Essai sur la corruption des instances nationales et internationales du football par Romain Molina.
Romain Molina n’est pas un journaliste sportif qui se concentre sur les transferts de joueurs de football ou sur les crises saisonnières dans les clubs. Mais comme justement il aime profondément le sport, et plus particulièrement le football et le basket, il pratique un journalisme engagé dans la mise en lumière de ses coulisses criminelles. Ainsi après de nombreux articles dans des journaux anglais ou norvégien, de nombreuses vidéos sur une plate-forme bien connue, sort enfin le livre qui connecte toutes les enquêtes.
Et le tableau brossé n’est, comme attendu, pas des plus attrayants. Le livre commence avec les portraits des condamnés du FIFAgate, les procès nés de l’enquête du FBI sur la délinquance financière à la CONCACAF (qui rassemble les fédérations de football de la Caraïbe et de l’Amérique du Nord). Comme justement, beaucoup des détournements de fonds passent par des institutions financières étasuniennes, le FBI est compétent et a les moyens, aidés par d’autres, de traîner du monde devant les tribunaux. Mais si des présidents de fédérations ont été condamnés, le système a-t-il été mis à bas ? Pour R. Molina, la réponse est négative, et les Etats-Unis portent la responsabilité de ne pas être allé au bout et d’avoir échoué à contraindre la FIFA à mettre fin à sa corruption endémique.
Dans les chapitres suivants, l’auteur continue sa galerie de portraits avec Alimzan Tokhtakhounoff, gangster russo-ouzbek très proche des présidents du premier chapitre, puis avec Christopher Steele, un ancien du MI6 britannique, spécialiste de la Russie et de son monde hors-la-loi (et donc de Londongrad, les oligarques habitants la capitale britanniques), avant de passer à Jean-Marie Weber. J.-M. Weber est l’ancien bras droit de Horst Dassler (le président d’Adidas, lui-même très lié à la FIFA), qui gère ISL, l’entreprise qui a la charge de la commercialisation des droits télévisuels et commerciaux de la FIFA et du CIO (sources de commissions en nombre).
Les enquêteurs du FBI éprouvent des difficultés à pénétrer les cercles dirigeants de la CONCACAF, jusqu’à qu’ils puissent amener Chuck Blazer, son secrétaire général, à collaborer et à enregistrer la réunion en mai 2011 qui voit la distribution d’enveloppes brunes aux présidents de fédérations dans le but de les convaincre de voter pour le Qatarien Mohamed Bin Hammam (qui souhaitait se présenter contre Sepp Blatter). Puis l’auteur montre les autres facettes de la prédation au sein de la CONCACAF. Pourquoi en effet se contenter de détournements de fonds si on peut aussi violer des mineures (membres des équipes de jeunes féminines ou des arbitres) et les offrir aux gens de la FIFA qui viennent contrôler ? C’est ce qui se passe par exemple à Haïti, où une bonne partie de l’équipe dirigeante de la fédération a érigé la pratique en système.
Le livre s’achève sur d’autres affaires footballistiques, du rapport Garcia sur les attributions des coupes du monde 2018 et 2022 à la démission du président de la FFF, mais aussi du devenir de certains protagonistes de l’enquête étasunienne sur la CONCACAF. Certains sont aujourd’hui en termes très cordiaux avec la FIFA …
La lecture ne donne pas, c’est sûr, une confiance folle dans les dirigeants du football mondial. Et ce n’est que le premier tome … Dans la forme, c’est un livre de journaliste, avec de rares références et une écriture rapide qui a laissé passer quelques coquilles, des répétitions dommageables, voire des facilités d’écriture (qui dérapent, comme le Britannique qui d’un coup ne naît plus à Aden mais au large d’Aden). Pour celui qui a dans les dernières années suivi les travaux et les galères de R. Molina, c’est beaucoup de rappels et une mise en forme de communications plus courtes, mais pour le lecteur non préparé, c’est sûrement un bain d’eau glacée. Et l’auteur le rappelle plusieurs fois, ce n’est pas parce que l’on parle principalement de la Caraïbe que cela ne se passe pas ailleurs, ni dans d’autres sports (le patinage artistique français à Salt Lake City en 2002 est mentionné p. 128-129), et la fin du livre le montre. Un travail déprimant mais salutaire, qui pourrait juste être un poil mieux écrit pour devenir un livre où les pages se tournent toutes seules.
How the West Gets Him Wrong.
Essai de politologie russe de Mark Galeotti.
Même après 25 années au pouvoir, Vladimir Poutine est encore assez peu connu dans le reste de l’Europe et en Occident. Pourtant certains ont tenté, avant 2022, de dresser son portrait. M. Eltchaninoff s’y était par exemple essayé en 2015, après V. Fédorovski une année plus tôt (dans le monde francophone). M. Galeotti n’est lui ni ancien diplomate soviétique ni agrégé de philosophie. Il est historien, spécialiste en premier lieu de la criminalité dans l’URSS finissante, avant de d’élargir son champ de compétences, d’occuper plusieurs postes dans l’enseignement supérieur et la recherche dans divers pays et de conseiller le gouvernement britannique. Il a aussi des activités de journaliste, d’auteur pour l’éditeur Osprey (bien connu des amateurs d’histoire militaire) et pour les jeux de rôle HeroQuest et Cyberpunk 2020.
Le cas qui nous intéresse ici ne fait pas partie de ses plus hauts faits d’arme scientifiques. C’est un livre écrit rapidement qui veut surtout faire comprendre à un public intéressé mais de loin pas spécialiste (et qui ne veut pas le devenir) qui est V. Poutine, peu après l’annexion de la Crimée et d’une partie de l’Est ukrainien en 2014-2015. Pour ce faire, pas de notes infrapaginales (l’auteur s’en excuse) et une structure simple en onze chapitres qui détaillent l’affirmation du titre. Aussi après avoir fait un sort au mythe du joueur d’échec (des règles fixes, un début de partie à égalité) qui se révèle être un judoka (opportuniste), M. Galeotti s’attaque au passé tchékiste du président russe, qui a principalement fait la chasse à l’opposant, loin de l’aristocratie des « rezidentura », les poste du Premier Directorat Principal du KGB à l’étranger capitaliste. Au chapitre suivant, l’auteur discute la volonté de V. Poutine de faire ressusciter l’URSS ou l’empire. Ni l’un ni l’autre ne sont l’objectif, par manque d’idéologie ou de volonté de remettre un Romanov sur le trône. La restauration du rang de la Russie, c’est autre chose. Pour cela, il y a d’étranges choix faits dans l’histoire russe, comme la Seconde Guerre Mondiale sans le communisme (p. 47-48). Le but premier, c’est de retrouver l’intérêt des Etats-Unis. Redevenir la grande puissance de la Guerre Froide mais sans être l’URSS. Ce qui donne plein de politiciens souhaitant être comme Poutine, mais pas faire de leur pays une autre Russie (p. 52), un pays qui a perdu son empire, comme la Grande-Bretagne et la France.
