Vory

Russia’s super mafia
Essai historique sur le monde criminel impérial, soviétique et russe de Mark Galeotti.

Etre un gangster, c’est aussi aimer les aiguilles.

Trois catégories de personnes étaient prêtes à agir et à prendre possession des entreprises que le gouvernement russe privatisait au début des années 1990 : les fonctionnaires dirigeant ces entreprises, des membres de l’appareil de sécurité et la pègre. Celle-ci ne venait pas d’apparaître avec la fin du régime communiste. Les prisons et les camps de l’URSS n’étaient pas peuplés que de dissidents, très loin de là. Et par un heureux hasard, tous ces gens sont justement, à divers niveaux et de différentes manières, en contact. Mark Galeotti a pu observer cette prédation à Moscou même, après avoir été mis en contact avec ce monde grâce à sa thèse sur les anciens combattants d’Afghanistan qu’il complétait à la fin des années 1980. Ce livre, paru en 2018, est le fruit de trois décennies d’entretiens, d’observation et de travail historique.

Passé la petite introduction, l’auteur attaque direct avec les fondations du monde criminel russe à la fin du XIXe siècle, entre vol de chevaux dans les campagnes (et justice paysanne expéditive afférente) et l’exode rural qui fait des grandes villes russes de gigantesques bidonvilles, où la police corrompue est plus un danger qu’une aide et vouée à la protection des classes les plus aisées. De cet environnement propice naissent des gangs, développant une sous-culture à part.

La révolution de 1917 change peu de choses au monde de la pègre (à part que tout le monde est libéré de prison … p. 39-40) et la guerre civile qui fait rage entre 1918 et 1922 voit l’utilisation des ressources de grands criminels de chaque côté. La tranquillité publique est aléatoire et il y a 7 millions d’enfants dans les rues. Lénine lui-même se fait racketter. Avec la victoire des bolcheviques et l’arrivée au pouvoir de Staline, l’État reprend les choses en main, à sa façon. Le goulag se remplit (au moins 28 millions de prisonniers pendant la période stalinienne p. 43), et pas que d’innocents, ce qui a pour conséquence une uniformisation de la culture criminelle à la faveur des déplacements. L’administration des camps utilise aussi les criminels pour mater et contrôler les autres détenus. Il y a là la première cassure dans le monde criminel, entre ceux qui veulent bien collaborer avec l’État si c’est à leur propre profit (au point de diriger des camps) et ceux, ancien style, qui refusent tout ce qui vient de l’État, y compris l’ordre de travailler. Certains de ces derniers sont prêts à mourir pour ne pas travailler. A tuer aussi. Le fossé s’élargit avec l’invasion allemande, entre ceux qui combattent (volontaires ou forcés) et les autres et une guerre entre les deux groupe fait rage. Aidés par l’État, les collaborateurs l’emportent sur les traditionalistes après 1945.

La mort de Staline a pour conséquence l’élargissement de beaucoup de prisonniers, surtout parce que le goulag n’est économiquement plus viable avec le chaos qu’a engendré le conflit interne (p. 59-60). Hors du camp, la collaboration entre criminels et fonctionnaires corrompus va se poursuivre et les hors-la-loi seront les premiers à profiter de tout desserrement du contrôle soviétique, y compris des tentatives de réforme des années 1980, mais aussi de la prohibition (p. 99). Les voleurs deviennent les intermédiaires pour tout. La décennie 1990 voit une nouvelle recomposition, profitant de l’éclipse de l’État redevenu russe et l’accaparement, l’extorsion et le meurtre sont choses très courantes jusqu’à que le marché se stabilise avec le retour d’un Etat fort mais pas forcément vertueux à l’aube du nouveau millénaire. Mais la stabilité du monde criminel empêche l’ascension sociale en son sein …

M. Galeotti continue son exposé avec la description du paysage criminel russe (même si le qualificatif de russe est longuement discuté dans le livre), en les classant selon les types d’organisation (p. 129). Sont présents les Tchétchènes (mais c’est aussi un label p. 163), les Géorgiens et ceux qui qui ont développé des connexions en Asie. Enfin l’auteur défriche quelques évolutions possibles entre numérisation du crime, contournement des sanctions économiques visant la Russie (produits technologiques mais aussi fromages) mais aussi la manière dont le gouvernement russe utilise la pègre (Crimée, Donbass) et comment la sous-culture criminelle (en voie d’européanisation?) percole dans la langue russe (à travers la chanson en premier lieu). Suivent un glossaire, les notes, la bibliographie et un index.

Voilà une bonne rencontre historico-anthropologique, avec une profondeur et un soubassement théorique que M. Galeotti ne peut pas montrer dans ses nombreuses interventions médiatiques depuis février 2022 ou dans son livre plus journalistique sur Poutine. On voit assez vite que le processus d’écriture a été bien plus long … Solide documentation primaire et secondaire tout d’abord, mais très utilement complétée par des entretiens que l’auteur a eus dès les années 1980, tout d’abord avec les vétérans d’Afghanistan puis de fil en aiguille avec différentes personnes du milieu (à tous niveaux) et des forces de police. Les citations en début de paragraphe reflètent cette richesse des sources. Trente années de conversations au long cours, du moins avec ceux qui ont survécu assez longtemps. Tout cela donne non seulement une très grande profondeur au propos parce que allié à un appareillage théorique emprunté à d’autres sciences humaines, mais aussi un texte très agréable à lire, peut-être avec moins d’esprit que d’autres écrits de M. Galeotti, mais il faut aussi dire que tout ne s’y prête pas non plus. La description de plusieurs mondes, et tous n’ont pas disparu.

(on pouvait être condamné et directeur du camp p. 51 … 8)

L’empire mérovingien

Ve – VIIIe siècle
Essai d’histoire alto-médiévale de Bruno Dumézil. Existe aussi en format poche.

Ils déboulent de leurs forêts de Ger… Belgique ?

Est-il des souverains moins bien servis dans l’Histoire de France telle qu’elle est enseignée ? Assurément peu. Les Mérovingiens cumulent il est vrai les handicaps : une documentation majoritairement en papyrus quasi intégralement disparue, des successeurs carolingiens qui ont des buts propagandistiques très marqués et plusieurs rois qui règnent en même temps, ne favorisant pas la simplicité (au contraire des premiers Capétiens). Et pour couronner le tout, une image de barbare débarqué des sombres forêts de Germanie qui leurs collent historiographiquement à la peau depuis trois siècles, pour le meilleur (la liberté germanique) comme pour le pire (l’origine de l’aristocratie oppressive et allogène), mettant fin à une romanité elle aussi vue comme intangible (arrêtée au siècle d’Auguste) et monolithique.

B. Dumézil, pédagogue de tout premier ordre, met les choses au clair avec ce livre en procurant au lecteur une base solide, sans masquer les discussions en cours (ou passées), diffusant les apports récents d’autres chercheurs et faisant passer au lecteur un très agréable moment parmi les trois siècles de règne de la dynastie.

Pour inaugurer la progression chronologique, l’auteur se propose de commencer avec quelques notions sur ce qu’est un empire, l’état de la documentation, quelques combats historiographiques passés. Viennent ensuite les quelques informations sur les Francs qui nous sont parvenus du IVe siècle, sur comment une fédération de peuples très divers a donné naissance à une entité connue sous cette dénomination et comment un royaume est né. Tout en sachant que déjà pour Grégoire de Tours, au VIe siècle, il n’est pas possible déterminer qui fut le premier roi (p. 33) … Toujours est-il que Clovis est roi des Francs peu après 480 p.C., agrandit son royaume initialement situé autour de Tournai vers Paris. Son mariage avec la Burgonde Clotilde ne semble pas être de grande importance et il entretient des relations avec la noblesse gauloise du Nord de la France actuelle. Après 500, Clovis fait le choix de se convertir au catholicisme romain, mais semble-t-il sans que cela intéresse beaucoup les évêques gaulois (p. 50). Vers 508, Constantinople a remarqué Clovis en même temps qu’il prend sous sa coupe le reste des roitelets francs des bords du Rhin. A sa mort en 511, Clovis a considérablement agrandi les terres du royaume et bénéficie d’une influence dans toutes les Gaules. Parallèlement, le pouvoir franc, d’abord d’ordre kleptocratique, se bureaucratise peu à peu à l’instar des autres royaumes post-romains méridionaux (en premier lieu Ravenne, p. 54).

