Il santuario ritrovato

Essai d’archéologie romaine dirigé par Emanuele Mariotti et Jacopo Tabolli.
Nuovi scavi e  ricerche al Bagno Grande di San Casciano dei Bagni.

Plouf.

Quand ce livre est sorti en 2021, tout était encore calme. Un an après, le site était le théâtre de la plus grande découverte de statues en bronze depuis celles de Riace en 1972. Mais contrairement à Riace, pas de mer ici. San Casciano dei Bagni est dans la campagne toscane, entre Sienne, Chiusi et Orvieto. Mais il y a de l’eau dans le coin, et pas qu’un peu : la commune compte 37 sources thermales. C’est l’une de ses sources qui alimente le sanctuaire sis au pied du village moderne, avec ses deux piscines d’eau chaude encore aujourd’hui utilisées par les habitants (mais sans doute avec des interruptions depuis l’Antiquité).

La présence d’un sanctuaire est connue depuis 1585 et quelques petites fouilles amateures ont eu lieu au XIXe siècle. L’étude scientifique débute en 2014, suite à d’autres découvertes dans des localités proches. Suivent des prospections en 2016 et 2019, une première tranchée de sondage en 2019. Enfin, entre juillet septembre 2020 prennent place les premières fouilles. Mais le présent livre ne fait pas que relater le déroulé de ces fouilles et leurs résultats. Son objectif est bien plus ample. Il s’intéresse aussi au site à la préhistoire, ainsi qu’aux confins sud du territoire clusinien au début de l’Age du Fer et à la période étrusque. La question des eaux sacrées en Toscane intérieure étrusco-romaine est l’objet d’un chapitre, tout comme les évolutions du paysage clusinien, entre sources, population et échanges.

Le regard des antiquaires sur le sanctuaire du Bagno Grande n’est pas oublié, avec plusieurs gravures du XVIIe siècle portant sur les différents modes de cure pratiqués sur place tout comme est étudié ce qu’il est advenu d’une collection privée d’artefacts originaires de San Casciano. Enfin, passé tous ces éléments de contexte très variés, l’étude du site commence vraiment avec la partie topographique, suivie de la relation des fouilles de 2019 et 2020 au Bagno Grande. Les fouilles ont mis au jour un sanctuaire dédié à Apollon, la Fortune Primigène, Esculape, Isis et Hygie, dont les plus anciennes structures architectoniques sont datées entre la fin du IIe et le début du Ier siècle avant notre ère (p. 152). Au début du Ier siècle ap. J.C. s’opère une monumentalisation du site avec l’édification d’une structure quadrangulaire doté d’un bassin ovale encadré par des colonnes (un impluvium, en lien avec une source à proximité). Peu de temps après et suite à un incendie, un petit portique à colonnes est rajouté, donnant accès à la structure quadrangulaire. Au milieu du IIe siècle de notre ère sont ajoutés les autels au bord du bassin, essentiellement dédié à la santé de membres d’une famille sénatoriale. Au IVe siècle, le sanctuaire bénéficie d’une rénovation importante du mur périmétral, puis entre la fin de ce siècle et le début du suivant, le sanctuaire est « mis en dormance » (p. 159) par la mise bas méthodique des éléments porteurs et le renversement des autels et des statues. A un angle du sanctuaire, une structure mal définie est ensuite érigée.

Les matériaux utilisés, les techniques de construction et la décoration sont ensuite abordés plus en détail, en utilisant le protocole de description AcoR. Les inscriptions sont au centre du chapitre suivant, tant celles retrouvées avant la fouilles que celles que la fouille a pu dégager. Une analyse du paysage religieux, de ses espaces et de ses acteurs, conclut la partie textuelle de ce livre avant de laisser la place à un catalogue décrivant les autels, la statue en marbre d’Hygie, les ex votos anatomiques en bronze, les statuettes d’oiseau en bronze et en marbre, les autres objets en métal et enfin la céramique. La bibliographie ferme la marche d’un ouvrage très richement illustré en couleur comptant 250 pages.

Fouiller dans de la boue chaude pendant qu’à quelques mètres des gens se baignent, voilà des conditions de fouille qui peuvent être frustrantes. Mais le lecteur lui n’est pas frustré, loin de là. Le livre est d’un très bon niveau et si certains articles peuvent être arides, le plaisir de lire les analyses sur les techniques édilitaires ou l’interprétation religieuse, entre les Prénestins adorateurs de la Fortune qui visitent Délos et les oreilles en bronze destinées aux dieux qui écoutent, il est lui bien réel. Une grande variété d’articles, de belles descriptions tant de bâtit que d’œuvres plastiques, des références à jour forment un travail de grande qualité et très complet. Alors oui, ce n’est pas le Parthénon (ou l’Ara della Regina tarquinienne pour aller moins loin), mais les sanctuaires des eaux non dédiés aux nymphes ne sont pas si nombreux. C’est donc un très bon début et la prochaine livraison portera forcément sur les découvertes de 2021, sur l’usage des piscines attenantes au sanctuaire et peut-être d’autres aires sacrées ou bâtiments. Et même si la population à l’époque étrusque semble assez faible dans la zone, peut-être que seront mis au jour des états plus anciens du sanctuaire. Comme sanctuaire des confins, les pèlerins ne sont pas obligés de vivre à côté. Il y a une incitation à publier !

(le lien entre Isis et les oreilles offertes en ex-voto, voilà qui avale les kilomètres …7,5)

Ormeshadow

Roman fantastique de Priya Sharma.

Même le rugissement commence imperceptiblement.

