La série s’agrandit. Après J. Howe et F. Magnin, voilà le troisième chez le même éditeur avec une ouverture sur la science-fiction. La formule ne change pas non plus, avec un entretien de l’artiste pour commencer, puis suivent différents thèmes ou médias. Avec P. Caza, qui a démarré sa carrière en 1971, il faut bien 210 pages pour aborder la surface de sa production.
Première étape, la bande dessinée. Au tout début des années 1970, P. Caza est l’un des premiers en France à se lancer dans la production d’une bande dessinée pour adultes, pour se sortir du domaine de la publicité. Il collabore à Pilote puis à Métal Hurlant, dans des styles différents, avec la sortie des histoires en album par la suite. Presque en parallèle, P. Caza illustre les couvertures de romans de science-fiction et de fantasy des éditions OPTA puis J’ai lu. Ce sont ces commandes qui font la majorité du livre, mais il y a aussi quelques affiches. Certaines œuvres sont rassemblées par thèmes : Lovecraft, les monstres ou encore l’écologie. Quelques pages sont dévolues à des œuvres à destination de la jeunesse (mais pour des raisons assez évidentes au lecteur, pas la spécialité de P. Caza), il est proposé quelques aperçus de travaux pour le jeu de rôle ou les jeux vidéos, avec parmi ceux-ci, un intéressant projet mort-né autour de J. Verne. Plus étonnant encore, les projets de films d’animation auxquels P. Caza a participé, avec l’animation faite à Pyongyang ! Enfin pour clore le volume, les projets relatifs à la musique, au théâtre ou encore à l’opéra, avant quelques petites œuvres personnelles en guise de conclusion.
Les commentaires de l’artiste accompagnent le lecteur dans ces plus de cinquante ans de carrière, avec un éventail de styles considérable. Si le nu féminin est un intangible, la figure de la licorne et les monstres reviennent très souvent. Les motifs d’entrelacs, organiques ou droits, sont une marque de fabrique de P. Caza comme les ocelles rouges, parfois en abondance comme sur son iconique et fascinant écran du maître de jeu de l’Appel de Chtulhu. Certains personnages, déjà marmoréens, ont pu devenir des statues.
De belles découvertes, avec une visite guidée par l’auteur riche en éléments de contexte et une plongée dans l’élaboration des œuvres avec ses inspirations, les limites, la construction et les techniques. Beau !
(tous ces romans qui nous sont inconnus par contre … 8,5)
Le nagevide est une création humaine, astrobiologique. D’ordinaire il nage dans l’espace, comme une sorte de titanesque baleine sur laquelle vit tout un écosystème (pas forcément amical). Celui que Yanna, Hilleborg et leurs deux clients ont prévu de visiter a deux caractéristiques principales : il n’est pas répertorié dans les cartes astrales et il est mort. Mais les deux clients, fortunés comme il se doit, ont insisté pour que ce soit celui-là, et pas un autre. Une fois descendus à la surface (sauf Hilleborg, à qui il ne reste plus que la tête parce qu’il fallait faire de la place dans la prison dérivante dans laquelle il a purgé sa peine de contrebandier), les explorateurs réalisent qu’ils ne sont pas les premiers à être venus mais aussi que les occupants de la navette n’ont pas survécu longtemps aux périls locaux. Les coïncidences s’amoncellent beaucoup sur ce nagevide, un peu trop pour que le calme persiste.
Des personnages avec une épaisseur psychologique et un vécu, un monde certes limité au nagevide mais bien peuplé en habitants étranges, une histoire évidemment courte (c’est toujours et encore le principe de la collection) mais qui offre un bon lot de rebondissements. C’est au final encore un contrat rempli pour le lecteur qui trouvera ici la brièveté qu’il cherche et pourra apprécier, encore une fois, l’expression d’une maîtrise très avancée de l’agencement en quelques mots (le néologisme de science-fiction est une aide précieuse il est vrai) de portraits, d’environnements et d’actions. Du dépaysement, un attachement au grotesque et des questionnements qui laissent leurs empreintes pour un roman court ressemblant beaucoup à un bonbon acidulé.
