Celle qui n’avait pas peur de Cthulhu

Roman humoristico-lovecraftien de Karim Berrouka.

Attention, rien de japonais !

Ingrid Planck est une parisienne trentenaire terre-à-terre qui vit de petits jobs dans l’intérim. Dans le métro elle est abordée par un inconnu qui connaît son nom et qui lui dit qu’il en va de l’avenir de l’humanité. Alors s’il en va de l’avenir de l’humanité … Ingrid se demande si elle attire les gens bizarres, avec son ex qui n’était pas le dernier côté délires. Tout ce que lui annonce cet étranger se produit : la DGSE débarque chez elle et l’interroge sur son ex. Mais surtout, une secte d’hommes- poissons prend contact avec elle. Il semblerait qu’elle ait vraiment quelque chose à faire, un rôle à tenir, dans un jugement. Celui de Chtulhu … Doit-il sortir de sa prison de R’lyeh et tout détruire ou y rester ? Cinq sectes, adorants des entités cosmiques immémoriales, doivent le décider et Ingrid est le centre du pentacle et peut-être une voix décisive dans le choix …

Ce roman de 400 pages n’est pas un pastiche qui se plairait à moquer l’œuvre de H.P. Lovecraft. C’est plus un hommage, irrévérencieux le plus souvent, mais un hommage tout de même. Il ne cherche pas non plus l’imitation : rien ici du réalisme, de l’ancrage historique fort (voir microhistorique), géographique du Maître de Providence. Le réalisme est le dernier soucis de K. Berrouka. La logique n’est pas absente, mais ce n’est pas un problème quand Ingrid passe alternativement de la méfiance au non questionnement de ce qui lui est dit. La légèreté sans doute … Cela donne par contre une histoire très solide et surtout extrêmement plaisante. La connaissance de la production lovecraftienne est par contre requise, rien que pour identifier les allusions dans les titres de chapitres et pour bien comprendre l’ironie de certains dialogues. Tout n’est d’ailleurs de ce côté-ci pas toujours juste il nous semble (p. 147). Les portraits des différentes factions sont délirants et drôles, le final est totalement foutraque et inattendu (sans être pour autant éloigné de la doxa lovecraftienne) et tout ne s’explique pas. Et il y a bien sûr des livres. Y aura-t-il un Arabe fou ?

Une réussite, ciselée et enjouée, qui a le bon goût de ne pas vouloir cocher toutes les cases.

(Beaucoup de choses impies et cyclopéennes, mais pas d’ichor irisé … 8,5)

Le temps des guépards

La guerre mondiale de la France de 1961 à nos jour
Essai d’histoire des opérations extérieures françaises par Michel Goya.

Hauteur de vue.

Il y a toujours cette croyance que le ministère français des Anciens Combattants ne s’occupe que de ceux ayant combattu lors de la Seconde Guerre Mondiale, ou au pire pendant la Guerre d’Algérie. Un ancien combattant, c’est un vieillard. Rien n’est plus faux. Depuis la fin de la Guerre d’Algérie, la fabrique à anciens combattants ne s’est pas arrêtée. Certes il n’y a plus de guerres, déclarées en bonne et due forme. Cela n’est plus arrivée depuis 1945. Mais l’auteur recense en fin de volume 51 opérations armées principales depuis 1961, de types très différents, allant du combat divisionnaire de l’opération Daguet au « maintien de la paix » sous casque bleu. Cela représente des centaines de milliers de soldats.

M. Goya dresse un panorama de ces opérations, leurs contextes politiques tant international qu’intérieur, accompagné des résultats, immédiats comme sur le long terme. Les chapitres sont organisés selon une logique chronogéographique mais le cloisonnement n’est pas étanche. L’introduction donne accès à la première partie consacrée aux opérations ayant eu lieu durant la guerre froide, en commençant par l’opération de Bizerte en 1961 (et dans un tout autre contexte qu’en 1956, tant extérieur qu’intérieur p. 24). Suivent de nombreuses opérations ailleurs en Afrique, dont quatre rien qu’au Tchad avant 1990, pour divers motifs mais toujours de manière légère et employant des troupes uniquement professionnelles. Les années 1980 voient aussi l’engagement sous casque bleu dont le plus emblématique est au Liban, opération toujours en cours. C’est au Liban qu’a lieu une guerre dite sous le seuil avec la Syrie et l’Iran, remportée par ces derniers (le Drakkar …).

