Méthodes de la science politique

Manuel de méthodologie des sciences politiques de Ramona Coman, Amandine Crespy, Frédéric Louault, Jean-Frédéric Morin, Jean-Benoît Pilet et Emilie van Haute.

Des bulles mais peu de boulettes.

A qui est lecteur de journaux sont souvent présentées des études d’opinion ou des études de fond sur des sujets politiques. Mais les journalistes n’expliquent jamais assez comment ces mêmes études ont été conduites, sans parler de ceux qui les ont commandées. Ce livre permet de jeter un coup d’œil dans la cuisine, pour se faire une idée de comment se fait aujourd’hui ce genre de travaux. S’il s’adresse à l’étudiant en premier lieu, il est pour le béotien une manière très complète de comprendre comment les différences budgétaires, en temps comme en argent, peuvent donner des résultats très différents.

Chaque chapitre (hormis le premier, voir ci-après) présente donc une méthode, ses avantages et ses inconvénients, accompagnée de un ou plusieurs cas concrets, en général des études récentes. A la fin de chaque chapitre, un tableau récapitule la méthode à l’attention de l’étudiant, avec une bibliographie (très très anglophone, comme pour les ouvrages cités en notes).

Le premier chapitre n’est pas, de manière étonnante, pas méthodologique mais explore les fondations épistémologiques des sciences politiques actuelles en distinguant d’abord la méthodologie de l’épistémologie et de l’ontologie. Ce premier chapitre s’intéresse ensuite au post-positivisme, que les auteurs qualifient de courant dominant, en détaillant les postulats du positivisme (ou posture compréhensive p. 18). Le constructivisme est ensuite analysé, dans ses différentes branches (entre compréhension et militantisme), nécessitant un minimum de concentration de la part du lecteur devant les exigences des parties théoriques.

Le chapitre suivant considère les grandes options méthodologiques en commençant par les différentes logiques de raisonnement (induction, déduction, abduction), le choix de l’échelle d’analyse (micro, méso, macro), la sélection des cas et leur comparabilité et si l’étude doit être transversale ou longitudinale.

Suit un chapitre sur les stratégies de recherche, qui se construit en plusieurs étapes (choix de la question, problématique, état de l’art, choix du cadre théorique, formulation des hypothèses, sélection des cas ou du terrain et opérationnalisation des hypothèses, choix des méthodes de collecte). Puis les auteurs abordent dans le quatrième chapitre la première méthode, celle de l’enquête qui amène à la constitution d’une base de données ou qui se fait à partir de bases de données déjà existantes. Le choix de la population et de la méthode d’échantillonnage est bien sûr déterminant, tout autant que la forme du questionnaire. La question du coût de l’enquête intervient dans la manière de recueillir des réponses, l’entretien répété en face à face étant bien entendu plus coûteux que de demander à des gens de remplir un questionnaire sur une page internet (mais le taux de réponse est lui aussi très variable selon la méthode p. 74). La partie sur l’analyse des résultats aurait peut-être mérité plus de détails.

Le cinquième chapitre décrit quant à lui les méthodes dites expérimentales, qui se veulent proches des sciences de la nature, généralement en comparant deux groupes, un groupe témoin et un groupe auquel 2on administre un traitement2 (p. 91). Les différents types d’expérience sont décrites, puis les auteurs s’interrogent sur les critères de validité de l’expérience, les enjeux éthiques et épistémologiques A notre sens, il y a un très grand danger, s’il l’on suit les définitions données, de créer sa propre réalité, et donc de n’avoir qu’un intérêt très relatif. Mais cela marche sans doute mieux dans une dictature.

Le chapitre sur les entretiens prend la suite, avec l’énoncé de grands principes et de stratégies de recherche. L’entretien se répare, tant pour le contexte (les réponses peuvent être différentes s’il y des témoins) que pour la conduite de l’entretien (gestion du temps, ascendant de la personne interrogée par exemple p. 119). Mais recueillir des discours, c’est bien, les analyser, c’est mieux (septième chapitre). On peut à la fois étudier le contenu (à l’aide de programmes dédiés) mais on peut aussi se pencher sur la cadre. Il faut préalablement délimiter un corpus, établir une grille d’analyse, coder le discours et interpréter.