Pierre Saint-Menoux, professeur de mathématiques dans le civil, est caporal dans un bataillon de chasseurs au début de la Seconde Guerre Mondiale. Au cours d’un déplacement, au milieu d’une effroyable tempête de neige, il prend un peu de repos sur le pas d’une porte. La porte s’ouvre et il rencontre Noël Essaillon et sa fille Annette. Essaillon est un savant génial qui a lu un article scientifique de Saint-Menoux et ce dernier lui a permis de faire grandement avancer ses travaux. Le fruit le plus important des découvertes d’Essaillon, c’est la possibilité du voyage dans le temps, que ce soit à l’aide de pilules ou d’un scaphandre spécial. Saint-Menoux accepte d’essayer et, convaincu par la démonstration mais aussi par la beauté d’Annette, convient d’un rendez-vous après la guerre. En 1943 (incidemment l’année de première parution du roman), les trois se retrouvent à Paris dans la villa des Essaillon. N. Essaillon étant limité par son handicap et même si Annette a déjà effectué des voyages dans le temps, c’est Saint-Menoux qui doit découvrir ce que va devenir l’Humanité et comment cette dernière va se développer après le cataclysme de 2052 (celui de Ravage). C’est sans danger, non ?
Aussitôt après Ravage, dès 1943, R. Barjavel poursuit sur sa lancée et écrit un roman de science-fiction ne cachant pas sa parenté ni avec H.G. Wells (le voyage temporel, la société future) ni avec sa propre contemporanéité : le 10 mai 1940 est explicitement cité (p. 32) et les tickets de pain sont en usage. Est-ce de ce contexte particulier que découle la tonalité pessimiste du livre, où chaque personnage ou presque est affecté de difficultés psychologiques de divers ordres ? Si Saint-Menoux est poursuivi par son manque de confiance en soi, Essaillon est de ce type de savants de science-fiction qui ne sont pas limités par l’éthique.
Tout n’est pas parfait. Au rang des faiblesses, il y a une fin un peu abrupte, des facilités scénaristiques avec des ellipses un brin faciles. Mais c’est contrebalancé par des dialogues qui coulent de source, une vision de l’avenir lointain qui marie avec beaucoup d’effets Jérôme Bosch et Salvador Dali dans un bain gore et fonctionnaliste. L’humour est encore présent, même s’il a quelques références puisées dans les années 1930 qui sont peut être un peu compliquées à comprendre aujourd’hui (le « bren-treuste » de la p. 129). Le post-scriptum de 1958 est à lui seul une raison de lire ce très bon roman qu’il faudrait mettre dans les mains de tous les scénaristes de cinéma qui souhaiteraient baser leur histoire sur le voyage temporel.
Peut-être à peine moins marquant que Ravage, Mais à peine.
(par contre Napoléon n’était déjà plus lieutenant au siège de Toulon p. 232 … 9)
Dans Barcelone capitale d’une Catalogne indépendante, un futur à peine éloigné. Le hacker veut voler une œuvre d’art de grand prix à son dernier employeur en date, Quini le Calmar, avec qui cela s’est mal passé. Il parvient à convaincre Natalia, l’ancienne petite amie dudit employeur, de participer au vol de l’œuvre d’art. Pour compléter cette équipe de cambrioleurs, le hacker a besoin d’un dernier associé. Pour pouvoir se faire passer pour Quini et entrer dans le coffre, il doit être totalement dépourvu de prothèses et d’implants : une rareté. Le hacker trouve Yinka pour ce rôle mais ne lui dit pas tout de la mission …
Avec cette toute petite histoire contenant des éléments tels que le hacking, les modifications corporelles de tous ordres et la drogue, il est difficile de na pas penser au Neuromancer de W. Gibson. Mais il manque pour faire un décalque les mégacorporations et une ville polluée et sombre (mais le bidonville est là). A la place il y a l’ensoleillée Barcelone avec ses restaurants de fruits de mer avec vue et ses touristes ont on croit entendre rouler les valises sur les pavés. Tout est bien planté, cru, mais pas sans finesses et cette petite tendance persistante à se demander à la fin si on a tout bien compris est fort plaisante.
Efficace, rapide et une démonstration de maîtrise.