La quatrième correction que souhaite apporter M. Galeotti concerne la relation de V. Poutine à l’argent, qui n’est plus du tout celle des années 1990. Aujourd’hui, du fait de sa position, les millions rentrent tous seuls. Mais ils seraient en grand danger sans la présidence. La retraite alors serait un moment dangereux, se mettre à la merci du successeur … Autre point de discussion en Occident est le rapport de V. Poutine à l’eurasisme, ou toute autre philosophie politique. Sur ce point, l’auteur est en désaccord avec T. Snyder, qui pense justement que I. Ilyine est une source majeure d’inspiration pour V. Poutine (dans The Road to Unfreedom). Pour M.Galeotti, la Russie ce n’est pas le Mordor, pas la Corée du Nord avec des balalaïkas (p. 76) et son supposé conservatisme social s’arrête à la compétence. E. Nabioulllina dirige la banque centrale russe depuis 2013 … Autre trait saillant chez V. Poutine, c’est son aversion au risque. Peu de réactions impulsives, des nominations à des postes importants d’hommes de confiance (des gardes du corps, au moins trois), et des actions au succès garanti pour ne jamais apparaître comme perdant. Jusqu’en 2022, c’était pas si mal et sa popularité (septième chapitre) était très haute. Enfin du moins c’est ce que les sondages relatent, mais comme il n’y a aucun concurrent …
Pour ses proches, V. Poutine est d’une grande fidélité. Des amis peuvent être en difficultés, il y a de grandes chances que le Kremlin agisse. Les autres auront moins de chance, voir s’ils ont trahi, auront de gros problèmes. Un adversaire ça va, il pourra continuer sa vie, un traître non, comme le signale le chapitre suivant. Les deux derniers chapitres traitent de l’avenir, tel qu’il se présente en 2019. Tout d’abord, la conscience du peuple russe que tout ne se décide pas au Kremlin et ensuite la question de l’abandon du pouvoir. En 2019, l’auteur n’exclue pas la possibilité après 2024. Cette même année, le même Galeotti, dans ses entretiens radiophoniques ou ses conférences, ne voit pas comment cela pourrait être possible avec la guerre en Ukraine.
Court et direct, le livre atteint son but sans aucun problème. Le texte est truffé de cet humour anglais toujours appréciable, même si le tout est très oral. Conséquence de cette oralité, il y a parfois de l’argot un brin obscur. Cela n’a pas du être un très long processus d’écriture, sans doute juste un résumé des questions que l’on doit poser à l’auteur à chaque conférence grand public. De loin pas une biographie ni même le récit d’une carrière politique, mais qui a l’avantage de traiter de choses on ne peut plus actuelles. Pour qui ne cherche qu’une mise au point plaisante et informée, c’est un excellent livre.
(comment la candidature de Sotchi pour les JO a émergé, tout un poème p. 136 …8)
A Time of Many Faces
Essai d’ostéologie viking par Caroline Ahlström Arcini.
Les Vikings sont bien partis de quelque part pour se rendre à Constantinople, Palerme ou au Groenland. En Scandinavie, ils vivèrent et moururent. Certains des cimetières ont été fouillés, et c’est ceux contenant des squelettes non crématisés qui ont intéressé C. Ahlström. Car C. Ahlström a un secret (assez mal gardé) : elle est ostéologue, archéologue spécialisée dans l’étude des os humains. Dans ce livre, son but est de dégager une description des Scandinaves restés sur place à partir du matériel ostéologique et d’ainsi mieux décrire leurs conditions de vie.
Aussi dans un premier temps C. Ahlström décrit les huit cimetières datés de la période viking (milieu VIIIe – milieu XIe siècles) qui forment la base de son étude. Ils se situent au Sud de la Suède (Lund, Vannhög et Fjälkinge en Scanie), sur l’île de Gotland (Kopparsvik, Slite, Fröjel) et dans a province d’Uppland (la célèbre Birka et Skämsta). A chaque fois l’auteur indique les répartitions par âge et sexe des squelettes retrouvés et présente quelques tombes ressortant du lot. Une vue d’ensemble des huit site montre qu’aucun groupe ne semble exclu, même si certains site montrent de grosses disparités (p. 37), mais comme on déjà pu le faire voir d’autres sites d’inhumation.
Avec un tel élargissement des horizons géographiques, le commerce au long-cours, les raids ou encore pour d’autres raisons, les individus peuvent se déplacer et s’installer ailleurs, de leur plein gré ou non. Une analyse du strontium dans l’émail dentaire permet de savoir si l’individu considéré est un local ou pas en fonction des valeurs médianes locales qui sont fonction de la géologie (comparaison avec des animaux locaux). L’auteur utilise 405 analyses au strontium, faite dans tout le pourtour de la Baltique pour ensuite dégager des tendances (p. 46). Ainsi au cimetière de Lund-Trinité, 75 % des squelettes considérés ne sont pas des gens ayant grandi à Lund. Cela monte même à 88 % à Birka, grand centre commercial. La proportion est de 30 % à Slite, moindre mais tout de même significatif. Tous ces individus ne sont pas venus de leur plein gré, mais leur statut ne transparaît pas dans leur localisation dans les cimetières ou en fonction du matériel enseveli avec eux. La Scanie semble avoir beaucoup de contacts avec les populations slaves de l’actuelle côte allemande, tandis que Gotland compte une forte population en provenance de l’actuelle Lettonie.