La méthode de traçage de processus est présentée dans le huitième chapitre. Cette méthode vise à découvrir comment x produit des effets sur y, en interrogeant les liens de causalité, de manière qualitative. D’une certaine façon, il y la volonté de mettre au jour l’invisibilité des processus (p. 176), mais les auteurs eux-mêmes soulignent les problèmes de rigueur de la méthode qui emplie des notions par trop polysémiques (p. 161).

Enfin, la dernière méthode exposée dans ce livre est la méthode dite d’observation empirique. Elle emprunte beaucoup à l’ethnographie, avec les mêmes limites que pour cette dernière. Les différents degrés d’immersion sont décrits, avec la préparation nécessaire à l’utilisation d’une telle méthode et la difficulté des prises de note. Enfin, la conclusion de l’ouvrage donne à voir un tableau synthétique des méthodes, leur positionnement épistémologique et leur niveau d’emploi, avant de laisser la place à un utile glossaire.

Cet exposé des différentes méthodes qui ont court dans les sciences politiques ne se lit hélas pas avec légèreté. La faute en incombe à l’usage de l’écriture dite inclusive qui alourdit monstrueusement le propos. Mais la langue n’est pas que attaquée par le point médian, elle l’est aussi par ces accents circonflexes qui manquent aux mots « coût » et « maîtrise » (exemples non exhaustifs p. 34, p. 109, p. 121) ou d’inopportunes « mises à jour » qui doivent tenir lieu de découvertes (p. 110). Une relecture déficiente a aussi laissé passer les « réformes électoraux » (sic, p. 64).

Les chapitres en eux-mêmes sont assez inégaux. Il faut par exemple quatre pages au cinquième chapitre pour que l’on sache enfin de quoi il en retourne et certaines notes pourraient parfois donner une idée de quoi il s’agit (p. 90). Mais la critique la plus vive que l’on peut faire à l’encontre de ce livre qui s’adresse à des étudiants, c’est le tripatouillage de citation de la p. 183. Ce manque de rigueur, pour dommageable qu’il est, ne rend pas caduc les très nombreux, nécessaires et utiles conseils que donne ce livre à l’étudiant en sciences politiques (et l’envers du décor des enquêtes pour le citoyen), mais c’est se tirer une balle dans le pied.

(qu’est-ce que sont des archives complices p. 170 ? un focus groupe p. 138 ?… 6)

Comment écrire sa thèse

Manuel d’écriture universitaire d’Umberto Eco.

Une méthode, pas une recette.

Il pourrait vous arriver de remercier ou de reconnaître votre dette à l’égard d’un universitaire que votre directeur de thèse déteste ou méprise. Incident grave. Mais c’est de votre faute. Ou bien vous faites confiance à votre directeur, et s’il vous avait dit que cet individu est un imbécile, il ne fallait pas aller le consulter. Ou bien votre directeur est quelqu’un d’ouvert et accepte que son étudiant ait eu recours à des sources avec lesquelles il est en désaccord, ce dont il fera éventuellement le sujet d’une discussion courtoise lors de la soutenance. Ou bien votre directeur est un vieux mandarin lunatique, blafard et dogmatique, et il ne fallait pas choisir comme directeur un aussi triste sire. Et si vous vouliez faire à tout prix votre thèse avec lui parce que, malgré ses défauts, il vous semblait un protecteur utile, alors soyez cohérent dans votre malhonnêteté, ne citez pas l’autre parce que vous aurez choisi de prendre modèle sur votre mentor. p. 283

Umberto Eco n’est pas qu’un auteur de romans à succès mais a été un professeur respecté à Bologne. Il a donc dirigé des travaux de recherches, des doctorats bien entendu, mais surtout (quantitativement) des mémoires de laurea (l’équivalent de la maîtrise française d’avant la réforme européenne dite de … Bologne). Ne souhaitant pas se répéter chaque année avec chaque étudiant, il a couché par écrit ses conseils méthodologiques et de rédaction dans les années 70, avant de l’éditer en 1977. Le titre est donc un peu mensonger, puisque l’auteur s’adresse expressément à des étudiants écrivant leur tout premier travail de recherche, ce que n’es pas une thèse de doctorat.