La fin de l’URSS surprend tout le monde (deuxième partie). D’un seul coup, les coudées sont plus franches avec une Russie aux abonnés absents. La France participe à la guerre contre l’Iraq (qui avait envahi le Koweit) en raclant les fonds de tiroir pour équiper une division mais garde les programmes d’armement lancés à la fin des années 1980 dans une contexte radicalement changé, tant géostratégique que financier. Elle n’est toujours pas sortie de cette crise (p. 113) … D’autre part, les interventions humanitaires armées continuent (en Somalie ou au Cambodge par exemple). Les échecs sont plus visibles en Yougoslavie et au Rouanda (où la France intervient seule et où elle sauve des milliers de personnes lors du génocide). L’élection de J. Chirac en 1995 marque néanmoins un tournant : il n’est plus question de laisser les soldats sous casque bleu de servir de cible ou d’otages sans réagir. Le continent africain reste important (Côte d’Ivoire) mais c’est l’Afghanistan qui est le théâtre le plus visible au début des années 2000, de manière cependant peu importante jusqu’en 2008.

Puis en 2008, sans doute pour préparer le retour dans presque tous les commandements de l’OTAN, N. Sarkozy décide d’augmenter le contingent français en Afghanistan en prenant en charge deux régions du pays, sur une posture de combat. La Libye s’ajoute aux opérations extérieures en 2011, tandis que le Syrie préoccupe aussi les forces françaises avec les développements locaux desdits Printemps arabes. Si la Centrafrique n’est aujourd’hui plus trop dans les esprits, le Mali est une opération modèle mais où les volontés politiques locales accompagnent pas le mouvement. L’opération, redéfinie, s’étend à tout le Sahel pour combattre les mouvements salafo-jihadistes locaux en conjonction avec des armées locales. Le même type d’ennemi est aussi combattu en Iraq et en Syrie (Daesh), lui qui avait porté le fer en France et déclenché en retour l’opération Sentinelle (après Vigipirate, pas amie avec l’auteur visiblement p. 177), mobilisant des milliers de soldats sur le territoire national.

Le volume est doté d’une conclusion bien solide qui précise certaines vues de l’auteur, dans le cas où on ne les auraient pas comprises, et qui ne sont pas une surprises pour ceux qui l’ont déjà lu ou écouté. Arrivent ensuite notes, chronologie, bibliographie indicative et index.

Comme toujours, un très solide travail de M. Goya qui réussit à rendre vivant ce qui aurait pu être une longue liste d’énonciations. Pour chaque opération majeure, il y a une carte, la description du déroulement et une analyse, avec le franc-parlé sourcé qui caractérise l’auteur. Il est par exemple sec et définitif sur la Somalie et les opérations de l’ONU en général (p. 122), mais est-il pour autant injuste ? Et comme il a vécu certaines de ces opérations à divers niveaux de la hiérarchie, à ses conclusions d’historien peut s’adjoindre son vécu sur le terrain (la dédicace du livre faisant foi). Le livre est parsemé de réflexions stimulantes, comme sur le Liban en 1983, où la Marine tire mais où les forces terrestres n’ont que le droit de se défendre (p. 74), où sur le coût humain de l’interposition en Bosnie, égal à celui des combats de l’Afghanistan. De toutes manières, tout cette opération est à la fois ahurissante et scandaleuse. On pourra juste regretter les erreurs typographiques et autres des chapitres 5 et 6, l’utilisation de l’anglais Falklands au lieu de Malouines (p. 70) et éventuellement sur le choix de privilégier l’hypothèse très minoritaire d’un assassinat d’Idriss Déby, le président tchadien, au lieu d’une mort au combat (p. 279).

Se lit d’une traite.

