Une histoire de la Nouvelle-France

Français et Amérindiens au XVIe siècle
Essai d’histoire culturelle française et orientalo-canadienne au début de la période moderne par Laurier Turgeon.

Et finalement si peu de gens …

La fondation de Québec en 1608 peut sembler être la première étape de la colonisation française en Amérique du Nord. Mais c’est faire fi des 80 années qui séparent cette importante fondation des voyages de Jean de Verrazane et Jacques Cartier, qui ne furent pas que tournées vers les conflits européens. Et même avant 1524, qui peut dire où naviguèrent les pêcheurs bretons, normands et basques quand ils cinglèrent vers le Nord-Ouest …  Des navires firent voile vers les terres nouvellement découvertes, pour y pêcher et incidemment rencontrer les habitants des lieux. Tout comme en Europe, les rencontres ne sont pas toutes pacifiques, mais après des objets, les deux groupes échangent bientôt des mots.

Pour conduire son étude, Laurier Turgeon a choisi quatre biens qui sont échangés (ou prélevés sans opposition) par les Français et les Amérindiens (de groupes divers, sur la façade atlantique comme plus à l’intérieur des terres) : la morue, la peau de castor, le chaudron en cuivre et les perles de verre.

L’introduction est un modèle du genre, avec une claire énonciation des buts du livre : les Amérindiens ont aussi des objectifs au travers du commerce et ne voient pas les objets échangés de la même manière que les Français (ou les Européens de manière générale). Ici, l’auteur veut faire voir les conséquences de l’échange dans les deux cultures (p. 13), ce qui lui semble beaucoup trop rarement fait. Ces « biographies des objets » ne sont possibles qu’en utilisant les sources écrites et archéologiques provenant des deux côtés de l’Atlantique. Ce qui importe pour l’auteur c’est l’appropriation, la consommation (au sens physique, celui fortifiant le corps), la réattribution de fonction et la domination qui en découle. Mais ceci pour les deux groupes.

Ainsi en premier lieu la morue. Au XVIe siècle, elle est importée en grande quantités en France alors qu’elle n’est consommée que très marginalement au Moyen-Age. Comme ce poisson ne rentre pas vraiment dans le régime de la plupart des groupes indiens de la côte, il n’y a pas de concurrence avec les pêcheurs européens. Profitant de plusieurs voyages exploratoires anglais et portugais de la fin du XVe siècle, des Normands vont faire des repérages à Terre-Neuve dès 1506. Puis en 1508, le premier navire dieppois est armé pour la pêche et deux ans plus tard on a la première mention dans les archives d’un navire breton vendant sa cargaison à Rouen. En 1517, on en a la mention à Bordeaux et les Basques se mettent de la partie eux aussi, à partir de 1512. Le nombre de bateaux impliqué augmente rapidement pour atteindre la centaine dans les années 1520, de même que les différents ports d’attache. En 1580, il y aurait 500 navires français pêchant la morue de Terre-Neuve (p. 36).

Très loin d’être un espace marginal, Terre-Neuve est un pôle qui fait jeu égal avec les Antilles et qui représente le double de la mobilisation en hommes et en navires de l’Amérique du Sud. Pour pouvoir sécher le poisson et extraire la graisse, les pêcheurs s’installent à terre et bientôt naissent des établissements saisonniers (on ne pêche que l’été), puis permanents. Une activité proto-industrielle s’y déploie pour vider, découper, saler et sécher le poisson (un seul pêcheur peut en prendre jusque 400 dans la journée, p. 41). Mais la pêche à la morue verte se pratique tout entière à bord du navire, pendant 12 semaines. Tout ceci exige un capital très important, avec des réseaux de financement complexes. Le produit de la pêche est distribué dans tout le royaume, et toutes les couches de la population mangent de la morue (mais pas les mêmes parties. Son exotisme est partie intégrante de la valeur qu’on lui prête et elle participe au système des denrées coloniales, principalement vivrières, qui asservissent le Nouveau Monde.