Le royaume est divisé entre les quatre fils survivants. Cette pratique, présentée comme le comble de la barbarie par les historiens habitués à un royaume plus monolithique, reprend une pratique romaine qui a déjà cours au IIIe siècle sous la direction de Dioclétien. Chaque sous-royaume (Teilreich en allemand) a des terres au centre du royaume et des marches militaires, domaines de conquête et de tribut (surtout à l’Est, mais aussi au Sud jusqu’aux possessions byzantines en Italie). Des divisions territoriales sont donc crées, mais elle sont temporaires et chacun, c’est à dire la noblesse des leudes, a conscience d’un ensemble supérieur. L’incohérence des blocs renforce cette idée en plus de les soumettre tous à des menaces extérieures (p. 62). Quand Clodomir meurt en 524, les frères survivants se partagent ses possessions (au détriment des trois fils de Clodomir par ailleurs). En 558, il y a de nouveau un royaume unique. Trois ans plus tard, à la mort de Clotaire Ier, un nouveau partage a lieu.

Le troisième chapitre porte un regard acéré sur l’administration des royaumes. Au sud des Gaules, les familles sénatoriales proposent leurs compétences aux rois francs tandis qu’au nord apparaissent des comtes et d’autres personnes en charge du maintient de la paix, aux pratiques sans doute plus basées sur les coutumes provinciales gauloises que le droit savant romain qui avait encore cours au sud de la Loire (p. 88). L’organisation des cités romaines survit et les rois s’appuient sur des élites qu’il s’agit de fidéliser (on peut suivre une carrière, recevoir des honneurs), au-delà de critères ethniques, par ailleurs peu clairs et mouvants. L’administration se centre dans un palais, qui n’est pas forcément le lieu de résidence du roi, abritant une chancellerie qui produit des masses d’écrits.

Le chapitre suivant s’interroge sur la chrétienté du royaume. Clovis lui-même avait peu de temps avant sa mort convoqué un concile et le roi mérovingien nomme les évêques dans le royaume. Pour Byzance, les Francs sont de bons chrétiens, sans aucune différence doctrinale avec eux. Peu bâtisseur lui-même, le roi finance en conjonction avec les leudes des monastères, dont certains sont appelés à devenir très puissants (Corbie) ou avoir une longue relation avec la royauté (Saint-Denis).

Mais il arrive aussi que la succession ne se passe pas de manière souple, avec des leudes qui arrivent à faire passer leurs intérêts tout en plaçant en clef de voûte un membre de la famille mérovingienne. En 568 débute une guerre civile qui va jusqu’au fratricide. Les conflits internes, jusqu’en 613, conduisent à une perte de maîtrise de nombreuses régions périphériques par le centre, y compris du pourtour méditerranéen. Le VIIe siècle est pour l’auteur un monde nouveau (sixième chapitre), où Byzance délaisse l’Italie, arrête ses versements d’or aux Francs et se tourne vers l’Orient. Le monachisme irlandais tel que professé par Colomban est à la mode et devient iro-franc, la noblesse se stabilise (et transmet sa situation à ses enfants bien plus qu’au siècle précédent) en même temps que les identités se recomposent (et que les histoires sur l’origine troyenne des Francs se répandent, avec une traduction onomastique p. 184).

Quand Clotaire II devient roi unique, il lui faut tenir compte de la puissance de la noblesse et de ses aspirations. Quelques petites réformes ont lieu mais beaucoup de la législation (surtout fiscale) des années de guerre civile reste en place. Plus bizarrement, il y a coexistence de différents palais, un par sous-royaume disparu. Malgré ces volontés d’autonomie que le roi doit prendre en compte (mais surtout avec des questions de carrière en arrière-plan), ce dernier reprend sous son contrôle de nombreuses cités grâce à la nomination d’évêques qui lui sont loyaux, plutôt dans les réseaux du monachisme iro-franc que soutient Clotaire II. Il accueille à la cour de jeunes gens qu’il va pouvoir par la suite placer (p. 194) dont le célèbre Eloi, futur héros de chanson. Néanmoins, la circulation des titulaires d’offices est amoindrie. Ceux-ci sont maintenant nommés là ils sont possessionnés, mais ils deviennent par contre justiciables sur leur propre patrimoine en cas de manquement. En 629, à la mort de Clotaire II, lui succèdent Dagobert Ier, qui reçoit la plus grande part du royaume, et Charibert II dont les possessions au sud de la Loire doivent le conduire à aller guerroyer contre les Wisigoths.

Les ennuis commencent à la mort de Dagobert (qui entre temps était devenu seul roi). Les duchés extérieurs se détachent et les rois ne sont pas majeurs, signant le retour des reines-mères sur le devant de la scène. De recomposition en recomposition, la présence de Mérovingiens est toujours indispensable, mais leur pouvoir effectif est de plus en plus réduit, passant à certains de leurs officiers, plus ou moins puissants, peut-être par faute de menace extérieure (p. 256). Mais il ne faut pas voir ici l’inexorable marche des Pippinides vers l’usurpation. D’autres grands ont aussi beaucoup d’influence (les Robertiens poindraient-ils déjà p. 250 ?) et jusqu’à l’onction de Pépin (voir même après), rien n’est assuré pour l’auteur (p.282). Néanmoins l’action de Charles Martel est réelle et avec lui le royaume franc retourne vers des frontières qu’il avait quitté des décennies auparavant (avec une action en interne en mettant la main directement sur des évêchés et en soutenant la mission de Boniface). Au Danemark, en 726, on bâtit même un mur barrant le Jutland pour se prémunir du danger sudiste. En 751, le grand saut est fait. Prétextant une reconnaissance de Rome (et non plus de Constantinople p. 280), Pépin est consacré, un acte que la propagande carolingienne va justifier de nombreuses façons par la suite. Pour effacer l’usurpation d’un royaume, fallait-il ensuite faire advenir un empire ?

Une conclusion de très haute volée clôt de beau volume de 285 pages de texte (suivi des notes et d’un bibliographie que l’auteur a sans doute souhaité limiter). Mais quelle maestria dans ce livre qui se place à plusieurs niveaux interprétatifs, autant que le permettent des sources parfois très rares. Quelques petites touches de débats politiques récents viennent parfois faire un contrepoint, sans envahissement ni leçons de morale, en aérant un propos très bien agencé et de lecture très facile. Un peu d’humour (une référence à Highlander p. 276 par exemple) est mis au service de la pédagogie dans les plus belles traditions médiévistes. Quelques cartes et arbres généalogiques en plus auraient encore augmenté notre bonheur, mais tout ne peut être parfait. Il y avait déjà généreusement de quoi étancher notre soif de belle science historique moderne.

(au tout début du VIIIe siècle, la vacance du trône est un problème pour les Pippinides … 8,5)

Approaches to Ancient Etruria

Acta Hyperborea 16
Actes des journées nordiques d’étude sur l’Etrurie des 15 et 16 novembre 2018 à Copenhague édités par Mette Moltesen et Annette Rathje.

Qui sont ces serpents?

Les pays méditerranéens n’ont jamais eu le monopole de la recherche sur l’Antiquité classique (sans même aller jusqu’au différent toujours pendant entre la Grèce et la Grande-Bretagne à propos des marbres du Parthénon) et ces actes du colloque tenu à Copenhague le montrent à plus d’un titre. Rassemblant douze contributions de chercheurs danois, norvégiens, suédois et finlandais (mais une allemande et une italienne se sont subrepticement glissés dans ce groupe nordique) sur des sujets très divers, le recueil permet aussi au lecteur de comprendre comment l’art étrusque s’est répandu au Danemark et qui en furent les instigateurs (comme c’est déjà brièvement abordé dans l’introduction).