(Vigipirate c’était déjà pas bien, alors que dire de Sentinelle p. 292-293 … 8,5)

The Secret War with Iran

The 30-Year Covert Struggle for Control of a « Rogue » State
Essai d’histoire du Proche-Orient par Ronen Bergman.

Tout n’a pas encore explosé.

En 1978, ils sont d’indéfectibles alliés. Un an plus tard, de mortels ennemis. Ils avaient tout pour s’entendre, surtout contre les Etats arabes de leur voisinage et avec l’appui étatsunien. Puis vînt la Révolution et la fin d’un empire qui semblait si riche, si solide et moderne. Puis ensuite (seulement ensuite), vînt R. Khomeiny. Et ce que beaucoup prenaient pour des exagérations grossières de la propagande du Shah devint réalité. Pendant que l’Iran affaibli devenait une proie pour son voisin iraquien, le pays redéfinissait ses relations avec les Etats-Unis et Israël, avec en premier lieu la fin des coopérations militaires, en plus d’exporter sa révolution (comme toujours …), en particulier dans un Liban déjà très désuni par la guerre civile (1975-1990). Et comme l’Iran khomeiniste se veut sensible aux malheurs palestiniens (un retour d’ascenseur après l’aide fournie par le Fatah dans les années 60 et 70 aux disciples de Khomeiny), Israël ne peut pas considérer l’intérêt iranien pour sa frontière nord comme sans conséquence, surtout au vu de comment il est dénommé à Téhéran.

Mais le livre commence avec les derniers feux de l’Empire en Perse et comment certains membres des services secrets israéliens ont déjà quelques doutes sur la solidité de l’édifice (mais leur rapport est rejeté). La situation en Iran semble pour presque tous les observateurs très stable et profitable aux affaires, y compris à des accords sur la production d’armement, principalement entre les Etats-Unis et l’Iran, mais aussi entre Iran et Israël. Tout ceci, ainsi que les développements en Iran même, sont l’objet de la première partie du livre.

La seconde partie rejoint la côte méditerranéenne et le Liban pour décrire la naissance du Hezbollah dans un chiisme déjà politisé par le mouvement Amal et qui se déploie dans le sud du pays. De manière inattendue pour un mouvement chiite (qui normalement réprouve le suicide mais où l’utilisation de jeunes fanatisés pour courir dans des champs de mines avait pavé la voie), le Hezbollah téléguidé par l’Iran use d’attentats suicides. La première victime de ce mode opératif, Israël (qui avait envahi une partie du Liban en 1982), refuse tout d’abord de le croire mais les exemples se multiplient et les effets politiques peuvent être décisifs : les puissances qui tentaient une interposition au Liban en 1983, rien de moins que la France, les Etats-Unis et l’Italie, plient bagages après le double attentat du 23 octobre qui fait 305 morts. Du côté israélien, en plus des difficultés sur le terrain, la guerre des polices fait rage entre renseignement intérieur, différentes unités du renseignement militaire et renseignement extérieur. Ce qui n’aide pas pour prévenir les attentats et pas plus pour lutter contre l’industrie de l’enlèvement que met en place le Hezbollah. De nombreux ressortissants occidentaux en sont victimes (certains décèdent durant leur captivité) dans le but d’en faire des monnaies d’échange. Le sort de l’aviateur israélien Ron Arad, capturé suite à la destruction de son avion en 1986 près de Sidon, mobilisera les services de renseignement israéliens pendant une quinzaine d’années pour le rapatrier (sans succès, son sort après sa capture restant encore aujourd’hui inconnu). Mais les relations entre l’Iran et Israël ne se limitent pas à l’intermédiation du Hezbollah. Ils sont bien plus directs dans l’affaire dite Iran-Contra qui voit du matériel étatsunien, pris dans les stocks israéliens, être vendu à l’Iran par la CIA pour financer ses opérations en Amérique latine.