Sur la côte anglaise, pas loin de Bath, dans la seconde partie du XIXe siècle. Gideon Belman et ses parents John et Clare ont quitté la ville pour retourner, contraints, dans la ferme qui a vu grandir John, à Ormesleep dans la région d’Ormeshadow. La moitié de la ferme appartient à John, qu’il a quittée pour aller étudier. L’autre moitié est à Thomas son frère, qui y règne en tyran. La vie pour Gideon y est peu agréable, entre sa chambre-cagibi, ses cousins violents et la vie économique de la ferme. Son père, conteur émérite, insiste heureusement pour l’école et l’emmène aussi à la découverte des terres qui entourent la ferme. La légende raconte qu’un dragon se serait posé en bord de mer, il y a des siècles, après un rude combat. L’ancêtre des Belman aurait veillé sur lui jusqu’à ce que la terre recouvre le dragon et que ce dernier se fonde dans le paysage. Sa charge, il l’a transmise à ses descendants, jusqu’au réveil du dragon. Qui dit dragon, dit trésor. Mais le jeune Gideon pense plus à survivre dans son nouveau chez lui qu’à chercher de l’or, d’autant que le monde des adultes est encore moins plaisant que celui des enfants.

La première œuvre lue de Priya Sharma nous ayant forte impression, il était logique de voir si l’auteur avait fait d’autres belles choses. Ici, rien de contemporain, mais un roman court situé très indistinctement à l’ère victorienne. On a droit à la misère à la Dickens, mais sans l’industrie. Par contre le thème de la famille hautement dysfonctionnelle est lui resté, tout comme la science du sous-entendu de l’auteur, qui parvient ainsi à créer des mondes parallèles avec leurs possibilités. Mais ce qui nous a semblé le mieux fait, c’est la façon dont le paysage semble hanter le roman. Il serait un peu hasardeux de rapprocher cette impression du Chien des Baskerville de A. Conan Doyle, d’autant que ce n’est pas du tout le même coin (la lande de Dartmoor pour Holmes et ici une côte fictive), mais il nous a semblé que ce n’était pas sans similitudes.

La fin n’est pas celle d’un détective londonien de Baker Street.

(il est des amis insoupçonnés … 8)

Das Rätsel der Schamanin

Eine archäologische Reise zu unseren Anfängen
Essai d’archéologie mésolithique par Harald Meller et Kai Michel.

Un mystére bien moins épais.

En 1934, à Bad Dürrenberg sur un plateau qui surplombe la rivière Saale (de nos jours dans le Land de Saxe-Anhalt), des travaux ont lieu dans un parc en vue d’une exposition horticole. Une tombe préhistorique est découverte et en un après-midi, cette dernière est fouillée. Les spécialistes locaux et nationaux s’entendent pour voir son occupant comme un homme ayant vécu vers 7000 av. J.-C. avec des fonctions sacrées. Les Nazis sont contents, on a un aryen, ancêtre direct (non chrétien) des Allemands du XXe siècle. Et on stocke les os et les très nombreux artefacts retrouvés dans un magasin et le cas n’intéresse plus grand monde. Problème : l’occupant de la plus riche tombe préhistorique retrouvée en Allemagne est une femme, qui plus est enterrée avec un enfant en bas âge que les fouilleurs nazis ont très vite évacué. Une femme chamane donc ? Comment les deux auteurs en arrivent à cette conclusion ? Grâce aux avancées de l’archéogénétique, à un regard critique sur l’ethnologie, à l’ostéologie et à la possibilité de fouiller à nouveau la tombe en 2019 à l’occasion de nouveaux travaux dans le parc. Il en ressort des choses étonnantes, rassemblées dans un livre comptant 340 pages de textes, des illustrations dans le texte et deux cahiers d’illustrations quadrichromes.

Le Mésolithique, c’est une sorte de transition (sur des milliers d’années tout de même). Avec la fin de la dernière glaciation (dite de Würm), la toundra recule en Europe centrale et se transforme en gigantesque espace arboré. Les groupes humains qui se déplaçaient sur des grands distances pour chasser de grands animaux le font beaucoup moins, ils se territorialisent et leurs réseaux de connaissances se réduisent. Les moyens de la chasse changent eux aussi, pour s’adapter à l’environnement. Il y a donc un début de sédentarisation (invention du cimetière p. 266), qui, sans téléologie, va déboucher sur l’agriculture (mais pas avant 4000 a.C.). Mais les habitants de l’Europe centrale restent des chasseurs-cueilleurs, à des mondes du mode de vie des pasteurs nomades que l’on peut encore voir aux abords du cercle polaire. La chamane de Bad Dürrenberg vit dans ce monde mais y occupe une position qui n’est pas celle du commun. Ses os montrent une activité physique beaucoup plus réduite que ses contemporains et sa tombe décrit, selon les auteurs, une spécialisation professionnelle qui n’a pas cours au paléolithique. Ses incisives supérieures, signe supplémentaire, ont été rabotées (intentionnellement ou suite à une pratique répétée non identifiée), que les auteurs voient comme un signe de crédibilisation professionnelle, laissent la pulpe dentaire à vif. Mais cela ne conduit pas à une inflammation maxillaire généralisée, sans doute parce que la chamane peut calmer la douleur et empêcher (par différents moyens) les infections. Si l’on ne peut pas dire avec certitude que la chamane use de percussions dans son activité (de toutes façons pas une composante obligatoire du chamanisme), elle est néanmoins sujette à des pertes de connaissances ou des éblouissements à cause d’une malformation cervicale qui peut, quand elle incline la tête en arrière, agir sur le flux sanguin irrigant le cerveau. Comme pour les dents, ce n’est pas la cause de la mort, survenue entre 40 et 45 ans, soit un âge très honorable pour l’époque.