Un premier article pourtant assez étrange, détonnant même. Il traite de poteries proto-villanoviennes (XIIe-Xe siècles av. J.-C.) trouvées à San Giovenale (dans la province de Viterbe) que l’auteur souhaite attribuer à la culture dite de Terramare (XVIIe-XIIe siècles a.C., mais dans la vallée du Pô). D’une certaine manière l’article semble incomplet, parce que manquent les éléments qui devraient convaincre le lecteur que la datation du site doit être réévaluée et qu’un hiatus a eu lieu à l’époque villanovienne avant que le site ne soit de nouveau occupé à la période orientalisante (milieu VIIIe siècle). L’évocation de la chute de Troie et le fait que le Linéaire A soit du proto-étrusque (p. 28), en plus de l’absence de références aux travaux de D. Briquel sur les Pélasges, ne jouent pas en faveur de la crédibilité du propos qui vise in fine à prouver que la culture de Terramare est en fait déjà étrusque sans être villanovienne …

L’article suivant s’intéresse aux moulures architectoniques dans l’architecture étrusque et romaine d’époque républicaine. C’est la présentation d’un travail de grande ampleur, commencé dans les années 1950 et qui continue au XXIe siècle et qui a pour but de mesurer et décrire les différents types de moulures architectoniques présents en Italie centrale pour ainsi détecter des schémas géographiques ou temporels. Cela peut être aride mais il y a des résultats (il n’y a pas deux moulures identiques en Etrurie p. 40, les choix sont locaux et non pas chronologiques, impliquant des datations pouvant courir sur sept siècles) et il est toujours plaisant de tomber sur un petit temple que l’on connaît mieux que les autres.

Le chapitre suivant s’intéresse à l’image en contexte étrusque, avec la réinterprétation de représentation de scènes figurées (sur des objets tels des fourreaux), à la question des hybridations dans le domaine funéraire, aux simulacres (p. 100) puis enfin aux urnes cinéraires qui deviennent des canopes. Le tout pour arriver à la tombe comme demeure et espace liminal. C’est très concentré, cela saute de thème en thème de manière très rapide mais on voit tout de même où veut aller l’auteur. L’article qui lui fait suite reste dans le domaine de l’iconologie avec la réinterprétation de l’oinochoé Tragliatella, datée de la fin du VIIe siècle a.C. et trouvée à Cerveteri. L’auteur conclut à la représentation du curriculum vitae d’une femme nommée Thesathei, sans doute la propriétaire de la tombe où a été trouvé le vase. Toujours dans la thématique de la représentation des Enfers, l’article suivant décrit et analyse une plaque de bronze de la fin de la période orientalisante, entre hybrides et animaux nourissants et chassants (le loup comme animal transitionnel p. 145), montrant peut-être les goûts pour l’Orient de la famille propriétaire de la tombe (à Colle del Forno).

Puis l’on passe à ce qui, à notre sens, est parmi les meilleurs articles du recueil et qui traite des masques dans les tombes étrusques. L’auteur y insiste sur la signification funéraire du masque en Etrurie, sur les parallèles entre le personnage masqué de Phersu et le satyre (encore une grécisation de surface selon l’auteur p. 168) et finalement l’importance d’attirer sur soi l’attention des démons (par le rire et les outrances en premier lieu) pour permettre un passage sûr du défunt dans l’au-delà. Dans cet article on a aussi l’explication des différences entre théâtre romain et théâtre grec (le dionysisme est funéraire en Etrurie p. 170) et le pourquoi des larges coupes à boire retrouvées en contexte funéraire (et représentées sur les murs des tombes peintes). La coupe surdimensionnée devient le masque mais aussi la partie supérieure de l’urne biconique (p. 180-181), une impression démultipliée quand des yeux sont peints sur ladite coupe, une pratique grecque favorisée semble-t-il par la clientèle étrusque (p. 173-176).

Le septième article du volume tente de faire le point sur la question de savoir si l’on peut, à l’aide des représentations figurées, déterminer une pensée du paysage en Etrurie. Pour l’auteur, la question reste ouverte mais l’étude permet des considérations sur les canards et les pigeons peints dans les tombes jusqu’à la période archaïque, ou sur la grande présence des colombes.

L’archéoaccoustique est l’objet du chapitre suivant, avec un catalogue des différents instruments retrouvés ou représentés en Etrurie puis une description des différentes situations où de la musique peut être jouée : funérailles, banquet, chasse, sport, guerre et rites religieux. Des choses assez basiques mais le résumé est bien fait (sans citer J. Heurgon hélas …). Puis l’on retourne dans les tombes avec une étude architectonique et des emplacements peints sur les parois avec une étude limitée à Tarquinia (il y a 6100 tombes rien que dans la nécropole des Monterozzi à Tarquinia p. 258), entre horizontalité et verticalité, qui trace très bien l’évolution sur trois siècles. Quant à adhérer aux conclusions sur les mouvements du défunt, nous serons plus réservés. Suit une très belle étude sur le Sarcophage du Magistrat (de Cerveteri), elle même suivie par une très intéressante analyse épigraphique mentionnant la divinité CavaΘa Seχ (sur un skyphos qui aurait été retrouvé à Orvieto). Cette divinité est associée à Śuri, sorte de dieu apollono-chtonien. Les deux bénéficient d’un culte à Pyrgi, sans que l’on puisse encore mieux définir ses attributs à une époque (archaïque) où « l’étiquettage grec » commence à peine.

Arrive un des sommets (à notre sens) du recueil avec l’étude prosopographique de la circulation par le mariage des femmes nobles dans toute l’Etrurie, signe d’alliances interfamiliales débordant le cadre des cités. Il y a de ce côté là de belles choses possibles, dans une spécialité qui semblaient depuis très longtemps passée de mode. Pour achever le volume, il reste au lecteur à lire un bel article sur la question du portrait sur les urnes de Volterra (dont le grand nombre permet la sérialisation) avant de passer à quatre miroirs de la collection rassemblée par le sculpteur danois B. Thorvaldsen (dont des miroirs remaniés par des faussaires) et leur influence sur l’œuvre de l’artiste, un étudiant assidu de l’Etrurie à l’origine de la collection étruscologique copenhaguoise en plus du Musée Grégorien Etrusque du Vatican (le dernier chapitre).

Très richement illustré, bien équilibré en terme de sujets, producteur d’exclamation et de perspectives, voilà des actes qui sont un plaisir à lire. Comme toujours, tous les arguments avancés ne sont pas également convaincants (Terramare, l’explication du terme étrusque « lupu » p. 144) mais nous sommes loin des idées très aventureuses que l’on peut lire ailleurs. Suivez notre regard … Pour chaque article, des notes et une bibliographie récente sont fournies et si les public visé est celui des spécialistes, la clarté des propos permet à un lectorat plus novice mais intéressé d’accéder lui aussi à quelques belles pépites.

(l’oriental Maître des Animaux est remplacé par l’Ami des Animaux dans la Tombe des Lions Peints de Cerveteri où ces derniers sont caressés plutôt qu’étranglés …8)

Penser la Révolution française

Essai historique et historiographique sur la Grande Révolution de François Furet.

Les vérités alternatives, déjà.

Juste après la Seconde Guerre Mondiale, la révolution de 1789 est la référence la plus utilisée dans le débat public en France au XXIe siècle. Est-il beaucoup d’autres pays où un homme politique du XVIIIe siècle est encore un modèle ? En France c’est pourtant le cas avec Robespierre. F. Furet est des modernistes qui ont animé le débat historique dans la seconde moitié du XXe siècle sur cette (courte) période. Il détonne dans le paysage historiographique parce que sans être anti-révolutionnaire, il n’est pas pour autant de la veine communiste (courant dominant à l’Université après-guerre). Le communisme, il a rompu avec lui en 1959 et donc est une cible toute désignée pour des chercheurs comme A. Soboul et ses épigones auxquels il conteste l’idée d’une révolution bolchevique déjà programmée dans les évènements se déroulant entre 1789 et 1793.

