Le petit-neveu de Pickman

Bande dessinée de Nicolas Fructus.

L’art comme thérapie ?

Le petit-neveu de Pickman rassemble 40 planches monochromes, sans dialogue, et formant une histoire inspirée du monde de H.P. Lovecraft. Le titre, très directement inspiré du Modèle de Pickman (1926), du même auteur, ne peut pas le démentir.

Comme dans la nouvelle, le personnage principal est un artiste produisant des œuvres horrifiques. Sa compagne cherche peut-être à le libérer de ses rêves mais le rituel ne tourne pas comme prévu …

L’absence de dialogue permet évidemment à l’imagination du lecteur, et pour ainsi dire à chaque lecture, de s’imaginer une multiplicité d’histoires à partir de la base graphique que propose N.  Fructus. Mais même si la parenté avec Lovecraft, comme c’était déjà le cas dans Gotland du même N. Fructus (avec Thomas Day), est indéniable (le titre, le sujet, la référence explicite au Mythe de Cthulhu), les différences sont très grandes : le narrateur est ici omniscient, l’influence africaine très prégnante (dans la décoration, mais à contre-emploi de ce qu’en faisant le Maître de Providence) et le côté psychologique est quasiment absent, au profit d’une sensualité affirmée, pouvant même tourner au gore. On sent bien que l’auteur veut faire voir au lecteur l’éventualité d’une autofiction (le fait que le dessinateur du livre ne ressemble pas trait pour trait à N. Fructus n’est pas dirimant), mais ce petit livre bien dessiné montre aussi la difficulté à faire de l’horreur cosmique sans texte, même si le dessin suggère très bien le mouvement.

Un livre court, qui se renouvelle de lui-même, mais qui est affecté des mêmes faiblesses et des mêmes points forts que le Gotland.

(la fin est ambigüe à souhait … 6,5)

Thinking the Twentieth Century

Conversation entre les historiens Tony Judt et Timothy Snyder.

Voilà qui est clair !

Un mois après avoir signé la conclusion de ce livre de conversation, en août 2010, Tony Judt décédait. Conscient de la maladie et mais l’esprit toujours clair, ce livre est son second testament historique, empruntant au premier (The Memory Chalet) son côté personnel et autobiographique mais ajoutant grâce à T. Snyder une foule de réflexions historiques et historiographiques.

Le livre aborde une foule de sujets et pèche un peu en terme de structures, puisqu’il est issu de conversations et que celles-ci sont à peine remaniées. Chaque chapitre ouvre sur une partie autobiographique de T. Judt, où les questions de relance de T. Snyder ont été gommées. Puis, à partir de cette première partie, les deux historiens discutent de manière libre, passant d’un sujet à l’autre, parfois même assez rapidement.

L’introduction écrite par T. Snyder  est courte, mais il transpire quand même une grande tristesse, que l’on ne retrouve pas dans la conclusion du premier concerné, son co-auteur. Elle explique comment ce livre a été écrit, ainsi que sa filiation (p. XI), tout en insistant sur la pluralité des identités (p. XIV).

Dans le premier chapitre, T. Judt conte l’histoire de ses grands-parents et parents (et nous rappelle que le monde juif n’est pas fait tout d’unité, p. 7). Avec T. Snyder il est ensuite question de la place du judaïsme dans les empires européens (les méconnaissances partagées, p. 17-18 mais aussi la catastrophe que fut la démocratie post-impériale pour les Juifs p. 19), de la place de Vienne dans l’histoire du XXe siècle (avec l’influence du cosmopolitisme des grandes villes face à la ségrégation des campagnes ou la question des identités avant et après 1918 dans cette même zone, p. 30), la singularité de la Pologne, la place des victimes de l’Holocauste dans leurs pays d’origine, F. Hayek, mais aussi Arendt, Heidegger ou Marx. Le chapitre se termine avec la question de la concurrence des souffrances (p. 41-42 et p. 44-45, l’Allemagne normalise son histoire).