La question du chamanisme est centrale dans ce livre (elle occupe de nombreux chapitres) et si les auteurs semblent se contredire en répétant que des découvreurs ont attribué avec grande libéralité la qualité de chamane à de nombreuses sépultures, leur attribution repose sur des bases solides, avec des renseignements dont les archéologues d’il y a encore dix ans ne pouvaient même pas rêver. Mais à la base il y a les restes ostéologiques et la grande diversité et qualité du matériel retrouvé. Une fois la tombe rouverte (la chamane et l’enfant reposent dans une sorte de panier, au fond d’un rectangle badigeonné d’ocre et recouvert de terre blanche formant un octogone en surface) et ses abords inspectés (deux masques de cerf, postérieurs de six à huit siècles, retrouvés à un mètre), la fouille a eu lieu pendant six mois dans les locaux du service archéologique régional après avoir extrait la tombe « en bloc ». Puis scanner à haute résolution, analyse génétique etc. Les analyses génétiques ne montrent pas de prédispositions génétiques aux maladies mentales et établissent que l’enfant n’est pas le fils de la chamane mais qu’ils ont un ancêtre commun, qui se trouve être l’arrière grand-père ou l’arrière-grand-mère de l’adulte (extrêmement improbable qu’il ait été sacrifié, p. 295).

Comme on vient de le voir, la génétique appliquée à l’archéologie ne se limite pas aux grands groupes. Les techniques plus traditionnelles de l’archéologie ne sont pas pour autant délaissées (les lames de silex différentes permettent d’évaluer la présence de 200 personnes à l’inhumation, pas tous des locaux p. 293). Les auteurs usent par contre assez souvent d’un militantisme de portes ouvertes (ah le méchant patriarcat …) et leurs germanité leur fait dire des choses inexactes sur les « prépenseurs de la destruction »  (p. 62) en confondant théorie raciale et Solution Finale ou en simplifiant outrageusement un choix entre unité européenne et guerre d’anéantissement (p. 65). Leurs critiques sur la vision occidentale du chamanisme jusque dans les années 1970 ne sont pas non plus sans fondement, mais elles tangentent l’anachronisme ou la technique de l’homme de paille sans pour autant souligner le goût plutôt européen pour la découverte (les chrétiens, les seuls intolérants p. 136). Et comme il a été le fait le choix de se passer de notes, il est difficile au lecteur de contrôler certaines affirmations et la très courte bibliographie finale n’aidera pas beaucoup. Les statistiques avec un contingent de 33 cas sont aussi un peu tirées par les cheveux (p. 204). Quant à cette invasion d’anglicismes, ils n’apportent rien mais montrent seulement l’appauvrissement de l’allemand scientifique …

Mais la question du chamanisme, y compris dans sa problématique contemporaine, est abordée avec beaucoup d’intérêt (les huit critères du chamanisme p. 140-143), même si ce qui pourrait, pour les auteurs, ressembler à un retour à une religion « naturelle » par de nombreuses personnes (ils n’en sont pas les avocats néanmoins p. 326) contredit ce qu’ils affirment aussi par ailleurs concernant la disparition des traditions chamaniques sous les coups de boutoir des différents pouvoirs russes et soviétiques. Il y a beaucoup de simplismes dans les passages sur l’histoire des religions et la déchristianisation. Un éventuel matriarcat paléolithique voir son sort réglé brutalement mais avec humour en faisant une comparaison avec le culte marial et la hiérarchie catholique (p. 248) et l’influence idéologique est bien démontrée dans le cas des fouilles de tombes dites de chamanes par les Soviétiques. Le chamane, c’est le koulak.

Si la toute fin du livre s’aventure du côté de la fiction, il envoie un dernier trait en évoquant une possible fréquentation du site sur vingt générations avec l’ensevelissement des deux masques de cerfs à un mètre de la tombe, tournés vers cette dernière. Entre 600 et 800 ans plus tard …

(le premier livre d’archéologie que nous lisons qui cite du Harry Potter …7,5)

Introduction à la stratégie

Traité de stratégie par le général André Beaufre.

Il y a des intangibles.

On enterra l’idole sans s’apercevoir que les reproches qu’on lui adressait provenaient de ce qu’elle avait déjà été trahie. p. 24

La stratégie est un domaine où l’on aime bien, à intervalles réguliers, réinventer le fil à couper le beurre. On reprend de vieux concepts, un peu de marketing de soi et voilà comment relancer une carrière. Avec A. Beaufre, rien de tout cela. Tout d’abord, il fait partie de la toute première vague de théoriciens du fait nucléaire en France. Ensuite, il spécifie expressément ne rien inventer et ne surtout pas dégager de « lois stratégiques » et souhaite le développement d’une pensée stratégique. Praticien, il a vu à quoi ce que l’absence de réflexion stratégique peut conduire : il est au Grand Quartier Général en 1939, sert en Indochine, commande lors de l’opération de Suez et finit sa carrière à l’OTAN. Mis en retraite en 1962, il commence son œuvre théorique.

Le livre se découpe en quatre parties. La première présente la stratégie, avec ses buts et moyens, ses subdivisions et ses principes. La seconde partie s’intéresse à la stratégie classique, celle des opérations terrestres (lien bataille / théâtre). La partie suivante est celle de la stratégie atomique, une invention qui renouvelle totalement le champ. Les modalités sont détaillées (destruction préventive des armes, interception, protection physique et menaces de représailles), conduisant à la dissuasion et aux dissuasions complémentaires (l’arme atomique ne remplace pas les armées). L’auteur ajoute un petit historique de la stratégie atomique, entre le monopole étatsunien de 1945 et l’avance soviétique en matière de missile intercontinentaux qui est résorbée au début de la décennie 1960.

Enfin la dernière partie est celle de la stratégie indirecte et ses différents types de manœuvre, notamment dans le cas de la guerre révolutionnaire (on vise la lassitude de l’adversaire) ou de la manœuvre de l’artichaut (action brusquée devant déboucher en 48h sur le fait accompli, avant de recommencer quelques temps plus tard ). Quelques idées pour parer ses manœuvres complètent ce livre de 180 pages de texte, avant une note finale assez anti-hégelienne promouvant la prééminence des idées.