Nous y sommes. Argent, celui qui avait aidé Remy Burke dans le second volume de la série, est prêt pour la partie finale, celle qu’il doit jouer contre la Maîtresse de la Maison des Jeux. S’il gagne, il prend le contrôle de la Maison. S’il perd, il en deviendra le servant voilé sans volonté propre pour l’éternité. Le jeu choisi, ce sont les échecs, mais à l’échelle de la planète, où les pions sont des premiers ministres ou des compagnies de mercenaires et les tours la CIA ou l’armée chinoise. Pour cela, durant des siècles, il a amassé des ressources et des services qu’on lui doit, le plus souvent suite à des parties jouées contre d’autres joueurs de Haute Loge. La partie contre la Maîtresse démarre à New-York et Argent doit dès la première heure éviter le mat qui a toutes les chances de se matérialiser par sa mort. Un affrontement titanesque commence, dans lequel la volonté d’Argent et le pourquoi de son combat vont jouer un rôle capital. Parce qu’en face non plus on ne lésine pas sur les moyens.
Quand les protagonistes de l’histoire ont de tels moyens, c’est évidemment le grand spectacle à chaque page, avec un aspect très cinématographique affirmé. Avec cela, comme Argent est un roi d’échecs qui se déplace somme toute beaucoup, le lecteur profite d’une série de petites cartes postales, brossées à chaque fois en quelques mots, moments de pause entre deux frénésies, lueurs d’espoirs et de détachement dans un monde en perpétuel basculement du fait du jeu en cours. Le lecteur fait aussi progressivement la connaissance d’Argent, de comment tout a commencé, tout comme en même temps certaines questions des tomes précédents peuvent parfois trouver une réponse. Mais comme il y aussi grand plaisir à être un peu baladé par C. North, tout ne coule pas de source, la fin moins que tout ce qui précède.
Il reste en bouche un petit arrière-goût de questions sans réponses après avoir refermé ce roman, et ce n’est pas déplaisant.
(personne ne semble jouer au Qui est-ce par contre …8)
Roman de science-fiction de Philipp Dick. Paru en français sous le titre Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?
Ah la belle année 2019 !
Les androïdes n’ont pas le droit de venir sur Terre en 2019. S’ils y parviennent, cela veut dire qu’ils ont tué leurs propriétaires sur Mars. Huit d’entre eux viennent d’arriver à San Francisco où la police met sur le coup ses chasseurs de prime. La ville, suite à un apocalypse nucléaire mondial, n’est plus aussi peuplée qu’au XXe siècle. Une bonne partie de sa population a, comme partout, émigré hors de la Terre, laissant de grandes parties de la ville à peine habités. Ainsi les androïdes peuvent se cacher au sein de la population comme loin d’elle. Comme le premier chasseur de prime va le remarquer en y laissant presque sa vie, ces androïdes en fuite sont d’un modèle nouveau, beaucoup plus dangereux et presque indétectables avec les moyens actuellement à disposition. Rick Deckard, chasseur de prime de la police de San Francisco, hérite du dossier, moins les deux fuyards déjà « retirés » de la circulation. A peine est-il mis sur la piste que l’un des androïdes cherche à l’éliminer. Pourra-t-il compter sur l’aide de la corporation conceptrice des androïdes recherchés, l’Association Rosen ? Et si oui, sera-t-elle sincère ?
Cette œuvre est une sorte de carrefour de la SF et de l’œuvre de Philip Dick. Il y a à la fois la longue traîne de l’atome, débutée dans les années 40, et celle des robots, même si ici les robots ont quitté la bienveillance asimovienne pour retourner à la figure du golem. Plus récent chez Dick, l’aspect drogue est très caractéristique des années 1960 (mais on la voit déjà très présente chez A. Huxley trente ans avant…). Ce qui semble en germe dans ce roman, c’est le questionnement sur la religion qui va prendre une très grande importance chez l’auteur dans la suite de sa carrière (et Dune est sorti un an avant, en 1965).