Le chapitre suivant a pour objectif de préciser l’état de santé général de la population. Pour l’auteur, il est comparable à celui de la Scandinavie au début du XXe siècle, avec une taille moyenne de 172 cm pour les hommes, bien plus que la moyenne continentale. Le bilan dentaire est plus contrasté, avec de nombreux cas d’individus âgés (plus de 60 ans) avec peu de dents restantes. De nombreuses caries ont été relevées, dues au miel certes, mais surtout attribuables à une alimentation riche en féculents. Les dents, les seuls moyens de découpe avec le couteau, sont très sollicitées et le sable généré par les meules à main (servant à faire la farine) accentue l’abrasion et causent même des mini fractures. Il en résulte des usures très fortes, pouvant déboucher sur des inflammations de la mâchoire. Si l’arthrose est répandue, C. Ahlström n’a const,até que très peu de signes de violences, à rebours de ce que l’image du viking peut véhiculer et bien moins que celles constatées aux XIIe-XVe siècles. Chose rare, mais néanmoins significative d’une forte intégration des individus différents de la norme, trois squelettes de nains ont été retrouvés (Skämsta et Kopparsvik). Aucun dispositif funéraire ne les distingue des autres tombes. Il en est de même des individus atteints de la lèpre.
Le chapitre suivant s’intéresse aux tailles de dents, un possible marqueur d’identité. La technique en elle même peut se retrouver sur tous les continents, mais en Europe, elle se concentre en Scandinavie. Les porteurs de ce genre de marques (écoincement, taille de demi-lune de la partie inférieure ou encore création de bandes obliques ou horizontales pouvant recevoir des inserts colorés) sont de tous types : hommes et femmes, grands et petits etc. La pratique ne semble donc pas limitée à des pirates (7 tombes sur les 132 porteurs de dents taillées contiennent aussi une arme), mais pour l’auteur l’île de Gotland lui semble liée (80 % des cas) sans pouvoir prétendre à une exclusivité dans le monde scandinave.
Le livre s’achève sur un dernier court chapitre ayant pour but de présenter quelques idées sur la question d’une spécialisation des cimetières et sur l’éventuelle l’influence du christianisme dans l’attention accordée aux enfants (aucun changement selon C. Ahlström). Passé la conclusion récapitulative, un tableau des mesures de strontium et une bibliographie indicative complète ce volume de 90 pages de texte aux nombreuses illustrations.
Première constatation, comme dans beaucoup des livres d’archéologie que nous avons pu lire ces derniers temps : le livre est à peine âgé de six ans, il semble produit il y a cinquante ans tant les possibilités offertes par les analyses génomiques ont tout chamboulé. L’auteur annonce même de prochaines analyses mais les manques sont criants, puisque l’on ne sait pas en 2018 si les deux nains de Skämsta sont apparentés (même si c’est hautement probable) ou la relations entre deux individus enterrés ensemble (p. 26-28). Ceci ne diminue pas l’apport des mesures de strontium (avec une méthodologie très bien expliquée), avec des proportions de non-locaux importantes même hors des ports et des lieux de commerce. Cette partie nécessite encore des développements pour pouvoir voir avec bien plus de précision la composition de la population de la Scandinavie, avec une répartition chronologique plus fine.
Les passages sur les modifications dentaires et sur la santé dentaire nous ont semblé les plus aboutis et ils rachètent largement les petites imprécisions, par exemple sur l’organisation des royaumes carolingiens (p. 40), les légendes de photographies incomplètes (p. 33) ou que le défunt décide de son inhumation (p. 49). C’est peut-être un peu court, mais appréciable de part la visibilité donnée à une science auxiliaire rarement portée sur le devant de la scène.
(on ne sait toujours pas pourquoi certains individus sont inhumés sur le ventre … 7)
Dans une station stellaire de minage et de transbordement vit une Humania. Enfin, elle est majoritairement Humania, parce que des gênes de plusieurs espèces extraterrestres font aussi partie de son génome. Grâce à des implants, à une surpeau et aux modulation des Paramètres dans les lieux où elle se trouve, notre héroïne peut non seulement survivre mais aussi rencontrer d’autres espèces qui sinon ne pourraient pas survivre dans un environnement aux caractéristiques seulement adaptées à une race unique. L’héroïne, qui vit un peu à la marge en côtoyant la jeunesse turbulente de toutes espèces de la station, s’engage comme mineuse après sa scolarité. C’est là qu’elle est mise en contact avec la grande division politique qui affecte la station. D’un côté, les Fusionnistes qui souhaitent un plus grand métissage des espèces. De l’autre les Spéciens, pour qui l’expérience de la station est allée trop loin. Victor, le chef de file des Spéciens, a été l’amant de l’héroïne. Mais cette dernière n’a pas d’autre choix que d’être Fusionniste, à cause de ce qu’elle est et de ce qu’elle constate chez son fils mais aussi gagnée par l’argumentaire d’un collègue mineur. La station peut-elle survivre à un tel antagonisme ?
On envoie le lecteur dans l’espace et on regarde ce qui se passe. L’héroïne ? Pourrait être n’importe qui. La station ? Pourrait être nulle part et partout. Ni l’une ni l’autre n’ont de nom connu du lecteur. Elle est la narratrice et on ne se parle pas toujours en se nommant. La station quant à elle est le lieu de naissance de cette dernière, le seul endroit qu’elle connaisse (même si ce n’est visiblement pas tout petit). Ce qui est important, ce sont les autres, les gens avec qui elle parle et agit. Comment elle les voit et comment la société de la station semble les décrire. Et de ce côté, c’est un chatoiement. Il y a une très grande inventivité, doublée d’un flou descriptif, qui donne vraiment beaucoup de goût à cette station. Et sans compter les hybridations ! L’histoire est bien menée, avec un bon balancement entre différentes périodes de la vie de l’héroïne, des personnages porteurs de questionnements pour le lecteur (en phase de prise de contact avec le monde du livre mais aussi après). Le thème de la maternité, de la transmission même, est lui aussi assez central et utilise comme véhicule des comptines enfantines qui auraient (miraculeusement ?) survécues au passage des générations, un artifice littéraire partagé avec d’autres œuvres récentes il nous semble. La fin est assez inattendue, joliment agencée et sans tomber dans le moralisme, tout en gardant un petit soupçon de mystère.
Un très bon roman sur lequel la publicité n’avait pas menti !
(l’explication du titre arrive vers le quart du livre … 8)
A Quantitative Study in Political Management Essai d’économie de la construction impériale romaine, de son management et de ses effets macroéconomiques par M.K et R.L. Thornton.
