Le pavillon d’or

Livret de Claus Henneberg et Toshiro Mayuzumi, sur une musique de ce dernier.
Production de l’Opéra du Rhin.

Un petit jaune ?

Le pavillon d’or n’est pas que le titre de l’opéra et un temple de Kyoto appelé Kinkakuji. C’est aussi un personnage de l’opéra, apparaissant et disparaissant et influençant le personnage principal Mizoguchi.

Mizoguchi est un enfant malheureux, affligé d’un handicap à la main, ce qui le rend solitaire dans le Kyoto de la fin des années 1930. Son père est gravement malade, sa mère le trompe et ne s’en cache pas. Quand son père sent la mort proche, il confie son fils à l’abbé Dosen, supérieur du temple du pavillon d’or. Mizoguchi y devient novice, c’est son premier contact avec le pavillon. A la fin de la guerre, le temple a survécu, mais le Japon est maintenant occupé par les Etasuniens. Mizoguchi accepte de l’argent d’un touriste étasunien pour frapper une prostituée, qui fait une fausse couche. Son ami Tsurukawa doute de la bonté de Mizoguchi, mais ce dernier le convainc que la prostitué a menti pour soutirer de l’argent au temple. Tsurukawa se suicide, sans avoir pu parler de ses problèmes avec Mizoguchi. Mizoguchi est aussi ami avec Kashiwagi, un étudiant cynique. Il lui propose de coucher avec sa copine, qui a perdu son mari à la guerre et son bébé. Mais le pavillon est déjà bien trop présent dans l’esprit de Mizoguchi. Cette attirance est à la fois amour et haine, possession et désir de possession. Il se laisse gagner par la folie et met enfin le feu au pavillon, où il meurt.

Le plateau est nu, mais souvent occupés par les éléments de décor qui sortent des murs latéraux (un salon, une chambre à coucher etc.) ou des panneaux mobiles. On obtient ainsi un jeu de capsules temporelles, puisqu’il  n y a pas d’unité de temps : le héros revit certains épisodes de sa jeunesse (son entrée au temple, sa rencontre avec la voisine, sa mère et son amant), mais le spectateur voit une série d’évènements sans continuité chronologique et qui ne sont pas toujours du domaine de l’action mais parties du contexte (bombe atomique, arrivée des Etatsuniens, mort de la voisine qui a dénoncé son amant déserteur). Le bois est omniprésent et les costumes collent assez bien à l’époque de l’action. Le pavillon d’or est souvent figuré par de la lumière seule, sauf à la fin où pavillon et feu se confondent en un panneau doré avançant vers la fosse d’orchestre. Particularité intéressante, le personnage de Mizoguchi est parfois doublé par un danseur, expression de sa folie et qu’il assassine par deux fois au cours de la pièce.

Cet opéra n’est clairement pas le domaine du bel canto, mais n’est pas dans la dissonance du troisième tiers du XXe siècle. Sur une musique très mahlérienne, le chant des différents personnages se pose de manière heurtée (mais on sent bien la tradition allemande du lieder). Le chœur, qui est la voix de la folie à l’intérieur de Mizoguchi, est très lithique et funèbre. La pièce repose essentiellement sur les épaules de Mizoguchi, qui a eu un sens du rythme très poussé. Le niveau des chanteurs était homogène, faisant appel à des capacités particulières, proches du parlé-chanté. Enfin l’orchestre s’est très acquitté de sa tâche, avec une mention spéciale pour les passages jazzy quand des soldats étatsuniens sont présents sur le plateau.

Si on est très loin de l’émotion d’une Francesca, cette rencontre germano-nipponne nous a proposé une excellente soirée entre folie et esthétisme destructeur.

(garder la main crispée pendant une heure et demi n’est pas une mince performance … 6,5)

En terrain miné

Entretien épistolaire entre Elisabeth de Fontenay et Alain Finkielkraut.

C’est bizarrement sans Steven Seagal.

Ce livre, pas très gros, a fait un peu de bruit dans le landernau intellectuel français. Il rassemble une série de lettres que se sont envoyés E. de Fontenay et A. Finkielkraut, forme qui leur paraissait la plus adaptée (ou différente pour le moins) aux échanges qu’ils ont déjà depuis de très nombreuses années, plus posée et donnant plus de temps à la réflexion qu’une discussion in vivo.

Les deux auteurs ont bien entendu des lettres. E. de Fontenay est maître de conférences honoraire en philosophie, disciple entre autres de V. Jankélévitch, et A. Finkielkraut est académicien, ancien professeur au lycée et à Polytechnique. Chaque auteur a son style : A. Finkielkraut dégaine citation sur citation et E. de Fontenay est toujours très préoccupée de ce que l’échange soit une véritable discussion (p. 97), où chacun s’adresse à l’autre et non à un potentiel lecteur. Le pourquoi du livre apparaît même p. 191 : leur désaccord premier serait comment « concilier le courage et la prudence », alors que l’un est plus un héritier d’Auschwitz (A. Finkielkraut) et que l’autre est héritier de l’Appel du 18-Juin (E. de Fontenay, p. 225).