Et donc, 39 ans après la première édition italienne, le livre paraît enfin en français.

La préface à l’édition italienne de 1985 pose la scène. Ce livre a connu une grande diffusion parmi les étudiants et conseillé par de nombreux professeurs, ce dont se félicite U. Eco, acceptant la responsabilité (p. 11) d’avoir donné à l’Italie de nombreux titulaires de la laurea. Il revient aussi sur certains développements personnels et universitaires entre 1977 et 1985. Suit le premier chapitre, consacré à la nature du mémoire/thèse et son utilité. La nature du mémoire est donc exposé, son utilité après les études, le public visé par ce livre et enfin quatre règles fondamentales quand on se lance dans ce genre de travail : que le sujet intéresse l’étudiant, que les sources soient matériellement accessibles, qu’elles soient utilisables et finalement, que l’étudiant soit méthodologiquement prêt.

Le second chapitre passe à la détermination du sujet (la première règle fondamentale), en distinguant les types de sujets : monographique ou panoramique, historique ou théorique et sujet ancien ou contemporain. La question du temps est aussi abordée dans ce chapitre (entre six mois et trois ans) avant que l’auteur considère l’utilité ou la nécessité des langues étrangères. La scientificité est explorée, surtout son rapport à la politique (nous sommes moins de dix ans après 1968). L’exemple d’un sujet sur les radios libres (oui, fin des années 70 …) permet de montrer qu’un sujet d’actualité peut être traité avec rigueur scientifique (p. 73-83). Le chapitre s’achève sur quelques conseils de bon sens sur comment ne pas se faire exploiter par son directeur de mémoire.

Le chapitre suivant avance dans le processus de fabrication du mémoire avec la recherche du matériau, et tout d’abord le repérage des sources. U. Eco distingue les sources de première main de celles de seconde main,  avant d’expliquer comment faire une recherche bibliographique en bibliothèque (avec ses aspects pratiques de notation). Le point le plus intéressant de ce chapitre est son exemple de recherche à partir de la p. 141. L’auteur se met dans la peau d’un étudiant habitant à Montferrat (dans le Piémont, où justement il habite), travaillant pour financer ses études et qui consacre trois après-midis (neuf heures en tout) à sa recherche bibliographique sur le concept de métaphore dans les traités italiens de l’époque baroque. Il se rend donc à la bibliothèque d’Alexandrie (toujours dans le Piémont) pour démarrer sa recherche. U. Eco détaille ses actions et leurs résultats, pas à pas, entre usuels, monographies et revues. Les choses de ce côté-là ont beaucoup évolué depuis 1977 (catalogue unique, accès à distance) mais la méthode reste la même. La psychologie du chercheur est brièvement évoquée en fin de chapitre.

La quatrième chapitre est celui du plan de travail, intimement lié à la table des matières. L’auteur détaille aussi son système de fiches, s’il faut écrire ou souligner dans les livres, ou encore le danger des photocopies comme alibi. Le thème de l’humilité scientifique clôt cette partie, où l’auteur explique par l’exemple que les bonnes idées ne viennent pas toujours des grands auteurs : « n’importe qui peut nous enseigner quelque chose » (p. 226).