Avec le castor, les rapports avec les Amérindiens sont forcément moins fortuits ou épisodiques. Le castor n’est pas inconnu en Europe, on l’appelle bièvre au Moyen-Age (mot gaulois et latin, en allemand Bieber et en anglais beaver) mais à partir de 1587, le mot grec castor le remplace en français (p. 147). Plus intellectuel, et devant dénommer une nouvelle réalité exotique. Largement consommé par les Indiens (viande et peau), il est échangé avec les Français pour se procurer des objets métalliques (haches, couteaux, chaudrons etc.) et des perles de verre. Dans la seconde moitié du XVIe siècle, le commerce des peaux passe d’occasionnel lors de la pêche (commerce dit de pacotille, c’est-à-dire hors contrat d’armement, p. 94) à organisé. Les « conquêtes » du castor et de la morue (terme d’époque, révélateur de la colonisation pour l’auteur p. 141) sont étroitement liées, souvent combinées en une expédition de plusieurs navires (p. 125). Si avec le castor, on échange d’autres peaux (orignal, cerf, caribou, loutre et martre), la part du castor est prépondérante et est transformée en France pour assouvir la formidable demande en chapeaux, manteaux, doublures et manchons. En miroir de son usage au Canada …

La fin du chapitre porte de manière très intéressante sur le castor utilisé comme métaphore politique au XVIIIe siècle, dans une discussion sur les mérites de la république et de la monarchie (p. 153-158).

Le troisième chapitre traite des chaudrons de cuivre échangés contre les peaux (mais on en exporte aussi en grandes quantités en Afrique p. 165). Le cuivre vient de toute l’Europe pour la fabrication des chaudrons, mais d’objet usuel banal en Europe, il se pare d’un statut tout autre arrivé dans les mains indiennes, rituel (p. 179-182), et chasse le cuivre produit localement (p. 168). Les chaudrons servent lors des grandes occasions (« faire chaudière ») mais aussi pour des inhumations. Certains sont découpés pour en faire des bijoux mais continuent de signifier la collectivité.

Dernier chapitre et dernier objet, les perles de verre. Là encore, cette production n’est pas extrêmement valorisée en France et ces perles ne se retrouvent que dans les couches basses de la population. Comme pour les chaudrons, du fait de leur exotisme, leur statut est diamétralement opposé parmi les Indiens d’Amérique du Nord, avec une autre utilisation (moins sur les habits, plus près du corps et avec des significations complexes). De fait, ces mêmes Indiens voulaient ces perles et considéraient ces échanges comme justes (vue hémiplégique p. 162). Les perles de verre sont très recherchées, mais celles en coquillages ne le sont pas moins et la très grande majorité de celles retrouvées dans les fouilles sont d’origine européennes (p. 194). L. Turgeon établit un parallèle entre Europe et Canada, où pierres précieuses et perles de verre sont investies des mêmes significations et d’une même valorisation des origines lointaines (p. 218).

La conclusion sacrifie aux thèmes actuels de restitutions d’artefacts par les musées et l’auteur parle de la réappropriation par les institutions « euro-canadiennes » (archéologues, gouvernements) des artefacts retrouvés lors de fouilles, dans une « resacralisation muséale » (p. 223-224). Mais il donne tout de même quelques éléments sur la naissance de l’intérêt pour l’archéologie des Peuples Premiers. Suivent les notes, conséquentes, et une bibliographie.

Nous avons eu du mal avec certains concepts utilisés par l’auteur, notamment celui de l’appropriation de l’espace par la nourriture (p. 62), mais pour un lecteur très novice dans les choses septentrionales des Amériques, ce livre est excellent en plus d’être d’une grande clarté. Sa facilité de lecture doit grandement au talent de L. Turgeon pour passer d’un sujet à l’autre sans à-coups à l’intérieur des chapitres. Avec quelques petites redites inévitables, les quatre chapitres se veulent assez autonomes et permettent une lecture séquencée (p. 113). On apprend bien évidemment une quantité astronomique de choses, comme la présence d’Indiens en France dès les années 1540 (p. 130) qui permettront le dialogue une fois revenus mais aussi que c’est le contact avec les Européens qui crée les contacts entre tribus indiennes (p. 201) pour l’échange des biens européens.

La relecture a connu quelques ratés négligeables (p. 164 par exemple) et, point plus embêtant, un index manque à ce volume.

Une belle fenêtre sur les relations entre deux groupes qui se connaissent de plus en plus, jusqu’à que les Français deviennent une tribu comme les autres au Canada au début du XVIIIe siècle, au travers de la Grande Paix de Montréal en 1701. Une poignée de gens aventureux et qui resteront peu nombreux dans un territoire immense.

(les objets européens font vite des milliers de kilomètres, on en retrouve très vite dans l’Ontario p. 129 … 8,5)

The Archaeology of Etruscan Society

Essai d’étruscologie de Vedia Izzet.