Le second chapitre est celui où Tony Judt raconte comment il est devenu Anglais : au travers de l’école.  Mais la partie autobiographique est ici très courte, et nos deux compères discutent de Weimar, de l’Angleterre dans la crise des années 20, de ses intellectuels qui se connaissent quasiment tous, de l’exotisme, des Cinq de Cambridge (selon T. Judt, ils ont bénéficié de la justice de classe, p. 60-63), l’attrait britannique pour le fascisme (surtout italien), W. Churchill (p. 68-70), B. Disraeli et le catholicisme au Royaume-Uni.

Le chapitre suivant démarre avec l’évocation de la tradition marxiste et socialiste qui existe dans la famille Judt (et de temps en temps sioniste aussi), mais opposée au communisme soviétique. Il compare le printemps 1968 de Cambridge à celui de Paris. Il met aussi en valeur l’importance pour leur réception de l’interprétation par Engels des écrits de Marx (p. 86-87) tout comme la place du Bund en Russie (p. 88), et rappelle la foi communiste des compagnons de route, qui ne voient que les victimes ne la même condition qu’eux (on est pour l’omelette quand ce sont les autres qui sont les œufs, p. 97-102). Le chapitre s’achève sur la question des intellectuels fascistes et leur relation au national-socialisme.

Le quatrième chapitre est celui où T. Judt analyse son lien au sionisme. En 1963, il effectue son premier séjour en kibboutz, subjugué par la recrutrice. Mais sa mère voit vite le danger pour ses études, et ce danger, T. Judt en prend conscience aussi quand il est accepté à Cambridge (à l’automne 1965) et que lors de son premier séjour en kibboutz après son acceptation, les kibboutzim le lui reprochent. Ils surent qu’il était perdu pour la cause (p. 111) … La rupture est consommée lors de la guerre des Six-Jours, où il sert comme interprète et qu’il découvre alors l’autre Israël, très éloigné de ses aspirations socialistes (p. 117). Mais T. Judt fait aussi la description de son Cambridge, mettant l’accent sur la chance qu’il a eu de vivre à un moment méritocratique (p. 111-115). Tout naturellement, la discussion porte d’abord sur le sionisme avant de dériver  assez longuement vers le judaïsme étatsunien.

Le chapitre suivant a pour objet la fin des études de T. Judt et son début de carrière. Il montre assez clairement que s’il est né à Londres, l’historien est en fait un intellectuel français (p. 143 et p. 149-150). Ecrivant une thèse sur le socialisme français dans les années 20, il se relocalise à Normale Sup’ et rencontre A. Kriegel, B. Souvarine et le fils de Léon Blum. Enseignant ensuite à Cambridge, il enseigne ensuite en semestre aux Etats-Unis en 1975-1976 mais ce n’est pas pour autant qu’il s’éloigne de la France. Mais l’amour le reconduit de l’autre côté de l’Atlantique et il enseigne à Berkeley à la fin des années 70. Il s’y plait assez peu (les « studies », p. 154-155) et retourne en Angleterre, à Oxford cette fois-ci (p. 158). Avec T. Snyder, T. Judt revient sur le sujet des intellectuels fascistes puis le fascisme en lui-même (qui fleurit aussi parce que les sociaux-démocrates n’ont pas de programme économique, p. 169), dont les expériences roumaines. Le PCF fait aussi partie du voyage (p. 178), et à sa suite le Front Populaire et la guerre d’Espagne. Il y a p. 170 une très intéressante comparaison entre keynésianisme et fascisme (et il n’y a pas que des différences !), suivie p. 172 d’une comparaison entre fascisme et communisme. Sa mise en parallèle du profil sociologique du Parti Radical avec le fascisme (p. 175) mais aussi son explication de l’incompréhension des contemporains face aux procès de Moscou (p. 192-194) sont assez ébouriffants.