Quand Auguste a la gentillesse d’accepter que le principat lui soit redonné par le Sénat en 27 a.C., trois choses sont nécessaires en premier lieu pour stabiliser la nouvelle construction des pouvoirs à Rome : que ses habitants puissent boire, qu’ils puissent se nourrir et qu’ils puissent se distraire. La situation des infrastructures publiques de la tentaculaire ville ne s’est en effet pas améliorée avec les guerres civiles. Les aqueducs n’ont pas été entretenus ( l’État n’avait même pas l’autorité pour forcer les propriétaires privés sur les terrains desquels passaient ces mêmes aqueducs à accepter l’entretien ou ne pouvait pas mettre fin à des ponctions d’eau à fins privées), beaucoup de temples sont délabrés et les réserves en grain dans la Ville sont limitées à quelques jours. Auguste introduit deux nouveautés qui vont lui permettre, à lui et ses successeurs, de bâtir selon ses idées (c’est à dire pour soutenir le principat) et en exerçant son contrôle tout au long du projet. La première est que l’édile va récupérer une partie des attributions du censeur en ce qui concerne l’adjudication des travaux publics (l’édile avait déjà à charge l’entretien). Ceci a un double effet, puisque le censeur n’était en fonction que dix-huit mois tous les cinq ans et que Auguste va pouvoir placer quelqu’un de son entourage à un poste d’édile, une magistrature annuelle. La seconde innovation est que le Prince va financer les travaux sur ses propres fonds, et donc ne pas se compliquer la vie avec les votes de financement du Sénat. Ce qui est plus facile quand on est de loin la première fortune de son temps.
Faisant suite à une petite introduction détaillant les objectifs du livre, ses limites et les trois raisons principales de l’existence de programmes de constructions impériaux, l’ouvrage débute avec quelques considérations sur les coûts de main-d’œuvre dans la Rome julio-claudienne et explique la méthode d’indexation des différents édifices et travaux en Unités de Travail de Base, en se basant sur la Maison Carrée de Nîmes, le temple de période augustéenne le mieux conservé (soit 60 UTB). En comparant les m² au sol en fonction du type de travaux (construction, rénovation, pavement etc.), il est possible de comparer les projets entre eux en les factorisant. Les choses sont bien sûr arbitraires, mais une comparaison minimale est possible puisque de toutes façons, les coûts ne nous sont parvenus que de manière très parcellaire. Comme les datation des projets est elle aussi possible, une répartition des charges année par années est elle aussi possible, permettant de visualiser les variations.
Le chapitre suivant met en lumière les problèmes de gestion du personnel, entre travailleurs serviles et libres. Que se passe en cas de contraction de la demande ? Les employés aux grandes constructions publiques quittent-ils Rome ? Trouvent-ils à s’employer sur le marché privé ? Faut-il voir enfin un multiplicateur keynésien dans les programmes publics ?
Les auteurs, munis de leurs données indexées, veulent ensuite déterminer l’activité édificatrice de chaque prince de la dynastie. Si Auguste est un grand bâtisseur, l’activité marque grandement le pas avec Tibère, mais repart en force durant les quatre ans de règne de Caligula, que continue Claude. Les auteurs se concentrent plus en détail sur deux projets de Claude dont le premier est l’assèchement du lac Fucin entre 41 et 52 p.C. par le moyen d’un émissaire long de six kilomètres (un record qui tient jusqu’en 1871 et le tunnel du Fréjus). Une détermination du volume excavé (tunnel et puis) permet aux auteurs de déterminer le nombre de travailleurs employés et d’ébaucher une idée de l’organisation du travail et du chantier, à mettre en relation avec la construction contemporaine pas si éloignée des aqueducs Claudia et Anio Novus qui avaient besoin dans les portions éloignées de Rome du même type de compétences.
Le second projet de Claude est la construction du port d’Ostie (à ne pas confondre avec celui hexagonal de Trajan) devant permettre une meilleure gestion de l’approvisionnement en grain de Rome en provenance des provinces pourvoyeuses comme celle d’Egypte. Les travaux étaient déjà envisagés par César, avec en plus un canal entre Terracine et Ostie et le drainage des Marais pontins (ce que fera Néron). Là encore les auteurs décrivent le projet, avec ses deux môles, son phare (construit à partir de la submersion de l’immense navire qui a transporté l’obélisque qui est maintenant place Saint-Pierre), ses quais et entrepôts. De ce port il n’y aujourd’hui quasiment plus rien de visible, le littoral s’étant pas mal déplacé (des fouilles ont eu lieu dans les années 2000). Avec les données disponibles les auteurs calculent le nombre de voyages des paniers de terre nécessaires pour le creusement du port, avec aide animale ou sans, mais aussi replacent les travaux dans le cadre d’un ralentissement de l’activité édilitaire, un chantier pouvant peut-être amortir la baisse d’activité et ses conséquences sur l’emploi (et ses conséquences sur l’ordre public).
Le livre se poursuit de manière plus générale avec les projets de Claude et de Néron (la Domus Aurea, mais pas que) avant de passer à différentes réflexions, en commençant avec le multiplicateur keynésien, le changement de management mais surtout l’importance des hommes de confiance du Prince, et au premier rang desquels Agrippa. Ces derniers sont détaillés pour chaque membre de la dynastie, avec leur destinée. Si Tibère succède à Agrippa comme chargé des construction sous Auguste, Séjan va tenter de renverser ce même Tibère. Le choix des hommes est ici primordial et l’ordre équestre va revenir sur le devant de la scène avec le temps.
L’ouvrage est complété par une bibliographie qui a bien entendu vieilli (le livre est paru en 1989), un appendice sur l’indexation de types de construction pas vues dans le texte, une liste de tous les projets évalués, des précisions supplémentaires sur Ostie et le lac Fucin. Et enfin un index.
Si les versants ingéniérie et économie du livre sont bien maîtrisés, la partie histoire romaine pure n’est pas délaissée du tout. On pourra regretter des affirmations un peu étonnantes comme le fait que Rome ne serait pas situé sur un nœud de communication (et même dire que ce n’est pas le port qui a créé Rome mais l’inverse peut se discuter, selon comment on définit ce qu’est un port) avec le Tibre et le pont, ou encore que Mécène serait de basse extraction et sans charge de gestion (il administre toute l’Italie quand Octave est à Actium). Les auteurs restent prudents sur les effets macro-économiques des constructions impériales, émettant seulement des hypothèses sur l’inflation ou le marché du travail, et soulignant l’absence presque complète de mesures. L’analyse de l’action de chaque Prince dans le domaine édilitaire est faite avec doigté, avec des résultats étonnants, comme pour la frénésie de construction de Caligula ou les deux phases de Néron, sur lequel Trajan porta un regard appréciatif (quelques lignes visent à le défendre dans ce qui est maintenant un exercice de dépréciation un peu passé de mode, soulignant l’absence de sources favorables à Néron que Flavius Josèphe mentionne, p. 98). Des cartes supplémentaires et moins chaotiques du point de vue chronologique auraient été un plus, mais internet peut de ce côté là nous sauver la mise.