C’est court, concis et bien construit. Malgré l’expérience personnelle et tout ce qu’il a pu apprendre, le livre ne va pas très profondément dans les exemples. Au contraire, on est le plus souvent dans des allusions et des demi-mots (p. 122 par exemple). Fraîchement retraité, A. Beaufre n’a, semble-t-il, pas forcément envie de se fâcher avec d’anciens collègues ou de mettre en difficulté le gouvernement français. Il en sort quelques chose d’assez intemporel, qui réussit pleinement à illustrer l’idée de réflexion plus que de dégagement de règles immuables. Cette intemporalité s’efface un peu quand A. Beaufre déclare plusieurs fois sa foi dans les avancées futures de la sociologie (p. 71). Il pourrait avoir été déçu quelques années plus tard … De même « la cohérence des totalitarismes » (p. 23) est à interroger, mais il est dans le vrai quand il dit (en 1963 donc, p. 152) que l’URSS est le dernier empire colonial existant. Tout rapprochement avec une situation autre … A part il faut mettre la stratégie atomique, qui sera explorée avec bien plus de profondeur dans d’autres œuvres du général, mais dont une maxime reste : avec l’arme atomique , c’est la mort de la grande guerre et de la vraie paix (p. 143).

(sur la « guerre hybride », tout est déjà là en 1963 … 7,5)

Alamut (Laibach)

Symphonie historique en neuf mouvements, composée par Luka Jamnik, Idin Samimi Mofakham et Nima Atrkar Rowshan et créé en septembre 2023.

Culte de la personnalité.

Inspiré par le roman de V. Bartol, le groupe de musique électronique slovène Laibach propose en 2023 sa vision d’Alamut dans une production qui rassemble le groupe, l’orchestre symphonique de la radio-télévison slovène, le Human Voice Ensemble (de Téhéran), le Gallina Vocal Group, AccordiOna Disharmonic Cohort et le tout dirigé par Navid Gohari. Ce qui fait beaucoup de monde sur scène.

Pour ce nouveau projet (pas encore joué à Téhéran mais c’est le but), il ne fallait pas être venu pour la mélodie, une denrée rare dans cette symphonie alternant les nappes de son et les blasts avec un travail sur la modularité et la spatialisation tant des sons électroniques que des instruments de l’orchestre (et des accordéons de Chtulhu!). Un grand contraste est créé entre la musique et les parties chantées en persan de Human Voice Ensemble (qui achève l’oeuvre a capella), plus le chant guttural caractéristique de M. Fras (Laibach). La symphonie, longue de 1h40, est accompagnée par une projection vidéo de tout premier ordre (comme toujours avec Laibach), où les motifs d’architecture ordonnée et de désagrégation/délitement progressif jouent des rôles centraux. La vidéo souligne aussi la diversité des langues utilisées dans l’œuvre. Avoir une connaissance de l’oeuvre-source (fidèlement suivie, y compris dans son nihilisme final mâtiné d’optimisme) est un avantage conséquent pour suivre le propos et les citations.

Les moments dérangeants, voire douloureux du milieu (la guerre, avec sa recomposition d’un Guernica yougoslave présenté semble-t-il au concert du Musée Reina Sofia en 2017) le disputent à la plénitude astrale la seconde méditation, presque épiphanesque, après être passé par la lenteur et la fureur du rêve sous psychotrope. Quelques éléments se rapprochant de ce qui avait été fait avec Olaf Trygvasson de E. Grieg nous auraient fait plaisir aussi …

(à nouveau une réflexion sur le pouvoir chez Laibach qui embarque le spectateur …8)

The Road to Unfreedom

Russia, Europe, America
Essai d’histoire du temps présent par Timothy Snyder. Existe en francais sous le titre La route pour la servitude : Russie – Europe – Amérique

Toutes les routes mènent à la troisième Rome ?

It makes a difference whether young people go to the streets to defend a future or arrive in tanks to suppress one. (p. 155)

The simplest way to make others weaker is to make them more like Russia. (p. 252)

L’œuvre de T. Snyder comprend deux versants. Le premier est historique, centré sur les années 1920 à 1950 en Europe centrale et orientale. Le second a pour objet le XXIe siècle politique, avec une zone géographique étendue à l’Europe occidentale et aux Etats-Unis. Ce livre fait partie de la seconde catégorie (qui a l’avantage de ne pas parler constamment de meurtres de masse).

Le plan du livre est d’une grande intelligence. L’introduction démarre avec l’année 2010 à Vienne, au moment de la naissance du fils de l’auteur, la veille du jour du crash de l’avion du président polonais à Smolensk. A ce moment là, comme déjà l’auteur se le disait avec son ami Toni Judt dans leur livre commun en 2009, le capitalisme semblait inaltérable et la démocratie inévitable. Mais les années 2010 allait remettre très sérieusement cette idée en cause. Le premier chapitre, intitulé « individualisme et totalitarianisme (2011) », raconte la découverte par les sphères gouvernementales russes d’Ivan Iline, un fasciste russe expulsé d’URSS et mort dans les années 1950 en Suisse. Adepte d’une sorte de fascisme chrétien (mais rejetant Dieu p. 21 …), il veut préparer la fin du bolchevisme mais pas pour faire de la Russie (éternelle, virginale et toujours victime de l’Ouest), une démocratie faiblichonne mais bien pour qu’elle sauve le monde sous la conduite d’un rédempteur infaillible qui apparaîtrait d’un coup d’un seul.