Peau, pot et Pô.

Dans cet essai, Vedia Izzet (qui enseigne à Southampton) s’est donnée pour objectif de lier différents aspects de la culture matérielle étrusque par le concept de confins, d’interfaces (p. 31) et d’étudiers les changements qui ont lieu dans la culture étrusque à la fin du VIe siècle. Elle progresse ainsi du plus petit vers le plus grand, commençant avec les miroirs pour aboutir au grand large du commerce international dans l’espace méditerranéen.

Mais avant cela, V. Izzet pose son cadre méthodologique, et ceci de manière très approfondie dans le premier chapitre. Il est fait appel de manière très forte aux sciences sociales (sociologie du réseau, ethnologie). Cela a pour corollaire un hypercriticisme envers les sources écrites (puisqu’elles sont toujours écrites par des non-étrusques), qui concoure à conduire, selon l’auteur, l’étruscologie hors de l’archéologie classique (p. 10-15). C’est une vue qui se défend (et semble se retrouver de plus en plus, bien entendu chez les anglo-saxons, plus sensibles historiographiquement à la proximité avec l‘ethnologie), visant à ne plus voir les Etrusques comme coincés entre les Grecs et les Romains, la cinquième roue du carrosse et de simples transmetteurs idiots d’une culture grecque supposément supérieure. V. Izzet propose aussi de se défaire du biais funéraire et d’une vision trop marquée par l’histoire de l’art (forte critique du Corpus Speculorum Etruscorum p. 17). De manière générale, elle constate une absence de réflexion sur le pourquoi des évolutions (p. 19), trop souvent ramené à des influences étrangères (p. 20-21). Si l’on peut ne pas être en accord avec tous ces choix méthodologiques, c’est très solide de ce côté-là, non seulement dans ce premier chapitre mais aussi dans tous les suivants.

Le second chapitre initie la série d’études avec les miroirs, une grande spécialité étrusque. Ils sont considérés non seulement pour leurs revers historiés mais aussi pour leur qualité d’objet usuel (ce qui est, il faut en convenir avec l’auteur, moins fait), dialoguant avec celui, homme ou femme, qui le tient. L’étude dans ce chapitre se base sur le principe du corps modelé socialement (la peau sociale p. 49, avec son apprêt, les vêtements etc.), qui prend place dans un cadre de possibles sociaux. Du point de vue des sources, l’auteur rappelle qu’environs 4000 miroirs étrusques ont été retrouvés, dont seulement quatre dateraient d’avant la fin du VIe siècle et dont la moitié ne sont pas gravés. Mais si la conscience des corps et l’idée de beauté existe avant le Ve siècle, comment expliquer l’essor de la production à ce moment -là ? De plus, de nombreux miroirs comportent des scènes de parement, renvoyant au porteur dudit miroir. L’auteur, évidemment, cherche ses arguments dans les études de genre mais ses comparaisons risquent beaucoup l’anachronisme. De même, certaines analyses n’arrivent pas à convaincre (l’objectivation de deux danseuses p. 69 par exemple ou sur le sens de la nudité et de l’habillage, à la même page ou les exagérations des p. 71-73). Il arrive même que l’auteur puisse se contredire, parlant de choix de genre d’abord mais n’évoquant que la passivité féminine. Une comparaison entre ce que V. Izzet dit de la femme étrusque et la place de l’épouse du suzerain dans l’amour courtois aurait été intéressant … Par contre elle explique lumineusement la mécanique du parement, fait de soustractions chez l’homme (nudité) et d’addition chez la femme (p. 81). Il faut donc, pour l’auteur, bien prendre en compte les deux surfaces du miroir et leurs interactions.

Le troisième chapitre poursuit son parcours scalaire en passant à l’architecture funéraire. Le mouvement qui a lieu voit la disparition des grandes tombes à tumulus (il y a une critique des termes latins et grecs employés pour les descriptions) pour laisser la place à des tombes plus standardisées (comme à Orvieto). V. Izzet détaille d’abord les entrées des tombes (en théorie l’auteur ne veut étudier que Cerveteri, mais les exemples sont situés dans toute l’Etrurie), puis les différents types de structures avant de passer aux décorations (sculptées ou peintes). Les tombes entièrement peintes représentent à peine 2% de l’ensemble (p. 111). L’organisation des nécropoles évolue elle-aussi, avec une place laissée libre à la possibilité de rassemblement, comme une place urbaine, accompagnée d’une plus grande rationalisation de l’espace et une fin de l’orientation générale vers le nord-est des tombes (p. 118-119). Petite nouveauté, il a été prouvé la présence de tentes devant les tombes, vraisemblablement lors des funérailles (p. 112-113). L’auteur pense que c’est lié aux peintures à l’intérieur, mais il faut avouer que ce n’est pas entièrement convaincant.

