Pourquoi perd-on la guerre ?

Un nouvel art occidental
Essai de géopolitique de Gérard Chaliand.

Encore des pièces de jeu d’échecs …

L’objet de ce livre est de trouver des explications au fait que les Etats occidentaux perdent les guerres qu’ils déclenchent depuis 1945. Mais pour comprendre pourquoi l’Irak et l’Afghanistan sont des échecs (le livre sort en 2016), l’auteur revient sur la période de la seconde d’expansion coloniale à partir du XVe siècle et la conquête britannique de l’Inde. Ces guerres coloniales sont des conflits asymétriques, où des Occidentaux bien mieux armés mais très peu nombreux rencontrent des armées bien plus nombreuses. Et malgré quelques défaites, la victoire finale est toujours revenue aux Occidentaux, comme en atteste la carte du monde en 1939. Et une fois la conquête achevée (or cas très rares), cette minorité reste très grande : 70 000 Britanniques gèrent tout le Raj indien à la fin du XIXe siècle (p. 37).

Quelles sont alors les raisons du succès (second chapitre) ? Pour l’auteur, il y a d’abord la méconnaissance des conquis, même ceux qui étaient en contact avec eux avant la Révolution Industrielle. En plus de cela, les divisions des colonisés sont nombreuses face à des troupes ramassées. En cas de résistance asymétriques, les guérillas n’ont ni aide extérieure ni sanctuaire où elles pourraient se regénérer, ce qui les mène au désastre. Les armés d’invasion ont le temps pour eux et les opinions publiques sont très loin et très peu informées, le tout combiné à une démographie vigoureuse (qui est donc moins sensible aux pertes). Les pertes ennemies et les dommages collatéraux ne sont pas un problème (la terre brûlée p. 48).

Mais en trois générations, les vaincus ont appris de leurs vainqueurs, ont compris qui ils étaient, se sont mis à leur école. C’est d’une certaine manière le cas en Turquie et en Indochine, la Première Guerre Mondiale étant un tournant, les années 1930 en étant un autre (contestation du fait colonial en Europe). La remise en cause de l’ordre établi par le Japon en Asie achève de convaincre les peuples colonisés qu’il est possible de renverser la table. Une idéologie mobilisatrice va fournir le carburant des guérillas puis des guerres révolutionnaires : le communisme. La Malaisie est le seul exemple de contre-insurrection victorieuse, mais les Britanniques avaient promis l’indépendance s’ils étaient victorieux (p.93). Pour l’auteur, avec la guerre du Viêt-Nam, l’affaire est entendue : les Occidentaux ne peuvent plus gagner, parce qu’ils ne le veulent plus. Ils sont sans volonté impérialiste, « l’asymétrie majeure est idéologique » (p. 99).

Suivent deux études de cas : L’Afghanistan et l’Irak. Pour l’Afghanistan, G. Chaliand rappelle l’influence saoudienne, la révolution iranienne, l’échec soviétique, l’arrivée au pouvoir des Talibans et les facilités qu’ils procurent à Al-Qaida, pour finalement traiter très rapidement les évènements postérieurs à septembre 2001. L’Irak procure un intermède, avec les erreurs commises par les faucons du gouvernement étatsunien (abolition de l’administration, utilisation des exilés, les sociétés militaires privées en roue libre). La guerre en Irak empêche de mener à bien les opérations en Afghanistan où la situation se bloque, entre retour des Talibans et jeu trouble du Pakistan. L’échec irakien va nourrir la guerre civile syrienne qui commence en 2011. Toutes les puissances y mettent leur grain de sel (et la Russie ne fut pas la dernière) et les médias occidentaux se font les auxiliaires de l’Etat Islamique en diffusant en continu sa propagande (p. 156).