Le livre est composée de quatre parties, à rebours de la chronologie. La première partie est une synthèse sur l’historiographie de la Révolution de 1789. F. Furet y considère 1789 du point de vue d’un mythe des origines, dont l’histoire qui en est faite a pour but de maintenir chez beaucoup d’auteurs l’unité et la pureté (le texte date de 1977), mais il consacre aussi de nombreuses pages aux combats de la fin du XIXe siècle entre républicains et royalistes, attaque les marxistes en démontrant la pluralité de vues du même Marx sur la Révolution et détaille la place singulière qu’occupe Tocqueville et son ouvrage L’Ancien Régime et la Révolution en tant que premier intellectuel a avoir pensé la continuité entre monarchie et république. Autre jalon historiographique d’importance pour l’auteur, l’archiviste Augustin Cochin veut lui comprendre le jacobinisme, mais sans s’en réclamer. Au début du XXe siècle, et plus encore après la Première Guerre Mondiale (à laquelle il n’a pas survécu), c’est s’attirer beaucoup de critiques. A. Cochin a aussi étudié les cahiers de doléances du début de l’année 1789, conduisant à casser le grand mouvement téléologique de la Révolution (et qui nous semble encore enseigné aujourd’hui …).

Pour F. Furet, et c’est l’objet du quatrième chapitre de la synthèse, le fait décisif permettant le Révolution est la vacance du pouvoir qu’il fait remonter à 1787. Les bureaux de Versailles n’ont plus les choses en main, les classes dirigeantes sont divisées (Assemblée des Notables), et pour couronner le tout, des élections ont lieu pour les Etats Généraux en lieu et places des traditionnelles désignations au sein des différents groupes considérés. De tout ceci ne sort pas un pouvoir bureaucratique mais celui du verbe, lui même en proie au soupçon. Le complotisme nourrit cette période saturée de politique, conduisant à des vagues d’épuration au sein des Assemblées (jusqu’à la Terreur) et ceux qui pensent arrêter la Révolution (à leur profit en général) sont successivement balayés. Ce qui amène l’auteur au jacobinisme et à Robespierre, aux oligarchies militantes (p. 122) et à la disparition progressive du peuple des décisions politiques qui aboutit à Thermidor. Ici s’achève pour F. Furet la révolution, quand la légalité remplace la légitimité.

Dans la seconde partie du livre sont rassemblés trois articles qui à partir du début des années 1970 ont conduit à la rédaction de la synthèse. Le premier de ces articles est une réponse à la critique soboulienne qui a été fait du manuel co-écrit avec D. Richet et paru en 1965-1966. C’est l’occasion, dans un style assez offensif et jubilatoire, de retourner la pareille. L’auteur y discute de méthodologie mais combat aussi sur le plan des faits : existe-t-il encore, par exemple, une féodalité en 1789 ? Peut-on parler d’aristocratie ou de classes dominantes ? Dans un second article, F. Furet discute en profondeur de la vision de Tocqueville développée dans son livre paru en 1856 sur l’Ancien Régime. La différence entre aristocratie et noblesse est justement déjà un sujet traité par l’auteur normand. Enfin un troisième et dernier article, faisant monter l’ensemble du livre à 310 pages, est consacré à Augustin Cochin, archiviste et historien, que l’environnement familial bourgeois n’a pas préparé à devenir un théoricien du jacobinisme. F. Furet décrit les influences de A. Cochin (Durkheim), son cheminement et les difficultés qu’il rencontre. Il discute ensuite les idées de A. Cochin sur les « sociétés de pensée » qui donneront naissance aux clubs jacobins et comment ceux-ci vont se figurer être le porte-voix du Peuple où l’opinion devient action (p. 291).

Ce livre est d’un format intéressant, avec finalement des redites assez peu nombreuses dans ce cheminement intellectuel sur plusieurs années. Au niveau des idées, au-delà d’une présentation impeccable des faits, on sent une affinité avec le courant que représente aujourd’hui M. Gauchet, dans la recherche de l’Un par les révolutionnaires à la suite du roi ou sur la prise de conscience que l’Homme peut agir sur le monde (p. 44). La description de la paralysie et de l’aventurisme au sommet de l’État est remarquable (p. 172-174, l’absolutisme détruisant la société à ordres), tout comme la perpétuelle épuration des révolutionnaires nourrie au complotisme le plus effréné, jusqu’à la séparation de la société et de la politique qu’a été Thermidor (p. 119). Il faut aussi sortir du lot la description des trois types de noblesses qui auraient pu se former au XVIIIe siècle (anglaise, prussienne et polonaise, p. 179) mais surtout que la révolution a peut-être déjà eu lieu en 1787, avec la prise de pouvoirs des « patriotes » dans les sociétés de pensée (p. 287-295). La politique, élevée au rang de religion, n’encourage pas au compromis, à l’intérieur comme à l’extérieur et l’auteur est clairement un partisan de la guerre comme conséquence de la radicalisation que l’inverse.

Il va sans dire qu’une connaissance superficielle de la période n’aide pas beaucoup à la lecture de ce livre, mais le plan où ce situe l’analyse est assez élevée, une connaissance au jour le jour dans les moindres recoins idéologiques n’est pas requise. Toujours intéressant, parfois jouissif et le plus souvent agréable à lire, un bon appel à remise à niveau !

(au XVIIIe siècle triomphe l’idée des libertés germaniques comme fondement de la France contre l’héritage romano-byzantin p. 61 … 8)

L’avènement de la démocratie II : La crise du libéralisme 1880-1914

Essai de philosophie et d’histoire politique de Marcel Gauchet.

Les nuages s’amoncèlent.

Il faut qu’il y ait quelque chose de pourri au royaume du libre-échange pour que les marchands en soient arrivés à confier le soin de leur prospérité à la soldatesque. p. 265

Gros changement de rythme avec le second tome de la série. Si le premier volume considérait quatre siècles d’évolution, celui-ci réduit son éclairage à une trentaine d’années, à cheval sur le XIXe et le XXe siècle (ce qui est plutôt la fin du « long XIXe siècle » qui avait démarré en 1789). Après plusieurs épisodes révolutionnaires en Europe et aux Amériques, le libéralisme s’est imposé dans de nombreux Etats européens au milieu du XIXe siècle. Malgré ses succès politiques et économiques, il est lui aussi atteint par la crise dans un contexte d’interconnexion au niveau mondial jamais égalé avant que la Première Guerre Mondiale ne vienne tout remettre en question. C’est ce qu’analyse M. Gauchet dans ce livre de 370 pages à la très grande densité.

L’auteur ouvre le bal avec F. Nietzsche, le destructeur d’idoles. Ses écrits sont ici analysés sous l’angle de la clairvoyance de celui qui dès les années 1870 voit arriver la crise des années 1900 et qui parmi les premiers pousse la Religion de l’Histoire sur la voie de la création d’un dépassement voulu de l’Homme (le Surhomme, détaché du libéralisme et du socialisme trop chrétiens p. 47). Le second chapitre continue la progression chronologique avec les causes et les effets de l’émergence de la social-démocratie. La libéralisme, de part son individualisation, engendre la création de nouveaux groupements (un parti ouvrier, des syndicats) qui ont pour but de rétablir un équilibre des forces parce que le libéralisme ne peut assurer l’égalité de tous. La société se détache de l’État grâce au libéralisme, condition d’un marché libre (p. 102). Progressivement, pour M. Gauchet, on passe de l’Ordre à l’Organisation. Le chapitre suivant revient sur la question du devenir, très présent dans le premier tome. La crise du progrès vient en partie de la prise de conscience que la société moderne entraîne la mort du passé vivant (autrement dit la tradition, p. 135). Parallèlement naît la prévision dont H.G. Wells est la figure la plus brillante, tant pour ses écrits de fiction que ses essais (p. 151-153).