Les thèmes qu’ils abordent sont variés. L’amitié en premier lieu (avec en regard ce que certaines amitiés sont devenues au XXe siècle), mais aussi le positionnement politique d’A. Finkielkraut (est-il conservateur, réactionnaire, allié à l’ultra-droite, allié à quelqu’un ?), Israël et l’antisémitisme (le premier contact d’A. Finkielkraut avec l’antisémitisme est déroutant p. 183), le progressisme, l’identité, la France (l’Histoire mondiale de la France dirigée par P. Boucheron ne trouve pas grâce aux yeux des deux épistoliers, p. 208-2012 et 2017-223), le néo-féminisme, Renaud Camus, le judaïsme, l’Islam, et d’autres sujets encore. Aucune lettre n’a l’exclusivité d’une unique thématique et souvent plusieurs discussions s’entremêlent, sans pour autant rendre leurs lectures ardues.

La difficulté de la lecture tient au fait que les deux discoureurs ont en commun une bonne partie de leurs références, que le lecteur n’a pas forcément : M. Kundera, D. Diderot, M. Foucault, des écrivains des années 30 aux positionnements politiques changeants comme E. Berl, J.-P. Sartre, E. Burke, J. Michelet, R. Char, N. de Staël, P. Bonnard … Pour apprécier pleinement l’échange d’arguments et certains emportements, il faut les connaître un minimum, sans parler du fait d’être assez au point sur l’histoire du XXe siècle français. Nous n’avons pu repérer qu’une erreur, ou approximation, c’est quand François est qualifié de premier pape non-européen (p. 104).

Mais à la fin du livre, le mystère s’est à peine désépaissi. Avec tant de fougue argumentative (flamboyante d’un côté, acérée de l’autre), que l’amitié ne soit pas atteinte et ébranlée (comme ils auraient aimé que leurs arguments ébranlent l’autre), c’est encore difficilement concevable. Et pourtant il semble bien, comme le montre parfois le livre, qu’il y ait des points d’accord … et une vivante amitié !

(la Grande Révolution comme Seconde sortie d’Egypte p. 189, voilà qui est puissant …7,5)

Bond, l’espion qu’on aimait

Essai de jamesbondologie de Frédéric Albert Lévy.

Six fois 007 ? 042 ?

Depuis 1962, James Bond occupe les écrans de cinéma, plus ou moins avec régularité. Une si longue série doit avoir de solides atouts, des bases solides, pour résister aux changements d’acteurs, d’attentes du public et au contexte. Aurait-il survécu en étant un simple exécuteur avec deux ou trois gadgets et une belle voiture ? Il semblerait que non. F. Levy explore dans ce livre la mythologie bondienne, au-delà de son apparence linéaire et basique.

La préface a été confiée à Michael Lonsdale, qui interpréta Hugo Drax dans le film Moonraker. Il raconte sa première rencontre avec Roger Moore, des anecdotes de tournage, l’unique cascade de sa carrière et sa rencontre avec Richard Kiel, l’acteur connu pour son rôle de Requin. Vient ensuite l’introduction, qui donne à voir la formation littéraire de l’auteur et ce que le lecteur lira ou ne lira pas dans ce livre (pourquoi Moonraker fut tourné en France ou les budgets comparés des films par exemple).

Intitulée « Prégénérique », la première partie est consacrée à trois figures centrales dans la série. La première est l’inventeur de l’espion britannique, Ian Fleming. Né en 1908 à Londres, I. Fleming a l’enfance classique de la grande bourgeoisie britannique. Il devient journaliste et pendant la Seconde Guerre Mondiale, est l’aide de camp du chef du renseignement maritime. En 1952, il commence la rédaction de son premier roman, rapidement suivi par d’autres. A sa mort, en 1964, trente millions d’exemplaires de ses romans avaient déjà été vendus. Si très rapidement il est question d’une adaptation sur grand écran, une première adaptation pour la télévision, en direct, a lieu dès 1954 aux Etats-Unis sans marquer les esprits. La seconde figure est celle de Sean Connery, celui qui le premier donna vie à l’espion.  Après trois ans dans la Navy et divers petits boulots, il intègre une troupe d’opérette qui lance sa carrière d’abord à la télévision, puis au cinéma (il apparaît dans Le Jour le plus long). Il a 32 ans quand il tourne Dr. No. La troisième figure de cette section est Roger Moore, qui prend la suite de S. Connery et G. Lazenby (puis à nouveau S. Connery). L’auteur y discute longuement le virage vers la comédie qui s’effectue avec R. Moore, sans lui imputer toute la faute, dans une série où on a compris qu’il n’arriverait rien au héros (p. 47-48).