Et donc le récit de la vie de Tony Judt se poursuit au Royaume-Uni, alors que M. Thatcher vient d’arriver au pouvoir (sixième chapitre). Mais c’est aussi le moment où l’auteur entre en contact avec l’Europe orientale. La discussion va plus avant en revenant du côté des Fronts Populaires, premier modèle des démocraties populaires (p. 213) et s’attaque à la question de la désillusion communiste avant et après la Seconde Guerre Mondiale (p. 225) et réembraye sur les intellectuels d’Europe centrale et orientale, avec leurs destinées et leurs stratégies pour être audibles (avec des phénomènes de générations quant aux langues parlées p. 239-240 et la fausse image virginale des dissidents p. 242-243). Le septième chapitre est celui de l’union de ses deux champs d’étude en un livre, Postwar. T. Judt raconte comment l’idée lui vient en 1989 (mais la rédaction ne commencera que bien plus tard, couplé avec la création d’un institut, p. 256). C’est aussi l’époque de son troisième mariage et du début de sa carrière de polémiste. T. Snyder dirige la discussion vers l’historiographie et ce que T. Judt pense de l’histoire et comment elle doit être écrite. Pour T. Judt, l’historien a une responsabilité civique, d’abord en luttant contre un enseignement trop thématisé (p. 266 et p. 281) et en gardant à l’esprit que cultiver la mémoire est plus facile que de faire de l’histoire (p. 276-278).

L’avant-dernier chapitre se concentre sur le T. Judt éditorialiste. Lui-même se qualifie de moraliste, comme Camus ou Montaigne (p. 286). Mais très vite, T. Snyder intervient et tous deux discutent de la vérité (et le mensonge p. 316), du libéralisme, à nouveau de l’identité, de la démocratie (pas le début du processus, p. 305), des experts médiatiques qu’il a croisés en grand nombre quand il a pris position contre la guerre en Irak en 2003 (p. 312-314).

Le dernier chapitre enfin a pour sujet la social démocratie et toutes ses inventions, après avoir tout d’abord évoqué les trains comme créateurs de sociabilité. T. Judt, un véritable passionné dans sa jeunesse (il en parle dans le Memory Chalet), voulait écrire un livre sur les trains … L’auteur fait aussi une distinction très claire entre la planification soviétique et la planification en Europe occidentale. Cette dernière n’a pas pris la première pour modèle (p. 349-351). Dans ce dernier chapitre, il est donc aussi amené, logiquement, à examiner de la place de l’Etat, pour lui le grand débat du XXe siècle (p. 386).

L’épilogue (qui précède une bibliographie des ouvrages évoqués et un index) est signé par T. Judt. Il y est question de la peur qui a fait une remarquée réapparition dans un monde que lui s’apprête à quitter. Il n’y a pas de pathos dans cette partie (ou éventuellement à la toute fin une petite émotion), à la différence de l’introduction mais avant tout un grand merci au co-auteur de lui avoir proposé ce dernier défi, le couronnement (à défaut d’être le plus scintillant joyau) de sa carrière d’historien où il y a bien peu de regrets.

 C’est donc un livre foisonnant, aux sujets multiples et jamais ennuyeux. Il nécessite par contre beaucoup de connaissances, tant en histoire générale du XXe siècle que celle des intellectuels européens de ce même siècle. Et si le lecteur s’y entend en plus dans toutes les affaires du marxisme, c’est encore mieux. Mais cela limite le lectorat …

Le rythme de la discussion est très bien rendu (et a nécessité un énorme travail éditorial) et les passages entre les deux parties dans chaque chapitre sont très bien gérés. Les redites de The Memory Chalet sont plus que supportables et permettent surtout de très bien lancer les thèmes de discussion. Le ton de T. Judt est égal à ceux employés dans ces autres livres, tout en agilité, en finesse, en surprises. Et il sait toujours autant avoir des avis très tranchés, comme par exemple p. 224, quand il dit que la redécouverte du jeune Marx permet de substituer aux cols-bleus d’autres publics « révolutionnaires » comme les femmes ou les homosexuels. Et le lecteur n’est jamais à l’abri d’un coup de tonnerre dans un ciel serein et qu’il découvre que le multiplicateur keynésien … n’est pas de M. Keynes (p. 342) !

 De cette lecture très plaisante, nous ne ressortirons qu’un seul regret : que T. Judt n’ait eu le temps d’écrire l’histoire des trains qu’il envisageait, lui le fanatique ferroviaire (un trainspotter ?) qu’il fut dans sa jeunesse (p. 331).

(les Etats-Unis, le pays le moins globalisé du monde, p. 320, un point de vue qui se défend …8,5)