Un ouvrage court, correctement illustré, qui donne une très bonne idée des changements qui affectent la Ville au tournant de l’ère et de ce qu’ils impliquent de planification, de suivi et de gestion des ressources.
(Tibère décide juste de ne rien faire p. 47-48 … 8)
A Radical Sect in Islam Essai d’histoire de l’Islam par Bernard Lewis. Publié en français sous le titre Les Assassins, terrorisme et politique dans l’Islam médiéval.
Après la lecture du roman Alamut, il nous est apparu qu’il nous plairait de déterminer ce qui relevait de la littérature de ce qui relevait de sources historiques dans ce roman. Et avec le livre de B. Lewis c’est une bonne tranche d’ismaélisme nizârite qui est proposée au lecteur, par un spécialiste, islamologue et orientaliste, qui a eu une activité politique plus disputée à partir de la fin des années 1990 (sans parler de positionnements scientifiques, disons particuliers, sur le génocide arménien ou l’antisémitisme importé en terre d’Islam). En 1957, c’est lui qui a inventé le terme « choc des civilisations ». Mais en 1967, il est encore loin des ors de la Maison Blanche (et de la justification d’une politique aux conséquences encore bien visibles et désastreuses) et se spécialise dans les relations entre l’Islam et l’Occident.
De manière très intéressante, le livre débute sur la manière dont l’Occident a pris connaissance de l’existence de cette secte musulmane, en prenant comme point de départ l’introduction dans le vocabulaire du mot assassin (comme chez Dante par exemple, en Enfer, XIX, 49-50, dans le premier quart du XIVe siècle). Louis IX lui-même échange des cadeaux diplomatiques avec le chef syrien de la secte en 1250. L’existence des Assassins est donc connue, voire reconnue comme un acteur politique, par les Croisés alors qu’ils ne sont pas parmi les cibles prioritaires de leurs assassinats. Les cibles sont en effet les dirigeants politiques sunnites qui visent à la réunification de l’Islam ou pourraient le faire : un calife, un vizir, un sultan seldjoukide, jusqu’à Saladin lui-même (sans succès). Les études scientifiques sont bien sûr plus tardives, mais relativement précoces, puisque dès 1603, une étude lexicographique parle des Assassins. En 1809, l’orientaliste Silvestre de Sacy lit un mémoire entièrement consacrée à ce sujet à l’Institut de France.
Le second chapitre quitte l’historiographie pour plonger dans la théologie musulmane et décrire ce qu’est l’ismaélisme, la matrice de la secte des Assassins. Logiquement, tout commence avec la mort de Mahomet et le choix qui doit être fait entre la succession familiale ou la succession par les compagnons. Les Chiites, partisans d’Ali le gendre de Mahomet, se transforment avec les années en confession autonome. Mais le massacre d’Ali et d’une grande partie de sa famille en 680 lance un processus axant le chiisme sur le dolorisme et la succession des imams, dont certains peuvent disparaître (et doivent revenir sous la forme du Messie pour la fin des temps). Mais tous doivent être issus d’Ali, par son seul fils survivant. Le chiisme se construit donc autour de la succession des imams, mais est aussi traversé par des courants révolutionnaires pouvant contester une succession. Celle du sixième imam en 765 est compliquée et aboutit à une séparation en deux courant, celui des Chiites duodécimains (reconnaissant douze imams, comme c’est le cas en Iran) et celui des Ismaélites. Ces derniers trouvent un public chez les perdants économiques des IXe et Xe siècle dans tous les territoires contrôlés par l’Islam. En 909, des Ismaéliens du Yémen sortent de la clandestinité et établissent un Etat et même une dynastie en Egypte en 969 : les Fatimides. Ces derniers ne prennent pas le contrôle de l’Oumma ni ne renversent tous les pouvoirs sunnites, principalement à cause de l’arrivée sur le devant de la scène des Seldjoukides. Le pouvoir fatimide se délite, et l’Ismaélisme subit une nouvelle sécession par la non reconnaissance par tous du calife cairote à la fin du XIe siècle. Si le prince rebelle Nizâr est tué, ses soutiens survivent et quittent l’Egypte.
Le chapitre suivant arrive enfin à Hassan-i Sabbah, le fondateur des Assassins et comment il passe du chiisme duodécimain à l’Ismaélisme grâce à un exilé d’Egypte puis s’engage dans la prédication. Il est notamment présent au nord de l’Iran, zone déjà travaillée par l’Ismaélisme et aux volontés d’indépendance vis à vis de Bagdad. Au bout d’un temps, le vizir de Bagdad veut justement mettre un terme aux entreprises ismaéliennes. Problème, Hassan a pris le contrôle du château d’Alamut et d’une série d’autres places fortes qui lui permettent de résister à une action de vive force du pouvoir de Bagdad (mais aussi aux Seldjoukides), qui justement échoue. Pour que cela ne recommence pas, Hassan-i Sabah commande son premier assassinat, celui du vizir Nizam Al Mulk.
L’arme de l’assassinat continue d’être utilisée par Alamut et ses dirigeants dans les années qui suivent dans les combats qui les opposent aux autres pouvoirs musulmans locaux. En interne, certains changements doctrinaux (une abolition de la Loi en 1164?, p. 72) conduisent à des dissensions. Mais c’est l’avancée mongole qui va se révéler un problème insurmontable pour les Assassins de Perse. Entre 1258 et 1270, ils sont dépossédés de leurs places fortes (y compris Alamut) et finalement le dernier imam et sa famille sont exécutés au retour d’un voyage à Karakorum où il n’est pas reçu par le Khan (p. 95).
Un autre pôle nizârite existait cependant (cinquième chapitre). Dès le temps de Hassan-i Sabbah, les efforts de prédication en Syrie permettent l’établissement de fortes bases des Assassins venus de Perse, principalement dans les villes. En 1103 a lieu à Homs le premier meurtre qui peut leur être attribué. En 1106, ils ont pris possession de la citadelle d’Afamyia, mais Tancrède d’Antioche leur reprend dans la foulée. En 1126, ils ont la main sur la forteresse de Banyas, accordée par le Turc Dodequin qui règne sur Damas et peuvent acquérir d’autres places dans les années qui suivent. En 1175-1176, les Assassins essaient d’éliminer Saladin par deux fois et l’assassinat en 1192 de Conrad de Montferrat, roi de Jérusalem (alors que la ville n’est plus sous contrôle franc), serait selon l’auteur aussi à attribuer aux Assassins, dans une de leurs rares actions contre des Chrétiens.