F. Lévy passe ensuite à quelques leitmotivs présents dans de nombreux films de la série. Le temps est une donnée fondamentale dans un James Bond, que ce soit celui des minuteries, de la réutilisation d’images de films précédents ou rien que dans les titres. Le second leitmotiv est celui de la britannité, très prononcée chez Bond (humour, parachute pavoisé, flegme) mais tout l’inverse dans l’équipe de production ou chez les acteurs. Les méchants sont aussi un ingrédient de base dans la série, avec souvent des ressemblances avec Bond. Ils sont nombreux, parfois plusieurs par épisode. Et pour abattre le méchant, Bond fait souvent appel à des gadgets (les parentés entre Bond et l’Inspecteur Gadget sont grandes …). Certains ont mal vieillis (le GPS), d’autres étaient déjà forcés dès le début et beaucoup sont cassés par Bond lui-même. Avec des montres ou des voitures, Bond est souvent doté d’armes en début d’épisode, mais l’auteur s’inquiète de la course vers un armement plus lourd pour Bond et qui ne permet plus aux victimes collatérales, comme c’était le cas au début, de se relever, vivants, une fois la bourrasque passée. Les victimes de Bond, justement, sont nombreuses, comme est présente la Mort dans chacune de ses aventures. Etre une James Bond Girl est rarement l’assurance de finir le film vivante ! Et ces Girls, on les trouve dans chaque film, du bon comme du mauvais côté. Leur autonomie, voir leur égalité avec le héros, vient petit à petit. S. Marceau et G. Jones sont des jalons importants de cette évolution, qui précède une autre évolution, raciale cette fois-ci. Les costumes, la musique, l’humour, l’inconscient érotique, la culture et l’espace sont les thèmes qui complètent cette première partie.

La seconde partie est constituée d’entretiens (anciens) avec différents metteurs en scène auteurs d’un plusieurs films de la série : Terence Young, Lewis Gilbert, John Glen et Irvin Kerschner (qui venait de réaliser l’Empire contre-attaque). Un entretien du producteur Albert Broccoli est aussi au menu avant de passer à l’avis de sept réalisateurs français variés qui donnent leur avis sur Bond.

La dernière partie explore longuement dans un ordre chronologique quatorze films, de Dr. No à Spectre. La conclusion est courte et mène à un épilogue donnant la parole à un enfant de huit ans donnant son avis sur certains éléments de la série, puis à deux annexes, décrivant l’intérêt très précoce d’Umberto Eco pour Bond et la parodie de James Bond où joue Neil Connery, le frère de.

Pour le lecteur qui n’est pas passionné autre mesure par la série, mais qui pour autant veut bien en  savoir plus sur cet élément important de la culture populaire, ce livre est parfait. L’auteur s’y connait, et pas qu’en « jamesbonderies ». Tout au long des 300 pages (avec cahier central d’illustrations), F. Lévy déploie son savoir sur la série, n’hésitant pas à introduire Homère, Shakespeare, Proust ou Flaubert pour un parallèle si le besoin s’en fait sentir. F. Lévy sait comment se monte une superproduction, l’importance des secondes équipes avant l’ère de la transmission numérique et les innombrables actions en justice qui entourent Bond. Dans cet océan d’informations, bien écrites qui plus est, la partie avec l’enfant de huit ans est dispensable. Mais la seconde annexe sur Umberto Eco est d’un très grand intérêt, avec un schéma dégagé par U. Eco dans les romans en 1965 (Il Caso Bond) que l’on retrouve dans les films. De manière générale, la part de la psychanalyse est peut-être un peu grande dans les analyses, donnant parfois l’impression de tomber dans la surinterprétation.  Mais l’auteur ne s’en est jamais caché, il donne son avis et parfois sans ménagement (mais aussi avec humour le plus souvent).

Un livre très plaisant, pas parfait, mais d’une grande accessibilité et d’une hauteur de vue appréciable.

(j’avais oublié la poursuite en gondole … 7)

Sprung über ein Jahrhundert

Roman utopique de Franz Oppenheimer, avec une préface de Klaus Lichtblau et une postface de Claudia Willms.

Aiguilles, avec détricotage.

Ecrit en 1934, sous le pseudonyme de Francis D. Pelton, Sprung  über ein Jahrhundert se place dans la lignée de La machine à explorer le temps de H.G. Wells, et ceci même explicitement comme le montre la page 23. Comme son devancier, mais aussi de nombreuses autres utopies, le roman a une très claire visée sociale, critiquant la société de son temps mais aussi définissant ce qui serait une bonne société un siècle plus tard. En tant que premier professeur de sociologie d’Allemagne, l’auteur a quelques munitions.