S’il est de premier abord difficile de se défaire des images du film de 1982, le livre raconte une histoire que l’on ne peut pas dire totalement différente. Si tout ce qui tourne autour de la disparition des animaux, de leurs transformation en marqueur de statut social, n’apparaît pas dans le film, le contraste ville surpeuplée/immeubles abandonnés est bien présent. Le monde est finissant (sans pluie mais avec de la poussière), chacun se raccroche à ce qu’il peut. Et il n’y a pas de lumière au bout du tunnel, avec des personnages dont aucun n’est finalement sympathique, naviguant tous entre les ambiguïtés. Le retour à l’état de nature, sans la Nature, mais partout ses ersatz.
Comme on s’y attendait, c’est très bien écrit. Stylistiquement, ce n’est pas foudroyant, mais tout se tient admirablement et le lecteur prend grand plaisir à se faire balader par l’auteur. Il est extrêmement agréable d’essayer de cerner les personnages, dans leurs revirements ou leurs comportement de monades. Faut juste être prêt à la confrontation avec l’argot étatsunien des années 1960 et son hybridation néologique.
(ah cette vieille légende sur Mozart et la fosse commune p. 77 … 8,5)
Un régiment hanovrien fait face aux Britanniques, dans le Nord de la France durant la Première Guerre Mondiale. Commandant une des trois sections de sa compagnie, le Lieutenant Sturm convie régulièrement dans son abris de tranchée les autres chef de sections, les lieutenants Döhring et Hugershoff. Döhring était juriste dans le civil. Hugershoff le peintre a été rattrapé par la guerre alors qu’il se rendait à Rome et Sturm, le plus jeune, avait étudié la zoologie avant de s’engager. C’est ce dernier, par ses écrits, qui permet aux deux autres une fuite hors du temps. Et les temps sont assez crépusculaires, entre travaux de retranchements, tir au fusil à lunette sur les sentinelles anglaises et tirs de mitrailleuses. Aussi Sturm fait la lecture de ses écrits, des portraits qu’il jette et qui sont discutés par les auditeurs à l’aide de références littéraires. Puis revient la guerre, avec fracas.
Roman court, il est bien dans la lignée d’Orages d’acier même s’il est écrit trois ans plus tard (en 1923), et que le succès n’advient qu’en 1927. Si la guerre est omniprésente, certains thèmes qui seront plus centraux dans la suite de l’œuvre de Ernst Jünger sont déjà esquissés. Parmi ceux-ci le travail, la technologie, le changement de monde qu’est la guerre et les changements nés de l’industrialisation chez l’individu, surtout du point de vue moral (p. 35). Pour Sturm, qui d’une certaine manière est un dandy décadent qui est devenu officier de troupes d’assaut, le soldat dans les tranchées de la Première Guerre Mondiale a fait montre de bien plus de courage que le héros homérique (p. 56).
C’est très bien écrit, avec une influence perceptible de Huysmans, et, s’il est de nombreuses réflexions, le style n’est pas délaissé. Particulièrement remarquable est le jeu entre le personnage Sturm et l’auteur aux p. 49 et 50, quand Sturm dit qu’il ne peut encore rien écrire sur la guerre parce qu’il manque de recul, mais que dans cinq ans, peut-être …
Rythmé, contrasté, où la froideur est parfois un masque.
Dans une station stellaire de minage et de transbordement vit une Humania. Enfin, elle est majoritairement Humania, parce que des gênes de plusieurs espèces extraterrestres font aussi partie de son génome. Grâce à des implants, à une surpeau et aux modulation des Paramètres dans les lieux où elle se trouve, notre héroïne peut non seulement survivre mais aussi rencontrer d’autres espèces qui sinon ne pourraient pas survivre dans un environnement aux caractéristiques seulement adaptées à une race unique. L’héroïne, qui vit un peu à la marge en côtoyant la jeunesse turbulente de toutes espèces de la station, s’engage comme mineuse après sa scolarité. C’est là qu’elle est mise en contact avec la grande division politique qui affecte la station. D’un côté, les Fusionnistes qui souhaitent un plus grand métissage des espèces. De l’autre les Spéciens, pour qui l’expérience de la station est allée trop loin. Victor, le chef de file des Spéciens, a été l’amant de l’héroïne. Mais cette dernière n’a pas d’autre choix que d’être Fusionniste, à cause de ce qu’elle est et de ce qu’elle constate chez son fils mais aussi gagnée par l’argumentaire d’un collègue mineur. La station peut-elle survivre à un tel antagonisme ?