Le deuxième chapitre nous fait avancer d’une année, pour une analyse du tournant que fut 2012 en Russie, avec l’alternative du titre : succession ou échec. En 2012, après un mandat en tant que président, Medevedev rend sa place à Poutine. Quelques milliers de Russes manifestent contre la fraude électorale manifeste (qualifiés de déviants par le Kremlin p. 51-52) et Poutine fait passer la Russie dans la situation où il n’y a plus de principe de succession à la tête de l’État : lui pour l’éternité. Et comme l’on ne veut plus vraiment parler de l’avenir (tout tracé), on regarde en Russie vers le passé, en particulier 39-45. Enfin non, justement pas 39-45 avec le pacte et l’invasion de la Pologne, mais plutôt 41-45. Retrouver l’empire perdu en 1991 …

Le chapitre suivant nous porte donc en 2013, quand se pose en Ukraine la question d’un rapprochement avec l’Union Européenne, cet ensemble intégré d’anciens empires, auquel Poutine ne voulait plus adhérer en 2010 mais qu’il souhaitait agréger à la Russie (p. 80). Le projet russe concurrent, c’est l’Union eurasiatique (une idée déjà vieille de plusieurs décennies, née en URSS). Et comme l’Union Europénne et les Etats-Unis sont maintenant perçus comme des dangers, il faut agir contre eux dans le champ informationnel (RT) et en finançant des partis donc le succès pourrait servir.

Comme l’on pouvait s’y attendre, 2014 voit l’Ukraine occuper une bonne partie du chapitre. L’auteur a été très proche des manifestations de Maidan. L’accord avec l’Union Europénne n’étant pas signé, des semaines de manifestations et de répression sanglante se concluent par la fuite du président ukrainien Yanoukovitch mais aussi par l’invasion de la Crimée par le Russie, suivi de la fausse guerre civile au Donbass en 2015. Il fallait neutraliser ce mauvais exemple de changement et d’indépendance aux portes de la Russie.

Mais les opérations russes dans le champ informationnel ne se sont pas limitées à l’Europe. Un conseiller de Yanoukovitch, qui avait emporté avec lui ses techniques depuis les Etats-Unis y retourne pour des mettre au service de Trump en 2015. D’un oligarque à l’autre ajoute même T. Snyder, de manière un peu forcée (p. 123). Y voyant un intérêt et connaissant le personnage depuis de nombreuses années, les services russes vont donner quelques coups de pouce à celui qui est in fine le candidat républicain à la Maison Blanche. En plus de fonds, la divulgation de courriels dérobés aux démocrates et la diffusion de rumeurs auprès d’un public sélectionné (dans un pays où le niveau des inégalités se rapproche dangereusement du niveau russe) font aussi partie de l’arsenal déployé.

Toujours plaisant à lire, parfois même légèrement amusant, l’auteur réussit à montrer le changement qui a affecté la Russie en six années (même si certains signes avant-coureurs pouvaient déjà se voir en 2006) en replaçant les évènement dans une trame politique de l’inévitabilité (fukuyamaoïde) / politique de l’éternité mais aussi en prenant en compte l’état de la société étatsunienne (drogues, inégalités reparties à la hausse dans les années 1990, réduction des possibilités de voter dans certaines régions etc.) et le besoin des médias en amusement livré à échéances régulières. Si certains passages sont absolument brillants (dont bien sûr ce qui se passe dans sa zone d’intérêt premier, mais aussi sur le schizofascisme p. 150), il est des affirmations simplistes quand on est plus dans une thématique d’Europe occidentale. La grande passion et les grands espoirs que nourrit l’auteur pour l’Union Européenne peuvent lui faire perdre de vue qu’il peut exister d’autres raisons à des politiques que ceux qu’il nomme (les motifs allemands à rejoindre la CECA p. 72-73 par exemple). Pareil pour l’enrichissement des nations européennes via les colonies (p. 75) ou dans son analyse du positionnement politique du Front National en France.

Un regard désespérant sur la stase russe alimentée par un fascisme mystique, sans porte de sortie visible. Et encore, le livre s’arrête en 2016 …

(Yanoukovitch est le premier président à chercher refuge dans le pays qui envahit le sien …7,5)

Afghanistan : Autopsie d’un désastre

2001-2021 Quelles leçons pour le Sahel ?
Essai historique de l’action militaro-humanitaire en Afghanistan par Serge Michailof.

Sobre et direct.

En 2021, les Etats-Unis et les derniers membres de l’OTAN encore présents militairement dans le pays pliaient les gaules. Suite à un accord à Doha en 2020, les Talibans reprennent les rênes du pays presque vingt ans après avoir été chassés du pouvoir. Un échec monumental au vu des milliards qu’ont coûté les opérations militaire sur place après le 11-Septembre, l’accompagnement humanitaire et technique et les milliers de morts et de blessés de toutes parts. Le signal donné était détestable, avec des répercussions géopolitiques dans le monde entier, mais surtout un effondrement de l’économie afghane qui était sous perfusion, un nouvel exode, des populations prises au piège et des Talibans incapables de nourrir convenablement une population de 40 millions d’habitants et une capitale réceptacle d’un exode rural massif depuis 2001.