Puis, dans le cinquième chapitre, U. Eco s’attaque à la rédaction. La première question qu’il règle est à qui s’adresse le mémoire, ce qui a une influence directe sur les termes à définir ou pas. Il insiste aussi sur les conventions d’écriture (ne pas écrire de la poésie d’avant-garde dans un mémoire sur ce sujet, p. 236), accentuant sur le fait que si c’est pour briser les conventions, autant ne pas faire de mémoire et de jouer de la guitare (p. 236). Utiliser le « je » ou le « nous » est une question résolue avec beaucoup de pertinence (p. 244). L’art de la citation est aussi défini par l’auteur, comme les différences entre citation, paraphrase et plagiat et l’utilisation des notes. Avant de conclure avec la fierté scientifique (avoir le courage d’affirmer), l’auteur donne encore quelques conseils et définit quelques pièges à éviter.

Le dernier chapitre, enfin, est centré sur la rédaction définitive du mémoire. Il y est évidemment question de typographie, de translittération (où le peut ne pas toujours être d’accord), de soulignages, de guillemets, de ponctuation, d’abréviations, la bibliographie finale, la table des matières ou encore les appendices.  Une petite conclusion achève ce volume de 340 pages en insistant sur l’expérience que représente la rédaction d’un mémoire avant que le traducteur n’offre au lecteur une petite analyse contextualisante du livre (sur l’informatique p. 333, sur l’importance pour U. Eco de faire partie du club des chercheurs p. 335).

Pour toute personne passé par cette étape du mémoire de recherche, ce livre c’est pas mal de souvenirs qui remontent, avec certaines prises de conscience aussi. Ce livre est une mine de bons conseils, certains évidents, d’autres moins. Il est bien sûr un peu daté (les machines à écrire, comme par exemple p. 277 et p. 287, mais aussi sur le peu d’importance des morts sur la route p. 324) mais sait aussi être drôle, voir même abrupt : il n’exclut pas que l’étudiant puisse faire fausse route en écrivant un mémoire (p. 242). De plus, U. Eco cite de véritables mémoires, ce qui peut être parfois gênant pour leurs auteurs (p. 231).

Mais ce livre est bien plus qu’un manuel, il est aussi une plongée dans l’univers mental d’U. Eco. Les pages 236 et 237 sont sur ce point exemplaire : on passe du style du Manifeste du parti communiste au style du Capital au style des poètes E. Montale et C.E. Gaddia. Ses connaissances en philosophie médiévale n’étonneront personne et il fait appel dans la rédaction de ce manuel non seulement à sa pratique professorale mais aussi à ses souvenirs d’étudiant.

La traduction est hélas assez oscillante. Les exemples typiquement italiens sont parfois remplacés par des exemples français, au lieu d’expliquer les exemples d’origine en note. On obtient ainsi pour un livre paru en 1977 un exemple avec Z. Zidane (le texte de l’édition italienne de 2001, p. 197, ressemble peu à ce que l’on a lu p. 281) et on parle d’email comme mot du langage courant d’origine étrangère qu’il n’est pas besoin de traduire (p. 291) avec bar, sport et boom. Il y avait sans doute d’autres choix à faire pour ne pas rendre ce texte incohérent et en partie anachronique. Pourquoi parle-t-on de Ligue 1 au lieu de Série A (p. 29) alors que tout le reste du livre ne parle presque que de littérature italienne ?

Mais ce point noir n’affecte que très peu les justes et précis conseils que donne ce livre pour la rédaction d’un travail universitaire, voir pour un texte tout court. Il est enfin à la disposition des étudiants français qui pourront ainsi se référer à une méthode éprouvée. L’université de masse, déjà décrite en 1985 par U. Eco dans l’introduction (p. 13) s’étant encore massifiée, bénéficier de l’aide d’un tel professeur en plus de son directeur de mémoire, souvent sollicité par ailleurs, ne se refuse pas.

(un professeur ayant conscience que l’université d’avant 1960 n’existait plus …8)

Meaning in the Visual Arts

Recueil d’articles d’histoire de l’art par Erwin Panofsky.

It has rightly been said that theory, if not received at the door of an empirical discipline, comes in through the chimney like a ghost and upset the furniture. But it is no less true that history, if not received at the door of a theoretical discipline dealing with the same set of phenomena, creeps into the cellar like a horde of mice and undermines the groundwork. p. 46

Intemporel.