La troisième partie traite de l’extension géographique de la lutte entre Israël et l’Iran. Tous les continents deviennent le théâtre du conflit, avec notamment l’attentat à la bombe contre le centre culturel juif de Buenos Aires en 1994 (une conséquence de l’élimination du chef du Hezbollah, Abbas Moussaoui ?), qui fait suite à celui contre l’ambassade israélienne dans la même ville en 1992. R. Bergman complète cette partie avec les liens très particuliers entre l’Iran et Al-Qaida. Preuve que la fitna a aussi ses limites …

Comme ce livre est paru en 2008, son auteur a encore à l’esprit l’évacuation par les forces israéliennes du Sud-Liban (soit 10 % du Liban), l’effondrement de la force supplétive (Armée du Sud-Liban) et la prise de contrôle presque totale par le Hezbollah dudit territoire à la frontière nord de l’État hébreu en 2000. Ces évènements forment le centre de la quatrième partie. L’échec de la mise à distance du Hezbollah sans occupation conduit directement à la guerre de 2006 qui voit l’utilisation en masse des missiles livrés par l’Iran au Hezbollah, l’échec de la campagne uniquement aérienne et les grandes difficultés au sol qui font que les observateurs voient ce conflit comme non gagné par Israël et donc une victoire tactique et communicationnelle pour le Hezbollah.

La dernière partie s’intéresse enfin au problème des armes non-conventionnelles. Il y a tout d’abord le cas d’un israélien qui a permis aux Iraniens de produire des gaz de combat dans les années 1990, puis la pièce de résistance, la question de la mise au point de la bombe atomique. Si Khomeiny arrête le projet nucléaire amorcé par le Shah, son successeur A. Khamenei relance les recherches et l’acquisition de moyens d’enrichissement de minerai. Plusieurs options sont explorées par le régime iranien (et qui inquiètent les Israéliens une fois qu’ils l’apprennent) : achat en Russie après la fin de l’URSS mais surtout via Abdul Qadir Khan, le concepteur de la bombe atomique pakistanaise, et l’aide nord-corénne. Les Syriens aussi avaient un programme nucléaire (aidés là encore par les Nord-Coréens et le réseau Khan), arrêté par le raid aérien israélien sur les installations de Deir Ez-Zor en 2007.

Si le livre va sur ses quinze ans, il n’a pas mal vieilli. L’écriture est plus journalistique que dans Rise and Kill First et il n’y a pas de notes. Mais on sent un gros travail de documentation et les prémices de la quantité très importantes d’entretiens que l’auteur va conduire dans les années qui suivent. L’ouvrage reste donc généraliste, au point que l’on semble presque perdre par moment ce qui devrait être le sujet du livre. Mais il est sans doute plus compliqué de mettre au jour les articulations précises entre Téhéran et le Hezbollah, ou l’implication des Gardiens de la Révolution dans quelques actions, pour un journaliste israélien que de voir clair dans les luttes d’influence au sein de l’appareil sécuritaire à Jérusalem. Depuis 2008, beaucoup de bâtons ont été mis dans les roues du programme nucléaire iranien. Des personnes ont été assassinées en Iran (ou en Iraq), les centrifugeuses ont eu des coups de mou et d’autres choses encore, sans que l’on puisse attribuer clairement à qui était la main agissante. En 2010 par exemple, le virus Stuxnet est découvert. Il s’attaque tout spécifiquement au moteur utilisé dans les centrifugeuses utilisées par l’Iran pour enrichir son minerai à usage nucléaire.

Ce livre a aussi le grand avantage de mettre en lumière des personnages ou des noms que l’on retrouvera plus en avant dans les années suivantes. On a ainsi un aperçu de Hassan Rohani bien avant qu’il ne deviennent président (p. 125-126), la famille saoudienne des Khachodji est active dans l’affaire Iran-Contra (p. 134). Le juge antiterroriste français J.-L. Bruguière apparaît aussi (p. 141-143) dans un portrait assez croustillant, mais son nom est constamment mal orthographié … La partie sur l’implication iranienne dans la guerre en Bosnie au début des années 1990 (p. 230) est aussi intéressante, parce que assez méconnue.

Malgré ses petits manquements, nous sommes ici en présence d’un livre qui se dévore et qui est une véritable étape contextualisante vers d’autres œuvres d’un auteur dont on attend avec impatience la prochaine sortie !

(l’auteur est aussi un journaliste de terrain, même quand ça canarde p. 290 … 8)