La quatrième chapitre quitte les œuvres de l’esprit pour explorer en profondeur la trahison des parlements. Qui est représenté par les représentants ? Les candidats se professionnalisent, mais les unités de vues ne sont pas évidentes dans une société parcourues par les regroupements divers (sans contrôle, dilution du pouvoir, intérêt général introuvable, absence ressentie de limites aux préoccupations de l’État, p. 183-195). De solution, le parlement comme mode de gouvernement passe à problème. A cela il faut ajouter l’essor de l’administration conséquence de la prise en compte des nouveaux besoins de la société et de la mondialisation qui prend la forme d’impérialisme ayant pour but d’approcher l’égalité interne au prix des inégalités à l’extérieur (sixième chapitre). Mais c’est aussi une sorte de poursuite de l’universel … Le dernier chapitre enfin est consacré à la résurgence du droit naturel avec la naissance du concept de Droits de l’Homme qui va de paire avec la prise en compte non plus seulement du père de famille mais des femmes et des enfants (p. 344). L’ouvrage s’achève sur une conclusion récapitulant les trois crises du libéralisme de la fin du XIXe siècle, suivie des notes.

Avec un livre d’une telle densité, le train ne repasse pas. Pas de circonvolutions, pas de temps à perdre, M. Gauchet embarque le lecteur dans une marche forcée à travers les crises du libéralisme, qui est aussi un temps de changements profonds des modes de vie. Si grâce au chemin de fer et au télégraphe l’État peut atteindre chaque citoyen en France à la fin du XIXe siècle, les changements technologiques marquent aussi l’irrémédiabilité du passé : les partis monarchistes, si puissants encore en 1871, disparaissent entre 1885 et la fin des années 1890 (p. 141). Tout comme l’anarchisme, vaincu par l’apparition progressive d’un Etat protecteur des individus (l’association de individus libres ne pouvant seul faire naître une société p. 351). L’auteur, toujours pertinent, se dépasse quand il aborde le terrain de l’impérialisme. Le marxisme devra beaucoup de son succès au XXe siècle à l’anti-impérialisme (p. 268).

Livre exigeant, mais qui sait rendre l’investissement que l’on peut y mettre.

(il n’y a plus d’empire, parce qu’il n’y a plus de lieu pour la barbarie p. 282-286 … 7,5)

Bloodlands

Essai historique sur les crimes de masse perpétrés entre Berlin et Moscou de 1933 à 1948 par Timothy Snyder.

Les corbeaux sur les plaines.

Hitler meant to undo all the work of Stalin. Socialism in one country would be supplanted by socialism for the German race. p. 163

En France il y eut Oradour pour symboliser l’éradication de tout un village par la Wehrmacht, les fosses ardéatines en Italie. Mais ce qui est exceptionnel à l’Ouest de l’Europe, et qui plus est en temps de guerre, est de la plus grande banalité dans ce qui est aujourd’hui la Pologne, les pays baltes, l’Ukraine et la Biélorussie entre 1941 et 1945. Mais l’anéantissement de villages ou l’exécution d’une balle dans la nuque de centaines de personnes ne se produit pas qu’en même temps (et non aux marges) que les combats qui opposent les armées soviétiques aux armées allemandes, ils sont parties intégrantes de politiques poursuivies par l’Allemagne nazie et l’URSS, avec des intensité diverses et des cibles semblables ou différentes, entre 1932 et 1948. Le malheur de ces « terres de sang » qui voient le meurtre de 14 millions de personnes (hors victimes de guerre) ? La double occupation, voire la triple, par les deux totalitarismes européens les plus meurtriers du XXe siècle.

Le livre ouvre sur l’Ukraine affamée du début des années 1930 (il y a bien sûr une introduction avant cela). Lénine, pour pouvoir exporter la révolution hors de Russie, avait fait la NEP, conséquence des distributions de terres aux paysans. Mais Staline considère que la pause dans l’avancée de l’URSS vers le communisme a assez duré. Pour le bâtir dans un seul pays (c’est tout ce qu’il reste), il faut plus d’ouvriers (les porteurs de l’Histoire) et donc il faut enfin industrialiser ce dernier élève de la classe européenne. Pour cela, il faut acheter des machines à l’étranger, donc avoir des devises, donc exporter. Qu’exporter, si ce n’est des produits agricoles en grandes quantités et le plus vite possible ? Pour y arriver, la collectivisation des moyens de production agricole est évidemment le meilleur moyen. Ordre est donné de le faire au plus vite, en réquisitionnant tout. L’Ukraine, plus gros producteur agricole d’URSS et bénéficiaire de la politique des nationalités de Lénine, est aux premières loges des demandes du Kremlin et de la concurrence des communistes locaux pour dépasser ces demandes. Et comme en plus la météorologie s’en mêle et fait chuter le rendement … La famine, instrument de contrainte du Politburo de Moscou, ravage les campagnes ukrainiennes et cause 3,3 millions de morts. A cela il faut ajouter les exécutions par le NKVD (la dékoulakisation définie par le stalinisme en parallèle p. 79), les condamnations au goulag ou les déportations vers la Sibérie ou le Kazakhstan où rien n’attend les déportés. Quand le goulag est plein, on exécute (p. 104).

Puis en 1937-1938, la répression reprend après quatre ans d’accalmie. J. Staline a complètement la main sur le Politburo du PCUS et commence une série de procès à grand spectacle pour purger le Parti. La répression ne se limite pas aux cercles dirigeants et aux administrations mais atteint des populations entières. Inquiet d’une possible alliance militaire nippo-polonaise, il est procédé à la déportation de Coréens résidents en URSS vers le Kazakhstan comme à l’élimination de citoyens soviétique ethniquement polonais (plus de 100 000 victimes) pour saper un éventuel soutien à une attaque, malgré le pacte de non-agression signé en 1932 et l’incapacité pour la Pologne d’être un danger pour ses voisins dans les années 1930. De son côté l’Allemagne, nazie depuis 1933, use peu du crime de masse. Les camps de concentration n’ont pas cet objectif et les exécutions sont en dessous des trois centaines avant 1939.

Mais la politique allemande change en 1939 et si c’est l’URSS qui extermine en masse avant 1939, l’Allemagne se met au niveau en 1939. L’invasion de la Pologne est marquée, dès le premier jour, par des exécutions de prisonniers de guerre et de civils, bientôt suivis par des tueries de masse visant les Juifs (d’abord sous couvert de lutte contre les partisans, comme certains soldats polonais, puis nommément). Les élites polonaises sont particulièrement ciblées dans ce qui doit être un territoire prêt à être colonisé. Quand les Soviétiques entrent eux aussi en Pologne pour rejoindre leur côté de la ligne Molotov-Ribbentrop, le NKVD est lui engagé dans l’élimination de toute personne susceptible d’opposer une résistance ou de la diriger. D’où, comme avec les Allemands, des massacres d’officiers (mais avec une organisation bien plus professionnelle, fruit de deux décennies d’expérience p. 77-78) comme c’est le cas à Katyn, mais pas que. De chaque côté de la ligne Molotov-Ribbentrop, les populations sont surveillées, classées et les éléments indésirables sont éliminés, déportés ou regroupés (des ghettos pour les Juifs où ils sont affamés et exploités).

L’étape suivante commence en juin 1941. L’invasion allemande de l’URSS (enfin, des territoires que l’URSS venait d’acquérir pour commencer) lance véritablement l’extermination systématique des Juifs à l’aide d’unités dédiées sur toute la ligne de front, aidées par des supplétifs locaux, volontaires ou non. Mais les armées allemandes n’atteignent pas Moscou, ni ne font tomber Léningrad, ni n’atteignent le Caucase. En 1942, l’échec est visible. Et plutôt que de continuer à faire mourir de faim des prisonniers de guerre soviétique (il en meure chaque jour plus que de prisonniers américains et britanniques pendant toute la guerre p. 181-182), et de prévoir l’élimination par la faim ou déportation du tiers des Slaves habitant la région, l’Allemagne se voit contrainte de faire travailler ces populations pour remplacer sa force de travail qui est au front. Mais pas les Juifs. Eux continuent de mourir en masse, puisque leur élimination est le dernier objectif atteignable par les Nazis. Si ceux qui se trouvent à l’Est de la ligne Molotov-Ribbentrop sont tués majoritairement par balle, ceux à l’Ouest de ladite ligne sont envoyés dans des usines de la mort (gardés par d’anciens prisonniers de guerre soviétiques ayant survécu) pour y être asphyxiés à l’aide de gaz d’échappement puis à l’aide de monoxyde de carbone produit à partir de granulés (comme le furent les handicapés en Allemagne entre 1939 et 1941, avec les mêmes « médecins », les massacres hors d’Allemagne permettant ceux dedans, p. 256-257). Auschwitz est le dernier créé de ces camps d’extermination, mais aussi le plus connu parce que ses survivants ont été les plus nombreux (et de nombreuses victimes provenant de l’Ouest, alors qu’aucun de ces camps n’est découvert par une armée occidentale). Ceux du camp de Treblinka dépassent à peine la centaine.