Il est des livres que l’on regrette d’avoir lu si tard, quand on a repoussé une lecture d’année en année, alors qu’ils éclairent tant de choses vues et passées. Meaning in the Visual Arts de Erwin Panofsky appartient à cette catégorie et le rouge vient au front de celui qui aurait du lire un tel ouvrage il y a dix ans. E. Panofsky a été avec son ami Aby Warburg le grand théoricien de l’iconologie, méthode d’analyse de l’image, décrivant des signes pour les analyser ensuite à la lumière du contexte culturel et mental de l’œuvre. E. Panofsky est né à Hanovre en 1892, étudie à Fribourg, Berlin et Munich (sa thèse de  1914 porte sur la théorie de l’art d’Albrecht Dürer) avant d’enseigner à Hambourg. En 1933, radié de l’université par les lois raciales, il émigre aux Etats-Unis où il poursuit ses activités dans plusieurs centres d’enseignement de la côte Est.

Meaning in the Visual Arts est un ouvrage rassemblant sept articles de l’auteur (avec  une préface, une introduction et un épilogue), dont certains sont révisés après une première publication des décennies plus tôt et d’autres des courtes réponses (ou suites) à certains articles plus anciens (les deux contextes d’écriture sont visibles p. 333 et 338 en note, où Mayence fait suite à Mainz). La préface est très courte et consiste principalement en une bibliographie supplémentaire qui fait le point sur les évolutions scientifiques depuis les dates de première publication des articles (la première édition de Meaning in the Visual Arts date de 1955, et l’article le plus ancien repris dans le volume a été publié en 1921).

L’introduction a pour but de décrire l’histoire de l’art comme science humaine (l’auteur rappelle p. 35 que le moment où un objet devient œuvre d’art est difficile à définir) qui ne peut se limiter à l’esthétisme mais doit rendre compte de sa signification et contextualiser cette dernière au moyen d’une « re-création intuitive » (p. 38). Enfin, E. Panofsky explique sa vision de la relation entre sciences expérimentales et sciences humaines (p. 47-50).

Suit le premier article qui est une explication de la méthode iconologique appliqué à un objet artistique. Avant de l’appliquer à quelques œuvres (comme par exemple la Judith de Francesco Maffei p. 62), l’auteur détaille sa méthode en décrivant la description pré-iconographique, l’analyse iconographique et l’interprétation iconologique. E. Panofsky apporte un soin tout particulier à décrire l’enchaînement entre ces trois phases, leurs objets, les outils nécessaires et les principes correctifs (tableau récapitulatif p. 66). Particulièrement intéressant dans cet article est la description du changement d’état d’esprit vis-à-vis des œuvres antiques entre le Moyen-Âge et la Renaissance (une antiquité présente et étrangère pour l’homme médiéval, p. 77), sans pour autant que le paganisme fasse son retour. Aux XIIIe et XIVe siècles, on utilise des motifs classiques sans représenter des thèmes classiques et on utilise des motifs non classiques pour justement représenter ces thèmes classiques (p. 68).

L’article suivant s’attaque à l’histoire de la théorie des proportions humaines, en démarrant avec l’art égyptien (où un quadrillage sert à le construction de la figure, pas à son transfert p. 88), et en poursuivant avec l’art grec, les différentes branches de l’art médiéval (y compris byzantin) avant de naturellement, passer à la Renaissance (Léonard de Vinci et Léon Battista Alberti  p. 127-128). Une grande partie de l’article est consacré à Dürer qui a mené de véritables campagnes d’anthropométrie pour définir plusieurs types humains qu’il expose dans un livre paru en 1528. Il échoue par contre dans la théorisation des mouvements (p. 133). L’article se termine sur des considérations d’une très grande hauteur de vue sur le déclin de la théorie des proportions (qui passe du côté de la science) mise en rapport à la fin de la figure humaine (et des objets solides de manière générale p. 137), supplantée par la lumière et l’air dans un espace illimité.