On envoie le lecteur dans l’espace et on regarde ce qui se passe. L’héroïne ? Pourrait être n’importe qui. La station ? Pourrait être nulle part et partout. Ni l’une ni l’autre n’ont de nom connu du lecteur. Elle est la narratrice et on ne se parle pas toujours en se nommant. La station quant à elle est le lieu de naissance de cette dernière, le seul endroit qu’elle connaisse (même si ce n’est visiblement pas tout petit). Ce qui est important, ce sont les autres, les gens avec qui elle parle et agit. Comment elle les voit et comment la société de la station semble les décrire. Et de ce côté, c’est un chatoiement. Il y a une très grande inventivité, doublée d’un flou descriptif, qui donne vraiment beaucoup de goût à cette station. Et sans compter les hybridations ! L’histoire est bien menée, avec un bon balancement entre différentes périodes de la vie de l’héroïne, des personnages porteurs de questionnements pour le lecteur (en phase de prise de contact avec le monde du livre mais aussi après). Le thème de la maternité, de la transmission même, est lui aussi assez central et utilise comme véhicule des comptines enfantines qui auraient (miraculeusement ?) survécues au passage des générations, un artifice littéraire partagé avec d’autres œuvres récentes il nous semble. La fin est assez inattendue, joliment agencée et sans tomber dans le moralisme, tout en gardant un petit soupçon de mystère.
Un très bon roman sur lequel la publicité n’avait pas menti !
(l’explication du titre arrive vers le quart du livre … 8)
Dictionnaire de l’utopie en science-fiction par Ugo Bellagamba.
Nulle part ailleurs sera-t-on mieux !
Le juriste est parfois rêveur. Certains spécimens ne se contentent pas de discourir sur les modes d’occupation de l’espace public chez les Romains, ils se mettent à rêver de mondes où les gens ne cherchent pas à contourner les lois et donc sont contents en tous points de leur gouvernement, c’est à dire se dotent d’institutions parfaites qui sont donc, comme telles, acceptées. Des utopies donc, car de tels lieux ne peuvent exister (particulièrement chez les Latins ?). U. Bellagamba est justement historien du droit, il était donc tout indiqué, puisque lui-même aussi auteur de SF, pour écrire un tel dictionnaire.
Comme chaque dictionnaire, il est structuré en entrées, une fois passé l’introduction. Mais ici pas question ni d’œuvres ni d’auteurs, l’approche se fait par concepts généraux qui peuvent apparaître dans des œuvres de science-fiction à caractère utopique (dans une conception assez large). Ainsi l’Age d’or ouvre-t-il le bal en montrant le renversement qui s’opère. Si chez les poètes arcadiens (mais avant tout chez Hésiode), il est conjugué au passé, dans la SF, il est au futur, la destination. Mais il est aussi une période de la SF étatsunienne, celle des années 1930 et 1940 avec sa diffusion dans des magazines aux coûts modiques.
Les entrées, à chaque fois grosses de plusieurs pages, ne se contentent pas de quelques phrases abruptes mais laissent de la place à la polysémie. Le lecteur pourra ainsi naviguer, sans évidemment être contraint par un ordre de lecture mais étant renvoyé à d’autres entrées par des mots en gras, entre des concepts tels que Architecture, Cyberpunk, Mars, Gouvernements, Machines, Justice, Codes, Uchronies, Solarpunk ou Convention.
L’auteur est historien du droit, cela se sent à beaucoup d’endroits, mais sa spécialité ne va pas jusqu’à lui éviter de dommageables erreurs, à notre sens, sur d’autres questions historiques. Le plan hippodaméen n’est de loin pas la norme dans la cité antique gréco-romaine (p. 33), la vision de la femme médiévale présentée dans ce dictionnaire est bien trop tributaire du XIXe siècle et laisser penser que le despotisme éclairé mène directement au génocide est un peu simpliste (p. 84). Mais ces quelques imprécisions sont rattrapées par les connaissances littéraires très étendues, non seulement des textes, mais aussi de leurs analyses (que nous ne reprendrons pas toutes, comme avec Paul Atréides p. 178). Le lien entre paléontologie (p. 164-168, avec ici aussi des imprécisions) et SF, nées au même moment et partageant des auteurs, est étonnant. U. Bellagamba est aussi très convaincant sur le Nautilus du Capitaine Némo comme premier vaisseau-monde de la SF (p. 215-216). Le rappel de quelques idées d’architecture utopique des années 1980 (Aqualab de J. Rougerie) nous a aussi fait un grand bien.