Hans Bachmüller, ingénieur de son état, arrive dans le futur en provenance de l’année 1932. Peu de temps auparavant, en creusant une cave dans la colline derrière sa maison, il avait découvert une machine métallique et un cadavre dans celle-ci. Ayant dégagé la machine, il avait fait un petit essai avant de se lancer dans un grand saut vers le futur, en 2032. Et donc voici Hans Bachmüller qui rencontre un habitant du futur. Ce dernier le met assez rapidement en relation avec son oncle, un dirigeant local. Coup de chance, ces deux personnes se trouvent être des membres de la famille de Bachmüller, ce qui facilite grandement la vérification de ses dires. Mais Bachmüller constate vite que ce monde n’a plus grand-chose à voir avec celui qu’il a connu : on peut survoler la France librement en venant de l’Allemagne, un barrage a été construit à Gibraltar et on communique au travers d’un visiophone. Quel évènement a pu conduire la France et à l’Allemagne à ne plus se penser en ennemis, à ouvrir les frontières, et à propager partout la prospérité ? C’est ce que va découvrir Bachmüller tout au long du roman, en rencontrant divers personnages qui le renseigneront sur le nouvel état du monde et ses dirigeants, sur l’économie (un monopole de fait dans les années 30, p. 67 ?), le système bancaire, l’égalité, les échanges linguistiques, le monde du travail, la nouvelle paysannerie et ce qui anime les hommes dans la poursuite de ces changements.

Ce roman, qui ne croule pas sous une action effrénée c’est le moins que l’on puisse dire, n’est pas bâtit autour d’un scénario. C’est très clairement un habillage utilisé par l’auteur pour diffuser ses idées, comme il le dit lui-même, dans une époque où ce n’est pas l’intelligence mais les sentiments dont il faut user pour parler aux masses. Et ses idées, déjà exposées dans d’autres livres ou articles, tournent autour de la place de l’Etat (distingué du peuple, p. 32), d’un scientisme très dixneuviémiste (p. 45, comme le vocabulaire du livre), du libéral-socialisme très opposé au communisme (p. 61, p. 68 et p. 72) et qui peut prendre la forme de coopératives (l’auteur lui-même en a fondé quelques-unes et l’influence des cités-jardins de E. Howard est indéniable p. 140).

Le contexte d’écriture est évidemment très présent, entre références claires à la Première Guerre Mondiale, à des problèmes monétaires graves (y est promu un étalon-or, p. 98-99), aux pouvoirs forts et l’auteur utilise des mots très utilisés au début des années 30 en Allemagne, comme « Führer » (dans un sens pas encore péjoratif p. 154) et « Volk und Raum » (pour très clairement mettre à bas l’idéologie nationale-socialiste sur la question, p. 136-146).

L’auteur décrit aussi des phénomènes qui nous sont quotidiens ou pas étrangers : une économie avec très peu d’argent liquide (p. 92), des échanges de jeunes gens pour leur faire apprendre une nouvelle langue, des assurances sociales universelles, des voitures pour tous (p. 69),  une Europe unie, voire même une Europe des régions.

F. Oppenheimer a une vision irénique du néolithique (p. 62), mais aussi une vision assez fantasmée du Moyen-Âge, entre mysticisme rhénan (très cité en fin d’ouvrage comme fondement de renouveau) et une paysannerie libre à l’Est mais serve à l’Ouest (c’est assez bancal p. 67). Pour rester sur le thème de l’Histoire, F. Oppenheimer se place dans une optique claire de « fin de l’Histoire », en décrivant un monde post-historique, sans Etat, comme un retour à la préhistoire. Mais on sent un esprit intéressé par une quantité de choses et qui aime beaucoup citer (p. 45 par exemple).

Pendant d’une préface courte mais efficace, la postface développe plusieurs thématiques. L’importance de l’utopie dans la pensée socialiste et comment le roman se place dans la production de F. Oppenheimer sont analysés en premier, puis sont traités successivement trois aspects présents dans le livre : l’action pacificatrice de la « Super-Arme » (H.G. Wells est le premier théoricien de la dissuasion nucléaire et F. Oppenheimer est un ami de A. Einstein), l’Europe des régions et enfin, l’étincelle divine présente en chaque homme (thème de la fin du livre, pour montrer que tout n’est pas que technique ?). Le livre n’est pas commenté dans son entièreté mais il est là une contextualisation bienvenue et bien faite.

Les chances que ce livre soit traduit en français sont à peu près nulles, mais sa lecture est l’occasion de bons moments, de réflexions et de sourires.

(F. Oppenheimer cite son poète de beau-frère p. 161 …8)