La secte existe toujours comme pouvoir politique en Syrie jusque dans les années 1260. La menace mongole est combattue, mais c’est le sultan mamelouk d’Egypte qui les oblige à payer tribut. En 1271, ils lui sont soumis alors que Alamut n’est déjà plus.
Le dernier chapitre discute des buts et des fins des Assassins de manière générale. L’assassinat politique n’est bien sûr pas leur invention et le régicide est une constante en Islam depuis la mort de Mahomet, où les martyrs demandent vengeance et où la justification religieuse du meurtre de dirigeants illégitimes est constante. D’autres sectes chiites pratiquent le meurtre ritualisé (par étranglement, p. 128). L’innovation se situe dans l’usage planifié et continu du meurtre politique, très efficace dans des sociétés où la continuité politique est dynastique au mieux. Les ordres de moines combattants, qui reçoivent un temps tribut des Assassins, les craignent sans doute moins, du fait de leurs mécanismes de succession de type électif (p. 130).
La lecture du livre n’est pas toujours simple, non parce que l’auteur est adepte de circonvolutions inutiles, mais parce que du fait des alliances changeantes, mais aussi de faits qui courent sur plusieurs siècles, les interactions sont très mouvantes. Heureusement il y a des cartes. Les photos en cahier central sont assez inutiles, parce que majoritairement de mauvaise qualité ou pas assez explicitées.
Il peut aussi par moments manquer un peu de contexte. Le passage sur l’abolition de la Loi à Alamut est peu clair et B. Lewis n’arrive pas à expliquer comment un tel changement de doctrine, suivi d’un retour à la situation ante, peut avoir été possible (puisqu’il pense cet épisode véridique), surtout dans une ambiance sectaire tout de même peu propice à ce genre de virages brusques. L’auteur, nous semble-t-il, fait l’économie de nous mentionner des hypothèses qu’il ne retient pas mais qui ne sont pas plus improbables. C’est le cas par exemple avec la mort de C. de Montferrat. Certes la série vidéoludique Assassin’s Creed met l’assassinat sur le compte des Ismaélites, mais le roi de Jérusalem avait d’autres ennemis, et comme le dit justement l’auteur dans son dernier chapitre, ces derniers n’avait de loin pas de monopole (sans parler des sources peu loquaces). N’excluons cependant pas l’influence que le format du livre peut avoir sur la suppression de développements qu’un éditeur pourrait voir comme superflus. Les notes en fin d’ouvrage sont assez peu nombreuses mais apportent un grand plus sur les questions de sources. Par contre les translittérations nous ont parues étranges, surtout pour un arabisant du calibre de l’auteur, mais c’est peut-être là une pratique anglophone (éventuellement datée) qui ne nous est pas connue.
Après cette lecture, nous pouvons juger le roman de V. Bartol comme très solidement et profondément ancré dans les faits historiques, avec une bonne utilisation de personnages historiques reliés entre eux par le romancier mais aussi certaines compressions chronologiques (dont justement le moment nihiliste).
(synonyme de zèle, foi et sacrifice avant d’être celui de meurtre …7)
Dictionnaire de l’utopie en science-fiction par Ugo Bellagamba.
Le juriste est parfois rêveur. Certains spécimens ne se contentent pas de discourir sur les modes d’occupation de l’espace public chez les Romains, ils se mettent à rêver de mondes où les gens ne cherchent pas à contourner les lois et donc sont contents en tous points de leur gouvernement, c’est à dire se dotent d’institutions parfaites qui sont donc, comme telles, acceptées. Des utopies donc, car de tels lieux ne peuvent exister (particulièrement chez les Latins ?). U. Bellagamba est justement historien du droit, il était donc tout indiqué, puisque lui-même aussi auteur de SF, pour écrire un tel dictionnaire.
Comme chaque dictionnaire, il est structuré en entrées, une fois passé l’introduction. Mais ici pas question ni d’œuvres ni d’auteurs, l’approche se fait par concepts généraux qui peuvent apparaître dans des œuvres de science-fiction à caractère utopique (dans une conception assez large). Ainsi l’Age d’or ouvre-t-il le bal en montrant le renversement qui s’opère. Si chez les poètes arcadiens (mais avant tout chez Hésiode), il est conjugué au passé, dans la SF, il est au futur, la destination. Mais il est aussi une période de la SF étatsunienne, celle des années 1930 et 1940 avec sa diffusion dans des magazines aux coûts modiques.
Les entrées, à chaque fois grosses de plusieurs pages, ne se contentent pas de quelques phrases abruptes mais laissent de la place à la polysémie. Le lecteur pourra ainsi naviguer, sans évidemment être contraint par un ordre de lecture mais étant renvoyé à d’autres entrées par des mots en gras, entre des concepts tels que Architecture, Cyberpunk, Mars, Gouvernements, Machines, Justice, Codes, Uchronies, Solarpunk ou Convention.
L’auteur est historien du droit, cela se sent à beaucoup d’endroits, mais sa spécialité ne va pas jusqu’à lui éviter de dommageables erreurs, à notre sens, sur d’autres questions historiques. Le plan hippodaméen n’est de loin pas la norme dans la cité antique gréco-romaine (p. 33), la vision de la femme médiévale présentée dans ce dictionnaire est bien trop tributaire du XIXe siècle et laisser penser que le despotisme éclairé mène directement au génocide est un peu simpliste (p. 84). Mais ces quelques imprécisions sont rattrapées par les connaissances littéraires très étendues, non seulement des textes, mais aussi de leurs analyses (que nous ne reprendrons pas toutes, comme avec Paul Atréides p. 178). Le lien entre paléontologie (p. 164-168, avec ici aussi des imprécisions) et SF, nées au même moment et partageant des auteurs, est étonnant. U. Bellagamba est aussi très convaincant sur le Nautilus du Capitaine Némo comme premier vaisseau-monde de la SF (p. 215-216). Le rappel de quelques idées d’architecture utopique des années 1980 (Aqualab de J. Rougerie) nous a aussi fait un grand bien.
Un livre avec de nombreuses bonnes idées (de lecture évidemment!) bien amenées, beaucoup éveillant la curiosité et certaines conduisant à un approfondissement, mais plombé quelque peu par une relecture déficiente.