Le troisième article est un peu en dehors du lot dans le sens où il est avant tout une biographie de l’abbé Suger de Saint-Denis (et ordonnateur de la basilique qui subsiste encore aujourd’hui, entre autres choses). Abbé de l’abbaye royale (et faisant prévaloir ses prérogatives, y compris au combat), il est aussi une sorte de ministre des affaires étrangères de son ami d’enfance, Louis VI. Nous sommes aussi entretenus de l’opposition qui a existé entre Suger et Bernard de Clairvaux (sur la réforme du monastère de Saint-Denis en premier lieu), ainsi que leur réconciliation. Mais si Saint-Denis cesse alors d’être une « synagogue de Satan » aux yeux de Bernard, elle reste « la forge de Vulcain » (comme le dit Bernard dans sa lettre de 1127, p. 155) tant l’influence dans les arts de Suger est immense. Mariant les doctrines chrétiennes et celles, néo-platoniciennes, de Plotin et Proclus (p. 159), Suger va insister sur la lumière pour donner naissance au style gothique (le chevet de l’abbatiale est ainsi plus céleste que terrestre dans les plans de Suger, que ce dernier discute dans sa justification écrite à la fin de sa vie, Liber de rebus in administratione sua gestis) et renouveler l’orfèvrerie sacrée où la perfection de la forme doit outrepasser la richesse des matériaux. Les vitraux deviennent allégoriques pour accompagner cette idée de l’ascension d’un monde matériel à un autre, immatériel (p. 159-166). Cette beauté ne laisse cependant pas insensible le grand et raide Bernard qui fait une description époustouflante de Saint –Denis (E. Panofsky ajoute que cette description ne peut que faire envie à tout historien de l’art p. 166), qui pourtant rejette cette voie comme trop matérielle, de raison humaine contre la raison divine et de sensualité combattant l’esprit. Et cette même beauté, Suger n’en est pas que l’ordonnateur et le théoricien, il en est en plus le maître d’œuvre, courant les bois (p. 177) pour trouver des fûts assez grand pour sa charpente à près de soixante ans !

L’article suivant nous envoie chez Le Titien. Il y est analysé son Allégorie de la Prudence, un triple portrait accompagné de trois têtes d’animaux. E. Panofsky explique tout d’abord les inscriptions, avant de donner un nom aux trois hommes portraiturés mais la majeure partie de l’article est consacrée aux têtes animales (lion, loup et chien), dont il fait remonter l’utilisation dans les productions humaines à Cerbère et à la chimère qui accompagne le dieu Sérapis (il y a de nombreuses reproductions de gravures dans le cahier d’illustration central). Enfin, E. Panofsky conclut avec la fonction de cette allégorie : commémorer les dispositions prises par Le Titien envers sa famille (et peut-être le couvercle de l’armoire  renfermant le testament du peintre s’aventure l’auteur, en toutes connaissances de cause p. 202).

Le cinquième article du recueil prend prétexte de la première page des Vies de Giorgio Vasari pour discuter de la vision qu’à la Renaissance italienne du style gothique, comparée à celle qui eut court au Nord des Alpes. La dépréciation du gothique, très forte  au XVIe en Italie à la différence de l’Empire, permet de manière paradoxale sa délimitation et in fine sa reconnaissance (p. 225). Même ses plus violents contempteurs finissent par admettre qu’un édifice gothique n’est pas si mal bâtit « compte tenu des connaissances de ces temps ténébreux » (comme par exemple, le même Vasari, p. 247). L’article est aussi l’occasion d’établir une liaison entre jardins anglais et gothisme (p. 218-219), le style gothique étant vu en Angleterre comme naturaliste, sans règles, né de l’observation des arbres  et donc approprié à des petits édifices dans des jardins. L’article est suivi par un excursus qui a pour but  de décrire deux façades dessinées par Domenico Beccafumi, qui propose la transformation d’un palais gothique à Sienne en quelque chose de moderne (en 1513).