Le chapitre suivant reste à la croisée des mondes puisqu’il prend en considération les sanctuaires. Il y a une très claire monumentalisation des sanctuaires à la fin du VIe siècle (p. 128), sans pour autant un abandon de sanctuaires plus anciens sans structures pérennes (comme le Lac des Idoles par exemple). V. Izzet détaille la forme que prend ce nouveau type de sanctuaire en se penchant sur le temple sous toutes ses facettes. Le maître mot, assez contestable, est que tout y a une signification (p. 122), mais lier la décoration à on emplacement sur le bâtiment n’est de loin pas sans intérêt.

Tant que l’on est dans l’architecture, restons-y avec l’architecture domestique (cinquième chapitre). L’objet de l’étude est ici le passage des huttes avec leurs murs courbes aux maisons intégrées dans les insulae, et donc aux murs droits et à des dimensions prédéfinies. La difficulté du corpus documentaires se niche ici dans le fait que de très nombreuses villes étrusques, et bien évidemment parmi les plus importantes, sont aussi le site de villes médiévales, modernes et contemporaines. L’étude s’en trouve fortement limitée. Ce chapitre est hélas miné par une contradiction (p. 147) : l’étude se veut non-chronologique mais elle l’est tout de même. Si l’on ajoute à cela la désagréable impression que certains auteurs cités semblent découvrir l’eau tiède (toujours p. 147), qu’il est questions de facteurs socio-culturels du changement qui ne sont jamais précisés (p. 152) et que le concept de non-maison est des plus flou (p. 151) et ne porte pas bien loin, cela fait de ce chapitre l’un des moins bon du livre.

Le chapitre suivant élargit encore le champ pour se placer au niveau des cités. Il est question de territoires, délimité par des forts ou des sanctuaires mais l’auteur développe aussi un point de vue non rituel des via cave (p. 193) et s’attarde sur des questions très britanniques de paysage avec les modifications causées par les canalisations (jusqu’à 600m de long à Véies au VIe siècle, p. 196) ou les routes (p. 195). Les constituants de la ville ne sont pas pour autant oubliés tout comme l’interface entre ville te campagne (p. 189). La vision d’une antiquité italienne non romaine très rurale en est assez chamboulée : dans la vallée de l’Albegna au VIe siècle, on compte 70% d’urbains (p. 206).

Le septième et dernier chapitre est peut-être le meilleur du volume. Comme couronnement, il donne au lecteur un aperçu des échanges méditerranéens (où la Grèce n’est pas le centre de tout) et à la place de l’Etrurie dans ceux-ci. La Grèce donc, ou plutôt les différentes cités grecques, mais aussi l’Italie et ses composantes. La côte levantine est elle aussi brièvement abordée, après avoir fait un très utile rappel historiographique. La conclusion de ce chapitre sert de conclusion générale, résumant la pensée de l’auteur, avant de passer à bibliographie imposante (plus de 70 pages !) et un index.

Au bilan, ce livre, aux larges ambitions tout en n’étant pas un manuel peine à atteindre ses objectifs. Pour le lecteur, les causes des changements listés au VIe siècle restent floues. Certains thèmes sont bien traités, d’autres ont du mal à emballer le lecteur. Parmi les points les plus intéressants figure celui sur l’alphabétisation féminine, mais qu’il faut mettre en regard avec le taux moyen d’alphabétisation (si l’on suit L. Shipley, comme ici). Il manque souvent des datations (pour les illustrations par exemple) et V. Izzet abuse de références plus tardives pour prouver ses dires. On peut aussi regretter que Charun soit qualifié de divinité p. 90, alors que c’est clairement un démon.

Mais ce qui reste le plus handicapant, c’est le système de références et de notes dans le texte (dit système Cambridge) qui empêche une lecture fluide, et qui, quand manquent les numéros de page auxquelles est renvoyé le lecteur, limite la reproductibilité scientifique. Et comme la bibliographie le montre, V. Izzet n’est pas avare en références …

(particulier cette disparition des plaques architectoniques domestiques après le VIe siècle p. 163 …6,5)