comme les autres au Canada au début du XVIIIe siècle, au travers de la Grande Paix de Montréal en 1701. Une poignée de gens aventureux et qui resteront peu nombreux dans un territoire immense.

(les objets européens font vite des milliers de kilomètres, on en retrouve très vite dans l’Ontario p. 129 … 8,5)