La conclusion résume le propos du livre avant de passer à quelques perspectives d’évolution, qui se révèlent plutôt justes en 2021 (moins la présidente étatsunienne à partir de 2017 …). Contrairement aux prévisions (p. 164), les Kurdes sont bien allés jusqu’à Mossoul. S’ils ont été payés de retour est une autre question …

L’intérêt du présent ouvrage vient principalement des expériences personnelles que l’auteur y fait passer. G. Chaliand n’a jamais arrêté d’être un baroudeur (depuis 1954) et les deux cas étudiés en détail à la fin sont nourris par ses voyages sur place, où il peut jeter un regard expert sur les forces en présence (p. 137). Quand on a connu Amilcar Cabral, le Viêt Minh, la Colombie, le Haut Karabagh et le Kurdistan iranien, on peut avoir un avis sur les guérillas contemporaines. La forme est plus problématique, entre italiques agressifs et certaines phrases mal relues (la ponctuation incompréhensible p. 82). Le texte est très oral, on entend littéralement l’auteur parler et cela conduit parfois à des phrases bancales.  Cela participe néanmoins à l’objectif vulgarisateur du livre. L’adjectif « humilié » est un peu trop souvent accolé à la Chine par ailleurs. Sans appareil scientifique, l’ouvrage est globalement plaisant à lire et offre un très bon condensé sur le pourquoi de la relative inefficacité occidentale, sur l’état actuel de l’Afghanistan et sur la zone géographique qui va de la Méditerranée à l’Iran. Grand changement depuis 2016 et la parution du livre, le gouvernement de Damas a maintenant les choses bien en main en Syrie.

(J.F.C. Fuller comme auteur récent p. 49, c’est relatif … 6,5)

Troja ist überall

Der Siegeszug der Archäologie
Essai de vulgarisation archéologique sous la direction de Hans Hillrichs.

Elle est surtout à Moscou.

Le titre du livre nous avait tout de même bien égaré. Non qu’il soit faux, puisque l’on parle bel et bien de Troie dans ce livre, mais ce n’est pas le seul sujet du livre. Issu d’une série télévisée sur les sites archéologiques emblématiques, ce livre permet à la fois la découverte de sites archéologiques légendaires sur trois continents ainsi que la figure de leurs découvreurs mais aussi l’évolution des techniques de l’archéologie depuis la fin du XVIIIe siècle. Six sites, avec leurs aires civilisationnelles, sont concernés :  Pompéi, Saqqarah, Palenque, Troie, Machu Picchu et Harappa.

Richement illustré, ce livre débute avec une très courte introduction qui présente les six chapitres. Puis vient Pompéi, ou la transformation d’une catastrophe en une énorme chance pour l’archéologie. Site redécouvert au XVIe siècle, son « exploitation » ne démarre qu’à la fin du XVIIIe siècle. Encore aujourd’hui, la ville est loin d’être entièrement fouillée mais heureusement, les techniques ont grandement évolué et lointaine est l’époque où on l’on minait plus Pompéi pour ses trésors que l’on en faisait une étude raisonnée.

Le second chapitre passe en Egypte et conte les vies de deux égyptologues du milieu du XIXe siècle, Auguste Mariette et Heinrich Brugsch. La découverte du Serapeum de Saqqarah est au centre de l’article avec la fondation du Service égyptien des Antiquités qui met fin au pillage des artefacts de l’Egypte ancienne par les puissances européennes. Plus triste, le livre rappelle que la crue du Nil qui a submergé le premier musée cairote des antiquités égyptiennes a détruit les notes de fouilles de A. Mariette, dont une très grande majorité de choses jamais publiées.

La chapitre suivant nous transporte en Amérique du Nord, auprès des Mayas. Si certaines choses sont documentées au XVIe siècle, elles tombent dans l’oubli des remises de bibliothèques pour ne réapparaître qu’au XXe siècle. L’archéologie mésoaméricaine ne bénéficie pas uniquement du déchiffrement des hiéroglyphes mayas, elle tire aussi d’autres avantages de la modernité grâce à l’aviation (C. Lindbergh photographie depuis les airs la ville d’El Mirador en 1930) et à la plongée subaquatique (dès 1904 un plongeur grec explore le cénote sacré de Chichen Itza, p. 172).