(le roman historique, une uchronie qui ne s’assume pas p. 210 …7)
Auschwitz, les Français, la mémoire Essai d’histoire culturelle de François Azouvi.
Jamais l’Histoire n’avait tant ressemblé à l’Ancien Testament ! Albert Béguin, le 24 août 1945 dans Témoignage Chrétien, cité p. 54
Nous avons, il semble, pris la trilogie par le milieu en lisant Français, on ne vous a rien caché. La Résistance, Vichy, notre mémoire de F. Azouvi. Si rien ne manquait à la lecture de ce livre pour permettre sa compréhension, l’auteur avait changé d’avis sur le « Syndrome de Vichy » après l’écriture du Mythe du Grand Silence. Il reste que les deux sujets ne sont pas liés que chronologiquement, ils sont aussi liés dans la manière dont ils sont perçus à partir des années 1970 : la « découverte » de ce qui était connu de quasi tous mais où ces mêmes personnes veulent se persuader que c’est un scandale nouveau. Ce nouveau paradigme, français et occidental, qui voit la victime supplanter le héros entre 1945 et les années 1970, se met en place de manière très progressive et, bien sûr, avec de multiples facteurs.
F. Azouvi commence donc son analyse en 1944 avec la manière dont l’opinion publique apprend de manière libre, avec la reparution des journaux, la génocide des Juifs. Entre l’été 1944 et le début de l’année 1945, de nombreux articles parlent du sujet dans des journaux tant nationaux que locaux, confessionnels ou militants. Les déportés font clairement partie des « catégories d’absents » (W. d’Ormesson cité p. 25) et les photos de charnier ne sont pas absentes. Assez rapidement, une production littéraire apparaît, basée sur ce qui est su à la fin de la guerre. La souffrance spécifique des Juifs est donc connue des Français, mais elle prend place au sein d’un paysage de résistants fusillés et déportés et de victimes des combats. Il y a la volonté chez certains auteurs (y compris le grand rabbin de France p. 69) d’héroïser le déporté juif pour le placer au même niveau que le résistant déporté pour ses actes et pas pour ce qu’il est. Cette approche « franco-judaïque », être victime parce que Français, est aussi une manière de ne pas donner rétrospectivement raison aux Nazis (p. 41). D’autres enfin, plutôt catholiques, tentent de christologiser les victimes de l’Holocauste (le terme qui justement marque cette « annexion » chrétienne). Au sortir de la guerre, les élites intellectuelles françaises ne peuvent ignorer le sort des Juifs français et européens, un événement qui intègre les manuels scolaires dès la fin des années 40 (p. 64).
Le second chapitre explore l’entrée du génocide dans le monde de la fiction, tant romanesque que filmée. Les témoignages, nombreux dans les années 40, se raréfient dans les années 1950. De nombreux romans paraissent en France, essayant de rendre l’expérience concentrationnaire, vécue ou nom. Le Prix Goncourt récompense des romans qui abordent le génocide de près ou de loin en 1953, 1955, 1956, 1957 et 1959 (p. 121) ! Déjà en 1952 était publié un roman se plaçant du côté du bourreau avec Robert Merle: La mort est mon métier. Paru en 1950, le Journal d’Anne Frank est adapté au théâtre en 1957 et au cinéma en 1960. Les chiffres de vente du livre sont très important. Dès décembre 1945, le cinéma s’empare du sujet et une étape de plus est franchie en 1948, quand sort le film polonais La Dernière Etape, filmé à Auschwitz même. La décennie 1950 ne voit pas cette production s’assécher, tout comme la suivante.
La seconde partie du livre est consacrée par F. Azouvi à la place du génocide dans l’espace public. Au début des années 60 , deux évènements occupent l’espace public : le procès d’A. Eichmann à Jérusalem en 1961 (un consensus) et le succès polémique de la pièce de théâtre Le Vicaire (de R. Hochhuth) à partir de 1963. Le scandale du Vicaire, qui attaque frontalement Pie XII et son action durant la Deuxième Guerre Mondiale, prend justement place pendant le Concile Vatican II, moment de redéfinition des liens entre le catholicisme et le judaïsme. En fin de processus (en 1965), l’accusation de déicide à l’encontre des Juifs est retiré du Canon et disparaît de la liturgie pascale. Le lien entre le projet de réforme et le génocide est clairement fait par le cardinal Béa en 1963 (p. 196). En 1963 aussi, en même temps que sous l’influence de H. Arendt se trouve interrogée la « passivité » et la « collaboration »des Juifs, le génocide se trouve une métonymie : Auschwitz (p. 209).
Enfin, dans une dernière partie, F. Azouvi détaille à partir des années 1970 le changement de pied gouvernemental vis à vis du génocide, en même temps que s’impose la thèse du refoulé psychanalytique (p. 377, en France comme aux Etats-Unis) et que le génocide perd son horizon d’universalité (p. 329). En 1972 est révélé que le président Pompidou (en total décalage avec l’opinion publique p. 296) a gracié Paul Touvier, ancien milicien, en même temps qu’il demandait l’extradition de Klaus Barbie (ancien chef de la Gestapo à Lyon) à la Bolivie. Ce changement de pied se matérialise dans une politique judiciaire, bien dynamisée (souvent contre son gré) par S. Wiesenthal et les époux Klarsfeld. Le « consensus antitotalitaire » est fort, il y a une demande de compte générationnelle (pour qui sont-ils morts ? Pour Dieu, la France, rien ? p. 220), mais la libéralisation des médias permet aussi l’arrivée à lumière non seulement du révisionnisme mais aussi du négationnisme (p.317).
En 1987 a enfin lieu le procès Barbie. Celui qui a torturé J. Moulin est jugé pour la déportation des enfants d’Izieux. Pour l’auteur c’est la fin d’un processus de reconnaissance et de mémorisation du génocide en France (p. 382). L’Église catholique a fait acte de repentance en 1986, la même année où le maire de Paris J. Chrirac parle déjà de la responsabilité de la France au Vél d’Hiv’, annonçant le discours de 1995. En 1989, une plainte est déposée contre René Bousquet (ancien secrétaire général de la police de Vichy), un intime du président F. Mitterrand, que ce dernier ne peut plus protéger.
L’épilogue, enfin, aborde le devoir de mémoire et ses difficultés (Ricoeur et Todorov, Auschwitz comme tentation d’innocence p. 333) mais aussi l’attraction victimaire, chez les descendants ou d’autres groupes, mais également suscitant la mythomanie (fausse confession parue en 1995, p. 400).