En parallèle de la mise à mort industrielle, la guerre de partisans et la contre insurrection font aussi de nombreuses victimes, surtout par l’impossible neutralité entre forces allemandes, supplétifs locaux, Armée de l’Intérieur polonaise, partisans soviétiques (dirigés ou non par Moscou, qui par ailleurs se moque complètement des victimes civiles p. 238-239) et nationalistes ukrainiens. Rejoindre un groupe ou un autre est une affaire de chance, le plus souvent une question de survie. Système nazi et système soviétique se confondent en Biélorussie, ce n’est plus que de l’exploitation violente. Le bilan pour la Biélorussie à la fin de la guerre, c’est 50 % de la population déportée ou liquidée (p. 249-251). Et il y a des soulèvements, celui du ghetto de Varsovie (de avril à mai 1943, soutenu modérément par la résistance polonaise) et celle de Varsovie (entre août et octobre 1944) alors que les troupes soviétiques sont proches de la ville. Ils sont réprimés très durement, avec à chaque fois des dizaines de milliers de victimes, surtout non combattantes.

La fin de la guerre ne signifie pas la fin des exactions. La puissance soviétique remodèle à sa façon ses conquêtes, en éliminant des individus ayant fait preuve de trop d’autonomie et en simplifiant l’enchevêtrement ethnique local. Les Allemands sont expulsés vers l’Ouest (pas toujours avec douceur), mais ce ne sont pas les seuls à devoir se trouver sans ménagement un autre toit. Les Polonais de l’Est sont envoyés dans l’Ouest, puisque c’est toute la Pologne qui est décalée. Mais des Polonais sont aussi chassés d’Ukraine, par les nationalistes ukrainiens comme les communistes (chacun d’eux souhaite un Etat-nation homogène mais pas la même direction). Avec la paix venue, la spécificité juive passe cependant mal en URSS et un antisémitisme officiel stalinien se fait jour, qui pourtant ne mène pas aux crimes de masse de la Grande Terreur (p. 350-351).

La dernière partie est une mise en perspective de tout ce qui précède. De simples comparaisons permettent ainsi d’approcher une compréhension des tourments que connurent ces territoires et la signification politique des morts, hier comme aujourd’hui. (p. 385) Un Juif né en Pologne, citoyen soviétique depuis quelques mois quand il est exécuté, est-il un mort soviétique ?

L’index est précédé de 80 pages de bibliographie et de notes.

Le livre, à la grande différence de Black Earth du même auteur, ne démarre pas par les soubassements philosophiques ou théoriques d’un phénomène, mais directement par la famine orchestrée par l’URSS en Ukraine. Le lecteur est ainsi, sans préparation, littéralement jeté dans une piscine d’eau froide. Rien ne lui est épargné, tant les statistiques que les témoignages de victimes ou d’exécuteurs. De ce point de vue, le Livre noir du communisme, avec ses millions de victimes supplémentaires, était bien plus facile à lire du fait de sa déréalisation. Ici il n’est pas question des camps de concentration en Allemagne où l’on a des films faits par les troupes étatsuniennes, mais bien de meurtres de masse, cachés ou non. Devant tant de faits peu plaisants, devant la répétition des atrocités, le talent d’écriture de T. Snyder est éclatant et permet de ne pas reposer le livre aussi facilement que si cela avait l’intérêt d’une liste de courses. Et si quelqu’un croyait encore à la Wehrmacht innocente de tout crime, ce croyance ne dépasse pas la p. 172. Il est difficile de trouver un défaut à ce livre. Il y a des cartes, une très bonne contextualisation, un bon mélange entre faits et analyse et une conclusion qui offre de bonnes perspectives tant historiographiques que politiques, y compris des plus actuelles. Un classique.

In fine, le but de l’auteur est de ne pas se faire dicter l’histoire des terres de sang par Hitler et Staline (p. XVIII).

(une journée de la fin 1941 fait plus de victimes que tous les pogroms russes impériaux additionnés p. 227 … 8,5)

All resistance to fascism was by definition led by communists ; if it was not led by communists, then it was not resistance p. 355.

Notre-Dame – Une affaire d’Etat

Essai sur l’incendie de Notre-Dame de Paris et sa restauration par Didier Rykner.

Va falloir faire vite.

Un bon révélateur de la place de la France dans le paysage mental mondial a été l’incendie qui a touché la cathédrale Notre-Dame le 15 avril 2019 à Paris. L’émotion a été forte dans quantité d’endroits de par le monde, les messages de sympathies affluèrent, suivis par les dons, parfois très importants, pour la future restauration. Et restauration il y aura annonce le Président de la République, et peut-être même un peu plus. C’est de ce plus que ne veut pas l’auteur, en plus de nombreuses choses que ce livre lui permet de détailler.

Mais tout commence par l’incendie, le 15 avril 2019 à 18h18. Le feu couvait sans doute depuis des heures, mais l’alarme ne se déclenche qu’avec l’apparition des flammes dans la charpente de la nef. Pour plusieurs raisons, la localisation du départ de feu n’est pas rapide et les pompiers ne sont appelés qu’une demi-heure plus tard. La fumée est déjà visible par ceux qui regardent en direction du toit de plomb de la cathédrale. La charpente de la nef brûle, et à 19h50, la flèche s’effondre. Quand les pompiers ont réussi à éteindre l’incendie, la charpente n’est plus, tout comme le toit bien évidemment. Mais les rosaces ont survécu, comme de nombreuses œuvres d’art en contrebas.

Le second chapitre, qui fait suite au récit heure par heure du sinistre, est plus technique. La question est de savoir où a démarré l’incendie et pourquoi, avec comme première difficulté que le rapport d’enquête n’a pas encore été publié, quatre ans après. C’est anormalement long, même si la piste criminelle ou terroriste est écartée. Le chapitre aborde aussi les manquements possibles à la sécurité du chantier qui était en cours, ainsi que la législation que l’auteur juge pas au niveau, au vu des différents feux ayant affectés des monuments historiques dans les dernières années en France. Le dernier en date, le 11 juin 2024, a eu lieu au Château de Versailles. Et là encore, un chantier.

Une fois l’incendie éteint et alors que l’inventaire des dégâts est en cours, débute le débat sur la restauration. Certains observateurs ou politiciens parlent eux de reconstruction, ce qui n’est pas du tout la même chose, et qui vise in fine à une transformation parfois radicale du monument. Certains architectes se prennent à rêver d’être choisis pour ériger une nouvelle flèche comme geste architectural (alors que cette dernière est présente sur la cathédrale dès le début du XIIIe siècle). Si le Président de la République, le gouvernement et d’autres y pensent très fortement, jusqu’à organiser un concours, au grand soulagement de l’auteur (mais surtout en conformité avec la loi et les accords internationaux) la décision de l’Etat propriétaire est la restauration, c’est à dire refaire dans le dernier état connu en mariant donc le Moyen-Age et la réfection de Viollet-Le-Duc au XIXe siècle. La charpente aussi doit être refaite en bois, un choix non seulement matériellement possible, mais aussi pas si mauvaise en cas d’incendie si des mesures d’accompagnement sont prévues.