Pour S. Michailof, ce retentissant échec est le fruit de très nombreuses décisions, tant dans le pays qu’ailleurs en Asie ou aux Etats-Unis. L’auteur est bien placé pour en faire l’analyse, ayant occupé les fonctions de directeur des opérations à l’Agence Française du Développement et été l’un des directeurs de la Banque mondiale. L’objectif étant, comme un leitmotiv tout au long de ce livre de 190 pages, de ne pas refaire les mêmes erreurs au Sahel. C’était avant les développements au Mali et au Niger …

Passé une petite introduction (qui mentionne notamment le grand nombre de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail en Afghanistan et que l’économie ne peut absorber), S. Michailof porte d’abord son regard sur la possibilité d’éviter la guerre en 2001. Sa conclusion est sans appel et se conclut par la négative, entre opinion publique étatsunienne chauffée à blanc qui a tout précipité (à cause du climat) et empêché une négociation et les déclarations diverses sur les objectifs de l’intervention. La conduite de la guerre a ensuite grandement été hypothéquée, entre autres, par la guerre en Irak (prioritaire et qui a drainé les ressources), par l’incompréhension des Talibans, une coordination des troupes confinant à la voltige (deux opérations distinctes, des armées otaniennes avec de nombreux caveats, la rivalité Army/Marines etc.), l’absence de stratégie de sortie et un désintérêt profond dans les premières années pour l’administration de l’Afghanistan, alors qu’il était encore possible de sécuriser le pays. Mais le point le plus important reste le double-jeu pakistanais et ceci dès le début : les Talibans sont leurs créatures. Ils en ont besoin et les protègent donc, en plus de les ravitailler. Les lignes logistiques étatsuniennes passant par le Pakistan, il ne fallait donc pas trop les chatouiller en retour.

Sur place règne la corruption généralisée et s’il n’a jamais été question de « Nation Building », le « State Building » a été très compliqué (p. 82). La police n’a jamais été assainie, la justice jamais réformée, l’armée une illusion en grande partie. La sélection des cadres, hors exceptions, n’a jamais pu se départir du clanisme, du népotisme et des « commandants » locaux. Quand on peut acheter au président un poste de gouverneur de province pour 100 000 dollars alors que le salaire dudit poste est de quelques centaines, c’est qu’il y a moyen de toucher des à-côtés (p. 92) … Le président Karzaï justement, avec toute sa famille, étant une partie du problème.

Le quatrième chapitre se tourne vers l’aide internationale, que l’auteur voit comme faisant partie du problème mais pas comme la première cause de l’échec. Il y en premier lieu un oubli des espaces ruraux, surtout quand le niveau de sécurité permettait d’y travailler. Mais la coordination de l’aide devait se débattre entre volonté de ne pas alimenter la corruption locale et inattention aux besoins locaux, avec des projets trop esseulés. Construire une école c’est visible et rapide, mais s’il n’y a pas de maître (p. 132-134)… L’aide a aussi déréglé le marché du travail afghan en profondeur. Pourquoi travailler dans l’administration locale si des ONG paient cinq fois mieux ? De plus les Afghans qui sont revenus au pays pour l’aider ont été surtout vus par les locaux comme des gêneurs, pas insérés dans les réseaux claniques mais comprenant le système et ont souvent été démotivés et placardisés.

Puis S. Michailof revient plus en détail sur la corruption endémique, où les rares tentatives de contrôle se heurtent aux têtes de réseaux qui se trouvent justement au sommet de l’État afghan. Lutter contre le trafic d’opium quand la famille du président en a fait son activité, et qu’en plus ces derniers sont les obligés de la CIA, même le général Petraeus a renoncé. Le livre s’achève sur douze leçons que dégage l’auteur pour le Sahel. En premier lieu, il s’agit de savoir repartir, de ne pas réformer les forces de sécurité locales en voulant en faire des clones des forces occidentales, de négocier si cela est possible, et de se concentrer sur l’aide au secteur régalien. Mais pour cela, il faut que le gouvernement local le veuille bien, et là …

L’auteur est indéniablement un réaliste. En Afghanistan comme au Sahel, il est de l’avis que seul un pays comme la Belgique peut se gérer sans gouvernement pendant des mois et qu’il ne sert à rien de prétendre que les ethnies ne sont rien et que les pays souhaitent en premier lieu la démocratie (et en cela il rejoint B. Lugan p. 105). Les conseils/leçons sont indéniablement de bon sens mais politiquement pas toujours faciles à mettre en œuvre, entre la volonté d’aider de la puissance intervenante, les opinions publiques (parfois travaillées par des opérations d’influences de tiers …), la volonté de ne pas dire à l’adversaire d’attendre juste que les forces armées soient reparties ou, en premier lieu, l’absence de volonté des gouvernements ayant appelé à l’aide de régler le problème.

D’une lecture aisée, avec quelques notes infrapaginales mais sans bibliographie, ce livre demande néanmoins au lecteur quelques bases sur ce que sont les Talibans. Il est un excellent résumé, bien que peut-être trop court, des vingt ans de guerre en Afghanistan au XXIe siècle, d’un praticien à destination d’autres praticiens.

(comme en Irak, toujours cette méconnaissance des usages locaux qui rend tout plus difficile … 7,5)

Padre Pio

Miracoli e politica nell’Italia del Novecento.
Essai historique sur Padre Pio et son temps par Sergio Luzzatto. Traduit en français sous le titre Padre Pio. Miracles et politique à l’âge laïc.

Saint et martyre ?

Son image est partout en Italie, dans des cafés, sur des camions, mais aussi partout dans le monde où se trouvent des Italiens. Il est l’équivalent du t-shirt du Che. Padre Pio est cette figure barbue portant des mitaines faisant partie du paysage normal pour les Italiens, adeptes ou non, croyants ou non. En premier lieu, c’est un moine capuçin canonisé (en 2004) que des gens encore vivants aujourd’hui ont pu voir et à qui ils ont pu parler, puisqu’il est mort en 1968. Dans tout le répertoire des saints, c’est une particularité. Son autre particularité, c’est de porter des stigmates, comme François d’Assise au XIIe siècle mais, cas unique, en étant prêtre. A ce titre, il devient un Autre Christ. Pour la Sainte Eglise Romaine, ce devrait être le ravissement. Eh bien, non …

Padre Pio, dans son couvent du Gargano, est supposé avoir reçu les stigmates le 20 septembre 1918. Par un effet convergent de la Contre-Réforme tridentine, de scientisme post Première Guerre Mondiale et de conservatisme antidémocratique, le Vatican de manière générale ne voit pas d’un bon œil l’émergence d’un saint vivant, à la réputation de producteur de miracles et stigmatisé et qui draine lettres (700 par jour en 1919 p. 57), foules et offrandes (même si la hiérarchie ecclésiale n’est pas univoque).

