L’avènement de la democratie I : La révolution moderne

Essai de philosophie politique de Marcel Gauchet.

Peu de nuages dans le raisonnement.

La démocratie libérale n’a plus de rival en Occident. Les monarchies à l’ancienne ne sont plus, les totalitarismes ont été vaincus. Il n’y a plus que le même devant nous (p. 23). Et pourtant la démocratie semble en crise. Marcel Gauchet veut dégager les constituants de cette crise, la seconde que rencontre ce mode d’organisation des sociétés humaines et, qui sait, peut-être trouver une voie de sortie. Dans ce premier volume d’une série qui en comprend quatre, l’auteur veut accompagner le lecteur dans un rapide voyage entre 1517 et les années 1860, la naissance de la modernités avec Luther et l’industrialisation.

Premier ébranlement, avec Luther, le roi devient progressivement le pouvoir suprême (p. 79-80). En 1648, avec les Traités de Westphalie, la bascule est faite . Le vide des autorités universelles (empire et papauté) fait place à un système d’Etats, ce que l’auteur détaille longuement. Et tout continue de glisser, avec des paravents de mots pour cacher, acter, ce qui est déjà : la monarchie de droit divin montre justement la séparation des mondes (p. 83), une étapes de plus dans l’autonomie des sociétés européennes et la poursuite de la disparition de l’hétéronomie, deux notions que M. Gauchet avait déjà discuté dans son ouvrage fondamental intitulé Le désenchantement du monde (où comment surgit le temps et la politique du cycle perpétuel primitif). Mais fait intéressant de plus, comme l’analyse déjà Jean Bodin, la monarchie de droit divin, « absolue et limitée », se tourne vers des sujets et plus des groupes (p. 89). Mais c’est justement dans cette séparation, ou à cause d’elle, que se trouvent les germes de la révolution qui appelle à retrouver cette unité. De plus la monarchie absolue, dans le cas français, avait affaibli les corps intermédiaires sans pour autant faire le saut dans une société sans ordres (p. 118-119).

A cela il faut ajouter un tournant métaphysique dans les années 1680-1715. Le monde n’est plus uniquement une vallée de larmes, mais à compléter. De misérable, l’Homme devient un acteur et la déhiérarchisation fait basculer dans le futur (p. 126-127). Tout ceci conduit à la Grande Révolution de 1789, avec sa dépersonnalisation du souverain déjà théorisée par Rousseau (p. 142).

M. Gauchet poursuit ensuite son parcours chronologique tout au long du premier XIXe siècle, avec le conservatisme libéral de la Restauration, suivi du libéralisme conservateur des années 1840, quand on passe de l’Un religieux à l’Un politique (encore une tentative pour retourner à l’hétéronomie stabilisatrice). Le livre s’achève sur une analyse des trois fétiches (p. 249) que l’auteur veut voir dans l’ère libérale du milieu du siècle : le progrès, le peuple (avec sa mystique) et le science (une nouvelle religion voulant remplacer l’ancienne p. 255, toujours l’Un). Le volume prend fin sans conclusion, mais l’auteur a donné un avant-goût de la suite en évoquant l’artifice suprême qu’une société peut se permettre (et qui sera sans doute l’objet de développements dans les tomes suivant) : l’oubli des liens qui existent entre ses membres (p. 235). Un état pleinement visible dès les années 1970.

Il y a comme toujours chez M. Gauchet un sens de la formule et une économie de mots dans ce livre qui prend la forme d’un résumé, d’abrégé, de thèses sans doute plus développées ailleurs. L’auteur réussit dans la forme avec un texte très clair et, il faut le dire, très convaincant. L’auteur ne prétend pas non plus que tout est le fruit de son travail, ce qui de toutes façons est impossible à prétendre. Il y a par contre très peu de notes et de références, mais c’est à l’évidence un choix éditorial : on vise le grand public éduqué et ceux qui seront plus intéressés iront se renseigner ailleurs. Et le grand public a tout de même intérêt à avoir de solides notions de philosophie politique pour suivre, par exemple p. 117, la comparaison entre Locke et Rousseau. La lecture est plaisante, rapide et follement instructive non seulement sur la marche de la démocratie en Occident (et plus particulièrement en France) mais surtout sur l’état du politique dans le premier quart du XXIe siècle.

Nous gageons que les tomes suivants sont de la même veine !

(« la Révolution du droit de 1789 s’achève, ainsi, sur le procès du droit » … 8)

L’Etrusque

Roman historico-fantastique de Mika Waltari.

Où sont les Amazones ?

Si je ne risquais pas de t’offenser, je dirais que les Grecs et leurs coutumes sont partout comme une maladie contagieuse. p. 340

Turms d’Ephèse est un Ionien un peu particulier. C’est lui qui, sur injonction d’Artemis, a mis le feu au temple de Cybèle à Sardes (l’une des grandes villes perses à l’ouest de l’empire) et ainsi démarré les guerres médiques. Mais cet acte qui l’obsède n’est connu que de lui … Pour trouver le sens des directives divines et pour savoir qui il est, Turms se rend à Delphes pour y consulter la Pythie. Sur place il fait la connaissance de Dorieos, un membre d’une des deux familles royales de Lacédémone, venu chercher un avis sur l’héritage de son père disparu en Sicile. Les deux retournent en Ionie, à Milet, où ils s’engagent contre la Perse. Les combats terrestres étant peu nombreux, ils s’engagent comme combattants embarqués dans la marine de la coalition ionienne révoltée. Mais la bataille de Ladé tourne à l’avantage des Perses. Turms et Dorieos rejoignent la flottille de Dionysos de Phocée, versent dans la piraterie et espérant rejoindre Massilia, en passant par Cos et Chypre. Ils hivernent à Himère en Sicile.