Un livre avec de nombreuses bonnes idées (de lecture évidemment!) bien amenées, beaucoup éveillant la curiosité et certaines conduisant à un approfondissement, mais plombé quelque peu par une relecture déficiente.
(le roman historique, une uchronie qui ne s’assume pas p. 210 …7)
Auschwitz, les Français, la mémoire Essai d’histoire culturelle de François Azouvi.
Découvrir ce que l’on sait déjà, le retour.
Jamais l’Histoire n’avait tant ressemblé à l’Ancien Testament ! Albert Béguin, le 24 août 1945 dans Témoignage Chrétien, cité p. 54
Nous avons, il semble, pris la trilogie par le milieu en lisant Français, on ne vous a rien caché. La Résistance, Vichy, notre mémoire de F. Azouvi. Si rien ne manquait à la lecture de ce livre pour permettre sa compréhension, l’auteur avait changé d’avis sur le « Syndrome de Vichy » après l’écriture du Mythe du Grand Silence. Il reste que les deux sujets ne sont pas liés que chronologiquement, ils sont aussi liés dans la manière dont ils sont perçus à partir des années 1970 : la « découverte » de ce qui était connu de quasi tous mais où ces mêmes personnes veulent se persuader que c’est un scandale nouveau. Ce nouveau paradigme, français et occidental, qui voit la victime supplanter le héros entre 1945 et les années 1970, se met en place de manière très progressive et, bien sûr, avec de multiples facteurs.
F. Azouvi commence donc son analyse en 1944 avec la manière dont l’opinion publique apprend de manière libre, avec la reparution des journaux, la génocide des Juifs. Entre l’été 1944 et le début de l’année 1945, de nombreux articles parlent du sujet dans des journaux tant nationaux que locaux, confessionnels ou militants. Les déportés font clairement partie des « catégories d’absents » (W. d’Ormesson cité p. 25) et les photos de charnier ne sont pas absentes. Assez rapidement, une production littéraire apparaît, basée sur ce qui est su à la fin de la guerre. La souffrance spécifique des Juifs est donc connue des Français, mais elle prend place au sein d’un paysage de résistants fusillés et déportés et de victimes des combats. Il y a la volonté chez certains auteurs (y compris le grand rabbin de France p. 69) d’héroïser le déporté juif pour le placer au même niveau que le résistant déporté pour ses actes et pas pour ce qu’il est. Cette approche « franco-judaïque », être victime parce que Français, est aussi une manière de ne pas donner rétrospectivement raison aux Nazis (p. 41). D’autres enfin, plutôt catholiques, tentent de christologiser les victimes de l’Holocauste (le terme qui justement marque cette « annexion » chrétienne). Au sortir de la guerre, les élites intellectuelles françaises ne peuvent ignorer le sort des Juifs français et européens, un événement qui intègre les manuels scolaires dès la fin des années 40 (p. 64).
Le second chapitre explore l’entrée du génocide dans le monde de la fiction, tant romanesque que filmée. Les témoignages, nombreux dans les années 40, se raréfient dans les années 1950. De nombreux romans paraissent en France, essayant de rendre l’expérience concentrationnaire, vécue ou nom. Le Prix Goncourt récompense des romans qui abordent le génocide de près ou de loin en 1953, 1955, 1956, 1957 et 1959 (p. 121) ! Déjà en 1952 était publié un roman se plaçant du côté du bourreau avec Robert Merle: La mort est mon métier. Paru en 1950, le Journal d’Anne Frank est adapté au théâtre en 1957 et au cinéma en 1960. Les chiffres de vente du livre sont très important. Dès décembre 1945, le cinéma s’empare du sujet et une étape de plus est franchie en 1948, quand sort le film polonais La Dernière Etape, filmé à Auschwitz même. La décennie 1950 ne voit pas cette production s’assécher, tout comme la suivante.