Puis enfin, dans le chapitre suivant, Troie. On suit bien évidemment Heinrich Schliemann, ce passionné qui a non seulement fouillé Troie mais aussi Mycènes. Mais on apprend aussi que les fouilles troyennes ne prennent pas fin avec H. Schliemann. En 1988, la physionomie de la ville du Bronze ancien change radicalement, avec la découverte de la ville basse : la ville haute, la forteresse fouillée par Schliemann, fait 20 000 m2 tandis que la ville basse avoisine les 180 000 m2. La ville était bel et bien un centre commercial de grande importance, avec peut-être 12 000 habitants (p. 228).

Dans le cinquième chapitre, le lecteur accompagne Hiram Bingham III dans sa découverte du Machu Picchu en 1911.  Le fils de missionnaires hawaïens parvient à être envoyé au Pérou pour y explorer la vallée de l’Urubamba (le but de cet enseignant de Yale était de gravir le sommet du Coropuna, en passant). La découverte de la cette résidence royale perchée à 600 m mètres au-dessus du fleuve ne compte pas pourtant parmi les découvertes les plus importantes de l’expédition pour la presse, pas plus que pour son découvreur scientifique (la découverte de Vilcabamba, la dernière capitale inca, fait bien plus de bruit). Il l’identifie même comme le lieu mythique de l’origine des Incas (p. 287), une théorie qu’il ne reniera jamais.

Le dernier chapitre s’intéresse à la ville de Harappa, le site le moins connu de tous ceux déjà évoqués dans ce livre. La ville se situe dans la vallée de l’Indus, dans l’actuel Pakistan. En 1924, c’est le directeur du Service des antiquités du Raj qui fait l’annonce de la découverte d’une ville de briques qui fleurit au milieu du troisième millénaire avant J.-C., puis d’une civilisation toute entière dans la vallée de l’Indus. Les recherches subséquentes feront perdre son caractère irénique à cette culture, mais pas les preuves d’un très haut niveau de gestion de l’eau et du bâti. Reste à savoir, comme le souhaitent ardemment les nationalistes locaux, si cette culture possédait une écriture, ce qui ne semble pas assuré et disputé encore aujourd’hui. Une très petite conclusion, les biographies des auteurs, une bibliographie indicative et un index concluent cet ouvrage.

Si l’importance des sites pour l’histoire générale de l’archéologie est justement soulignée, on a tout de même eu à exprimer quelques regards interrogatifs. Cet antinéronisme irréfléchi qui se perpétue au XXIe siècle est tout à fait déplacé (p. 63), sans parler de la confusion évidente de voir Sylla agir sous le principat (p. 38). La présentation historique est incomplète, mais dans ce cas, il est plus difficile de faire œuvre d’exhaustivité. Et de là à qualifier les Grecs du XIIIe siècle avant J.-C. de grande puissance (p. 200) … Le livre est très richement illustré, notamment avec des photos du tournage de la série documentaire, ce qui ne manque pas d’intérêt. Mais toutes ces illustrations ne sont pas de qualité, certaines (p. 344 ou encore p. 346) étant vraiment en dessous de tout. Très inégal. On retiendra surtout du livre sa présentation très plaisante d’archéologues d’importance à la vie bien remplie (Mortimer Wheeler, en plus d’être archéologue et conservateur, a eu le temps de devenir général de brigade aérienne avant d’être actif en Inde) et plus encore la partie sur Harappa, Mohenjo-Daro et la civilisation de l’Indus, une terra incognita.

(Hiram Bingham III, découvreur scientifique du Machu Picchu, n’était semble-t-il pas un homme délicieux … 6,5)