Turms, Dorieos et le médecin Mikon sont hébergés par Tanakil, une femme riche et ambitieuse. De son côté, Turms rencontre ses premiers Etrusques. Tous se rendent à Eryx au sanctuaire d’Aphrodite pour que cette dernière réponde à leurs questions matrimoniales. En route, ils passent par la ville de Ségeste et rencontrent des Sicanes. A Eryx, Dorieos décide de se marrier avec Tanakil et de conquérir Ségeste, l’héritage de son père. Turms rencontre la prêtresse Arsinoé, en tombe amoureux et l’enlève. Dorieos, après quelques soubresauts et ayant réussi à conquérir Panorme et Ségeste, il est couronné roi de Ségeste. Mais meurt empoisonné peu de temps après, des mains de son épouse bafouée. Turms, Arsinoé et Mikon cherchent ensuite refuge chez les Sicanes pendant quelques années, puis Turms et Arsinoé partent pour Rome, devenue une république à peine quelques années plus tôt. De là Turms peut en apprendre plus sur l’Etrurie. Et peut-être enfin sur lui-même.

L’argument central du roman est que les Etrusques sont mystérieux, surtout leurs sourires. Ce qui se marie assez bien avec le fait que ledit Turms est lui aussi bien mystérieux (moins pour les étruscologues, il faut le dire). On présente donc au lecteur toute une série d’éléments, souvent sous un angle pédagogique, qui doivent construire cette mystériosité (les siècles étrusques, les dés, les dieux voilés, l’aniconisme etc, avec un petit concentré p. 438 mais aussi avec le raté du papyrus en place du livre de lin p. 504). Ces éléments sont sourcés et on peut aisément sentir que l’auteur s’est documenté avec sérieux (R. Bloch sur Bolsena au début des années 1950 p. 297 ?), sa documentation étant elle aussi très largement contaminée par le lieu commun évoqué plus haut (et par d’autres courants idéologiques, comme les Troyens germaniques de la p. 141). C’est en définitive la documentation de son temps.

Mais à notre sens, M. Waltari a aussi puisé à d’autres sources, d’un autre type de littérature. La première nous semble être D.H. Lawrence dans Etruscan Places, emblématique de la douceur étrusque (voir son pacifisme) mis en regard de l’ascétisme romain. La seconde est le Nouveau Testament (avec une coloration platonicienne), ce qui pour un fils de pasteur n’est pas si étonnant. Il y a une claire et explicite mise en parallèle entre ce que M. Waltari caractérise comme saints hommes étrusques (qu’il appelle lucumons) et Christ. Cela se voit dans des citations directes de la Bible (Jean 5,8 p. 492), les miracles (avec un aveugle et une paralytique p. 492-493) et la morale qu’ils professent (guerre défensive, ne pas faire à autrui ce que l’on ne souhaite pas qu’on nous fasse etc p. 494-501). On en vient à des Etrusques qui deviennent des proto-chrétiens (« Nous avons arrêté les sacrifices humains », historiquement très discutable), à mettre en miroir des protagonistes qui ne reculent pas devant les sacrifices sanglants ou humains (justification fallacieuse de la mer p. 68). De manière intéressante, l’auteur mentionne un mythe de fondation romain avec Ramon et Remon (p. 340) qui ne nous est pas connu par ailleurs. Tite-Live et (p. 352) Théopompe (p. 100) sont aussi expressément cités.

Le récit est plein de rebondissements et de voyages comme il sied à un récit initiatique (même si celui-ci se termine quand Turms a la quarantaine), au point de peut-être verser dans la longueur. C’est correctement écrit mais les personnages sont tous d’une inconstance rare et pas forcément très épais. De manière assez « choquante », Tanakil n’est pas une femme étrusque mais phénicienne. Cependant, comme chez Tite-Live, elle est aussi faiseuse de roi. De toute manière les personnages féminins sont peu valorisés (et toujours avec une touche d’érotisme « à l’antique ») et parler d’un roman misogyne n’est pas exagéré.

De plus, M. Waltari montre avec justesse l’unicité de la Méditerranée en insérant son récit avec habileté dans des événements historiques connus. Les vues stratégiques perses sur la Méditerranée occidentale ne sont pas improbables, comme le montrèrent au IVe siècle celles d’Alexandre III le Grand (véritable successeur de Darius III). La Rome que nous fait voir M. Waltari est bien sûr téléologisée mais pas non plus anachronique. Ce n’est pas parfait (grosse erreur sur Tertius p. 353), parce que certains éléments romains dépréciés sont en fait la norme (charges selon le cens), mais ce n’est pas si mal.

Romantisme et idyllisme étrusque (emblématique p. 383) sont au programme de ce roman historico-fantastique de 520 pages, appréciable par tous et avec des gros morceaux de mystère dedans.

(les cités grecques n’ont pas le beau rôle p.428 et n’était sûrement pas aussi naïves face aux Perses … 6,5)