La seconde partie du livre est consacrée par F. Azouvi à la place du génocide dans l’espace public. Au début des années 60 , deux évènements occupent l’espace public : le procès d’A. Eichmann à Jérusalem en 1961 (un consensus) et le succès polémique de la pièce de théâtre Le Vicaire (de R. Hochhuth) à partir de 1963. Le scandale du Vicaire, qui attaque frontalement Pie XII et son action durant la Deuxième Guerre Mondiale, prend justement place pendant le Concile Vatican II, moment de redéfinition des liens entre le catholicisme et le judaïsme. En fin de processus (en 1965), l’accusation de déicide à l’encontre des Juifs est retiré du Canon et disparaît de la liturgie pascale. Le lien entre le projet de réforme et le génocide est clairement fait par le cardinal Béa en 1963 (p. 196). En 1963 aussi, en même temps que sous l’influence de H. Arendt se trouve interrogée la « passivité » et la « collaboration »des Juifs, le génocide se trouve une métonymie : Auschwitz (p. 209).
Enfin, dans une dernière partie, F. Azouvi détaille à partir des années 1970 le changement de pied gouvernemental vis à vis du génocide, en même temps que s’impose la thèse du refoulé psychanalytique (p. 377, en France comme aux Etats-Unis) et que le génocide perd son horizon d’universalité (p. 329). En 1972 est révélé que le président Pompidou (en total décalage avec l’opinion publique p. 296) a gracié Paul Touvier, ancien milicien, en même temps qu’il demandait l’extradition de Klaus Barbie (ancien chef de la Gestapo à Lyon) à la Bolivie. Ce changement de pied se matérialise dans une politique judiciaire, bien dynamisée (souvent contre son gré) par S. Wiesenthal et les époux Klarsfeld. Le « consensus antitotalitaire » est fort, il y a une demande de compte générationnelle (pour qui sont-ils morts ? Pour Dieu, la France, rien ? p. 220), mais la libéralisation des médias permet aussi l’arrivée à lumière non seulement du révisionnisme mais aussi du négationnisme (p.317).
En 1987 a enfin lieu le procès Barbie. Celui qui a torturé J. Moulin est jugé pour la déportation des enfants d’Izieux. Pour l’auteur c’est la fin d’un processus de reconnaissance et de mémorisation du génocide en France (p. 382). L’Église catholique a fait acte de repentance en 1986, la même année où le maire de Paris J. Chrirac parle déjà de la responsabilité de la France au Vél d’Hiv’, annonçant le discours de 1995. En 1989, une plainte est déposée contre René Bousquet (ancien secrétaire général de la police de Vichy), un intime du président F. Mitterrand, que ce dernier ne peut plus protéger.
L’épilogue, enfin, aborde le devoir de mémoire et ses difficultés (Ricoeur et Todorov, Auschwitz comme tentation d’innocence p. 333) mais aussi l’attraction victimaire, chez les descendants ou d’autres groupes, mais également suscitant la mythomanie (fausse confession parue en 1995, p. 400).
Ouvrage très dense, documenté de manière très large, ce livre bénéficie en plus de l’usage d’une langue claire et légère. Ne s’interdisant pas des structures de chapitres complexes, il se lit avec un grand plaisir de lecture qui touche quand même à la dévoration. Mais sans se départir de sa scientificité, l’auteur laisse paraître un agacement face au phénomène de redécouverte, alors qu’à tout moment les informations sont là, distillées d’une infinie de façons, pour qui les cherche et enseignées de manière très précoce. Il y a bien sûr certains faits saillants, que nous ne pouvons tous citer ici, qui montrent que la réinvention de l’eau tiède est assez répandue. En 1947 par exemple est publié le premier livre consacré à la Résistance juive, distinguant ainsi héros et victimes, dans une claire échelle de valeurs (p. 69). Mais aussi qu’en 1953 est construit le premier monument commémoratif à Paris, avant Yad Vashem à Jérusalem. Un livre d’histoire des mentalités comme il y en a peu, un indispensable pour ceux qui veulent interroger les liens entre Histoire et Mémoire.
(les années 1970, c’est la mémoire chacun chez soi p. 329 … 8,5)