Pour ne pas prêter le flanc aux sceptiques de tous ordres, l’Église catholique est en effet devenue méfiante devant le miracle depuis le XVIe siècle (pour ne pas se retrouver à nouveau avec des saints lévriers ou devoir gérer une imposture dévoilée). De plus, dans un environnement saturé en gueules cassées (stigmatisés du modernisme p. 7) mais aussi devant l’automutilation de combattants, l’apparition d’un stigmatisé répond peut-être à un besoin de sacralité identificatoire mais rend aussi certains médecins mandatés très suspicieux. Chez ces derniers ont soupçonne l’usage de moyens chimique, et cela va chez le Père Gemelli (futur premier recteur de l’université catholique de Milan tout de même et qui donnera son nom à l’hôpital universitaire catholique de Rome où sont soignés les papes) jusqu’à détecter des maladies mentales chez Padre Pio. Enfin, dans une Eglise italienne qui pleure encore la prise de Rome en 1870 et qui ne voit pas forcément un problème dans la montée en puissance squadriste contre le bolchevisme, la piété incontrôlable qui touche toutes les classes sociales dans ce Mezzogiorno reculé et arriéré qui se transforme en culte d’un moine à peine formé théologiquement n’est pas la bienvenue. L’Église va retrouver son magistère moral et son influence sur les classes dirigeantes en Italie et ce qui peut être un terrible imposteur peut tout mettre par terre. Les stigmates sont des signes de Dieu au XIIe siècle, des preuves au XXe, avec des réactions forcément différentes (p. 11), même si, à partir de 1926 en Italie, l’Autre Christ c’est Mussolini (p. 192).

S. Luzzatto présente dans ce livre l’irruption de la sainteté publique et éclatante dans une Italie qui vient de passer au travers d’une Première Guerre Mondiale dévastatrice et au résultat qui ne pouvait être que décevant. Il montre certes les effets sur la piété populaire de Padre Pio mais surtout les conséquences politiques, dans l’Église et en dehors. Il est ainsi entouré de notables locaux, fascistes de la première heure pour certains, d’affairistes (dont un qui régnera en grande partie sur le marché noir de la France occupée), de fils et filles spirituels qui agiront dans le but de son acceptation par le Saint Siège et pour accroître sa renommée. Si la période allant de 1919 à la veille de la guerre est surtout marquée par la répression, Pie XII est plus conciliant. L’après 1945 voit tout de même la captation de fonds américains pour la construction d’un hôpital proche de son couvent … Mais les papes suivants restent méfiants (résumé p. 385), sans pour autant retourner à la répression (quasi interdiction des activités pastorales) et aux volontés d’exiler Padre Pio loin de sa base (le gouvernement italien s’y oppose toujours pour des raisons d’ordre public avant 1945).

S. Luzzatto n’est visiblement pas un adepte de Padre Pio (mais il est aussi peu probable qu’il soit catholique …), et ce livre est très loin de l’hagiographie. La lecture commence presque avec le plagiat par le Padre du témoignage d’une autre stigmatisée pisane (p. 30-31) ! L’auteur est aussi plus que sceptique en ce qui concerne la réalité des stigmates, preuve à l’appui, sans cependant pouvoir être 100 % sûr. Les miracles sont à peine évoqués, assez souvent le texte est à deux doigts de la raillerie ou ils servent d’introduction à un bon mot (p. 292). Mais l’auteur est équanime, parce qu’il n’est pas avare ni dans la description des profiteurs de Padre Pio ni de tout ce que tentent ses ennemis (le père Gemelli ne s’avouera jamais vaincu, même dans les années 60). Il est tout de même question de la damnatio memoriae d’un vivant (p. 174) !

Le texte en italien est exigeant. D’une très haute qualité littéraire et avec ses petites touches caustiques, il demande un petit temps d’adaptation. S. Luzzatto a toutes les armes pour guider le lecteur dans les temps troublés italiens qui font suite au premier conflit mondial et aux luttes qui y prennent place, y compris dans ce petit village des Pouilles qu’est San Giovanni Rotondo avec sa société principalement analphabète, son histoire propre et les échos encore en 1920 des violences du Plébiscite de 1860 (p. 105). Mais il faut aussi avoir quelques bases en réducisme, en biennio rosso et en post-fascisme des années 60 (un milieu qui voit beaucoup d’hagiographes de Padre Pio, p. 382-383) où la nostalgie pour Mussolini rencontre la passion pour Padre Pio, doublé par un grand besoin de miracles dans ce tourbillon de changements en Italie … Le problème viendrait plus des reproductions de photographies dans le texte qui ne sont pas légendées. Certes elles sont étroitement en relation avec le propos mais ce n’est pas toujours évident. Il n’y a pas plus de bibliographie générale dans ce volume qu’il n’y a de table des illustrations.

Un livre capital pour comprendre l’Italie contemporaine à l’ère du média de masse et après.

(Padre Pio serait apparu à des aviateurs de la RAF, p. 292, pour les dissuader de bombarder le Gargano …8,5)

Alamut

Roman historique de Vladimir Bartol.

Des fleurs dans le désert.