L’antépénultième article du recueil revient les premiers amours de l’auteur : Albrecht Dürer. Il a pour but d’insister sur la place de passeur qui fut celle de l’artiste, entre l’Italie et le Nord des Alpes, à la fin du XVe siècle. Les œuvres qui ont inspiré le graveur et peintre de Nuremberg sont décrites, ainsi qu’est détaillée la manière dont elles ont pu être accessibles à l’artiste. Mais Dürer a aussi bénéficié des travaux d’érudits de son entourage qui lui ont traduit des œuvres (Ovide par exemple, p. 304). Mais Dürer, au contraire de ces érudits intéressés par la matière et non par la forme, fut l’un des rares septentrionaux à s’intéresser esthétiquement à l’héritage antique (p. 315), mais sans le copier directement (p. 329, mais aussi p. 305 sur le génie de Dürer). La différence de perception de l’art antique en Italie et en Allemagne est expliquée avec une très grande clarté p. 318-319. L’excursus qui suit cet article est centré sur l’influence qu’a eue A. Dürer sur le livre d’Apianus, Inscriptiones Sacrosanctae Vetustatis, paru en 1534.

Le septième article quitte la Germanie pour aller retrouver Poussin et analyser la célébrissime toile Et in Arcadia ego. E. Panofsky en profite pour différencier les deux types de primitivisme (p. 342) : le léger, celui de l’Âge d’Or et de la civilisation purgée de ses vices, et le lourd, une vie sans confort et pleine de peines, la civilisation sans la vertu. L’auteur considère ensuite l’Arcadie et sa signification dans l’Antiquité et à l’époque moderne, avant de passer à l’étude de la peinture (comparée à des productions similaires ou d’autres versions du même Poussin) pour finir sur une analyse grammaticale et son influence sur le spectateur. Entre deux versions, on passe ainsi du memento mori à la vision élégiaque (p. 359-361).  L’article se ferme sur la réception du thème dans l’Europe du XVIIIe et du XIXe siècle (p. 363-367), où l’interprétation se trouve guidée par celle faite par un biographe et ami de Poussin.

Enfin, le volume s’achève sur une note autobiographique. L’auteur, qui a eu la chance de pouvoir émigrer dès 1934 aux Etats-Unis et de pouvoir tout de suite y enseigner. Ce dernier compare les deux systèmes universitaires, décrit comment les Etats-Unis sont devenus une place forte de l’histoire de l’art et comment le fait de devoir enseigner en anglais lui a permis d’interroger ses propres concepts (p. 378) tout comme la différence de public a pu lui être bénéfique en terme de clarté du propos.

Ce livre a bien entendu vieilli. On y cite tout de même Frank Lloyd Wright comme un artiste contemporain (p. 168) ou Anthony Blunt (p. 34), quand il n’était pas connu comme espion soviétique mais comme spécialiste de Poussin. Mais son apport théorique a gardé son importance (bien sûr discutée par les successeurs de l’auteur) et l’étudiant en histoire de l’art y retrouvera beaucoup de choses que l’on a pu lui dire et qui n’ont peut-être pas toujours été rapportées à leur auteur. Les illustrations, dans le texte comme dans le cahier central, sont nécessaires à la compréhension du propos mais ne peuvent cacher que le lecteur aura tout intérêt à avoir une idée un minimum précise des périodes considérées tout comme des artistes en général, accompagné de quelques notions de philosophie. On est très très loin de la vulgarisation, malgré ce que l’auteur peut en dire dans la toute dernière partie. Si le niveau est haut, la langue est néanmoins claire et l’auteur ne laisse jamais la possibilité au lecteur de mal comprendre ses idées. Et celles-ci ne sont pas de celles que l’on oublie facilement !

(le serpent à tête de lion, loup et chien qui accompagne Sérapis fait parfois penser au diable de Tasmanie de la Warner dans les illustrations du cahier central … 8,5)