Ouvrage très dense, documenté de manière très large, ce livre bénéficie en plus de l’usage d’une langue claire et légère. Ne s’interdisant pas des structures de chapitres complexes, il se lit avec un grand plaisir de lecture qui touche quand même à la dévoration. Mais sans se départir de sa scientificité, l’auteur laisse paraître un agacement face au phénomène de redécouverte, alors qu’à tout moment les informations sont là, distillées d’une infinie de façons, pour qui les cherche et enseignées de manière très précoce. Il y a bien sûr certains faits saillants, que nous ne pouvons tous citer ici, qui montrent que la réinvention de l’eau tiède est assez répandue. En 1947 par exemple est publié le premier livre consacré à la Résistance juive, distinguant ainsi héros et victimes, dans une claire échelle de valeurs (p. 69). Mais aussi qu’en 1953 est construit le premier monument commémoratif à Paris, avant Yad Vashem à Jérusalem. Un livre d’histoire des mentalités comme il y en a peu, un indispensable pour ceux qui veulent interroger les liens entre Histoire et Mémoire.
(les années 1970, c’est la mémoire chacun chez soi p. 329 … 8,5)
Souvenirs en photos et texte d’une tournée du groupe Laibach par Teodor Lorenčič.
Le début de carrière du groupe avant-gardiste Laibach dans la Slovénie dans les toutes premières années de la décennie 1980 est assez compliqué. En 1980, leur premier concert est interdit et leur participation à un festival à Zagreb en 1982 déclenche le scandale et son arrêt par la police. Le 21 décembre de la même année 1982, le chanteur Tomaž Hostnik se suicide. C’est dans ce contexte que s’organise pour avril 1983 une tournée du groupe (avec le groupe anglais Last Few Days) en Europe centrale et occidentale, avec quinze concerts donnés dans sept pays. Teodor Lorenčič est du voyage en tant que co-organisateur, photographe, remplaçant musicien occasionnel mais surtout possesseur d’une voiture. Les photos qu’il avait faites sur la tournée avaient été rangées dans une boîte et plus retrouvées. Mais en 2018, à la faveur d’un déménagement, la série refait surface et c’est l’occasion d’une exposition et d’une publication sous la forme de mémoires.
Ce sont des mémoires appuyées par les photographies comme le dit l’auteur lui-même et qui font la description d’une tournée d’un groupe d’à peine deux ans d’âge, composé de vingtenaires mais qui malgré les conditions technologiques de l’époque (ils n’ont encore enregistré aucun disque) et l’environnement politique (frontières, idéologies) attire un public et permet la tenue de concerts qui ne semblent pas être des bides. C’est pour le lecteur une plongée dans une ambiance qui a peu à voir avec les palaces et la tisane, avant le sida. Il y a des passages de frontières où les bagages sont fouillés mais où se remarque aussi une détente et en même temps la persistance, dans le Pacte de Varsovie, de différences et de stéréotypes nationaux : « Vous savez comment sont les Tchèques » ou encore « Si les Souabes vous ont contrôlé alors passez, on trouvera rien de plus ». Il est difficile à voir dans le récit quelle est l’influence de la nationalité yougoslave dans la facilité où les difficultés du voyage, mais le groupe anglais qui tourne avec eux ne semble pas être un poids supplémentaire.
Les photographies, toutes en noir et blanc, sont de deux ordres. Certaines comme à Berlin au Stade Olympique sont posées, d’autres sont prises sur le vif en extérieur (visite de villes) ou en intérieur. Celles des concerts pâtissent des conditions de lumières, compliquées. Mais il y a une certaine qualité, on peut constater que ce n’est pas fait au polaroïd et si les légendes sont parfois absentes, d’autres sont des révélations, comme la mention du portrait de Lénine dans le portrait de Marx (la fameuse statue à Chemnitz, p. 79). Dans la relation de la tournée sont insérés quelques textes postérieurs à 1983, comme de la poésie ou des paroles de chanson et les protagonistes sont décrits en début de volume (avec leurs pseudonymes !). On y apprend aussi la mauvaise interprétation du motif de la croix noire, qui n’aurait rien à voir avec Malévitch (mais nous ne sommes pas obligés de tout croire). La traduction du texte est par contre perfectible, cela donne un anglais parfois bizarre.
Un très bon voyage dans le temps, entre musique électronique, Yougoslavie finissante, le début de quatre décennies au moins de production artistique variée et une jeunesse aventureuse.
Mattie est une automate émancipée. Faite de rouages et de ressorts, elle possède une conscience, le libre arbitre (mais pas d’âme) et peut ressentir la douleur. Le Mécanicien Loharri, son créateur, lui a donné sa liberté et lui a permis de devenir une Alchimiste. Mais il ne lui a pas donné la clef qui lui permettrait de se remonter elle-même. Les gargouilles, qui sont censées avoir bâti une bonne partie de la ville il y a très longtemps, font appel à Mattie pour les aider. L’une après l’autre, ces dernières se pétrifient et retournent à la pierre. Le seul moyen de pouvoir continuer à veiller sur la ville est pour elles de trouver le moyen d’échapper à ce sort. Mattie accepte cette tâche, en plus des commandes de Loharri et d’autres clients. Mais pourra-t-elle contenter tout le monde dans une ville en proie à la concurrence entre Mécaniciens et Alchimistes, où la moindre étincelle peut tout faire exploser ?
Dans cette version steampunk du XIXe siècle, au lieu de se limiter à la vapeur et ses maîtres, E. Sedia mâtine son monde avec des alchimistes et une zoologie « utile », comme des lézards de bât. C’est une particularité intéressante, avec comme clef de voûte ambiguë l’héroïne qui appartient aux deux mondes. Un monde qui tient plus de New-York et ses migrants méridionaux que de la Londres dickensienne, déjà parce qu’il y a des escaliers de secours (p. 137). Tant pour l’automate que en ce qui concerne les gargouilles (oxymoriquement), l’auteur met l’accent sur les sens de manière très belle, bien servie en cela par une traduction de tout premier ordre. Si c’est intéressant au niveau langue, c’est un peu plus compliqué au niveau scénario, où les trous nous ont semblé nombreux. Question personnages, il y a d’intéressantes fausses pistes et Loharri se voit assigné un développement plutôt intéressant. La fin est très rapide (mais pas sans points forts), contrastant avec un développement assez lent. Il manque des éléments au lecteur, mais la lecture n’a pas été désagréable.
(Mattie l’automate s’interroge sur la Liberté p. 81 … 6,5/7)