Au Nord de l’Iran, dans le massif de l’Elbourz, en 1092. Deux jeunes gens arrivent à Alamut, la forteresse des Ismaéliens nizârites. La première est Halima, jeune et splendide esclave vendue à Bukhara et qui se retrouve dans le harem paradisiaque d’Alamut en compagnie d’une vingtaine d’autres filles. Et puis il y a Avani Ibn Tahrir, petit-fils d’un martyr connu de l’ismaélisme et que son père envoie à la forteresse pour servir son maître, Hassan Ibn Saba. Ce à quoi est destiné Halima reste obscur pour le lecteur comme pour la jeune femme pendant assez longtemps, mais ce que devient Ibn Tahrir est assez vite clair : il devient un soldat de la forteresse, mais dans un genre particulier. L’entraînement ne se limite pas au maniement des armes et aux exercices physiques, il se complète par une formation médicale, poétique, mathématique mais surtout dogmatique. Le but, former des combattants d’élite, aux ordres directs d’Ibn Saba le nouveau Prophète. Mais pour que ces combattants se transforment en « couteaux humains », aptes à remplir toutes les missions au mépris de leur vie, il faut leur donner un avant-goût du paradis, un paradis qu’ils aspireront de toutes leurs forces à retrouver. Et c’est là que les trajectoires d’Ibn Tahrir et ses compagnons fedayins d’un côté, et d’Halima et les autres courtisanes de l’autre, vont se croiser.

Le roman s’appuie sur un fond historique très solide, qui est celui de la secte ismaélienne (branche du chiisme) des Hashashins, établie en une sorte de royaume indépendant entre le XIe et et le XIIIe siècles au Nord de l’Iran actuel. Militairement peu nombreuse, la communauté acquiert historiquement le respect de ses voisins chiites, sunnites (seldjoukides) et chrétiens (en Syrie) en pratiquant l’assassinat ciblé de princes et le roman prend place dans les deux premières années de l’établissement de la secte à la forteresse d’Alamut. Historiquement fondé, mais pas sans remaniement par l’auteur. On peut en effet plus que douter que Hassan Ibn Saba ait développé en tant que chef ismaélien une pensée aussi nihiliste après un parcours philosophique aussi complet. Cet aspect nous semble plus à rattacher à l’objectif du slovène V. Bartol de démontrer que la politisation de la religion amène à la terreur, que la moralité peut-être abolie ou que les adeptes peuvent avoir des doutes (et être idéologiquement plus sincères) mais suivent tout de même le maître. Dans le contexte de 1938 dénoncer l’aveuglement idéologique à tendance mystique peut vous attirer des ennemis venant d’endroits différents … Mais si l’on compare à des évènements historiques encore plus récents, dans les années 1980, ce n’est pas mieux dans la même zone géographique avec un vieux monsieur qui envoie lui aussi des jeunes gens fanatisés à la mort (par vagues cette fois-ci). Pour revenir à la fin des années 30, l’auteur est plus précis quand il fait dire à Hassan Ibn Saba qu’il souhaite créer un « homme nouveau » (p. 270), marqueur s’il en est de deux totalitarismes qui se veulent des modèles en Europe. Le roman nous a aussi fait penser à Dune, certes de part sa thématique (et certains termes, fatalement), mais aussi au travers de la figure de Minutcheher, le chef militaire d’Alamut, que l’on peut rapprocher de Stilgar réalisant que le charisme religieux animant des « enragés » met la compétence martiale au second plan (p. 407-408).

Il y a certains moments un peu mous vers le premier tiers du livre, la traduction des poèmes (élément central du personnage de Ibn Tahrir) ne leurs rend sûrement pas justice, mais le final est très enlevé en mêlant l’action à des éléments de contexte géopolitiques de manière très habile (même si on peut considérer comme un peu bâclée la dernière scène avec Ibn Tahrir), en ménageant des rebondissements pas téléphonés tout en cochant les cases de ce que doit être un roman sur les Assassins comprenant des scènes de harem.

Un roman solide, qui a encore des échos aujourd’hui en Slovénie comme en Iran, comme nous le verrons.

(c’est ce roman qui est à l’origine de la série vidéoludique à succès Assassin’s Creed … 7,5)

Le Trophée

Nouvelle de science-fiction de Christian Léourier.

Mais que s’est-il passé ?

Avant de présenter la collection Une Heure Lumière à la manière plaisante d’un dépliant d’agence de voyage un peu étrange (et après une introduction regrettant que cette même collection n’ait pas fait naître chez les auteurs francophones de SF un attrait pour le roman court après sept années d’existence), le hors-série 2023 de la collection propose au lecteur une fort intéressante nouvelle qui voit une initiation tribale prendre une autre tournure.

Ilann, un homme au sang mêlé et sans clan, participe à la très traditionnelle chasse au matt, cette bête musclée au rostre proéminent (sorte de croisement entre le rhinocéros et le gnou) dans le défilé de Skarth. Ilann réussit à abattre le matt sur lequel il avait réussi à grimper. Cependant il ne reçoit pas le symbole de sa victoire et de son nouveau statut parmi les Haelites. Au lieu de cela, pour pouvoir obtenir la cordelette écarlate de la part de la Mère, il doit emmener la dépouille de sa victime à la Colline Sacrée à l’aide d’un traîneau. Mais peut-être ne fera-t-il pas le voyage retour à vide …

Cette nouvelle est à classer dans la catégorie « science fiction subtile ». Pas de batailles à coup de lasers, pas de hackers dans des villes pluvieuses, juste un voyage comme on pourrait en faire dans une œuvre se déroulant dans un environnement pré-industriel (si l’on ne tient pas compte de la faune). Il y a juste quelques petites allusions, sur une Venue, des gens qui ont un rapport différent à la modernité, une tradition pas partagée par tous, des descendants laissés sur ce qui doit donc être une autre planète. Et en fin de compte cela crée une tension chez le lecteur qui donne son sel à cette nouvelle. Alors certes, c’est un peu la foire aux néologismes au tout début, mais le format étant ce qu’il est …

Encore un hors-série du Bélial qui éveille la curiosité !

(échec et matt ! …8)