L’auteur analyse ensuite la loi spéciale votée pour la restauration de Notre Dame, passant de la méfiance à une sorte de satisfaction, surtout parce que les dérogations qu’elle permettait n’ont pas été utilisées. Puis D. Rykner évoque dans un sixième chapitre les étapes du chantier de restauration, des statues aux peintures en passant par les questions de statiques. Le chantier est l’occasion de programmes scientifiques d’importance. Puis l’auteur avance dans des thématiques qu’il considère comme plus problématiques. La première est celle des abords, du square attenant, selon lui saccagé, mais il met aussi en lumière l’absence d’un vrai musée et l’arrêt des fouilles archéologiques alors qu’au moins la moitié du jubé médiéval du chœur (démonté et enseveli au XVIIIe siècle p. 221 et dont la très haute qualité d’exécution est connue) n’a pas été fouillé à cause du délai imposé pour la réouverture de la cathédrale. Un dernier chapitre fait un état des lieux de la protection des monuments historiques en France et particulièrement des cathédrales, quatre ans après le sinistre, puis propose des moyens d’amélioration (avec des pistes de financement). Il reste beaucoup à faire, tel est le mot de conclusion.

Dans un livre très enlevé, personnel et richement illustré (en couleur), D. Rykner est égal à lui-même, à ce qu’il montre dans son travail quotidien à La Tribune de l’Art : ténacité, sérieux, vivacité de plume, avis tranchés mais argumentés (p. 48, p. 106 par exemple). Il n’est pas ami avec tout le monde et cela lui est égal, au premier rang pour D. Rykner il y a l’information du public et la défense du patrimoine. Il est donc ami avec S. Bern, avoine une grande partie des architectes français connus mais donne une vison plus nuancée du général Georgelin, en charge de la restauration, que ce que d’autres médias ont pu faire. Qui est surpris quand il démontre que la municipalité parisienne ment continuellement, tout en dépensant beaucoup d’argent dans des projets ineptes ce qu’elle devrait consacrer à la préservation et la mise en valeur de son patrimoine ?

Un travail journalistique modèle qui ravira tout lecteur intéressé.

(la voûte gothique est justement faite pour permettre au bâti de résister au feux de charpentes p. 34 … 8)

Histoire romaine I

Des origines à Auguste
Manuel d’histoire romaine sous la direction de François Hinard.

Durera aussi longtemps que la louve.

Il faut parfois rafraîchir ses connaissances. Autant le faire avec ce qui se fait de mieux comme manuel d’histoire romaine francophone en relisant le fameux Hinard. Publié pour la première fois en 2000, il en est actuellement à sa dixième réédition, et comme à l’évidence les ventes étaient appréciables en grand format, la version de poche n’est sortie qu’en 2023. La seconde partie avait aussi pris son temps avec une parution en 2021 (en poche en 2023).

La répartition entre les deux volumes est sans aucune surprise : le second volume s’attache à l’Empire (à partir de 27 av. J.C.) et donc le premier volume additionne les rois et la République. Au sein de ces deux périodes, les quatre auteurs, tous enseignants à la Sorbonne au tournant du millénaire, se répartissent de manière chronologique les chapitres. D. Briquel ouvre le bal avec la période allant de la fondation mythique au IVe siècle, puis G. Brizzi couvre l’expansion romaine jusqu’aux guerres puniques, avant que F. Hinard ne poursuive jusqu’aux guerres civiles du Ier siècle. J.-M. Roddaz ferme la marche pour l’embrasement final à l’échelle de la Méditerranée et au-delà.

L’impression de tour de force à la première lecture est toujours là. En à peine plus de 900 pages, soit environ 1,2 page par année, le lecteur est embarqué avec entrain dans une histoire dont les conséquences sont encore sensible d’une quantité de manières dans notre monde actuel. Et avec une hauteur de vue qui n’est comparable, sur une période plus resserrée, qu’au manuel de J. Heurgon Rome et la Méditerranée occidentale jusqu’aux guerres puniques. La bibliographie elle-même est un monument (malgré sa non actualité), et les cartes et illustrations sont au niveau de l’ensemble. Ce qui cette fois-ci nous a par contre sauté aux yeux, c’est le style particulier des auteurs. J.-M. Roddaz semble, par exemple, aimer les remarques pince sans rire comme à la p. 857 : «  Une chose est claire au moins : une fois qu’Antoine eut quitté Alexandrie à la fin de l’hiver de 40, il demeura quatre ans sans voir Cléopâtre. On a connu des amoureux plus impatients. »Si la coordination a été de haute volée, il n’y a pas eu de nivellement du style. Parfois, cela confine à la beauté et à la concision des auteurs antiques, comme à la p. 819 : « […] un groupe de nobles [envisagea] de tuer le tyran à défaut de penser à supprimer les causes de la tyrannie. »

Ce livre se dévore, il est très compliqué de le reposer.

(Octave n’apparaît pas comme quelqu’un de sympathique dans ce livre … 8,5/9)

We Need to Talk About Putin

How the West Gets Him Wrong.
Essai de politologie russe de Mark Galeotti.

Une tête qui invite à la rigolade.

Même après 25 années au pouvoir, Vladimir Poutine est encore assez peu connu dans le reste de l’Europe et en Occident. Pourtant certains ont tenté, avant 2022, de dresser son portrait. M. Eltchaninoff s’y était par exemple essayé en 2015, après V. Fédorovski une année plus tôt (dans le monde francophone). M. Galeotti n’est lui ni ancien diplomate soviétique ni agrégé de philosophie. Il est historien, spécialiste en premier lieu de la criminalité dans l’URSS finissante, avant de d’élargir son champ de compétences, d’occuper plusieurs postes dans l’enseignement supérieur et la recherche dans divers pays et de conseiller le gouvernement britannique. Il a aussi des activités de journaliste, d’auteur pour l’éditeur Osprey (bien connu des amateurs d’histoire militaire) et pour les jeux de rôle HeroQuest et Cyberpunk 2020.

Le cas qui nous intéresse ici ne fait pas partie de ses plus hauts faits d’arme scientifiques. C’est un livre écrit rapidement qui veut surtout faire comprendre à un public intéressé mais de loin pas spécialiste (et qui ne veut pas le devenir) qui est V. Poutine, peu après l’annexion de la Crimée et d’une partie de l’Est ukrainien en 2014-2015. Pour ce faire, pas de notes infrapaginales (l’auteur s’en excuse) et une structure simple en onze chapitres qui détaillent l’affirmation du titre. Aussi après avoir fait un sort au mythe du joueur d’échec (des règles fixes, un début de partie à égalité) qui se révèle être un judoka (opportuniste), M. Galeotti s’attaque au passé tchékiste du président russe, qui a principalement fait la chasse à l’opposant, loin de l’aristocratie des « rezidentura », les poste du Premier Directorat Principal du KGB à l’étranger capitaliste. Au chapitre suivant, l’auteur discute la volonté de V. Poutine de faire ressusciter l’URSS ou l’empire. Ni l’un ni l’autre ne sont l’objectif, par manque d’idéologie ou de volonté de remettre un Romanov sur le trône. La restauration du rang de la Russie, c’est autre chose. Pour cela, il y a d’étranges choix faits dans l’histoire russe, comme la Seconde Guerre Mondiale sans le communisme (p. 47-48). Le but premier, c’est de retrouver l’intérêt des Etats-Unis. Redevenir la grande puissance de la Guerre Froide mais sans être l’URSS. Ce qui donne plein de politiciens souhaitant être comme Poutine, mais pas faire de leur pays une autre Russie (p. 52), un pays qui a perdu son empire, comme la Grande-Bretagne et la France.

La quatrième correction que souhaite apporter M. Galeotti concerne la relation de V. Poutine à l’argent, qui n’est plus du tout celle des années 1990. Aujourd’hui, du fait de sa position, les millions rentrent tous seuls. Mais ils seraient en grand danger sans la présidence. La retraite alors serait un moment dangereux, se mettre à la merci du successeur … Autre point de discussion en Occident est le rapport de V. Poutine à l’eurasisme, ou toute autre philosophie politique. Sur ce point, l’auteur est en désaccord avec T. Snyder, qui pense justement que I. Ilyine est une source majeure d’inspiration pour V. Poutine (dans The Road to Unfreedom). Pour M.Galeotti, la Russie ce n’est pas le Mordor, pas la Corée du Nord avec des balalaïkas (p. 76) et son supposé conservatisme social s’arrête à la compétence. E. Nabioulllina dirige la banque centrale russe depuis 2013 … Autre trait saillant chez V. Poutine, c’est son aversion au risque. Peu de réactions impulsives, des nominations à des postes importants d’hommes de confiance (des gardes du corps, au moins trois), et des actions au succès garanti pour ne jamais apparaître comme perdant. Jusqu’en 2022, c’était pas si mal et sa popularité (septième chapitre) était très haute. Enfin du moins c’est ce que les sondages relatent, mais comme il n’y a aucun concurrent …

Pour ses proches, V. Poutine est d’une grande fidélité. Des amis peuvent être en difficultés, il y a de grandes chances que le Kremlin agisse. Les autres auront moins de chance, voir s’ils ont trahi, auront de gros problèmes. Un adversaire ça va, il pourra continuer sa vie, un traître non, comme le signale le chapitre suivant. Les deux derniers chapitres traitent de l’avenir, tel qu’il se présente en 2019. Tout d’abord, la conscience du peuple russe que tout ne se décide pas au Kremlin et ensuite la question de l’abandon du pouvoir. En 2019, l’auteur n’exclue pas la possibilité après 2024. Cette même année, le même Galeotti, dans ses entretiens radiophoniques ou ses conférences, ne voit pas comment cela pourrait être possible avec la guerre en Ukraine.

Court et direct, le livre atteint son but sans aucun problème. Le texte est truffé de cet humour anglais toujours appréciable, même si le tout est très oral. Conséquence de cette oralité, il y a parfois de l’argot un brin obscur. Cela n’a pas du être un très long processus d’écriture, sans doute juste un résumé des questions que l’on doit poser à l’auteur à chaque conférence grand public. De loin pas une biographie ni même le récit d’une carrière politique, mais qui a l’avantage de traiter de choses on ne peut plus actuelles. Pour qui ne cherche qu’une mise au point plaisante et informée, c’est un excellent livre.

(comment la candidature de Sotchi pour les JO a émergé, tout un poème p. 136 …8)

The Viking Age

A Time of Many Faces
Essai d’ostéologie viking par Caroline Ahlström Arcini.

Drôle de lapin.

Les Vikings sont bien partis de quelque part pour se rendre à Constantinople, Palerme ou au Groenland. En Scandinavie, ils vivèrent et moururent. Certains des cimetières ont été fouillés, et c’est ceux contenant des squelettes non crématisés qui ont intéressé C. Ahlström. Car C. Ahlström a un secret (assez mal gardé) : elle est ostéologue, archéologue spécialisée dans l’étude des os humains. Dans ce livre, son but est de dégager une description des Scandinaves restés sur place à partir du matériel ostéologique et d’ainsi mieux décrire leurs conditions de vie.

Aussi dans un premier temps C. Ahlström décrit les huit cimetières datés de la période viking (milieu VIIIe – milieu XIe siècles) qui forment la base de son étude. Ils se situent au Sud de la Suède (Lund, Vannhög et Fjälkinge en Scanie), sur l’île de Gotland (Kopparsvik, Slite, Fröjel) et dans a province d’Uppland (la célèbre Birka et Skämsta). A chaque fois l’auteur indique les répartitions par âge et sexe des squelettes retrouvés et présente quelques tombes ressortant du lot. Une vue d’ensemble des huit site montre qu’aucun groupe ne semble exclu, même si certains site montrent de grosses disparités (p. 37), mais comme on déjà pu le faire voir d’autres sites d’inhumation.

Avec un tel élargissement des horizons géographiques, le commerce au long-cours, les raids ou encore pour d’autres raisons, les individus peuvent se déplacer et s’installer ailleurs, de leur plein gré ou non. Une analyse du strontium dans l’émail dentaire permet de savoir si l’individu considéré est un local ou pas en fonction des valeurs médianes locales qui sont fonction de la géologie (comparaison avec des animaux locaux). L’auteur utilise 405 analyses au strontium, faite dans tout le pourtour de la Baltique pour ensuite dégager des tendances (p. 46). Ainsi au cimetière de Lund-Trinité, 75 % des squelettes considérés ne sont pas des gens ayant grandi à Lund. Cela monte même à 88 % à Birka, grand centre commercial. La proportion est de 30 % à Slite, moindre mais tout de même significatif. Tous ces individus ne sont pas venus de leur plein gré, mais leur statut ne transparaît pas dans leur localisation dans les cimetières ou en fonction du matériel enseveli avec eux. La Scanie semble avoir beaucoup de contacts avec les populations slaves de l’actuelle côte allemande, tandis que Gotland compte une forte population en provenance de l’actuelle Lettonie.

Le chapitre suivant a pour objectif de préciser l’état de santé général de la population. Pour l’auteur, il est comparable à celui de la Scandinavie au début du XXe siècle, avec une taille moyenne de 172 cm pour les hommes, bien plus que la moyenne continentale. Le bilan dentaire est plus contrasté, avec de nombreux cas d’individus âgés (plus de 60 ans) avec peu de dents restantes. De nombreuses caries ont été relevées, dues au miel certes, mais surtout attribuables à une alimentation riche en féculents. Les dents, les seuls moyens de découpe avec le couteau, sont très sollicitées et le sable généré par les meules à main (servant à faire la farine) accentue l’abrasion et causent même des mini fractures. Il en résulte des usures très fortes, pouvant déboucher sur des inflammations de la mâchoire. Si l’arthrose est répandue, C. Ahlström n’a const,até que très peu de signes de violences, à rebours de ce que l’image du viking peut véhiculer et bien moins que celles constatées aux XIIe-XVe siècles. Chose rare, mais néanmoins significative d’une forte intégration des individus différents de la norme, trois squelettes de nains ont été retrouvés (Skämsta et Kopparsvik). Aucun dispositif funéraire ne les distingue des autres tombes. Il en est de même des individus atteints de la lèpre.

Le chapitre suivant s’intéresse aux tailles de dents, un possible marqueur d’identité. La technique en elle même peut se retrouver sur tous les continents, mais en Europe, elle se concentre en Scandinavie. Les porteurs de ce genre de marques (écoincement, taille de demi-lune de la partie inférieure ou encore création de bandes obliques ou horizontales pouvant recevoir des inserts colorés) sont de tous types : hommes et femmes, grands et petits etc. La pratique ne semble donc pas limitée à des pirates (7 tombes sur les 132 porteurs de dents taillées contiennent aussi une arme), mais pour l’auteur l’île de Gotland lui semble liée (80 % des cas) sans pouvoir prétendre à une exclusivité dans le monde scandinave.

Le livre s’achève sur un dernier court chapitre ayant pour but de présenter quelques idées sur la question d’une spécialisation des cimetières et sur l’éventuelle l’influence du christianisme dans l’attention accordée aux enfants (aucun changement selon C. Ahlström). Passé la conclusion récapitulative, un tableau des mesures de strontium et une bibliographie indicative complète ce volume de 90 pages de texte aux nombreuses illustrations.

Première constatation, comme dans beaucoup des livres d’archéologie que nous avons pu lire ces derniers temps : le livre est à peine âgé de six ans, il semble produit il y a cinquante ans tant les possibilités offertes par les analyses génomiques ont tout chamboulé. L’auteur annonce même de prochaines analyses mais les manques sont criants, puisque l’on ne sait pas en 2018 si les deux nains de Skämsta sont apparentés (même si c’est hautement probable) ou la relations entre deux individus enterrés ensemble (p. 26-28). Ceci ne diminue pas l’apport des mesures de strontium (avec une méthodologie très bien expliquée), avec des proportions de non-locaux importantes même hors des ports et des lieux de commerce. Cette partie nécessite encore des développements pour pouvoir voir avec bien plus de précision la composition de la population de la Scandinavie, avec une répartition chronologique plus fine.

Les passages sur les modifications dentaires et sur la santé dentaire nous ont semblé les plus aboutis et ils rachètent largement les petites imprécisions, par exemple sur l’organisation des royaumes carolingiens (p. 40), les légendes de photographies incomplètes (p. 33) ou que le défunt décide de son inhumation (p. 49). C’est peut-être un peu court, mais appréciable de part la visibilité donnée à une science auxiliaire rarement portée sur le devant de la scène.

(on ne sait toujours pas pourquoi certains individus sont inhumés sur le ventre … 7)